The Project Gutenberg EBook of Les grandes dames, by Arsene Houssaye Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. You can also find out about how to make a donation to Project Gutenberg, and how to get involved. **Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** **eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** *****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** Title: Les grandes dames Author: Arsene Houssaye Release Date: November, 2005 [EBook #9261] [Yes, we are more than one year ahead of schedule] [This file was first posted on September 15, 2003] Edition: 10 Language: French Character set encoding: ISO Latin-1 *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES GRANDES DAMES *** Produced by Carlo Traverso, Marc D'Hooghe and the PG Online Distributed Proofreading Team. LES GRANDES DAMES par ARSENE HOUSSAYE Je pourrais m'enorgueillir du succes de ce roman, si je ne croyais beaucoup aux bonnes fortunes litteraires. L'opinion est comme la mer qui prend un navire pour le conduire au rivage ou pour l'abimer dans la tempete, selon le mouvement de ses caprices. La premiere edition des _Grandes Dames_ a paru au mois de mai 1868, en quatre volumes in-8 deg. imprimes a cinq mille exemplaires. Quelques jours apres, Dentu m'envoyait cette depeche: "Reimprimons encore cinq mille exemplaires." Ce ne fut pas tout, on reimprima un si grand nombre d'editions qu'on ne les compte plus aujourd'hui. Pourquoi cette curiosite? Je veux bien croire qu'on trouvait du plaisir a lire _Les Grandes Dames_, mais combien d'autres romans qui n'etaient pas moins dignes de curiosite restaient-ils oublies chez les libraires? C'est que j'avais galamment demasque tout un monde inconnu, vivant alors comme les dieux de l'Olympe au dela du monde connu. Il y eut en effet, pendant le second empire, une periode inouie d'aventures amoureuses encadrees dans toutes les folies du luxe. On ne croyait plus qu'a la politique des femmes; l'horloge ne sonnait plus que l'heure a cueillir; on s'imaginait que la civilisation avait dit son dernier mot. Aussi courait-on de fetes en fetes sans entrevoir la guerre et la revolution, qui s'armaient pour les combats, pour les defaites, pour les decheances. Qui donc prevoit l'orage pour le lendemain, hormis ceux qui s'ecrient le surlendemain: "Je vous l'avais bien dit." Moi-meme n'ai-je pas inconsciemment donne le couronnement de toutes les fetes de l'Empire par me trop celebres redoutes venitiennes, ou les plus grands personnages et les plus grandes dames auraient pu ecouter des verites dites sous le masque. Mais on riait de tout parce qu'on ne croyait plus a rien. J'ai donc peint a vif les passions parisiennes de ce temps passe,--et bien passe.--Le succes m'entraina a ecrire _les Parisiennes_ et _les Courtisanes du monde_: tout cela ne formait pas moins de douze volumes in-8 deg.. Mais je suis comme mon compatriote Lafontaine: "Les longs ouvrages me font peur," voila pourquoi je me contente aujourd'hui de ne reimprimer que _Les Grandes Dames_. Et encore je me suis obstine a mettre les quatre volumes in-8 deg. en un seul volume in-18, rejetant quelques episodes, mais conservant tout ce qui est l'ame du livre. "_Les Grandes Dames_ appartiennent a l'histoire litteraire, a dit Nestor Roqueplan, parce qu'elles sont une page de notre vie intime au XIXe siecle." Toute la critique, d'ailleurs, a ete douce a ce roman, Paul de Saint-Victor comme Nestor Roqueplan, Henry de Pene comme Theophile Gautier. On a reconnu dans Octave de Parisis l'eternelle figure de Don Juan entrainant les femmes affolees dans le cortege des apres voluptes qui les brulent toutes vives. Mais Don Juan trouve toujours son maitre. PREFACE Le duc de Parisis, qui etait fort beau, portait dans sa figure la marque de la fatalite. Toutes les femmes qui l'ont aime ressentaient toutes dans le coeur, aux meilleurs jours de leur passion, je ne sais quelle secrete epouvante. Aussi plus d'une confessait qu'a certaines heures elles croyaient sentir les etreintes du diable quand elles se jetaient dans ses bras. A chaque periode, a Paris surtout, depuis que Paris est la capitale des passions, un homme s'est revele qui prenait--presque toutes les femmes--pour les aimer un jour et pour les rejeter hors de sa vie, toutes brisees, dans les larmes eternelles, ne pouvant vaincre cet amour tyrannique qui dechirait leur coeur et ensevelissait leur ame. Jean-Octave, duc de Parisis, fut cet homme dans la plus belle periode du second empire; aussi fut-il surnomme don Juan par les femmes de la cour, par les demi-mondaines et par les coquines. Il etait si bien admis qu'il faisait le massacre des coeurs que beaucoup de femmes se fussent trouvees ridicules de ne pas se donner a lui quand il voulait bien les prendre. C'etait la mode d'etre sa victime; or, Paris est par excellence le pays de la mode. Beaucoup de femmes du monde ont porte ses armes--un petit poignard d'or qu'il fichait dans leur chevelure,--quelques-unes s'imaginaient que c'etait une fiche de consolation, quelques autres que c'etait un porte-bonheur. Les courtisanes, au contraire, disaient tout haut que le duc de Parisis leur portait malheur. "Octave porte la guigne". Mais celles qui avaient le plus d'illusions ne furent pas longtemps a les perdre, car on s'apercut bientot que le duc de Parisis trainait avec lui la mort, la ruine, le desespoir. Qui eut jamais dit cela en le voyant si gai en son perpetuel sourire arme de raillerie? La Fatalite, cette divinite des anciens, n'a pas d'autels parmi nous, mais si on ne lui sacrifie pas des colombes elle n'en est pas moins vivante, imperieuse, terrible, vengeresse, toujours deesse du mal. Elle est invisible, mais on la pressent comme on pressent l'orage et la tempete. Et d'ailleurs elle a ses representants visibles. Combien d'hommes ici-bas qui ne sont que les representants de la fatalite! combien qui portent malheur sans avoir la conscience du mal qu'ils vont faire! C'est que le monde vit par le mal comme par le bien. Dieu l'a voulu parce que Dieu a voulu que l'homme ne put arriver au bien qu'en traversant le mal: ne faut-il pas que la vertu ait sa recompense? La vertu n'est pas seulement le don de ne pas mal faire comme le croient beaucoup de gens, c'est la force d'arriver au bien apres avoir traverse tous les perils de la vie. Ceux qui etaient a la surface sous le second empire ont tous connu le duc de Parisis: le comte d'Orsay comme M. de Morny, Kalil-Bey comme M. de Persigny, M. de Grammont-Caderousse comme M. Georges de Heckereen, le duc d'Aquaviva comme Antonio de Espeletta. Le regne de ce personnage, tragique dans sa comedie mondaine, fut bien ephemere. Il passa comme l'ouragan, mais son souvenir est vivant encore dans plus d'un coeur de femme qu'il a blesse mortellement. Ce n'etait pas un coeur que cet homme, c'etait un orgueil, c'etait une soif de vivre par toutes les voluptes, c'etait don Juan ressuscite pour finir plus mal que ses ancetres, car on sait que tous les don Juan ont mal fini. J'ai ete plus d'une fois le compagnon d'aventures d'Octave de Parisis, j'ai vecu avec ce viveur chez moi et chez lui dans l'intimite la plus cordiale: je veux donc conter son histoire que je connais bien. Il y a certes plus d'un chapitre qu'il me faudrait ecrire en hebreu pour les jeunes filles, mais pourtant ce livre portera sa moralite; je pourrais meme ecrire sur la premiere page, a l'inverse de Jean-Jacques Rousseau sur la _Nouvelle Heloise_: Toute femme qui lira ce livre est une femme sauvee. Je passe avec respect devant toutes les femmes qui ont brave la passion; j'etudie avec sympathie les coeurs vaincus, qui me rappellent cette epitaphe d'une grande dame au Pere Lachaise: "PAUVRE FEMME QUE JE SUIS!" Son nom? Point de nom. C'est une femme. Si je n'ai pas raconte l'histoire des grandes dames vertueuses, c'est que les femmes vertueuses n'ont pas d'histoire. Il n'y a plus de grandes dames, disent les petites dames; le catechisme de 1789 a barbouille les marges du livre heraldique; la derniere duchesse, si elle n'est pas morte deja, recoit le viatique dans le dernier chateau de la Normandie ou dans le dernier hotel du faubourg Saint-Germain. Il n'y a donc plus de grandes dames, il n'y a plus que des femmes comme il faut." Il serait plus juste de dire: Il n'y a pas de grandes dames ni de femmes comme il faut: il y a des femmes. Selon Balzac, "le XIXe siecle n'a plus de ces belles fleurs feminines qui ont orne les plus belles periodes de la monarchie francaise." Et il ajoutait avec plus d'esprit que de verite: "L'eventail de la grande dame est brise; la femme n'a plus a rougir, a chuchoter, a medire, l'eventail ne sert plus qu'a s'eventer." Balzac decouronnait ainsi la femme d'un trait de plume; un peu plus il la rejetait dans l'humiliation de son ancien esclavage; ce qui n'empechait pas Balzac de mettre en scene les grandes dames de son imagination. Ou commence la grande dame? ou finit-elle? La grande dame commence toujours dans l'aristocratie de race, qui est son vrai pays natal; mais s'il lui manque la grace presqu'aussi belle que la beaute, elle est depossedee; elle n'est plus qu'une femme du monde. Il serait trop commode d'etre une grande dame parce qu'on est la fille d'une grande dame, sans avoir toutes les vertus de son emploi. De meme qu'il serait trop cruel de naitre avec tous les dons de la beaute, de la grace, de l'esprit, sans devenir une grande dame, parce qu'on ne serait pas la fille d'une duchesse ni meme d'une baronne. Il y a donc des grandes dames partout, depuis le faubourg Saint-Germain jusqu'au faubourg du Temple. Mais comment la plebeienne qui nait grande dame prendra-t-elle sa place au soleil? Par le hasard des choses; peut-etre lui faudra-t-il traverser le luxe des courtisanes; mais, un jour ou l'autre, si elle le veut bien, elle ecartelera d'argent sur champ de gueules. C'est l'amour qui la remettra dans son chemin, ce sera une grande dame de la main gauche, mais ce sera une grande dame. Quand Mlle Rachel entrait dans un salon, c'etait une grande dame; combien de princesses qui venaient a sa suite, et qui ne semblaient que des princesses de theatre! La grande dame finit ou commence la femme comme il faut, qui elle-meme finit ou commence le demi-monde. On nait grande dame comme on nait poete; mais, pour cela, il ne faut pas toujours naitre d'une patricienne. Il faut bien laisser a la creation ses imprevus et ses transfigurations; il faut bien que la nature donne de perpetuelles lecons a l'orgueil humain. Les grandes dames sont presque toujours des filles de race; mais quelques-unes pourtant, nees plebeiennes, levent leur epi d'or de pur froment au milieu du champ de seigle. Les anciennes aristocraties ont garde le privilege de faire les grandes dames. Les nouvelles en font aussi, mais avec plus d'alliage. Ce n'est pas a la premiere generation que la race s'accuse; elle resplendit a la seconde; souvent, a la troisieme, elle se perd. C'est l'histoire de ces vins, rudes a la premiere periode, exquis a la seconde, et qui vont se depouillant trop vite a la troisieme. C'est la loi de l'humanite, comme c'est la loi de la nature. Dieu lui-meme ne cree pas un chef-d'oeuvre du premier coup; il commence, comme tous les artistes, par l'ebauche. Voila pourquoi la grande dame est un oiseau rare. Ou est le merle blanc? Les familles qui ont fait leur temps n'ont plus le privilege de frapper leur marque; elles se sont etiolees, comme les plus belles fleurs qui ne donnent plus que des tiges palies, ou la seve s'epuise. Toutes les forces de la creation, dans son action la plus divine, n'arrivent pas a creer dans le monde entier cent grandes dames par an. Et combien qui meurent petites filles! Et combien qui font l'ecole buissonniere avant d'arriver a la beaute souveraine du corps et de l'ame! AR--H--YE. LES GRANDES DAMES * * * * * LIVRE I MONSIEUR DON JUAN * * * * * I C'EST ECRIT SUR LES FEUILLES DU BOIS DE BOULOGNE Les curieuses des bords du Lac se demandaient ce jour-la avec inquietude pourquoi M. de Parisis n'avait pas encore paru? Jean-Octave de Parisis, surnomme Don Juan de Parisis, etait un homme du plus beau monde parisien;--un dilettante partout, a l'Opera, a la Comedie-Francaise, dans l'atelier des artistes;--un virtuose quand il conduisait son breack victorieux, quand il jouait au baccarat, quand il pariait aux courses, quand il prechait l'atheisme, quand il donjuanisait avec les femmes. C'est un quasi-ambassadeur. Aussi, selon les perspectives, disait-on:--C'est un homme serieux,--ou:--C'est un desoeuvre. Les femmes disaient: "Il porte l'Enfer avec lui." Le duc de Parisis n'etait pas au bord du Lac, parce qu'il se promenait a cheval dans l'avenue de la Muette. Il avait pris le chemin des ecoliers pour suivre un landau a huit ressorts. C'est que dans ce landau il voyait une jeune fille qu'il n'avait jamais rencontree, lui qui connaissait toutes les femmes et toutes les jeunes filles du beau Paris, comme Theophile Gautier connaissait toutes les figures du Louvre. Cette jeune fille etait accompagnee d'une dame en cheveux blancs qui avait grand air. Toutes deux descendirent de voiture pour se promener dans une allee solitaire, en femmes qui ne vont au Bois que pour le bois. La dame en cheveux blancs s'appuya au bras de la jeune fille, qui, toute pensive et toute silencieuse, effeuillait les feuilles seches et rouillees des branches de chene. Octave ne regardait pas la vieille dame; il n'avait d'yeux que pour la jeune fille. Elle etait belle comme la beaute:--grande, souple, blanche, un profil de vierge antique, une chaste desinvolture, je ne sais quoi de flexible et de brise deja comme le roseau apres l'orage;--une gerbe de cheveux blonds, des yeux noirs et doux--regards fiers et caressants a la fois;--un sourire encore candide, mais deja feminin, expression de la jeunesse, qui ne sait rien que Dieu, mais qui cherche Satan:--une vraie femme transpercant a travers la jeune fille. M. de Parisis, qui venait de voir aux Champs-Elysees quelques demoiselles a la mode, fut emu de cette rencontre et murmura a mi-voix: "Comme on serait heureux d'aimer une pareille creature!" Un esprit vulgaire n'eut pas manque de dire: "Comme on serait heureux d'etre aime par une pareille creature!" Mais M. de Parisis savait bien que le bonheur d'etre aime est separe par un abime du bonheur d'aimer. Etre aime, qu'est-ce que cela en regard du bonheur d'aimer! Etre aime, c'est a la portee de tout le monde; mais aimer! c'est rouvrir le paradis. Octave avait, d'ailleurs, assez de foi en lui pour ne pas douter qu'une fois amoureux d'une femme--quelle que fut cette femme--il ne parvint a etre aime d'elle. Ce jour-la on se demandait donc au bord du Lac pourquoi M. Octave de Parisis n'avait pas encore paru. Au bord de quel lac? Vous avez raison. Il y a encore quelques lecteurs romanesques qui revent au lac de Lamartine et qui ne savent pas qu'il n'y a plus qu'un lac dans le monde: le Lac du bois du Boulogne, cette perle trouble, cette cuvette d'emeraude, cette source insensee, ou les amazones ne trouveraient pas d'eau pour se baigner les pieds. Que pouvait bien faire un jour de fevrier, entre quatre et cinq heures, M. le duc de Parisis, l'homme le plus beau de Paris, a pied, a cheval ou en phaeton? Et qui se demandait cela? Quelques comediennes de petits theatres, quelques filles perdues ou retrouvees, quelques Phrynees sans etats de service? Non! C'etaient les femmes du plus beau monde; c'etaient aussi les comediennes illustres et les courtisanes irreprochables; celles-la qui ne se demodent pas, parce qu'elles font la mode. Il y a toujours a Paris un homme qui regne despotiquement sur les femmes; on peut dire que le plus souvent c'est par droit de conquete et par droit de naissance. L'origine d'une femme peut se perdre dans les mille et une nuits; sa beaute est son blason, elle a des armoiries parlantes, on ne lui demande pas comment elle ecartele; mais il n'en est pas ainsi de l'homme, a moins toutefois que la fortune, l'heroisme, le genie ne l'ait mis en relief. Et encore on veut savoir d'ou il vient. Et on lui tient compte d'etre fils des dieux comme Cesar, meme s'il descend des dieux par Venus. Octave avait tous les titres a ce despotisme. Ne duc et beau, on l'avait des son berceau habitue a sa part de royaute. Au college, il avait regne sur les enfants; depuis son adolescence, il avait une armee de chevaux, de chiens et de laquais; depuis ses vingt ans, il avait une legion de femmes; soldat d'aventure, il avait eu son heure d'heroisme devant Pekin en tete des spahis; diplomate de l'ecole de M. de Morny, il avait deja triomphe des hommes comme il avait triomphe des femmes, jouant cartes sur table, mais en prouvant que les cartes etaient pour lui. Cependant Octave avait voulu suivre la jeune fille en robe lilas, mais il sentit qu'il y avait l'infini entre elle et lui. La vertu aura toujours cela de beau que les plus sceptiques s'arreteront devant elle avec un sentiment de religion, comme le voyageur devant les montagnes inaccessibles qui sont couvertes de neige et de rayons. "Non, je ne la suivrai pas, dit le duc de Parisis avec quelque tristesse, je n'ai pas le droit de jeter des roses dans son jardin." C'etait la premiere fois que M. de Parisis detournait les passions de sa route. "Apres cela, reprit-il en regardant, a travers la ramure depouillee, la robe lilas de la jeune fille, j'ai beau me detourner de son chemin, si je dois l'aimer, c'est ecrit jusques sur ces feuilles seches brulees par le givre." Et, au lieu d'aller au bord du lac, comme de coutume, il s'egara avec une vague volupte dans les avenues solitaires, suivant d'un regard reveur de blancs flocons qui allaient refaire une virginite a la terre souillee. "Tombez, tombez, madame la Neige, disait-il dans sa soudaine melancolie, tombez sur moi, cela fait du bien a mon coeur." C'etait la premiere fois que ce fier sceptique ecoutait les battements de son coeur. II. LA LEGENDE DES PARISIS Le soir, Parisis alla voir ses amis au Cafe Anglais, dans ce numero 16 qui serait la vraie loge infernale de ces dernieres annees--s'il y avait eu une loge infernale. Il y trouva Monjoyeux--sculpteur et comedien d'aventure--qui ouvrait ses mains pleines de paradoxes;--le marquis de Villeroy, un ambitieux qui ne vivait que la nuit; le vicomte de Miravault, un chercheur de millions qui avait peur de perdre son temps et qui buvait du vin de Champagne arithmetiquement; le prince Rio, surnomme dans le monde des filles le prince Bleu,--le prince passe au bleu--qui faisait tourner la tete--de l'autre cote--a Mlle Tournesol; Antonio, Harken et d'Aspremont, qui enseignaient l'histoire de la main gauche, depuis Diane de Poitiers jusqu'a Mme de Pompadour, a quatre demoiselles ne doutant pas que ces messieurs ne leur payassent a toutes un cachet pour avoir si bien ecoute. On avait soupaille en tourmentant quelques perdreaux, en ecorniflant quelques mandarines, en se faisant les dents a quelques pommes d'api. Ces dames revenaient du bal; leurs bouquets etaient eparpilles et effeuilles comme leur vertu, un peu moins fletris pourtant. On respirait une odeur de vin repandu, de fleurs fanees, de chevelures denouees, de poudre a la marechale. En un mot, une petite gouache des anciennes orgies. "Quelles sont les nouvelles du jour? demanda Villeroy.--Khalil-Bey a achete _Brunehaut_, repondit le prince.--Est-ce une femme? demanda Mlle Ophelia.--Non, c'est une reine.--Il y a quelques declarations de forfait et quelques naissances illustrer. _Vermout_ va bien, il fait des siennes: il lui est ne sept enfants: _Javanais, Dona-Sol, Bonjour, Bonsoir, Comment-vas-tu, _Revolver_ et _N'y-vas-pas_." Parisis etait soucieux; les autres nuits il ne passait qu'une heure en cette belle academie du savoir-vivre, mais il etait eblouissant. Il raillait les hommes, il se moquait des femmes, il avivait l'esprit de tout le monde par une verve de grand cru; Monjoyeux lui-meme, un fort en gueule du plus haut style, etait souvent battu a ce duel ou on se jetait a la figure les mots les plus vifs. Miravault, qui comptait les minutes avec avarice, regarda a sa montre: "Voila dix-sept minutes que Parisis n'a pas dit un mot, je lui donne trois minutes pour se relever de cette decheance, sinon je lui enleve sa royaute.--J'abdique, dit Octave.--Voyons, vas-tu jouer au beau tenebreux?--Est-ce que tu as perdu au jeu ou a l'amour?--A l'amour! qui perd gagne; au jeu! qu'est-ce qu'une poignee d'or?--Tu as bien raison, quand on est en train de manger le fonds avant les revenus. Mais enfin qu'as-tu donc?--Ce que j'ai...?" Octave voulait ne pas parler, il murmura pourtant, a demi-voix: "J'ai peur d'etre amoureux." Mlle Tournesol se tourna naturellement vers lui. "De moi? demanda-t-elle.--Si c'etait de toi, je ne serais pas soucieux.--Ah! ca, t'imagines-tu donc, dit le prince Rio, qu'un homme est perdu sans remission parce qu'il est amoureux?--Mais jusqu'ici, dit Mlle Trente-six-Vertus, vous n'avez donc jamais ete amoureux! --Non.--Comment, vous qui avez ete aime de toutes les femmes de Paris?" Octave ne repondit pas. Le prince se chargea de repondre pour lui. "S'il a ete aime, c'est qu'il n'aimait pas. Vieille chanson.--Ah! oui, dit Mlle Ophelia qui avait de la litterature: _Qui fait amour, amour le suit_." Le prince mit la main sur le marbre de Mlle Ophelia. "Monsieur! lui dit-elle en levant la tete avec une noble indignation, vous attentez a mon honneur! Ce que j'ai de plus cher!--Ce que tu as de plus cher!--Oui, puisque je le vends tous les jours.--Voila un beau mot, dit Monjoyeux. C'est du La Rochefoucauld.--Oui, Ophelia doit etre la fille de cette chiffonniere de Gavarni qui recoit une aumone d'un galant homme et qui lui dit pour le remercier:"Dieu vous garde de mes filles!"--"Ne parlons pas legerement des chiffonniers, reprit Monjoyeux, on connait mes titres de noblesse." Octave etait de plus en plus egare dans sa reverie. Sa belle figure, plutot rieuse que pensive, avait pris ce soir-la un caractere de melancolie amere. Son regard semblait perdu dans je ne sais quel horizon lointain et triste. "Voyons, Octave! nous sommes en carnaval et d'ailleurs, pour des philosophes comme nous, la vie est un carnaval perpetuel. Est-ce que tu lui ferais l'honneur de la prendre au serieux? Peut-etre.--Ce que c'est que de nous! dit Monjoyeux; parce que celui-ci aura rencontre, ce soir dans un salon, ou cette apres-midi au bord du Lac, quelque figure de romance ou de keepsake, il n'est plus un homme!--Qui sait? dit Octave, c'est peut-etre parce que je suis devenu un homme que je suis triste." Sur ce beau mot on fit silence. "Ah! je devine, dit tout a coup le prince, car je sais ton secret. Tu es amoureux, donc tu as peur. Le dernier des Parisis a toujours eu peur de l'amour. Il y a une terrible legende sur les Parisis, messieurs!--Prince, dit Monjoyeux, vous dites cela comme dans la tour de Nesle, vous auriez du nous appeler Messeigneurs.--Voyons la legende? dit Mlle Tournesol.--Pas un mot, dit Octave d'un air ennuye.--D'ailleurs, reprit le prince, je ne sais cette legende que par oui-dire.--Eh bien! dit Octave, tu la liras dans _Nostradamus_, car elle y est. Tu ne te rappelles pas qu'il parle du dernier des Parisis!" Mlle Tournesol voulut rassurer Octave en lui disant que s'il le voulait bien,--et elle aussi,--il ne serait pas le dernier des Parisis. Il ne daigna pas lui repondre. Une demi-heure apres, deux femmes s'etaient endormies sur un divan; deux autres avaient decide deux hommes a faire un mariage de raison, si bien qu'il ne resta plus dans le celebre cabinet que Parisis, Monjoyeux, d'Aspremont et le prince Bleu, qui depuis une heure deja etait le prince Gris. "Quelle est donc cette legende? demanda Monjoyeux a Parisis.--Une betise du vieux temps, mon cher. Vous savez que je ne crois a rien, pas meme au diable: eh bien! depuis que j'ai l'age de raison, c'est-a-dire l'age de folie, cette legende m'a toujours inquiete. Est-ce que vous croyez au diable, vous?--Oui, la nuit, quand je n'ai pas soupe. Il me serait d'ailleurs desagreable de ne pas y croire du tout, car Satan prouve l'existence de Dieu. Dites-moi votre legende.--D'ailleurs, dit le prince, s'il ne vous le dit pas, je vous la dirai." Monjoyeux insista: le prince allait parler. Octave aima mieux conter lui-meme. Voici comment il conta: "C'etait au quinzieme siecle, au temps des grandes guerres: Jehan de Parisis allait se marier avec la plus belle fille du pays. Mais voila qu'a l'heure des fiancailles, le roi Charles VII le prit au passage pour la guerre. Il fit des prodiges d'heroisme devant Orleans. Il voulut revenir pour son mariage, car il portait deja l'anneau des fiancailles. Dieu s'ait s'il avait le mal du pays! Mais comme c'etait un des meilleurs capitaines de cette vaillante armee, Dunois l'obligea encore a l'heroisme. Il recevait les lettres les plus tendres et les plus desesperees; Blanche de Champauvert se mourait de ne pas le voir revenir. Enfin, entre deux batailles il courut en toute hate se jeter aux pieds de sa chere abandonnee. "Quand il entra dans le chateau, tout le monde pleurait. "Blanche se meurt! Blanche est morte! lui dit-on. Et la mere et les soeurs et les enfants jetaient les hauts cris. Quand il saisit la main de Blanche, elle respirait encore: il semblait qu'elle l'eut attendu pour mourir. "--C'est toi, dit-elle. Dieu soit beni, puisque je t'ai revu sur la terre. Il lui parla, elle ne repondit pas. "Il eclata dans sa douleur. Il se jeta sur Blanche et baisa tristement "ses levres muettes comme s'il voulait prendre la mort dans un baiser.--Oh! Seigneur, s'ecria-t-il, vous que j'ai prie a Rome, vous que j'ai aime partout, vous que mes aieux ont glorifie aux croisades, Seigneur, prenez mon ame ou rendez-moi Blanche! "Il etait tombe agenouille, il priait avec ferveur, la figure baignee de larmes. Sa fiancee, qui n'etait plus qu'une fiancee de marbre, ne le voyait pas pleurer. La famille avait fui ce spectacle. Minuit sonnait au beffroi. "Une figure apparut au tres pieux Jehan de Parisis, c'etait la Mort couverte d'un suaire, avec ses yeux creux et sa bouche sans levres. Il eut peur, mais il se jeta entre la Mort et sa fiancee. "La Mort, plus forte que lui, l'eloigna du lit et se pencha pour saisir la jeune fille. "Il supplia la Mort. Et comme elle le regardait avec son rire horrible, il prit son epee et frappa d'une main terrible. "L'epee se brisa. "--Oh! Seigneur! Seigneur! s'ecria-t-il, ayez pitie de moi." "Un ange apparut devant lui qui se pencha a son tour sur la jeune fille et lui donna un baiser divin. Mais ce baiser, comme celui de Jehan de Parisis, ne la reveilla point. "L'ange s'evanouit et la Mort resta seule devant le lit de Blanche. --Puisque Dieu ne m'entend pas, s'ecria Jehan de Parisis, que l'Enfer me secoure." "Un autre ange apparut, c'etait l'ange des tenebres. La Mort se redressa comme si elle dut obeir a celui-la. "--Que me veux-tu? dit l'ange des tenebres a Jehan de Parisis.--Je te demande la vie de ma fiancee.--Elle vivra, mais cela coutera cher a ton coeur et a ton ame. Chaque heure de sa vie sera payee par toi par un siecle de damnation. Le fils qui naitra de son sein sera condamne a sa naissance.--Non! pas mon fils. J'accepte les siecles de damnation, mais que la Mort ne me prenne pas mon fils.--Ton petit-fils?--Non! Je suis le dernier des Parisis, je veux que l'arbre porte encore longtemps des branches.--Eh bien! dit Satan qui se cachait sous la figure d'un ange des tenebres, tu ne seras pas le dernier des Parisis. Ta race vivra encore quatre siecles apres la mort de ton premier-ne, mais tous les Parisis seront marques du signe fatal, tous periront tragiquement. Inscris bien ces mots dans ton coeur pour qu'ils soient legues de pere en fils, de siecle en siecle, jusqu'au dernier des Parisis." "Et Jehan de Parisis vit ces mots imprimes en lettres de feu sur le suaire de la Mort. "L'AMOUR DONNERA LA MORT AUX PARISIS. "L'AMOUR DES PARISIS DONNERA LA MORT. "Tout s'evanouit; la fiancee ouvrit les yeux et remua les levres pour dire: Je reviens du Paradis: oh! mon ami, aimons-nous en Dieu." "Ils se marierent, ils furent heureux; mais dix annees apres, Jehan de Parisis mourut de mort violente. "Depuis quatre siecles, tous les Parisis sont morts de mort tragique. De generation en generation, leur bonheur a ete diminue d'un an." Octave avait conte cela tres simplement, sans rien accentuer, ne voulant pas donner a cette histoire une couleur melodramatique, mais il etait demeure serieux comme si le souvenir des siens eut retrempe son ame. Le prince voulut rire d'abord, mais il s'etait pris a la legende comme a quelque roman de Balzac ou de Georges Sand. Il n'etait plus gris. Monjoyeux, qui aimait le drame avec passion, etait emu comme a un beau spectacle. Les femmes dormaient toujours. On ne les reveilla pas. Le Prince remua les levres pour demander a Octave si les quatre siecles etaient passees. Il n'osa pas. Il se contenta de lui dire: "Eh bien! tu n'as pas envie de te marier, toi?--Non, repondit le dernier des Parisis.--Je commence a comprendre, dit Monjoyeux, pourquoi tu passes si vite a travers les passions: tu as toujours peur de te laisser prendre.--Non! dit Octave, j'ai bien plus peur qu'on se prenne a moi, si je dois porter malheur. Car pour moi, apres tout, je suis bien sur de n'aimer que quand je voudrai. _Voir Naples et mourir_! dit le proverbe: c'est-a-dire: _Aimer et mourir_! mais je ne dirai cela que quand je serai degoute de la vie. Maintenant n'allez pas vous imaginer que la legende des Parisis me preoccupe beaucoup. Toutes les familles en ont une pareille, le diable a fini son temps, je n'ai donc plus a payer la part du diable. Le prince dit qu'il y avait une legende dans sa famille. "On ne croit plus a ces betises-la; mais quand le doigt de Dieu se montre on y pense bien un peu." Parisis se levant, dit adieu par un signe. "Tu ne viens pas au club, lui demanda le prince?--Non. J'ai compte aujourd'hui pour la premiere fois de ma vie; il ne me reste qu'un million, je ne jouerai plus." Il se leva, et sortit. Puis rentrant aussitot, et comme pour se moquer lui-meme de sa legende: "Messeigneurs! Jehan de Parisis, fils de l'homme a la legende, est mort en 1468: s'il ne me reste plus qu'un million, il ne me reste plus que deux annees a vivre: je suis riche.--Pauvre Parisis! murmura le prince, qui n'osait plus compter sa fortune. Quand Octave eut referme la porte, Monjoyeux dit au prince: "Ce que c'est que d'etre bien ne! on a des legendes de famille. Moi qui suis le fils d'une chiffonniere, quelle pourrait bien etre la legende de mes ancetres?" Monjoyeux reflechit. "J'ai aussi ma legende, moi! Je n'ai jamais eu d'autre berceau que le berceau primitif: le sein et le bras de ma mere; or, une bonne fee est venue a mon berceau qui m'a dit: "_Tu seras roi_!" Sans doute elle a voulu dire un roi de comedie, puisque j'ai joue, a Londres, des rois avec Fechter. Ah! si seulement ma mere m'avait vu sous cette royaute-la!" Monjoyeux pencha la tete sur son verre; une larme tomba de ses yeux dans le vin de Champagne. III PAGES D'HISTOIRE FAMILIALE Octave de Parisis n'avait rien a envier aux plus beaux noms; son ecusson est a la salle des Croisades. Un Parisis fut grand amiral, un autre fut marechal de France, un troisieme ministre. Si les Parisis ne marquent pas avec eclat, dans l'histoire du dernier siecle, c'est peut-etre parce qu'ils ont eu trop d'orgueil. Refugies dans leur chateau comme dans un royaume, ils etaient trop rois sur leurs terres pour vouloir se faire courtisans. Quelques-uns d'entre eux paraissent cependant ca et la, sous Louis XV et sous Louis XVI, dans les ambassades et dans les armees, mais ce ne sont que des apparitions. Des qu'ils ont montre leur bravoure et leur esprit, ils s'en reviennent au chateau natal se retremper dans la vie de famille, comme si leur temps, d'ailleurs, n'etait pas encore revenu. La famille est comme la nature, elle a ses jours de paresse: les plus belles gerbes sont celles que le soleil dore apres les jacheres. La Revolution, qui n'etait pas attendue par les Parisis, vint casser la branche et eparpiller la couvee. Le beau chateau de Parisis, une des merveilles de la Renaissance, ou Jean Goujon avait sculpte quatre figures sur la facade, deux Muses et deux Saisons, fut saccage et brule apres le 10 aout; dans l'admirable parc, qui etait une foret d'arbres rares, tous les bucherons du pays vinrent fagoter a grands coups de hache. Le duc de Parisis, pris les armes a la main pour defendre les siens, fut massacre a coups de sabre; la duchesse vint se cachera a Paris avec ses enfants, car Paris etait encore le meilleur refuge quand on ne pouvait pas gagner le Rhin ou l'Ocean. Sous l'Empire, Pierre de Parisis, general de brigade, a fait des prodiges d'heroisme. Il est mort a Iena, en pleine victoire. Celui-la etait l'aieul d'Octave. Son pere, Raoul de Parisis, avait couru le monde et s'etait arrete au Perou dans les Cordilleres, ou il avait fini par decouvrir un sillon argentifere. Mais sa vraie decouverte fut une femme adorable, une O'Connor, qui lui avait donne un fils: M. Jean-Octave de Parisis, surnomme don Juan de Parisis, que nous avons eu l'honneur de vous presenter,--Madame,--et qui en vaut bien la peine. Le duc Raoul de Parisis fut tue a la chasse a sa troisieme annee de bonheur. On le rapporta mourant. Il baisa un crucifix que lui presentait sa mere. "Ah! dit-il en regardant avec passion sa jeune femme qui tenait son enfant dans ses bras pour cacher ses larmes, l'amour ne pardonne pas aux Parisis." Octave de Parisis etait de belle stature, figure barbue, levre railleuse, nez accentue a narines expressives, cheveux bruns a reflets d'or, legerement ebouriffes par un jeu savant de la main. Dans le regard profond d'un oeil bleu de mer, comme sur le front bien coupe, on voyait errer la pensee, la volonte, la domination. C'etait la tete d'un sceptique plutot que celle d'un amoureux, mais la passion y frappait sa marque. La raillerie n'avait pas eu raison du coeur. Son sourire avait je ne sais quoi de fatal dans sa gaiete. Quand on l'avait vu, on ne l'oubliait pas: c'etait surtout l'opinion des femmes. Il avait la desinvolture d'un artiste avec la dignite d'un diplomate. Il s'habillait a Paris, mais dans le style anglais. Voila pour la surface visible. Son esprit etait inexplicable comme le coeur d'une femme coquette. Il aspirait a tout, disant qu'il ne voulait de rien. Il ne se cognait pas aux nuees comme don Juan l'inassouvi; il avait pourtant son ideal; mais ne se nourrissant pas de chimeres, apres la premiere heure d'enthousiasme, il eclatait de rire. Il sentait, d'ailleurs, que les grandes passions sont depaysees dans le Paris d'aujourd'hui. Vivre au jour le jour et cueillir la femme, c'etait pour lui la sagesse. Il avait pour les femmes le gout des grands amateurs de gravures; il adorait l'epreuve d'artiste et l'epreuve avant la lettre; mais il ne dedaignait pas l'esprit et la malice de la lettre. Il n'avouait pas ses femmes et parlait avec un peu trop de fatuite des autres, convaincu, d'ailleurs, que toute femme tentee tombe un jour comme une fraise mure dans la main de l'amoureux. Il avait beaucoup d'esprit et il aimait beaucoup l'esprit,--l'esprit parle,--car il ne lisait guere et n'ecrivait pas. La nature avait plus fait pour lui qu'il n'avait fait pour elle. Toutefois, il n'avait pas gate ses dons. Il montait a cheval comme Mackensie; il donnait un coup d'epee avec la grace impitoyable de Benvenuto Cellini. Il nageait comme une truite; il luttait a la force du poignet avec le sourire du gladiateur. Il avait pareillement feconde son esprit par le sentiment des arts et par l'amour de l'inconnu. Son esprit aimait l'inconnu comme son coeur aimait l'imprevu. Nul n'avait mieux penetre a vol d'oiseau l'histoire ou plutot le roman des philosophies: nul n'en etait revenu plus sceptique et plus dedaigneux. Octave de Parisis etait ne pour toutes les fortunes, meme pour les mauvaises. Beau de l'altiere beaute qui s'impose par la severite des lignes et la fierte de l'expression, il avait fait son entree dans le monde avec l'aureole des vertus de naissance, qui ont tant de prestige sous les gouvernements democratiques. Il n'en etait ni meilleur ni plus mauvais. Il vivait comme ses amis ou ses camarades, un pied dans le monde, un pied dans le demi-monde, sans trop de souci de sa dignite plus ou moins chevaleresque, offrant a trois heures son coupe et ses gens a Mlle Trente-six-Vertus pour aller au Bois, le reprenant le soir pour aller chez une duchesse de Sainte-Clotilde. Il se montrait dans les salons officiels jusqu'a minuit; mais, apres minuit, il jouait au club ou soupait a la Maison-d'Or ou au Cafe Anglais avec les plus gais compagnons. Il etait de toutes les fetes. On l'a vu conduire le cotillon a la Cour, mais pour caricaturer tous les danseurs de cotillon. Avec son esprit d'aventure, Octave etait voyageur. Non pas pour aller a Rome, a Bade, aux Pyrenees ou a Montmorency, comme ces gentlemen du boulevard qui disent impertinemment au mois d'aout: "Que voulez-vous, moi, j'aime les voyages!" Parisis ne parlait de voyager que pour faire le tour du monde, pour penetrer dans les pays inaccessibles, franchir les murailles de la Chine, fumer un cigare a Tombouctou et s'intituler roi de quelque peuplade indienne. A sa vingtieme annee, il etait alle a Lima, pour voyager bien plutot que pour liquider les affaires de son pere dans la ville du soleil: Le duc Raoul de Parisis, chercheur et trouveur d'or, n'etait revenu en France qu'avec l'idee de retourner au Perou; il avait laisse la-bas un representant ayant beaucoup de comptes a rendre et croyant que l'Ocean le dispenserait de montrer ses livres; il se contentait, depuis longtemps, d'envoyer au chateau de Parisis la moitie des trouvailles. Octave s'etait donc reconnu beaucoup plus riche qu'il ne l'esperait. Il n'avait eu garde de quitter l'Amerique sans s'y promener, amoureux des forets vierges, comme Chateaubriand, et des fleuves geants, comme Fenimore Cooper. Ce qui lui plut surtout, ce furent ces villes universelles du Nouveau-Monde, ou l'horloge du temps va trois fois plus vite que dans la vieille Europe. Il eut la bonne fortune de rencontrer, a New-York, Mlle Rachel, qui finissait, et Mlle Patti, qui commencait. Il n'epousa pas Mlle Patti, mais jurerait-on qu'il ne donna pas son coeur a Mlle Rachel? Il revint en France pour voir mourir sa mere: ce fut son premier chagrin. Que rapporta-t-il de la patrie de Franklin? Beaucoup d'or et l'amour de l'or. Ce fut la surtout qu'il comprit qu'un dollar a plus d'esprit qu'un homme, et que cent mille dollars ont plus de vertu qu'une femme: style americain. Il ne se passionna, d'ailleurs, ni pour les lois, ni pour les arts, ni pour les lettres des Etats-Unis. Les vraies femmes qu'il aima la-bas, c'etaient des Americaines de Paris. Parisien par excellence, il aimait Paris partout. Avec mille Parisiens comme Octave, le monde serait conquis a la France. Revenu a Paris, il rencontra l'Empereur,--a la Cour, ou il etait si difficile de rencontrer l'Empereur;--il lui parla de son pere et du pelerinage a Ste-Helene. L'Empereur, qui savait toute cette histoire, presenta lui-meme Octave au marquis de la Valette en-disant: "Voila un futur ambassadeur." Octave prit ses grades en diplomatie dans les coulisses de l'Opera, chez Mlle Leonide Leblanc ou Mlle Sarah Bernhardt, au bal des Tuileries; chez les ambassadrices, au bois de Boulogne. Aussi commencait-il a rire dans sa barbe des sentences de Machiavel et des malices de M. de Talleyrand, quand eclata la guerre de Chine. La Chine est un pays si fabuleux que nous ne pouvons deja plus nous imaginer, a quelques annees de distance, que nous avons pris la capitale du Celeste-Empire avec une poignee d'hommes. Octave de Parisis fut dans cette poignee de heros. Pendant que les Chinois incendiaient et que les Anglais choisissaient des bijoux, les Francais s'enchinoisaient. Octave fit main basse sur deux choses: une jeune Chinoise qu'il emmena a Paris, et un eventail-Pompadour pour la premiere marquise qu'il rencontrerait au faubourg Saint-Germain. Des amours d'Octave a Pekin, on pourrait faire un joli _Livre de Jade_. Il fit naviguer sur le fleuve jaune des maris qui n'avaient jusque-la navigue que sur le fleuve Bleu. On se rappelle le bruit qu'il fit a son retour avec sa Chinoise, une vraie potiche qui ne marchait pas; il la portait dans le monde et chantait des duos avec elle, dans le plus grand serieux, car il etait maitre fou par excellence. On ne lui avait pas fait un crime d'avoir, pour quelques jours, metamorphose le diplomate en soldat, on lui avait promis une mission en Orient. Il disait d'un air degage: "Si je ne meurs pas dans un duel ou sur un pli de rose, on me retrouvera ambassadeur a Londres et grand-croix de la Legion d'honneur.--Mais surtout chevalier de la Jarretiere," lui disaient ses amis. Il avait deja, d'ailleurs, tous les ordres, moins le ruban de Monaco, le seul qui lui eut ete refuse. Il faut bien laisser un desir aux grandes ambitions. En attendant sa mission--et la croix de Monaco--il ne se trouvait pas trop malheureux dans un adorable hotel de l'avenue de l'Imperatrice, bien connu sous le nom du Harem. Comme une grande dame du dix-huitieme siecle, Mme de Montmorin, la duchesse de Parisis avait dit a son fils: "Je ne vous recommande qu'une chose, c'est d'etre amoureux de toutes les femmes." Octave aimait toutes les femmes, comme le voulait sa mere. Pour jouer ce role, qui preserve souvent des denouements tragiques de l'amour, il faut toujours etre a l'oeuvre. Mais Octave etait un homme d'action, souvent irresistible par sa beaute intelligente, son art exquis de tout dire aux oreilles les plus delicates, d'etre passionne sans passion, d'etre fou sans folie, et surtout d'etre sage sans sagesse. Parisis avait une vertu: il aimait la verite; nul ne dedaignait comme lui les prejuges et les illusions, Aussi faisait-il bon marche des ambitions humaines; je me trompe, il avait l'ambition de conquerir les femmes. Puisque la femme est le chef-d'oeuvre de la creation, pourquoi ne pas adorer et posseder ce chef-d'oeuvre a mille exemplaires? La femme est amere, a dit Salomon devant ses sept cents femmes, mais au moins elle est la femme, une chose visible, vivante et saisissable, tandis que tout le reste n'est que vanite. Ainsi raisonnait Octave a ses moments perdus: plus d'un philosophe a ses moments trouves n'a peut-etre pas ete si pres de la sagesse. Il disait a ses amis: "Pour se faire adorer des femmes, il faut parler aux femmes du monde,--si elles sont en rupture de ban conjugal,--comme on parlerait aux courtisanes, et traiter les courtisanes comme si elles etaient les femmes du monde." Il disait aussi: "Selon Vauvenargues: Qui meprise l'homme n'est pas un grand homme.--Selon moi: qui meprise la femme n'est pas un galant homme." Il avait lu La Rochefoucauld. C'etait son breviaire. Il le prenait en voyage, il le couchait sous son oreiller, il croyait ainsi savoir la vie et il riait bien haut des saintes duperies du coeur. Il croyait avoir tue la "petite bete," mais l'amour est plus fort que La Rochefoucauld, et le coeur prend de rudes revanches sur l'esprit. Quand on est sur le rivage, on raille spirituellement les tempetes; mais des qu'on a pris la mer, on sent qu'elle est profonde. IV OU OCTAVE DE PARISIS FUIT SON BONHEUR Vers dix heures, le lendemain matin, Octave de Parisis montait a cheval pour faire un tour au Bois, quand on lui remit cette petite lettre, qui le surprit, meme avant de l'avoir lue, parce qu'il y reconnut le cachet des Parisis: Monsieur mon neveu, Si je vous disais que votre vieille tante Regine de Parisis est presque votre voisine, a Paris, ou elle va passer deux moi ce printemps avec votre belle cousine de la Chastaigneraye, ne seriez-vous pas quelque peu etonne? Eh bien! nous demeurons avenue Dauphine (je ne veux pas dire avenue Bugeaud); ils appellent cela un hotel! Il en tiendrait dix comme cela dans mon salon de Champauvert. Pourquoi suis-je venue a Paris? Grave question! Je ne vous repondrai pas, mais vous devinerez. Apres tout, c'est peut-etre pour vous voir, monsieur l'Invisible. Il est vrai que vous allez nous dire que les quatre maisons et les cinquante arbres qui nous separent sont encore le bout du monde, comme qui dirait de Paris au chateau de Champauvert. Je ne vous dis pas notre numero, parce que je ne le sais pas. Cherchez! Et ne venez pas ce matin, car votre cousine Genevieve est allee prier sur le tombeau de sa patronne, a Saint-Etienne-du-Mont. Je vous embrasse, enfant prodigue! REGINE DE PARISIS. Octave n'avait pas vu sa tante depuis longtemps. A la mort de sa mere, Mlle Regine, deja cinquantenaire, l'avait pris dans ses bras et lui avait dit qu'il retrouverait en elle toute une famille. Mais il avait mieux aime prendre toute une famille dans une femme plus jeune: sa famille, c'etaient ses maitresses. Mlle Genevieve de La Chastaigneraye etait devenue orpheline au temps meme ou Octave perdait sa mere. Il se rappelait vaguement avoir vu cette petite fille cachant sa poupee sous sa robe noire; il n'avait pas d'autres souvenirs de sa cousine. Le comte de La Chastaigneraye etait mort colonel a Solferino, survivant d'une annee a peine a sa femme. Deja Genevieve etait venue habiter Champauvert avec sa tante qui jusque la n'aimait pas les enfants, mais qui se laissa prendre aux caresses de cette fillette. Ce fut bientot pour elle une vraie joie de la voir courir et chanter dans ce chateau silencieux, dans ce parc solitaire. Un beau matin, la tante fut toute surprise de voir que la petite fille se transfigurait en une grande demoiselle digne des La Chastaigneraye et des Parisis, par sa beaute grave et sa grace heraldique. Genevieve revela soudainement toutes les vertus: la fierte et la douceur, front pensif et bouche souriante, ame divine et coeur vivant. Elle etait musicienne comme la melodie. Le dimanche, pour racheter ses peches, elle qui etait encore toute en Dieu, elle jouait de l'orgue a l'eglise de Champauvert avec un sentiment tout evangelique; puis le meme jour au chateau, elle chantait des airs d'opera avec le brio de la Patti. Elle etait bien un peu romanesque. Originale comme sa tante, disaient les paysans.--Le feu de l'intelligence la brulait. Elle interrogeait l'horizon plein de promesses. Dans son attitude si pudique encore, on pressentait deja les entrainements de la passion. Depuis plus de dix ans, Octave n'avait pas remis les pieds au chateau de Parisis, par un sentiment plus filial que familial; ses amis lui parlaient en automne de belles chasses du chateau de Parisis, mais il ne voulait pas s'amuser pres de la sepulture ou dormaient les deux figures, toujours aimees, de son pere et de sa mere. A Paris, dans son hotel, quand il s'arretait un instant devant leurs portraits, il jurait d'aller s'agenouiller pieusement sur leur tombeau, mais le courant de la vie, un torrent pour lui, l'entrainait a toutes choses, sans qu'il prit la force de suivre cette bonne pensee. Ce matin-la, Octave alla droit chez sa tante. Le chemin n'etait pas long: il connaissait dans ces parages la physionomie de toutes les maisons, aussi il ne se trompa point. Il vit apparaitre une servante, coiffee a la bourguignonne, qui faillit se jeter dans ses bras et qui embrassa son cheval. Elle n'avait jamais vu le jeune duc de Parisis, mais elle devinait que c'etait l'enfant du chateau de Parisis. Octave trouva sa tante bien vieillie, de plus en plus ridicule avec ses modes composites, de moins en moins imposante avec ses airs de chatelaine altiere--du temps des chateaux a pont-levis. On s'embrassa sans trop d'effusion. La tante y mit de la dignite, le neveu eut peur de se barbouiller de rouge et de blanc, ce qui lui arrivait bien quelquefois avec ces demoiselles. "Eh bien! monsieur le duc Octave de Parisis, mon neveu par la grace de Dieu, sans que la volonte nationale y soit pour rien, avez-vous devine pour quoi je suis venue a Paris?--Non, ma tante.--Eh bien! je vais vous le dire. Seulement, pas un mot a Genevieve.--Je devine! dit Octave avec effroi.--Ma tante, vous avez reve un mariage entre le cousin et la cousine.--Oui, monsieur, deux grands noms, Parisis et La Chastaigneraye! Voila ce qui s'appelle ne pas mettre d'alliage dans l'or, c'est du premier titre. Il y a des chevaliers de Malte et des chanoinesses des deux cotes." La vieille fille avait failli epouser un chevalier de Malte: pour elle c'etait l'ideal du vieux monde. "Octave Parisis dit a sa tante qu'il etait desole de la contrarier dans ses desseins, mais il y avait selon lui un abime entre la niece et le neveu.--Un abime! qu'est-ce que cela veut dire?--Cela veut dire que le cousin n'epousera jamais sa cousine. J'ai ce prejuge-la, moi, il faut varier les races, sans compter que je ne veux pas me marier.--Ah! vous ne voulez pas vous marier, monsieur! Ah! vous ne voulez pas epouser une La Chastaigneraye! Eh bien, le jour de mes funerailles vous vous en repentirez." Mlle de Parisis, avec colere et d'une main agitee, prit une photographie, faite la veille par un artiste bien connu, qui avait voulu accentuer le caractere en donnant un coup de soleil de trop. C'etait le portrait de Mlle Genevieve de La Chastaigneraye. M. de Parisis ne reconnut pas du tout, dans ce barbouillage de nitrate d'argent, cette adorable creature qu'il avait vue, la veille, dans l'avenue de la Muette, marquant la neige d'un pied ideal et se dessinant a travers les ramees avec la grace d'une chasseresse antique. Il n'avait pas reconnu non plus sa tante dans la vieille dame en cheveux blancs. Il est vrai qu'il l'avait si peu regardee! N'est-ce pas qu'elle est belle? dit Mlle de Parisis.--Oui, dit Octave sans enthousiasme, un peu trop brune, peut-etre.--Comment, trop brune? Ma niece a les yeux noirs, mais elle est blonde, ce qui est d'une beaute incomparable.--Alors, ma tante, pourquoi me donnez-vous ce portrait d'une Africaine?--Je vois bien, monsieur, que vous etes indigne de la regarder. Allez! allez! courez les comediennes et les courtisanes, je garderai ma chere Genevieve pour quelque duc et pair sans decheance.--Duc et pair, dit Octave en riant, c'est le merle blanc; mais enfin, le merle blanc va peut-etre encore chanter sous les arbres de Champauvert." La tante se rapprocha d'Octave et l'embrassa sur le front. "Mauvais garnement, lui dit-elle, coeur endurci, libertin fieffe, athee voue au demon, tu aimes donc mieux epouser toutes les femmes?--Oui, ma tante.--Je te desheriterai!--Oui, ma tante. Il faut que je vous embrasse pour ce bon mouvement." Et Octave embrassa vaillamment la vieille fille.--"Eh bien! ne parlons plus de mariage, je ne veux pas la mort du pecheur.--D'autant plus, ma tante, que le mariage ne tuerait peut-etre pas le pecheur.--Tu m'effraies. Moi qui voulais sauver Genevieve, j'allais la perdre en te la donnant. N'en parlons plus." On causa pendant une demi-heure. Octave prit, avec sa tante une tasse de chocolat au pain grille, selon la mode de Champauvert, apres quoi il se leva pour partir. "Reviens me voir souvent, il ne sera plus question d'epousailles.--Ma tante, venez me voir avec Mlle de La Chastaigneraye. Vous n'avez qu'a dire votre nom pour que toutes les portes de mon hotel s'ouvrent a deux battants.--Eh bien! nous irons te surprendre. Ah! ca, monsieur, n'allez pas m'enlever Genevieve au moins! car je sais qu'on vous appelle le diable et que toutes les femmes vous aiment parce qu'elles ont peur de vous. Adieu, Satan. Si vous montrez vos yeux a Genevieve, je lui dirai que vous avez plus de femmes que la Barbe-Bleue.--Oh! ma tante, pour moi une cousine est sacree." Comme Parisis depassait le seuil de la chambre, sa vieille tante lui reprit la main: "A propos, donne-moi donc des nouvelles de ta fortune? Tu sais que ton chateau de Parisis tombe en ruines.--Je le rebatirai en marbre.--La mine des Cordilleres est donc toujours bonne?" Octave etait devenu pensif, mais il repondit: "Oui, ce n'est plus une mine d'argent, c'est une mine d'or." Parisis monta a cheval et fit un tour matinal au Bois tout en disant: "Je l'ai echappe belle!" L'homme n'est jamais plus heureux que le jour ou il a fui son bonheur. Je pourrais signer cette sentence de Confucius, de Saadi ou de Voltaire, pour lui donner plus d'autorite, mais la verite ne signe jamais ses aphorismes. Quand Mlle de La Chastaigneraye revint de Saint-Etienne-du-Mont, sa tante l'embrassa et lui dit tristement: "Eh bien, ma chere Genevieve, ton cousin est un renegat. Crois-tu qu'il refuse ta main, ta main pleine d'or, cette main blanche et fiere?" Mlle de Parisis avait pris la main de sa niece. "Puisqu'il ne veut pas m'epouser, dit Genevieve simplement, il m'epousera.--C'est bien, cela! Laisse-moi t'embrasser encore pour cette belle parole. Mais comment feras-tu ce miracle?--Vous ne croyez pas a la destinee, ma tante?--Je crois que la destinee ne travaille pour nous que si nous travaillons pour elle.--Ma tante, nous travaillerons pour notre destinee.--Etrange fille! Pourquoi l'aimes-tu?" On ne sait jamais bien pourquoi on aime: des qu'on raisonne sans deraisonner, il n'y a deja plus d'amour. "Je le sais bien, dit Mlle de Parisis: tu aimes Octave parce qu'on t'a dit beaucoup de mal de lui, parce qu'a Champauvert tu ne regardais que son portrait, parce que tu l'as vu a la cour mardi, riant dans un bouquet de femmes, parce que tu l'as vu hier au Bois, dans l'avenue de la Muette, tout pensif pour t'avoir regardee.--Je l'aime parce que je l'aime, dit Genevieve ennuyee de tous les parce que de sa tante. Si vous ne m'abandonnez pas dans toutes mes tentatives romanesques, je vous promets que je serai la femme de mon cousin." Et la charmante fille, qui ne doutait de rien, se mit au piano devant un magnifique bouquet qu'elle avait achete sur son chemin. A tous les coeurs amoureux il faut des fleurs, des parfums et des chansons. Voila pourquoi les coeurs amoureux font la maison si gaie. Dieu donne deux aurores aux femmes: la premiere vient apres la nuit de l'enfance et repand sur le front l'aureole de la jeune fille; la seconde, plus lumineuse, brule les cheveux d'un vif rayon: c'est l'aurore de l'amour. Il y a tout un monde entre la jeune fille qui n'aime que sa jeunesse et la jeune fille surprise par l'amour. Elle est transfiguree. Elle marchait avec la grace naive, mais abrupte encore; maintenant il semble qu'elle marche dans le rhythme des belles harmonies. Sa taille est plus souple, ses bras ont l'adorable abandon de la reverie. Elle incline la tete ou la releve avec la desinvolture que donne la gaiete du coeur ou la melancolie de l'ame. On ne respirait hier dans la maison sur ses pas legers que les chastes parfums des dix-sept ans; aujourd'hui, on boit par les levres je ne sais quelle savoureuse odeur de chevelure denouee et de fleurs effeuillees. Hier c'etait une ecoliere a son piano; d'ou vient qu'aujourd'hui c'est l'inspiration qui chante? Hier elle repandait un charme discret et tempere, aujourd'hui c'est toute une fete. La femme transperce a travers la jeune fille. C'est l'heure benie ou les battements du coeur sont comptes la-haut, car, a la premiere heure d'amour, la jeune fille prend les ailes de l'ange pour voler a son ideal. Mais combien qui retombent sur la terre pour ne plus jamais reprendre leur vol? Genevieve en etait a sa seconde aurore. V LES CURIOSITES D'UNE FILLE D'EVE A quelques jours de la, on donnait une matinee musicale chez la duchesse de Persigny. Tout Paris y etait. Fut-ce pour cela que Mlle Regine de Parisis et Mlle Genevieve de la Chastaigneraye, qui pouvaient se faire ouvrir l'hotel d'Octave a deux battants, se hasarderent a entrer chez lui par l'escalier derobe ou par l'entree des artistes, ainsi nommee parce que les comediennes passaient par la, comediennes de theatre et comediennes du monde? Comment Genevieve savait-elle que tous les jours, de deux a quatre heures, on pouvait suivre ce chemin dangereux sans etre rencontre, attendu que les gens de la maison ne se montraient jamais sur le chemin de Corinthe dans l'apres-midi? Comment Genevieve osait-elle se hasarder dans le labyrinthe de don Juan de Parisis? Comment Genevieve possedait-elle une petite clef d'argent qui ouvrait la porte du jardin? Ce n'etait pas le secret de la comedie, car je n'en sais rien. Octave avait donne ca et la beaucoup de ces petites clefs. Ce que je sais, c'est que Genevieve ouvrit cette porte et qu'elle entraina sa tante par la serre, par l'escalier derobe et par l'appartement intime d'Octave. Mlle Regine de Parisis etait aussi etrange dans ses actions que Mlle de La Chastaigneraye; c'est que dans leur innocence elles n'avaient peur de rien. Les coeurs les plus purs sont les plus braves. Je ne peindrai pas avec quelle curiosite elles scruterent des yeux la vie familiere d'Octave. Devant les portraits de femme la vieille fille se signa avec epouvante. Dans la bibliotheque--ou il n'allait presque jamais,--elle salua avec un sentiment d'orgueil le pere et la mere d'Octave; elle reconnut qu'il y avait de bons livres parmi les mauvais. Octave, tout au livre de sa vie, ne lisait plus ni les uns ni les autres. Genevieve etudiait cet ameublement tout a la fois severe et feminin, ces tableaux de maitres et ces gouaches de sport, ces belles armes et ces mille riens de la vie parisienne, ces cabinets d'ebene qui gardaient leur gravite devant le sourire des chiffonnieres en bois de rose. La tante aurait voulu passer une heure dans le salon, ou elle esperait trouver la splendeur des Parisis; mais Genevieve, qui savait qu'en descendant par le grand escalier on rencontrerait des gens de la maison, retint sa tante de toutes ses forces, en lui disant qu'elle avait toujours le temps de voir le rez-de-chaussee dans ses visites a Octave. Pour elle, curieuse comme Eve, elle aurait voulu passer tout un jour a penetrer son cousin par l'histoire de sa vie, qui etait ecrite sommairement dans sa chambre a coucher, dans son petit salon, dans son cabinet de toilette, dans sa salle d'armes, jusque dans son fumoir. Tout etait d'un luxe de haut gout. Octave aimait surtout les meubles d'art en marqueterie d'ivoire sur chene, representant les facades des plus beaux palais et des plus belles eglises de la Renaissance; il aimait aussi les meubles travailles par les mains feeriques des Chartreux du quinzieme siecle, ces marqueteries qui sont des chefs-d'oeuvre de fini dans un encadrement grandiose. Genevieve, qui s'y connaissait, s'arreta devant des statuettes des deesses de l'Olympe en bronze dore attribuees au Verocchio. Elles ornaient les portes d'un meuble d'ebene a trois corps, gracieusement arrondi; elles etaient placees en sentinelles sur les portes dans des niches a peine fouillees entre des colonnes a chapiteaux corinthiens qui portaient des vases d'argent imites des vases de Castiglione. Genevieve admira aussi la sculpture des frontons; ses yeux suivirent les dessins de la marqueterie, ou elle retrouva les arabesques de Raphael. Tout appelait les yeux: les ornements a rinceaux, les frises toutes vivantes de chasses, de combats de lions, d'oiseaux, de feuillages, de scenes mythologiques. Pendant que Genevieve se perdait dans le jeu des sculptures, Mlle de Parisis admirait sur la porte du centre les armoiries en argent de sa famille. Devant ce meuble etait une table pareillement en ebene: on y admirait trois tableaux encadres d'arabesques. C'etait Diane a la chasse, Diane a la fontaine, Diane endormie. La table etait soutenue par trois cariatides; des sirenes en argent s'enroulaient a un pied monumental a tetes de chimeres. Les chaises etaient dans le meme style, incrustations d'ivoire, tres fines sculptures, ornements, arabesques, amours et rosaces. Les gravures representaient les grandes scenes de l'Iliade. Dans d'admirables emaux cloisonnes, supportes par des pieds en bronze dore d'un fort beau travail, des fleurs rares s'epanouissaient en toute liberte. Genevieve cueillit une grappe blanche d'un arbre des tropiques, que Parisis avait failli cueillir le matin pour une autre main; elle la passa sur ses levres avec un sentiment indefinissable de vague esperance. La pendule sonna quatre heures. "Deja quatre heures!" s'ecria-t-elle en regardant un chef-d'oeuvre de Boule suspendu sur un panneau entre deux portes. Elle ne prit pas le temps de regarder les jolies statuettes, les fines gravures du cadran, les acanthes des chapiteaux. Il etait temps de partir, Octave pouvait rentrer et la surprendre. Elle s'arreta pourtant encore, pendant pres d'une minute, devant un tout petit cabinet en ebene, fermoirs et serrures d'argent, ornements a chimeres. C'etait la le roman d'Octave, selon son expression. Toutes les lettres de femmes, tous les portraits de femmes,--je parle des petits dessins et des cartes photographiees,--etaient jetes pele-mele dans les tiroirs. Un des tiroirs etait ouvert. Genevieve y vit un gant, trois ou quatre lettres, un portrait. C'etait le portrait d'une comedienne celebre. A qui etait le gant? Sans doute c'etait un gant qu'il avait lui-meme arrache a quelque petite main rebelle. Et les lettres? Ah! si Genevieve se fut trouvee toute seule! Elle ouvrit un autre tiroir: des lettres, des portraits, des fleurs fanees: "Ce n'est pas un meuble, dit-elle, c'est un camposanto. Pourquoi laisse-t-il tous ces tombeaux entr'ouverts?" Parisis n'avait ferme que la petite porte du milieu. La etait le secret du jour, c'etait la place du coeur. "Oh! que je voudrais que cette porte fut ouverte!" Mais si la porte se fut ouverte comme par miracle, elle eut ete bien etonnee. Il n'y avait rien dedans. Et alors eut-elle pense que c'etait la place reservee a ses lettres, a ses portraits, aux fleurs cueillies avec elle, a son gant arrache par lui. "Voyons! lui dit sa tante. Octave va rentrer et nous surprendre. Il nous fera conduire au poste comme des aventurieres.--Ne craignez rien, ma tante, quand on vient ici par l'escalier derobe, on est toujours bien recu. Mais partons, parce que je ne veux pas que mon cousin me voie avant de m'aimer.--Que tu es enfant! Il ne t'aimera que s'il te voit." Genevieve suivit sa tante en respirant la fleur des tropiques. VI LA MARGUERITE Il etait dix heures du soir. Il neigeait. Paris tout encapuchonne, comme un benedictin dans son blanc linceul, se disposait a courir les aventures. C'etait la nuit du mardi gras; les derniers Romains, les Parisiens de la decadence, voulaient encore une fois, avant les jours sombres du careme, se couronner de roses et jeter leurs derniers bonnets par-dessus le dernier moulin de Montmartre. Tout s'en va! les moulins, les carnavals et Paris lui-meme. Un vrai Parisien de la vraie decadence, Octave de Parisis, se preparait a cette belle nuit de carnaval, a l'ambassade de ----. Il se deguisait en Faust, cherchant l'amour: "un jeune gentilhomme vetu de pourpre et brode d'or, le petit manteau de soie roide sur l'epaule, la plume de coq au chapeau, une longue epee affilee au cote." Allait-il, comme le vrai Faust, faire l'experience de la vie? Et devait-il se dire aussi comme Faust: "Quel que soit l'habit que j'endosse, en sentirai-je moins les dechirements et les angoisses de mon coeur?" Octave prit un chandelier a deux branches pour se regarder dans une glace. Il voulait voir s'il avait bien l'allure de Faust. "Non, dit-il, j'aime mieux, bien decidement le bonnet et la houppelande du docteur." Il revetit l'autre costume. Ce fut alors que Monjoyeux le surprit dans sa repetition, je veux dire au moment ou il s'etudiait devant le miroir. "Bravo! dit Monjoyeux en entrant, voila le Docteur de la Science. J'espere bien que tu vas leur dire de fortes verites, cette nuit, a ces paiens qui ne croient pas a Jupiter, le dieu des dieux, le dieu d'Homere, de Phidias et d'Apelles.--Moi! dit Octave en serrant la main de son ami, je n'ai pas une pareille pretention.--Alors, pourquoi t'es-tu habille en docteur Faust?--Pour effeuiller quelques Marguerites, s'il en reste.--Des mots, des mots, des mots! Je croyais que tu lisais La Rochefoucauld et non Rivarol.--Depuis que je sais par coeur La Rochefoucauld, je ne lis plus.--Tu as peut-etre raison. La Rochefoucauld prend notre esprit apres avoir pris notre coeur. Crois-moi, retrempe-toi dans Homere, Theocrite et toutes les bonnes betes de l'antiquite.--Veux-tu fumer?--Non, je ne fume plus.--Pourquoi?--Parce que c'est decidement trop a la mode de fumer. Je ne veux plus etre de mon temps.--Homme antique!--Je venais te prier de venir demain voir ma Junon. Je veux qu'elle te rajeunisse de pres de deux mille ans. Vois-tu, mon cher, l'antiquite c'est l'eternel pays des vingt ans, c'est le paradis retrouve, c'est....--Chut! tu vas precher. L'heure est mal choisie, pour moi qui vais m'encarnavaliser. Parlons des Junons que nous avons "sculptees" a Monaco.--Ne parlons plus, pour parler bien. Je vais a la Ceremonie du _Malade imaginaire_: voila mon carnaval; a minuit je serai couche, car je me leve matin. Adieu. Veux-tu voir une belle journee, leve-toi matin. C'est un ancien qui a dit cela.--Adieu, tu sais mon opinion sur les sept sages de la Grece.--Oui, parce que tu ne les connais pas. Si tu les avais relus, tu ne dirais pas cette nuit tant de sottises a la derniere mode, o homme d'esprit." Et Monjoyeux souleva la portiere en damas rouge pour sortir. "Encore un mot: s'il te reste une heure, relis Goethe pour ne pas faire trop d'anachronismes.--Tu as raison, j'y avais pense. Pour representer Faust, il faudrait avoir la science de Faust, la science du diable. --Donne ton ame au diable! mais tu l'as donnee si souvent que le diable n'en voudrait plus. Adieu." Octave alla a sa bibliotheque et prit le livre de Goethe. Il le feuilleta d'abord et y penetra bientot, non pas avec la vaine curiosite d'un desoeuvre spirituel qui court les fetes du carnaval, mais avec la curiosite d'un homme qui cherche le mot de la vie. Il sonna son groom, le citoyen Egalite, un negre haut en couleur. "Egalite, mets du bois au feu et avertis le cocher que je ne sortirai qu'a onze heures." A onze heures, Octave avait penetre les profondeurs du genie de Goethe. Je ne vais pas faire ici le tour de Goethe. Il faudrait avoir le temps de faire le tour du monde. C'est une figure tres etudiee, qui garde le sourire de bronze du sphynx: nul ne lui arrachera son dernier mot. Tout un monde est sorti de ses mains puissantes,--tout un monde: le paradis de l'amour, l'Olympe du beau et des passions. Mais, quoi qu'en disent les inities, la lumiere de Goethe n'est pas le soleil: il a trop aime l'heure nocturne. Quel miracle que le genie! Dieu n'a cree qu'une femme, Goethe en a cree deux. Eve, elle-meme, est-elle plus vivante en notre esprit que Marguerite et Mignon, ces deux symboles radieux qui voyagent a jamais dans le ciel ideal, mais qui demeurent femmes? Car Goethe le pantheiste les a petries en pleine pate humaine. La est le caractere du genie de Goethe. Tout en parcourant les mondes dans ses poesies legendaires, il ne perd jamais pied; les personnages de sa comedie vont heurter les nues, sans cesser une heure d'etre des hommes. Voila pourquoi il est grand et humain dans le sens de l'art. Voila pourquoi sa renommee etend ses frontieres, pourquoi la France le traduit en vers et en prose, en peinture et en musique. La pendule sonna minuit. Il n'etait que onze heures. "C'est etrange, dit Pariais, c'est la troisieme fois que j'entends sonner minuit." Il regarda le cadran. Il lui sembla que la petite aiguille tournait aussi vite que la grande. "Qu'est-ce que cela? dit-il." Revait-il? Etait-il devenu le jouet de ces somnolences lucides qui jettent l'ame dans les penombres ca et la rayonnantes de la seconde vue? Il se souvint qu'un soir Lamartine l'avait inquiete dans son atheisme en lui parlant de l'ame des choses: cette vie insaisissable qui s'agite dans l'horloge, dans la lampe, dans l'air, dans le feu, dans le mur; qui parle par la voix des cloches, du vent, de la pluie, des echos, des flammes, du silence. "Quelle folie, dit-il en rejetant les affres nocturnes qui tombaient sur lui comme un suaire, il n'y a d'ame que dans le corps--et peut-etre meme qu'il n'y a pas d'ame du tout." Il se remit devant l'atre et rouvrit son livre. Il prit un charme etrange a cette lecture; pour la premiere fois son esprit fut illumine de toutes les lumieres fantastiques du chef-d'oeuvre allemand. "Un peu plus, dit-il en se promenant et se voyant dans un miroir de Murano, suspendu au-dessus d'une console, je me croirais Faust lui-meme, mais ou est Marguerite?" Goethe a raison: Faust chercha la science et trouva Marguerite. Et Parisis pensa a toutes les femmes qui avaient traverse sa vie. Un cortege de figures rieuses et eplorees passa dans son souvenir. Cependant il etait onze heures. Il jeta sur son epaule son pardessus de fourrures et sonna Egalite. Comme il partait, il se vit encore dans le miroir de Venise. Il s'imagina qu'il se voyait double. "Satan,--dit-il, tout indigne contre lui-meme,--tu as beau faire, tu n'es plus qu'un pauvre diable. On ne croit plus a Dieu, pourquoi croirait-on a Satan?" Don Juan de Parisis, ou plutot ce soir Parisis-Faust, avait a peine traverse le premier salon de l'ambassade, qu'il vit devant lui, mais fuyant d'un pas discret, une Marguerite, non pas celle d'Ary Scheffer, mais celle de Goethe lui-meme. Octave atteignit bientot cette Marguerite dans un embarras de mascarades, cause par un houx gigantesque qui piquait tout le monde. "Dis-moi, Marguerite, tu savais donc que je me deguiserais en Faust?--Oui je le savais." Et Octave qui ne voulait jamais douter de rien: "Tu ne viens pas ici pour aller a l'Eglise? Veux-tu faire ton salut avec moi?--Je n'ai pas un peche sur la conscience.--Cela te sera compte plus tard. Viens--Mais vous etes le diable, Faust!--Le diable n'a-t il pas emmene Jesus sur la montagne? La vertu ne triomphe que quand elle est en danger.--Et sur quelle montagne veux-tu m'emmener, Satan?--La, a l'ombre de cette haie de femmes qui dansent.--Eh bien! parlez, tentateur." Octave parla. Et, selon sa coutume, il parla bien. Mais la Marguerite n'etait plus la fille de Goethe; elle n'en avait que le masque. C'etait un coeur vaillant qui n'avait pas peur du diable, quoiqu'elle eut peur de l'amour. Ce fut une jolie escarmouche de mots spirituels, tendres, passionnes quelquefois, plus souvent railleurs. La Marguerite cachait son emotion par une gaiete d'emprunt. "O femme! dit tout a coup Octave. Jusqu'ici vous n'avez parle que pour masquer votre ame et votre coeur. Soyez franche une fois: pourquoi vous etes-vous deguisee en Marguerite?--Pourquoi vous etes-vous deguise en Faust?--Je n'en sais rien. Une betise! Des que je me suis vu ici, j'aurais voulu etre sur la Jungfrau. Un homme bien ne comme moi ne devrait se deguiser qu'en Pierrot.--Eh bien! c'est comme moi, qui ne suis pas plus mal nee que vous: j'aurais du me deguiser en Colombine.--O ma Colombine!--Chut! on vous ecoute! Vous auriez le duel de Pierrot. Adieu, nous nous retrouverons. Voulez-vous mon secret?--J'ecoute avec mon coeur.--Je me suis deguisee en Marguerite, parce que vous vous etes deguise en Faust.--Qui vous avait dit mon deguisement?--Je sais tout.--Marguerite, je vous aime.--Un peu.--Beaucoup.--Pas un mot de plus, car vous diriez: Pas du tout!" Marguerite disparut comme par enchantement. M. de Parisis eut beau se soulever sur la pointe des pieds, il lui fut impossible de savoir dans quel tourbillon elle s'etait evanouie. "C'est dommage, dit-il. Elle est un peu maigre, ce qui prouve qu'elle est jeune, mais elle est charmante, et je suis tout enivre de la fraiche senteur des vingt ans qu'elle repandait autour d'elle. Mais, apres tout, il ne faut jamais s'attarder, surtout au bal masque, ou un homme de mauvaise intention doit amorcer une aventure toutes les cinq minutes." VII L'OR, LE POUVOIR, LA RENOMMEE, L'AMOUR Apres une spirituelle causerie avec la princesse de Metternich, ou elle lui prouva que les femmes ne se masquaient que pour se demasquer le coeur, le duc de Parisis rencontra deux de ses amis, qui n'avaient pris, pour cette folie carnavalesque, que le petit manteau venitien. C'etait Rodolphe de Villeroy, attendant comme lui depuis longtemps sa nomination de ministre plenipotentiaire; c'etait le vicomte de Miravault, qui avait jete l'ambition aux orties pour devenir riche: homme de son temps, qui deifiait l'or, parce que l'or deifie tout. "Ah! bonjour, mon cher Faust, tu cherches la science? Tu te rappelles le vers: _Faust cherchait la science, il trouva Marguerite_.--Moi, je cherche Marguerite. Sais-tu ou elle est passee?--Elle passe son temps a dire qu'elle aime beaucoup, comme toutes les marguerites.--Non. La mienne dit qu'elle n'aime pas du tout." Octave s'empara d'un divan pour lui et ses amis.--"Asseyons-nous la, c'est le bon endroit. Les femmes vous marchent sur les pieds, mais les femmes sont si legeres!--As-tu remarque, dit M. de Villeroy au vicomte de Miravault, que Parisis ne trahit ras sa destinee? Il est ne pour faire le malheur de toutes les femmes.--Excepte de la sienne, quand il en prendra une, ou quand il se laissera prendre.--Ne craignez rien, dit Octave; le piege a loup n'est pas encore tendu.--Prends garde, il y a des pieges a loup ici.--Et toi, Gaston, dit M. de Parisis, toi non plus, tu ne trahis pas ta destinee. Tu es si diplomate que tu n'en as pas l'air.--La diplomatie n'est qu'un chemin, ce n'est pas une carriere. Le vrai but, mon cher, c'est le pouvoir. Tu verras, quand je serai ministre,--non pas ministre a Rio ou a Tonkin, mais ministre des affaires etrangeres,--tu verras si je trahis ma destinee qui est de gouverner les hommes!--Gouverner les femmes! dit Parisis! comme s'il fut convaincu de sa mission.--Vous etes deux grands enfants, dit le vicomte de Miravault en montrant un napoleon: voila la vraie royaute. Quand j'aurai sept ou huit cent mille de ces soldats-la, ranges en bataille, je serai maitre du monde, maitre de vos consciences, maitre de vos femmes. Et moi, je ne tomberai pas du pouvoir, je ne verrai pas fuir les courtisans.--Vous poursuivez chacun une chimere, dit Parisis. Moi j'etreins la mienne.--Oui, mais toi tu te reveilleras un matin trainant la patte vers les Invalides de l'amour; car tu n'auras pas la supreme consolation d'etre foudroye au souper du commandeur. --C'est singulier, dit M. de Villeroy, nous sommes peut-etre ici, apres tout, les trois hommes les plus serieux de cette fete: car nous avons tous les trois notre theorie et notre volonte. Moi, je m'appelle le Pouvoir.--Parce que tu n'es rien.--Toi, dit Miravault a Octave, tu t'appelles l'Amour, parce que tu l'as tue.--Toi, tu t'appelles l'Argent, parce que tu n'en as pas." Un homme deguise en diable a quatre ecoutait aux portes. "Vous oubliez un ami qui s'appelle la Gloire,--La Gloire, dit Octave, ne vaut pas le diable.--C'est le diable a quatre, dit M. de Miravault en reconnaissant Monjoyeux.--Oui, c'est le diable a quatre, reprit Parisis en serrant la main du nouveau venu. Tu as voulu me surprendre en me disant que tu ne viendrais pas.--Oui, repondit Monjoyeux, j'ai voulu te voir au milieu de tes femmes et de tes mauvaises actions." Et il prit sa part du divan. "Donc, reprit Octave, RODOLPHE DE VILLEROY aspire au POUVOIR;--Le second, MIRAVAULT, veut regner par l'ARGENT;--Le troisieme, MONJOYEUX, tente les chimeres de la GLOIRE;--Le quatrieme, OCTAVE DE PARISIS, ne veut tenter que la FEMME." Villeroy tordit sa moustache: "Eh bien! nous verrons dans un an ou dans dix ans qui est-ce qui se sera trompe.--Tous les quatre," dit M. de Parisis.--Et il se leva pour entrainer ses amis au buffet. "Allons prendre des forces pour conquerir le monde." VIII LE JEU DE CARTES En cette belle annee, vers le carnaval, toutes les nuits du beau monde furent panachees par des mascarades de tous les styles. Ces folies enseignent la sagesse. La plupart des gens a la mode n'apprennent ou ne reapprennent l'histoire qu'en s'encarnavalisant, ce qui ne les empeche pas de faire les plus beaux anachronismes,--comme la celebre Mme d'Amecourt, qui se deguisait en Fredegonde, avec des cheveux poudres a la marechale et deux mouches assassines.--Il est vrai qu'elle donna une raison aux pedants: la poudre a la marechale indiquait l'esprit de conquete de Fredegonde, et les mouches assassines, ses armes deloyales; toutefois, cette nuit-la, Mme d'Amecourt n'eut pas le prix d'histoire de France. Parmi les bals masques de l'hiver, il y eut encore, trois jours apres la fete de l'ambassade, celui d'une grande dame celebre a la Cour. On avait meme dit qu'elle n'avait donne son bal que pour de tres hauts personnages, mais elle le donnait pour tout Paris. Et comme dans tout Paris il y a de tous les mondes, les personnages de la Cour coudoyerent peut-etre quelques personnages du theatre.--Apres tout, ou est la vraie comedie? ou sont les vraies comediennes? Je ne dis pas cela pour quatre belles dames qui, la veille, se rencontrant tout a propos, decreterent qu'elles iraient a ce bal deguisees en jeu de cartes, c'est-a-dire en dame de carreau,--dame de pique,--dame de trefle--et dame de coeur. Trois de ces dames etaient illustres dans le beau monde:--la marquise de _Fontaneilles_, la duchesse d'_Hauteroche_, la comtesse d'_Antraygues_-- La quatrieme etait une jeune fille qui portait un grand nom: Mlle Genevieve de _La Chastaigneraye_. Le sort retourna pour elle la dame de coeur. "Tant pis, dit-elle, j'aurais voulu me deguiser en Jeanne d'Arc, c'est-a-dire en dame de pique." Les quatre dames se jurerent le secret au nom de la jeune fille, qui ne voulait pas se hasarder ainsi dans le monde, au nom de la duchesse, une vertu rigide et inalterable, vraie femme de marbre qui etait revenue des passions sans y etre allee. Toutes pensaient, avec quelque raison, faire beaucoup de tapage dans ce bal deja tapageur; elles ne voulaient pas que leurs noms courussent les journaux du lendemain. Naturellement, Octave de Parisis alla au bal masque de Mme de ----. Il ne revetit cette fois que le petit manteau venitien. Presque a son entree, il fut assailli par tout un jeu de cartes qui se dressa gaiement et bruyamment devant lui. C'etaient les quatre femmes qui s'etaient entendues la veille pour se deguiser en Dame de Coeur,--en Dame de Pique,--en Dame de Trefle,--en Dame de Carreau. "On ne passe pas! lui cria la Dame de Trefle d'une voix sonore comme l'argent.--Eh bien! c'est cela, dit Octave, emprisonnez moi tout de suite, mais emprisonnez-moi dans vos bras ou dans ceux de la Dame de Coeur.--Chut! dit la Dame de Carreau, la Dame de Coeur n'emprisonne personne dans ses bras ni dans ses vingt ans.--Qui sait? dit Octave avec un sourire moqueur.--Je le sais bien, moi! dit la Dame de Coeur sans deguiser sa voix." Octave lui prit la main. "C'est etrange! dit-il en lui regardant les yeux: n'es-tu pas ma Marguerite de l'autre soir?--Qui sait? dit la Dame de Coeur." Le flot poussait le flot, la vague entrainait la vague. Octave avait suivi son jeu de cartes a la porte d'un petit salon, ou un diplomate deguise en sorcier, mais qui ne savait pas trouver le mot, se derobait a ses chutes bruyantes, devant les railleries de quelques femmes beaucoup plus sorcieres que lui. M. de Parisis et les quatre dames s'emparerent du divan sans s'inquieter du pauvre diable. "Expliquez-moi cette legende, dit Octave en s'adressant a la Dame de Carreau, qui lui semblait la plus gaiement babillarde; pourquoi etes-vous ainsi deguisees toutes les quatre? Qui est Rachel, qui est Argine, qui est Agnes, qui est Pallas?--C'est peut-etre tout simplement, dit la Dame de Carreau, parce que les hommes aiment les cartes. Apres cela, si tu aimes a dechiffrer les symboles, les enigmes, les hieroglyphes, regarde bien." M. de Parisis devisagea les quatre femmes a travers leur masque. "Je commence par reconnaitre, dit-il, que vous etes toutes les quatre fort jolies.--Sache, mon cher, repondit la Dame de Carreau, que nous sommes de trop bonne maison pour nous masquer si nous n'etions pas jolies.--Il n'y a que les bourgeoises cherchant une aventure qui osent mettre un loup sur leur museau quand il est vilain.--Toi! tu as fait tes humanites a l'universite de M. de Balzac.--Je n'ai jamais lu qu'un seul livre: Saint-Simon.--Tu te vantes, c'est pour me faire croire que tu sais lire toute seule dans le livre des passions. Mais pourquoi as-tu choisi le role de la Dame de Carreau?--Parce que je suis une Agnes?--Oui, une Agnes Sorel. Mais ou est ton roi?--Ca et la, dans les salons, je ne sais ou, en bonne fortune avec quelque domino pistache. M. de Parisis s'etait penche vers la Dame de Pique. "Voila ma dame, dit-il; elle s'appelle Pallas; elle a ete consacree par Jeanne d'Arc; c'est la sagesse, c'est la victoire, c'est le sacrifice!--C'est cela, dit la Dame de Pique, volontiers vous me bruleriez vive sur le bucher de vos amours, monsieur Don Juan!--Et moi, qui suis-je? je demande l'explication de la gravure, demanda la Dame de Trefle.--Toi tu t'appelles Argine, tu es la reine, tu es le pouvoir, le despotisme, la tyrannie. Veux-tu m'enchainer a tes pieds?--Je te connais: tu trouves deja que les chaines de roses sont trop lourdes. Eh bien! mon cher, tu ne sais pas dechiffrer les hieroglyphes du moyen age. Je ne suis pas le pouvoir, je suis mieux que cela: je m'appelle l'or.--Et moi! je suis l'amour, dit la Dame de Pique, si on veut bien le permettre." La Dame de Coeur se recria: "Non, tu n'es pas l'amour, tu n'es que la galanterie, car tu n'es que le portrait d'Isabelle de Baviere.--Je n'ai qu'un mot a dire, je suis la Dame de Pique: c'est la dame de coeur, sinon la Dame du Coeur.--Non, tu es la dame des coeurs.--Et qui donc est l'amour, Octave? reprit la Dame de Coeur.--L'amour, lui dit-il avec une voix caressante, c'est toi et je t'aime.--L'amour, lui repondit-elle, c'est moi, et je ne t'aime pas.--Vous avez dit cela, mais comme une femme qui n'a jamais parle d'amour. Vous etes adorable dans votre emotion." Mlle de La Chastaigneraye ne pouvait cacher les battements de son coeur. Je ne veux pas redire mot a mot tout ce qui se debita d'extravagant dans le petit salon jaune. Octave de Parisis s'amusait beaucoup a ce jeu. Les quatre dames lui montraient toutes les varietes de la femme, depuis les cimes bleues de l'ideal jusqu'aux abimes de la passion. La, il y avait la vertu et la volupte, la candeur qui se hasarde au precipice, et la malice savante qui se moque de tout. "Dans l'antiquite, dit tout a coup M. de Parisis, Praxitele prenait sept femmes pour trouver la beaute: si vous voulez, ma Dame de Pique, ma Dame de Carreau, ma Dame de Coeur, ma Dame de Trefle, je vous prendrai toutes les quatre pour trouver l'amour.--C'est cela, dit en riant la Dame de Carreau, ce sera un accord parfait.--Vous ne serez jamais serieux, mon cher Octave, continua la Dame de Trefle. Regardez-moi, et devenez un homme d'or, j'ai failli dire un homme d'ordre. Vous etes en train de vous ruiner, prenez garde; quoi qu'en disent les moralistes, l'or, c'est le bonheur.--Non, dit la Dame de Carreau, le bonheur, c'est le pouvoir.--Tais-toi, ambitieuse, dit la Dame de Pique, le bonheur, c'est la passion." Octave avait ecoute en silence; il se tourna vers la Dame de Coeur: "Et vous, vous ne dites rien?--C'est que je ne suis pas si savante, moi." Octave se pencha vers elle pour lui parler a l'oreille. Elle tressaillit et s'offensa, car tout en lui parlant, il touchait ses cheveux de ses levres. Que lui dit-il? Pour la premiere fois, il se fit un silence eloquent. Octave entendit ces mots murmures a demi-voix par la Dame de Trefle et la Dame de Pique: "C'est la province qui triomphe!--La province! pensa Octave, je ne connais pas la province." Et d'un oeil profond, il tenta encore une fois de voir le dessous des masques. "Donc, reprit il tout haut, vous m'etes apparues toutes les quatre comme les quatre images de la vie: L'OR, LE POUVOIR, LA GLOIRE, L'AMOUR. Je vous avouerai que le hasard me joue de singulieres comedies, depuis quelques jours. Je ne parle pas d'une vision qui m'est apparue sur le coup de minuit; mais au bal de l'ambassade, il y a trois nuits, nous causions avec trois de mes amis: De L'OR, DU POUVOIR, DE LA GLOIRE, DE L'AMOUR. "C'est tout simple, dit la Dame de Carreau, ce sont les quatre vertus cardinales. On ne peut pas faire un pas sans marcher sur la queue de leur robe." En disant ces mots, la Dame de Pique entraina ses trois amies a d'autres aventures. Sur le seuil du petit salon, la Dame de Coeur se retourna vers M. de Parisis et lui dit:--C'EST LA! Octave se demanda serieusement s'il revait. Il voulut la ressaisir, mais elle s'etait envolee. IX LA DAME DE PIQUE ET LES POIGNARDS D'OR Une demi-heure apres dans ce petit salon bleu, Octave retrouva seule la Dame de Pique. "Diogene cherchait un homme, lui dit-elle. Il n'a pas trouve. Toi, tu cherches une femme et tu ne trouveras pas.--Je ne trouverai pas ici?--Ni ici, ni au bout du monde, ni plus loin encore.--Pourquoi? demanda Parisis.--Pour deux raisons.--La seconde, c'est qu'il n'y a pas de femmes.--Ni ta main droite, ni ta main gauche ne sont dignes de denouer...--Ta ceinture doree.--Non, les rubans des souliers d'une jeune fille, belle de toutes les beautes de la jeunesse et de toutes les beautes de la vertu." Parisis regarda ses mains. "Mes mains? Apres tout je m'en lave les mains.--Oui, comme la femme de Barbe-Bleue lavait sa cle. Il n'y a que les larmes de la penitence...--Est-ce que tu te repens. Veux-tu te repentir avec moi? car on se repent toujours dans les bras de quelqu'un.--Tu as lu cela quelque part.--Peut-etre.--Tout a ete dit et tout a ete imprime.--Mais on peut avoir de l'esprit sans ecouter a ta porte." Mme d'Antraygues etait tres emue. C'etait une femme romanesque, mais c'etait la premiere fois qu'elle se hasardait dans les perils d'une pareille causerie "Dites-moi, Monsieur, pourquoi me dites-vous _tu_ avec tant d'impertinence?--Madame, je vous parle comme je parlerais a Dieu: O mon Dieu, tu es si bon, que tu ecouteras ma priere! O Madame, tu es si belle, que tu me diras ton nom! Les violons preluderent a _la Fee Tapage_, le quadrille endiable. "On va danser, si nous allions la-bas sur le canape qui s'ennuie.--Prenez garde, c'est le sofa de Crebillon II, il dira vos secrets." La Dame de Pique avait pris toute la place. "Et moi? dit Octave.--La belle question. Quand vous montez en coupe avec Mlle Olympe ou Mlle Cora, comment faites-vous?--Vous avez raison." Octave ne detourna pas d'une main discrete les jupes de la dame, il ne fit pas de manieres pour s'asseoir dessus. "Chut, dit Mme d'Antraygues. Regardons ce quadrille." C'etait le plus eblouissant tableau de carnaval que jamais Gavarni ait reve. Le Soleil dansait avec la Lune, il avait pour vis-a-vis un Buisson-de-Roses et une Gelee-Blanche. Parisis se pencha amoureusement vers la Dame de Pique et lui dit a l'oreille dans un baiser: "Veux-tu m'aimer?--Je ne m'en consolerai jamais. Et puis, tu n'amuserais pas mon coeur.--Que cherches-tu, toi?--Rien, car je sais que je ne trouverais pas. Si je cherchais, je chercherais l'amour.--C'est toute mon ambition. Veux-tu chercher avec moi? Ah! si tu savais comme j'aime l'amour.--Tu adores et tu n'aimes pas.--T'imagines-tu donc que l'amour ait elu domicile chez les femmes du monde? L'amour est comme le diable: il hante plus les filles perdues que les vierges. Crois-tu que Des Grieux n'aimait pas Manon avec toute la force humaine, avec toutes les aspirations divines? Va, Des Grieux etait un homme et Manon etait une femme, l'homme et la femme que nous cherchons." Octave regarda la Dame de Pique. "Si j'etais l'homme et si tu etais la femme!" M. de Parisis entendit encore cet echo bien connu: "CE N'EST PAS LA." Il regarda autour de lui et ne vit que le tourbillon. "Tu me compares a Manon Lescaut, dit la Dame de Pique.--A Virginie, si tu veux, a Beatrix, si tu aimes mieux, a Marguerite, a toutes celles qui ont aime.--Les lauriers sont coupes: je suis mariee.--Je le savais. Une jeune fille ne parlerait pas si bien et n'ecouterait que son danseur. Rassure-toi: il n'y a que les femmes mariees--de la main droite ou de la main gauche--qui soient romanesques. La jeune fille aujourd'hui n'est que fanfaronesque. Elle rit de tout, parce qu'elle n'a pas pleure.--Parce qu'elle n'a pas assez pleure. Moi aussi je ris de tout.--Excepte de ton coeur.--Ne parlons pas des absents.--Ah! il n'y a personne la?" M. de Parisis mit tout doucement la main sur le coeur de la Dame de Pique. "Voila un coeur capitonne.--Vous savez que je ne suis pas une mappemonde et que je n'aime pas les geographes." La Dame de Pique prit tout doucement la main d'Octave et la mit a la porte. "Est-ce qu'on nous voyait? lui demanda-t-il avec impertinence, mais de l'air du monde le plus naif.--Non, repondit-elle simplement, mais je me voyais." M. de Parisis pensa qu'il s'etait trompe en prenant le chemin de traverse. Il sentit qu'il n'etait plus si pres d'elle et voulut se rapprocher, mais plus il avanca plus il perdit de terrain. "Si vous saviez mon age....--Je sais votre age. La femme a beau se masquer, elle se trahit a chaque mot. En vain elle a traverse la diplomatie, elle a fait un cours de machiavelisme, en vain elle a l'experience, ce fruit amer qui empoisonne le coeur, elle dit tout, en voulant tout cacher.--Vous etes si profond que je ne comprends pas.--Une femme comme vous, madame, a toujours vingt-cinq ans. Vous avez vingt-cinq ans, parce que vous savez par coeur l'encyclopedie de l'amour, la science des coquineries autorisees et des coquetteries permises. Vous avez vingt-cinq ans, parce que vous jouez l'esprit et la betise a s'y meprendre, parce que vous defendez le quadrilatere en sachant bien qu'on peut passer a cote et surprendre Venise sans s'inquieter de Verone. Vous avez vingt-cinq ans, parce que vous avez mis Dieu et le demon dans vos affaires.--C'est tout. Est-ce que vous etes petit-fils de Labruyere?--Oui--Et depuis quand, s'il vous plait, ai-je vingt-cinq ans?--Depuis cinq minutes." La Dame de Pique respira. "Vous vous trompez, Monsieur, j'ai vingt-cinq ans depuis cinq ans.--Non, Madame, j'ai vu votre cou, j'ai respire vos cheveux, j'ai senti votre coeur.--Oui, je vous vois venir, car vous n'y allez pas par quatre chemins. Vous voulez me coiffer d'un de vos poignards. J'en ai vu deja ce soir trois ou quatre dans les chevelures de ces dames." Chaque fois que Parisis etait heureux en amour, il piquait dans la chevelure de la femme,--plus ou moins heureuse avec lui,--un petit poignard d'or pas plus grand que le doigt. Etait-ce un sacrificeaux dieux, ou etait-ce pour marquer sa conquete? Les amoureux improvises allaient bon train, mais une Giboulee, au bras d'un Soleil, vint se jeter a la traverse en disant a Mme d'Antraygues: "Ma chere, votre mari vous cherche: vous savez ou vous devez vous retrouver?--Oui, mais apres le souper, dit la Dame de Pique." Et se levant: "Adieu, Monsieur, a l'an prochain." Octave suivit un peu la Dame de Pique, il questionna autour de lui, mais bientot il fut emporte dans le groupe de la duchesse de Persigny qui voulait le railler sur son jeu de cartes--biseautees--selon son expression. "Pas si biseautees que cela, dit une voix dont le timbre d'or fit tressaillir Octave." C'etait Mlle de Chastaigneraye: la Dame de Coeur. X LE BAISER DE DON JUAN Octave ne fit pas de facons pour fuir la duchesse. Il saisit la main de la Dame de Coeur et la passa a son bras avec toutes les caresses d'un amoureux: "Laissez-moi defaire votre gant, lui dit-il, je vous dirai qui vous etes." Et Octave developpa une theorie sur la physionomie de la main. Pour lui, la main c'etait le blason, c'etait les armes parlantes. La Dame de Coeur avait la pudeur du gant. "Pour moi, dit-elle, je n'ai pas besoin de votre main pour vous dire qui vous etes.--Eh bien, parlez-moi de moi-meme, je vous jure que je ne me connais pas." La Dame de Coeur, qui avait une bonne grace charmante, avec un esprit d'ange et de demon, lui parla de sa famille, de sa jeunesse, de ses aventures. Il etait ravi et effraye, comme si sa conscience se fut dressee devant lui. Tout en constatant sa bravoure, son intelligence, son grand air, elle peignit sous ses yeux, d'un trait rapide, tous les Parisis qui avaient joue un grand role. Devant de tels portraits, il s'inclinait avec humilite, lui qui etait toujours si fier. Cette histoire, la Dame de Coeur la conta a Octave, comme une bonne fee qui l'eut suivi partout depuis son berceau. Elle lui parla de sa mere avec une expression qui le toucha au coeur. Elle lui parla de l'Amerique et de la Chine comme un vrai compagnon de voyage. "Apres tout, dit-elle, qu'avez-vous rapporte d'Amerique? une poignee d'or! Qu'avez-vous rapporte de la Chine? un eventail! N'allez-vous pas vous croire un heros parce que vous avez pris Pekin? J'oubliais, parlez-moi donc de votre Chinoise, car c'a ete l'histoire de tout Paris, o don Juan de Parisis!--Ne parlons jamais des femmes d'hier," murmura Parisis. Et comme s'il voulut dire un secret a la Dame de Coeur, il baisa ses beaux cheveux rayonnants. Il les brula. Mlle Genevieve de la Chastaigneraye se leva tout indignee et toute rougissante. Le masque la devorait. Elle avait pu s'aventurer dans son innocence a jouer son jeu dans cette partie de cartes, mais si elle trouvait doux de parler a Octave, elle s'offensait d'etre touchee par Don Juan. Octave tressaillit a ce beau mouvement. La pudeur a une eloquence qui attere le plus roue. La Dame de Coeur s'eloigna dans sa chaste dignite, sans que le duc de Parisis osat lui reprendre la main pour la retenir. La mascarade etait abracadabrante; on avait epuise tous les symboles; on coudoyait l'Ange des tenebres et des Cocotes--en papier--les Cocotes des enfants. Il y avait un Assuerus, un Sarcophage, un Obelisque, une Nuit et une Mille et une Nuits; un malin s'etait deguise en Facteur pour etre un homme de lettres. Il y avait un Orage et une Tempete; il y avait une Californie que tout le monde demandait en mariage. Et des Incroyables et des Mauresques, et des Valledas, et des Almees, et des Repentirs, et des Diablesses et des Poupees--beaucoup de poupees. Mais le grand tapage de la soiree, apres le jeu de cartes, ce fut l'entree triomphale du cortege de Cochinchinois portant sur un palanquin l'Imperatrice de la Chine. Tout le monde se figura que c'etait la Chinoise de M. de Parisis. Vainement Octave courut tout le bal pour retrouver ses cartes: les quatre dames etaient parties. Vainement il questionna tout le monde: aucune d'elles n'avait souleve son masque. Ceux qui avaient tente de jouer a ce jeu-la n'avaient pas retourne le roi, ils avaient ete traites comme des valets; on mettait beaucoup de noms sur les masques, mais nul ne mit les vrais noms. C'etait la premiere fois que quatre femmes gardaient si bien leur secret. Quoiqu'elles fussent parties, le bal conservait, hormis pour Octave, toute sa gaiete et toute sa physionomie. Il retrouva Monjoyeux; ils debiterent des sottises comme au bal de l'Opera; car la ou la-bas, c'est toujours le meme esprit. A cet instant, un personnage entra comme un simple mortel. Il etait encapuchonne dans un domino noir. Rien ne le designait a la curiosite. Il n'avait ni la taille, ni la desinvolture d'un vainqueur. Son oeil ne jetait pas des feux bien vifs; sa riposte ne prouvait pas beaucoup de presence d'esprit. D'ou vient pourtant que ce personnage fut tres remarque a son arrivee? C'est que plusieurs femmes inoccupees se le disputerent avec passion. Qu'y avait-il donc dans ce domino? "Je te dis que c'est lui, murmura une de ces dames a l'oreille de Parisis." Bientot le bruit se repandit que le nouveau venu n'etait rien autre que l'empereur de la Chine--un souverain fort aimable qui voulait que rien ne lui fut etranger dans son empire. La vie etait pour lui un livre toujours ouvert. Il voulait faire le bonheur de tout le monde. Mais ce jour-la c'etait par les femmes qu'il commencait. Il avait bien raison: quiconque veut bien gouverner les hommes doit vivre avec les femmes. Aussi la duchesse de Portaleze lui disait que Napoleon 1er regrettait, a Sainte-Helene, de n'avoir pas suivi ce conseil de la sagesse des nations. On continuait a se montrer le personnage. Les femmes se jetaient devant lui etourdiment, pour se jeter dans son chemin. "Tu t'imagines, dit l'une; que c'est l'empereur de la Chine, c'est le duc d'Albe, c'est Persigny.--Persigny! Il est la-bas, avec cette grande pyramide qui voudrait bien etre son tombeau.--Il doit bien la connaitre, pourtant, lui qui a ecrit un volume sur les Pyramides.--Ne me parle donc pas de cette femme, c'est une momie. J'ai toujours peur qu'elle ne m'ensevelisse dans ses bandelettes." Roqueplan passait la: "Persigny n'est pas si bete, dit-il, ce n'est pas lui qui disputera cette momie pyramidale au jeune Werther qui l'aime de toute la ferveur de ses vingt ans.--Apres cela, ajouta Roqueplan, avec son malin sourire, je ne dois pas m'etonner de cet amour, puisque je l'aimais deja quand j'avais vingt ans." Et il donna la main a un autre homme de beaucoup d'esprit, le commandeur de Niagara, qui debitait en zezeyant un beau sonnet sur Venise sauvee, a l'Imperatrice--de la Chine,--qui avait bien travaille pour cela. Un domino bleu de ciel passait; Octave reconnut une marquise de ses amies. "Ma belle marquise, tu t'es taille une robe dans ton ciel de lit--ton seul ciel." La marquise ne repondit pas. "J'esperais que tu allais me dire une betise.--Non: j'en fais faire." Mme de Pontchartrain passa deguisee en Firmament et s'arreta devant Octave. "Comment me trouves-tu?--Belle comme le jour.--Alors tu ne me connais pas.--Belle comme la nuit. Tu vois bien que je te connais." Mlle de Chantilly passa deguisee en Pie. "Ah! ma chere, lui dit M. de Parisis, pourquoi avez-vous pris ce plumage-la? car cela ne vous deguise pas. Je vous reconnais au premier mot.--Vous avez perdu une belle occasion de vous taire.--Et vous, vous l'avez trouvee." Une femme avait eu l'esprit de se deguiser avec les modes d'aujourd'hui sans les exagerer. "N'est-ce pas, Messieurs les philosophes, que ma robe me deshabille bien? Je suis si facile a habiller!--Tu parles par antiphrase." La "Mode du jour" souleva son sein sur la gaze, comme Venus sur la vague. "C'est un sein qui echoue.--Non, par malheur il flotte encore.--Voila une femme qui a passe le pont-levis du faubourg Saint-Germain. Regardez-moi ses mains, elles viennent des croisades. --Ne t'imagine pas qu'elles se sont croisees en chemin avec celles de tes aieux.--Passe-tu encore par ta croisee, quand ton mari ferme la porte, fille des croises?--Retire-toi donc de mon Etoile, dit Monjoyeux a une femme maigre deguisee en Algue-Marine, qui lui jeta ce mot:--Monsieur Mardi-Gras!--Il n'y a qu'une nuit entre nous, mais je ne la passerai pas, Madame Mercredi-des-Cendres." Le prince Rio debusqua. "Que cherches-tu? lui demanda Octave.--Une femme perdue.--Ici, mon cher, ce n'est pas un renseignement.--Voici la blonde madame ---- qui etait si brune l'an passe; on voit qu'elle a touche a la lune rousse. Vois donc, comme elle est vetue en musique d'Offenbach.--Oui, dereglee comme un papier de musique." On debitait des mots a toutes les effigies; c'etait plus souvent des gros sous que des pieces d'or. On n'avait pas puise dans l'arsenal de l'hotel Rambouillet. Le fusil a aiguille a demonetise ces armes d'autrefois, si courtoises qu'elles ne touchent plus. Octave s'esquiva a l'anglaise. Miravault lui dit: "Tu t'en vas parce que tu n'as plus de coeur dans ton jeu.--Vous vous trompez, mon cher, dit Monjoyeux a Miravault, ce n'est pas le coeur qui pique." XI LA DAME DE COEUR ET LA DAME DE PIQUE Parisis s'endormit a l'aurore, mecontent de lui dans ce massacre des coeurs. Cependant, sur le soir, il recut deux lettres par la poste, comme un simple mortel qu'on ne traite pas en ambassadeur. Voici la premiere: Ces bals, ces fetes, ces folies, n'etait-ce pas comme le poeme de Goethe, tout y dansait, les idees et les coeurs. Avez-vous reconnu Marguerite, o Faust? Dans le livre de la vie, comme dans le livre allemand, vous n'avez pas reconnu une marque a la page. C'ETAIT LA! Adieu pour jamais. UNE DAME DE COEUR. "Je connais cela, dit Octave, le mot jamais se traduit souvent par vingt-quatre heures. Si la nuit porte conseil, c'est aux femmes. Demain Marguerite, un peu moins offensee que cette nuit quand j'd baise ses cheveux, taillera encore sa plume pour ecrire a Faust." Octave respira la lettre et y reconnut une vague et lointaine odeur de violette. Elle etait ecrite sur du papier anglais sans armoiries. Octave avait brise le cachet sans le regarder; il ramassa l'enveloppe tombee a ses pieds et y retrouva ecrit en arabe ce mot: "C'EST LA!" qui le poursuivait depuis minuit. "Voyons la seconde lettre; elle va peut-etre m'expliquer la premiere," murmura Octave. Avant de briser le cachet, il le regarda; il y vit une couronne de comtesse, mais on avait brouille l'ecusson. "C'est peut-etre une vraie comtesse," dit-il. C'etait une ecriture anglaise sur du papier francais. Il lut: Figurez-vous,--Monsieur et ennemi, puisque vous m'avez fait la cour,--que je vous ecris avec un loup sur la figure pour me cacher a moi-meme ma rougeur. Oh! la curiosite! Vous allez me trouver trois fois folle; je voudrais maintenant que toute la vie fut un bal masque. Comment s'amuser a visage decouvert? On doit faire une si bete de mine quand on ecoute un amoureux qui dit: Je vous aime; quand on lui repond sur la meme musique: je ne vous aime pas. Le malheur, c'est que les bougies sont eteintes et que le masque est tombe. Irez-vous au bal de la Cour? Je vous verrai apres-demain chez la plus spirituelle des ambassadrices, mais ce sera comme a l'Opera, ou la musique empeche d'entendre les paroles. Et, d'ailleurs, malgre votre desinvolture un peu trop _desinvoltee_, vous n'oserez pas mettre vos pieds dans ce bouquet de fleurs que ces Messieurs de la Chronique appellent la Corbeille ou le dessus du Panier. Demain vous irez au Bois. Je vous y convie pour votre sante. Par ordonnance du medecin, vous ferez trois fois le tour du Lac de droite a gauche. Moi, par ordonnance de mon coeur, je ferai trois fois le tour du Lac de gauche a droite. Mais chut! Monsieur, je crois que vous soulevez mon masque. LA DAME DE PIQUE. "Voila qui est bien, dit Octave, deux sur quatre qui ont ecrit en se reveillant a midi. A la prochaine distribution, les deux autres lettres m'arriveront peut-etre." Le duc de Parisis se promenait dans sa chambre, "Ce sont la, reprit-il, des lettres qui me dispensent de repondre. C'est toujours cela." Il avait tous les talents pour devenir ambassadeur: il ne parlait jamais qu'aux femmes et n'ecrivait jamais. Et pourtant nul comme lui ne savait cacheter une lettre. On eut dit un graveur en pierres fines, tant il marquait ses armoiries avec purete et avec precision. Et quel suave parfum s'exhalait de la cire? Ses lettres, ecrites sur un irreprochable papier wathman qui avait de l'oeil et de la main, donnaient toutes les curiosites de les lire. Par malheur, il n'y avait rien dedans. Octave avait trop d'esprit pour le depenser en belles lettres. Il avait horreur des phrases toutes faites et de l'esprit convenu. Quand il ecrivait a sa maitresse, c'etait par deux mots: "_Je t'attends!"_ Ou bien: "_Attends-moi!_" C'etait tout. Pas un mot de plus. N'avait-il pas raison? Ce qu'on aime dans la lettre, c'est le cachet, c'est le premier mot. _Attends-moi!_ Il y a toute une page dans ce mot. Quand le duc de Parisis ecrivait ces deux mots a une femme comme il faut, il etait encore plus eloquent, car la vraie eloquence dans la vie, c'est l'amour, c'est l'action. Et ces deux mots de la main d'Octave rappelaient un homme d'action. Octave avait relu les deux lettres de la Dame de Coeur et de la Dame de Pique. "Tout bien considere, dit-il, je leur donne mon coeur. La Dame de Trefle et la Dame de Carreau sont des endormies, des coquettes ou des begueules." Monjoyeux entra sur ce mot. "Des begueules! dit-il en prenant une pose theatrale.--Oui, des begueules, je ne retire pas le mot, mais cela ne te regarde pas, mon cher Monjoyeux." Et, naturellement, Octave raconta ses nocturnes aventures a son ami. "J'ai vu tout cela. Voila de belles equipees! comme si tu n'avais pas assez de femmes sur les bras!--On n'a jamais trop de pain sur la planche.--Te voila repris par les illusions. Mais tu seras bien attrape quand tu verras le dessous des cartes. Ta Dame de Pique aura aime le genre humain, ta Dame de Carreau sera grelee, la Dame de Trefle aura le nez rouge et la Dame de Coeur...--Chut, dit Octave, pas un mot sur celle-la." XII LE TOUR DU LAC Quoique le temps fut abominable, a quatre heures Octave etait a cheval pour faire le tour du Lac. Il bravait la bise, la neige et le verglas. Il y avait peu de voitures. Il jugea qu'il ne lui serait pas difficile de reconnaitre celle qui signait la Dame de Pique. Le ciel sombre avait jete des teintes grises dans son imagination. "Monjoyeux a peut-etre raison, pensait-il, le chapitre des illusions perdues va commencer." Un petit coupe que trainaient deux chevaux de race debusquait au-dessus du rocher. "C'est peut-etre cela, dit Octave." Et il s'inclina, comme sans y penser. C'etait a la fois un salut ou un mouvement de curiosite. La dame tint bon, elle ne derangea pas sa tete d'un millimetre. "Non, il est impossible que ce soit celle-la!" dit Octave qui avait reconnu la comtesse d'Antraygues. Son cheval etait deja a vingt pas du coupe quand il detourna la tete. La comtesse d'Antraygues s'etait trahie; elle avait souleve l'abat-jour du petit oeil-de-boeuf. "Est-ce que ce serait elle?" se dit Octave. Il voulut tourner bride, mais il aima mieux etre discret; il continua sa route, jurant qu'il saurait a quoi s'en tenir a la seconde rencontre, ce qui ne l'empecha pas de jeter un coup d'oeil scrutateur dans les autres voitures. Son imagination etait deja prise par Mme d'Antraygues. C'etait une des plus jolies femmes des fetes parisiennes. Elle n'avait pas la beaute sculpturale, mais elle avait la beaute charmeuse; je ne sais quoi dans les yeux et dans la bouche qui triomphe plus surement des hommes que le jeu des lignes absolues. Parisis l'avait rencontree ca et la dans les plus beaux salons, mais a de rares intervalles; elle passait la moitie de son temps en Angleterre et vivait beaucoup dans son hotel, un des plus jolis nids de l'avenue de la Reine-Hortense, quoique son mari n'y fut presque jamais,--on pourrait dire, parce que. A la seconde rencontre elle sourit; mais Octave, qui s'y entendait, vit l'emotion a travers le sourire. Cette fois il ne douta plus et eperonna son cheval pour faire deux fois le tour du lac pendant que Mme. d'Antraygues faisait son troisieme tour. Il aurait pu simplifier cette tactique, mais il pouvait compromettre la comtesse; sans parler du cocher et du valet de pied, il y a toujours, au Bois, des yeux vigilants, envieux, jaloux. Ce n'etaient pas les yeux de M. d'Antraygues, qui passait sa vie au club, a fumer ou a jouer, quand il n'etait pas enferme dans l'appartement de Mlle. Eva, surnommee Belle-de-Nuit. A la derniere rencontre, Mme. d'Antraygues pencha tout a fait la tete a la portiere, avec la coquetterie d'une femme qui s'est trop cachee sous l'eventail et qui est fiere de montrer sa figure. Elle semblait dire: "Vous voila bien attrape; vous pensiez que j'etais laide et je suis jolie." Le coupe partit au grand trot pour remonter l'avenue de l'Imperatrice. Octave le depassa pour revoir encore la comtesse et pour qu'elle eut de ses nouvelles en rentrant a son hotel. En effet, quand elle rentra, apres un tour dans les Champs-Elysees, sa femme de chambre lui remit une boite de dragees. "D'ou cela vient-il? demanda Mme. d'Antraygues.--D'une dame des amies de madame la comtesse, qui sans doute a ete marraine.--Il n'y avait pas de lettre?--Non, madame.--Qui a apporte cela?--Un negre.--C'est singulier, dit la comtesse, mes amies n'ont pas de negre." Elle eut un pressentiment. Des qu'elle fut seule, elle ouvrit la boite. "Point de carte! dit-elle, je me suis trompee." Elle prit une dragee et la croqua. Ce fut alors qu'elle s'apercut que les dragees n'etaient pas dans l'ordre ideal travaille en mosaique par les marchandes de bonbons. Elle renversa la boite dans une coupe a cartes de visite. "Un billet!" dit-elle en rougissant. Son emotion fut si vive qu'elle regarda le billet sans y toucher. "C'est amusant, l'amour!" murmura-t-elle. Elle s'imaginait deja qu'elle etait adoree. Elle prit le billet en regardant la porte: "Il me semble que cela va me bruler les yeux." Elle lut: Puisque vous etes si belle et puisque je vous aime, venez a la fete de nuit des patineurs; n'ayez pas peur d'un amour a la glace. D'ailleurs, vous savez la chanson: Il est plus dangereux de glisser sur le garcon que sur la glace. Je serai voire parachute. "Je n'irai pas," dit Mme. d'Antraygues. Elle y alla. Je vous fais grace des combats qui se disputerent son ame. C'etait sa premiere aventure. Elle voulait. Elle ne voulait pas. Elle suivait dans son imagination tous les meandres d'un amour imprevu et tourmente. Puis tout a coup elle se refugiait avec la quietude de la conscience dans les devoirs du mariage. Mais je dois dire que l'image de son mari ne l'y retenait pas longtemps. Elle avait depense pour lui ses premieres aspirations romanesques; elle s'etait apercue, avant-le dernier quartier de la lune de miel, que son mari n'etait pas son homme. On dira ici, si voulez bien, l'histoire de ce mariage. XIII POURQUOI MADEMOISELLE ALICE SE FIT ENLEVER Il y avait cinq ans qu'Alice etait mariee; cinq ans de curiosite et de deceptions! Mme d'Antraygues tentait ca et la de se prendre aux distractions du monde. Elle s'amusait de sa beaute, de son eventail, de ses diamants, de ses robes et des bouches en coeur qui souriaient autour d'elle, mais elle n'imaginait pas qu'elle dut tomber "dans la gueule du loup." Cinq ans de vertu! c'etait la seule station qu'elle put faire dans son devoir. L'heure de la premiere crise venait de sonner. Voila pourquoi elle avait ecrit au duc de Parisis, voila pourquoi elle alla a la fete des patineurs. Il arrive souvent qu'un galant homme s'imagine avoir une femme parce qu'il est marie; mais la ou est la femme, souvent la femme est absente. Son esprit et son coeur font menage ailleurs. Il n'y a pas separation de corps; c'est bien pis, car il y a separation d'ames. Vous savez qu'en Angleterre une jeune miss bien nee, qui n'aurait pas ete quelque peu enlevee par son mari avant la benediction nuptiale, se considererait comme la plus malheureuse des filles de la romantique Albion. Or, les Anglaises de Paris ont souvent introduit en France les plus belles traditions d'Outre-Manche. Mlle Alice Mac Orchardson etait fille unique et comptait a peine dix-neuf printemps. Elle avait vecu ses plus jeunes annees a Brighton. Sa mere, une veuve de keepsake, avait obtenu du faubourg Saint-Germain ses lettres de grande naturalisation. Jusqu'a l'automne de 1867, Alice sut du monde ce qu'on en apprend au couvent, ce qui est deja beaucoup. Mais elle avait dans ses veines du sang des heroines de Shakspeare et de Byron, et son esprit avait souvent erre au clair de lune sous les ombrages des parcs anglais. Donc, le jour ou elle revetit pour la premiere fois la blanche robe de bal, Alice se recita quelques vers du _Songe d'une Nuit d'ete_, et elle se jura solennellement devant son miroir qu'elle ne se marierait qu'apres avoir ete enlevee, comme une heroine. Six semaines apres son premier bal, Alice etait aimee de Fernand d'Antraygues, un turfiste trop beau pour faire quelque chose. Mlle Alice ne voyait pas cet amour d'un oeil dedaigneux, mais elle tremblait a cette idee:--que son amoureux pourrait bien ne pas vouloir l'enlever.--Un beau jour, ou plutot une belle nuit de bal chez lady Syons, Fernand profita de la solitude d'un petit salon pour declarer a Alice qu'il etait amoureux fou. "Je le savais avant vous, Monsieur, car vous avez des dettes et j'ai; un million de dot. Mais m'aimez-vous assez pour m'enlever?" C'etait un homme tres prosaique. Il fut presque effraye de la besogne: "Vous enlever, Alice! a quoi bon? Ma mere a deja parle a la votre. J'ai espere que tant de bonheur...--Eh bien, non; je ne croirai qu'a l'amour de celui qui consentira a m'enlever, interrompit Mlle Alice; c'est un serment que j'ai fait. Voyez si vous voulez tenir mes serments.--Vous etes mineure, mademoiselle; on voit bien que vous n'avez pas fait votre droit, vous....--Si vous n'etes qu'un homme de loi, epousez une Normande. Moi, je me donne a qui m'enleve.--Faut-il freter un navire ou arreter un fiacre?--Tous les moyens sont bons." Il fut arrete que le lendemain, a minuit, le heros du roman serait rue de Londres, a vingt pas de la porte d'Alice; la jeune fille descendrait par l'escalier, l'enlevement par la fenetre n'etant plus d'usage depuis l'invention des becs de gaz et des sergents de ville. Fernand d'Antraygues fit bien les choses: on eut un coupe attele de chevaux de poste a grelots. Il faut toujours des violons. Tout se passa comme il avait ete premedite: La mere dormait; sa fille descendit avec des battements de coeur, mais elle ne trouva pas d'obstacles; le suisse tira le cordon avant qu'elle ne l'eut demande. Dans la voiture, elle se jeta tout en pleurant dans les bras de Fernand. "Je suis effrayee de mon bonheur, lui dit-elle.--Les vents sont pour nous, dit l'amoureux; voyez comme le ciel est beau et comme la lune nous fait bon visage!" Et ils allerent ainsi au galop des chevaux, au bruit des sonnettes et des propos amoureux. Le rossignol chantait peut-etre, mais je ne l'ai pas entendu. Au premier relais, a Ville-d'Avray, Fernand proposa de faire une station dans un pavillon ou Alice serait comme chez elle, et ou elle trouverait une aile de perdreau et un pate d'alouettes. Toute romanesque qu'elle fut, elle avait bien un peu envie de manger une aile de perdreau, de toucher au pate d'alouettes, et de dormir sur un lit moins cahote. Les chevaux s'etaient arretes a la grille d'un petit parc, " C'est comme dans les legendes, dit-elle: il y a de la lumiere au chateau.--C'est le feu de la cuisine, car j'ai envoye une depeche telegraphique pour que le souper fut cuit a point." Mlle Alice traversa le parc. "Quelle admirable solitude! je suis tout embaumee par les lilas." Elle monta le perron et se trouva, sans aller plus loin, dans une salle a manger ou deux couverts etaient mis. Le souper venait d'etre servi. "C'est une feerie, dit Alice.--N'etes-vous pas magicienne?" Le souper se continua sur ce temps. Alice etait ravie." Quelle nuit! soupirait elle en ouvrant la fenetre.--Voyez, Fernand, comme la lune baigne de douces clartes les arbres du parc. Voulez-vous venir la-bas, sous les grands marronniers?--J'irais avec vous au bout du monde! repondit Fernand en ouvrant la porte." Une femme etait sur le perron. "Je viens trop tard pour souper, dit-elle en entrant." Alice poussa un cri et se cacha la tete dans ses mains. "Enfant, je te pardonne," lui dit sa mere. Alice se jeta dans ses bras. "Quoi! tu etais ici?" Et se tournant vers Fernand d'Antraygues, qui riait a la derobee: "Ceci est une trahison, monsieur, car vous aviez tout dit a ma mere.--Mais enfin, ma belle Alice, vous avez ete enlevee?--Oh! si peu et si mal! Je ne vous pardonnerai jamais. J'aurai mon quart d'heure de vengeance!" Alice comprit qu'elle n'avait plus qu'a se marier; mais, tout en donnant sa main, elle reserva son coeur. M. d'Antraygues eut beau faire, elle ne l'aima point: il avait ferme son roman, un autre devait le rouvrir. Octave de Parisis n'etait pas homme a avertir une mere--ni un mari.--Il disait,--car il avait ses maximes comme La Rochefoucauld, "une femme qui veut se donner appartient par droit de conquete a celui qui la prend." Je dois dire--pour la vertu de Mme d'Antraygues--qu'elle etait mariee depuis cinq ans et qu'il n'avait fallu rien moins que la haute eloquence de Don Juan de Parisis pour la rejeter dans les folies romanesques. Je dois dire aussi que son mari avait deux torts envers elle: il avait une maitresse et il jouait. Il croyait trop a lui-meme, il croyait trop a sa femme pour ne pas la perdre. On citait de lui un mot typique: "Tu as epouse une bien jolie femme," lui disait un ami. Il repondit: "Il faut toujours epouser une jolie femme, parce qu'on peut s'en defaire." XIV SUR LA GLACE Le soir de la rencontre du duc de Parisis et de la comtesse d'Antraygues, le bois de Boulogne etait dans toute sa splendeur hivernale. Parisis ne fut pas le dernier a faire entendre le gai carillon des grelots; il fit atteler quatre chevaux nains, quatre merveilles. Qui ne se souvient de cette fete nocturne que Paris a donnee sur la glace? Les lacs etaient couverts de traineaux et de visiteurs, mais ce n'etait pas la le vrai theatre. La fete se donnait sur l'etang reserve. Jamais on n'avait si bien illumine la neige et la glace. C'etait une feerie. Le beau monde arrivait avec des cris de joie; il y avait un peu du carnaval de Venise dans ce carnaval de la neige. Paris est en toutes choses la synthese du monde connu et inconnu. Ici, la zone torride avec ses fleurs eclatantes et ses arbres qui mettent cent ans a fleurir: la, la zone hyperboreenne avec ses neiges, ses forets poudrees et ses plaisirs d'hiver. Il n'y a pas longtemps, l'hiver parisien n'etait encore qu'un hiver francais. C'est pour en faire un hiver du Nord qu'on a imagine le bois de Boulogne et ses lacs. Si le bois de Boulogne est charmant, l'ete, avec ses grands massifs, ses meandres capricieux, ses perspectives lumineuses et ses chemins sables tout vivants de promeneurs et d'equipages, il est plus charmant encore par la neige. C'est alors que vous avez le droit de vous croire en pleine region norwegienne. Les taillis de sapins verts se profilent sur la grande tenture blanche qui eblouit; les arbres courbent leur front sous les panaches neigeux; dans les sentes ecartees, recouvertes d'une couche de flocons vierges de toute trace humaine, vous pouvez apercevoir ca et la la trace furtive de quelque lapin egare, ou les etoiles faiblement imprimees par la patte engourdie d'un rouge-gorge ou d'un roitelet. Un silence absolu regne dans le bois; vous vous croyez transporte dans quelque desert, dans une de ces solitudes blanches ou l'on n'entend que le craquement lointain de la neige glacee et le vent qui pleure sur le torrent des avalanches. C'etait un spectacle et une fete. Le duc de Parisis et le comte Olympe Aguado furent les plus remarques par l'elegance et la richesse de leur attelage. Parmi cette nocturne cavalcade, on remarquait aussi l'Empereur et l'Imperatrice, le duc d'Albe, le duc d'Aquila, la comtesse Walewska et le comte Walewski, le duc et la duchesse de Persigny, le prince Napoleon dans son char pompeien. Tous les grands noms du sport et toutes les beautes celebres se donnaient le spectacle de l'hiver, en faisant eux-memes la mascarade. Les hauts financiers etaient la, eux qui, ne consacrant que peu d'instants a la vie de plaisirs, la menent a grandes guides et ne connaissent aucun obstacle sur, leur route. Les traineaux dores a la tete de cygne, les chars a l'antique, les chariots bas des boyards, le long patin des Samoyedes, le patin court et recourbe des Hollandais, jusqu'a la planche des montagnards de l'Islande, tout etait la qui courait, glissait, volait, decrivait des courbes gigantesques, se croisait, se fuyait, se recherchait et s'evitait. C'etait la fievre du froid dans la fievre de l'amour. Vers la fin de la fete, un curieux aurait pu entendre cette petite conversation entre un patineur et une patineuse, qui n'avaient pas l'air de se connaitre depuis longtemps, mais qui avaient bien envie de faire connaissance: "Je vous jure, Madame, que c'est une tres jolie promenade de venir chez moi en passant par la petite porte du jardin. La serrure est un bijou; tenez, voyez plutot la clef." Le patineur fit briller une clef d'argent d'un travail exquis. "Quelle coquetterie! monsieur.--En entrant on ne trouve pas de fleurs, si ce n'est de givre aux arbustes. Mais une fois dans le jardin, on est bientot dans la serre, ou on est recu par cent camelias, armes au bras, fleurs a la boutonniere. Ce sont mes cent-gardes. Apres la serre, on rencontre une porte que cette clef ouvre pareillement. On trouve un escalier derobe,--le dernier escalier derobe,--qui vous conduit par ses spirales de marbre a une petite bibliotheque ou je travaille quand j'attends quelqu'un, a moins que je n'aille attendre dans la serre. Savez-vous un chemin plus facile que celui-la?--Oui, monsieur, un chemin qui mene chez moi.--C'est imprime. Mais ce qui est imprime aussi, Madame, c'est que rien n'est ennuyeux que de passer par le meme chemin. Du reste, je ne vous demande qu'une grace, c'est de garder ma clef.--Oui, vous en avez une autre que vous donnerez demain, sans compter celle que vous avez donnee hier. On vous connait.--Je vous jure que je ne donne jamais deux clefs a la fois.--Comment la marquise rousse a-t-elle rencontre chez vous la comedienne rousse?--Conjonction de cometes!--Vous savez qu'on nous regarde!--Adieu! Madame." Le patineur en donnant a la patineuse une poignee de main, lui laissa dans la main la petite clef d'argent. Elle voulut la lui rendre, mais il avait fait un tour de valse, et deja, avec la grace charmante des Hollandais,--sur la glace,--il gravait avec un burin savant un A et un O entrelaces. Jamais ce chiffre n'avait apparu aux yeux en si belle calligraphie; on eut dit que le patineur avait etudie les lettres ornees du moyen age. L'Empereur, qui patinait comme un roi de Hollande, felicita Octave d'ecrire si bien. "Apres vous, Sire." Parisis rencontra encore, sur la glace, madame d'Antraygues. "Comme vous ecrivez bien, lui dit-elle.--Je n'ecris bien que votre nom, comme je vous aime, Alice!--Oui, sur la glace, jusqu'au prochain degel: votre amour tombera a l'eau. Vous savez que j'ai perdu votre clef; mais rassurez-vous, elle a ete ramassee par une main blanche qui vous la rapportera en passant par la petite porte,--Je vais vous en donner une autre.--Est-ce que vous seriez serrurier comme Louis XVI? Savez-vous que vous etes un homme dangereux! Vous crochetez les serrures--et les coeurs--Adieu! Monsieur.--A revoir, Madame. A propos, j'oubliais de vous dire que je vous adore!" Et Octave repandit son ame dans un dernier regard. "Ce n'est pas vrai, dit-il, elle n'a pas perdu la clef; la petite main blanche c'est la sienne; elle viendra demain." XV L' ESCALIER D'ONYX Comme les femmes, le Bois a ses heures: il ne recoit qu'entre quatre et six heures au mois de fevrier;--Mme d'Antraygues s'habilla tout en noir, se voila comme une veuve et monta dans un coupe, tout en ouvrant son porte-monnaie. Elle pensait donc a faire une bonne oeuvre? Sans doute elle allait frapper a la porte de quelque misere cachee? Il ne faut pas la canoniser si vite. Il y avait a peine trois ou quatre petites pieces de cent sous dans ce porte-monnaie, de menues aumones qu'on donne en passant, le prix d'un gouter au lait au Pre Catelan avec une amie, ou d'un gouter aux oranges glacees chez Guerre ou a Frascati. Mais dans ce porte-monnaie il y avait une clef d'argent. La comtesse se fit descendre dans l'avenue de l'Imperatrice devant l'hotel de la trop celebre Mme ---- qui recevait ce jour-la. D'ou vient qu'elle n'entra pas? Est-ce qu'elle allait se tromper de porte? Tout autre jour, elle aurait pu s'inquieter des curieux, mais ce jour-la, il neigait comme la veille, les curieux ne mettaient pas la tete a la fenetre ni a la portiere. Quoi qu'elle n'eut pas beaucoup etudie la geographie, comme elle connaissait bien la facade de l'hotel de M. de Parisis, elle ne demanda son chemin a personne pour tourner autour du jardin. Ce fut d'autant mieux, qu'elle ne rencontra ame qui vive dans les rues avoisinantes. Elle devina la porte. "Voyons, dit-elle, si je ne me suis pas trompee?" Elle prit la clef et la mit dans la serrure. C'etait bien cela. Vous croyez peut-etre--Madame--qu'elle ouvrit la porte? Eh bien! non, elle retira la clef et se promena. On n'a jamais du premier coup le courage de son opinion. Cependant il ne faisait pas un temps a rester indecise; il faut qu'une porte soit ouverte ou fermee. Or, dans la vie on a toujours peur d'ouvrir ou de fermer une porte. Ouvrir la porte! Que va-t-on trouver de l'autre cote! Ne pas l'ouvrir! Et si c'est le bonheur? Pour Alice, c'etait la porte du paradis et c'etait la porte de l'enfer. Le paradis, c'est-a-dire un amoureux qui vous attend. L'enfer, c'est-a-dire un amoureux qui vous attend. Dante a eu beau etre terrible, il n'a degoute personne de l'enfer, parce qu'il a peint dans l'enfer tous ceux qui ont ete emparadises dans leurs passions. Mme d'Antraygues remit la clef dans la serrure et tourna rapidement. C'etait une porte docile qui ne faisait jamais de facons pour s'ouvrir, ni pour se fermer. Personne n'avait passe la depuis la veille, peut-etre depuis l'avant-veille. La neige etait immaculee comme celle du Mont-Blanc. On n'y voyait que les hieroglyphes imprimes par les pattes d'or des merles. Alice faillit laisser la clef dans la serrure, tant elle etait troublee. Elle imprima aussi ses petits pieds sur la neige, une page blanche dont elle faisait un acte d'accusation. Mais elle ne voyait pas encore le tribunal. Son petit pied, dans sa bottine plus petite encore, se dessinait en criant dans les lignes les plus gracieuses du monde. Un imbecile eut prepare le chemin, mais Octave n'avait eu garde de balayer la neige. Alice avait reconnu la serre; la porte etait entr'ouverte comme par megarde. Une fois qu'elle eut franchi le seuil, la jeune femme respira, et comme si les camelias eussent fleuri pour elle, elle murmura avec un sourire: " Oh! les beaux camelias! " Les femmes s'imaginent volontiers que tout ce qui fleurit, comme tout ce qui chante, est un hosannah a leur beaute. Apres ce premier sentiment d'enthousiasme contenu d'ailleurs, Alice se dit: "Il n'est pas la. Est-ce qu'il s'imagine que je vais monter son escalier plus ou moins derobe?" Quoique romanesque, elle avait souvent l'esprit railleur. Cet esprit la reconforta un peu. "Apres tout, dit elle, on n'est pas une dame aux camelias pour avoir traverse cette serre." Elle reflechit que M. de Parisis ne l'attendait pas, car c'etait bien l'heure convenue. Il lui semblait que lui aussi aurait bien pu traverser la serre a sa rencontre, " Il faut bien en prendre son parti, dit-elle. On a supprime les tournois, il y a encore des amoureux, mais il n'y a point de paladins." Comme la porte de la serre, la porte de l'escalier etait entr'ouverte. "C'est toujours cela, pensa-t-elle." Et elle poussa la porte en y appuyant son manchon. "Mais cet escalier est un bijou!" dit-elle. C'etait un bijou, en effet, un bijou en onyx; la spirale etait une merveille d'architecture, comme l'escalier du chateau d'Anet, ou plutot une copie en miniature de l'escalier de l'hotel Paiva. "Je ne monterai pas," dit-elle. Et elle monta la premiere marche. Elle monta la seconde, parce qu'elle avait monte la premiere, elle monta la troisieme tout en se retournant et tout en voulant descendre. Mais la queue de sa robe ondoyait si bien sur l'onyx! Se fut-elle arretee en chemin? Son coeur battait bien fort, l'emotion brisait ses forces. Elle qui etait vaillante quoique paresseuse, elle qui avait la jambe de Diane et qui eut valse toute une nuit sans se reposer, elle s'appuya a la balustrade, toute chancelante. Le duc de Parisis parut alors. "Ah! c'est vous," lui dit-il. Et il se precipita pour lui prendre la main. "Oui, c'est moi," dit-elle d'une voix etouffee. Octave etait devant la comtesse, il la prit dans ses bras et l'embrassa sur les cheveux. "Ah! reprit-elle, je ne me croyais pas capable de venir jusqu'ici, mais je n'irai pas plus loin.--Je ne comprends pas.--Je ne me comprenais pas non plus, mais je me comprends maintenant. Il y a deux femmes en moi, la femme qui reve et qui parle, une vraie folle, celle-la! Mais c'est assez de rever; chez moi l'action ne suit pas la parole: adieu!" Octave saisit violemment Mme d'Antraygues et la voulut emporter. "Alice, je vous aime!--Qu'est-ce que cela prouve? Cela prouve que je suis venue chez vous! Cela prouve, helas! que je vous aime, mais c'est tout." Elle soupira: "C'est deja trop, adieu!" Et alors, ressaissant toutes ses forces, elle se delivra d'Octave et s'enfuit. Il la rejoignit dans la serre. "Alice, pourquoi jouer ce jeu de coquettes, si vous m'aimez." Il la reprit dans ses bras, il faillit la vaincre. Elle palit et inclina la tete comme une victime resignee. " Mon ami, ayez pitie de moi? je me sens mourir.--Je vous emporte la-haut pour vous faire respirer des sels." Mme d'Antraygues etait revenue a elle. "Non, dit-elle, je vais respirer l'air vif, vous n'avez la-haut que du vinaigre des quatre voleurs." Et elle se mit a rire. "Vous riez, donc vous etes desarmee." La comtesse leva les yeux sur Octave. "Je ris?" dit-elle. Elle montra deux larmes. Il les prit sur ses levres, et fut emu lui-meme, tout en jouant a la moquerie. Mme d'Antraygues n'etait pas encore a la porte. La lutte recommenca. Octave etait charmant, mais elle avait peur. Son ame entrainait son corps loin des tentations; il lui semblait qu'une fois dehors elle retrouverait cette quietude du coeur qui est bien plus pres de la joie que les fievres de la passion. "Non," dit-elle tout a coup. Cette fois elle avait brise tous les liens qui la retenaient. Octave comprit que son role de tentateur etait fini; il connaissait trop, les femmes pour ne pas savoir qu'une fois chez elle la comtesse regretterait de n'etre pas restee un peu plus longtemps chez lui. Il compta sur le lendemain ou le surlendemain. "Donc, dit-il d'un air degage, vous ne voulez pas que je fasse mon salut avec vous? Moi qui avait jure que nulle femme ne passerait plus par cette petite porte." Alice fut atteinte au coeur, mais elle cacha sa blessure. "J'oubliais de vous rendre la clef, dit-elle, en essayant un sourire. Je sais qu'il y a beaucoup d'appelees et beaucoup d'elues. Je suis desesperes d'avoir empeche quelque belle dame de l'un ou l'autre monde de franchir votre seuil aujourd'hui, mais elles se rattraperont, car il parait qu'on fait queue pour venir chez vous.--Quelle calomnie! je ne suis jamais chez moi.--Je comprends, vous etes chez celle-ci ou chez celle-la. C'est egal, voila votre clef, placez-la en de meilleures mains." Octave prit un air suppliant. "Faites-moi une grace, gardez cette clef. Demain, dans un an, toujours, vous me trouverez le plus heureux homme du monde si vous montez l'escalier.--Eh bien! je la garde, je viendrai dans un an, un jour de neige; aujourd'hui j'ai monte trois marches, je prendrai mon courage a deux mains pour en monter six,--Je vous attends, et ce jour-la je ne serai pas si bete que de m'humilier devant votre vertu, comme si l'amour avait pitie des robes blanches. --Vous avez bien fait, monsieur de Parisis; contre la faiblesse il n'y a pas de force. Les violences donjuanesques me font pitie; on ne prend une femme que si elle se donne. Je vous aime, mais je me garde. Adieu! adieu! adieu! Mme d'Antraygues s'enfuit, tout en gardant la clef. Le duc de Parisis se promena par la neige. "Je ne suis pas content de moi, pensa-t-il, c'est une bataille perdue." Il rentra dans la serre et salua philosophiquement ses camelias. "Vanite des vanites! reprit-il; d'ou vient cet insatiable desir de conquerir des femmes comme les ambitieux conquierent des villes?--Apres tout, reprit le duc de Parisis, je n'aime en Mme d'Antraygues que sa beaute, et je ne veux pas m'embarquer dans une passion a perte de vue. Ah! si c'eut ete la Dame de Coeur." Son imagination etait toute a cette figure a peine entrevue. "Mais la Dame de Coeur, reprit-il, ne viendra meme pas jusqu'a la petite porte du jardin. Le lys qu'elle tient si fierement a la main se fletrirait en traversant la serre aux camelias." XVI VIOLETTE De Parisis n'en continua pas moins sa vie aux aventures. Il n'etait pas homme a s'attarder dans un reve; chaque jour etait pour lui un feuillet blanc qu'il fallait remplir par une page d'histoire plus ou moins romanesque. Il y en a qui vivent par la tete, d'autres par le ventre; ceux-ci par l'esprit, ceux-la par le coeur. Octave vivait par l'esprit du coeur. Ni la fortune, ni l'ambition, ni la renommee n'avaient de prestige pour lui; il ne s'amusait qu'aux aventures de l'amour. Il disait que ce qu'il y a encore de plus inconnu, c'est la femme; il s'indignait du philosophe qui a dit: "Toutes les femmes sont la meme." Pour lui, toute femme, quelle qu'elle fut, etait un monde nouveau a decouvrir. Et quand il avait joue le role de Christophe Colomb, il jouait celui d'Americ Vespuce. Ce fut une de ces aventures qui lui ouvrit le vrai roman de sa vie. Voici comment: Il passait rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel avec son ami Monjoyeux. Ils venaient de voir un de leurs camarades reste fidele au pays latin jusqu'apres son doctorat. Le quasi-ambassadeur et le sculpteur neo-grec s'en allaient bras dessus, bras dessous, fumant leur cigare. Octave riant un peu de la simplicite de l'etudiant qui etudie. "Pas si simple, dit Monjoyeux; le jour viendra ou il nous prouvera sans peine qu'il a pris le chemin le plus court. L'etude a du bon quand on est jeune; sans compter que Georges a aussi ses heures de distraction. Nous allons traverser le Luxembourg qui est encore emaille ca et la de jolies fillettes qui ne coutent pas cher a habiller.--Ne parlons pas par antiphrase, dit Octave. Les fillettes en question ont passe l'eau; il n'y a plus au pays latin que les ombres de Rosine, de Mimi Pinson et de Musette.--Tu ne sais pas ce que tu dis. C'est toujours ici qu'elles poussent; elles ne vont s'effeuiller sur la rive droite qu'apres avoir fleuri sur la rive gauche.--Je t'entends; cela veut dire que nous n'avons plus que les regains.--Tiens, justement en voila une!" Une jeune fille qui n'avait pas dix-neuf ans, d'une beaute pudique, d'une paleur de marbre, venait de sortir de la porte etroite et sombre d'une vieille maison de la rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel. Une robe brune a peine attachee a la ceinture, un leger fichu noue au corsage, dont il ne voilait qu'a demi les lignes indecises encore, un petit bonnet qui enserrait mal une gerbe de cheveux noirs, des souliers en pantoufles, voila dans quel equipage la jeune fille apparut aux deux amis. Octave fut frappe par l'expression de candeur souriante qui embellissait encore cette jeune fille. On voyait tout de suite que celle-la n'avait aime que sa mere, que nul souvenir d'amour coupable n'inquietait son coeur; elle avait peut-etre reve aux passions de ce monde, mais comme le voyageur qui se promene sur la rive et qui voit de loin la tempete envahir le navire. Elle ne vit pas d'abord Parisis et Monjoyeux; toute a sa douleur, car elle avait les larmes dans les yeux, elle marchait lentement, comme si elle ne savait pas ou aller. Octave, lui voyant les yeux baisses, lui dit etourdiment: "Mademoiselle, vous avez perdu quelque chose." Elle leva doucement ses beaux yeux noyes et repondit avec simplicite: "J'ai perdu ma mere, monsieur." A ce seul mot, si bien dit, le duc de Parisis, qui s'etait cru d'abord en bonne fortune, fut frappe au coeur: "Mademoiselle, je vous demande pardon." La jeune fille etait deja partie. Mais il courut a elle et lui demanda ou elle allait. "Ou je vais? je ne sais pas, puisque je n'ai plus ni maison ni famille? mais pourquoi me parler puisque nous ne suivons pas le meme chemin." Le compagnon de Parisis l'avait rejoint? "Sais-tu, lui dit-il, que tu deviens trop romanesque. Voila les passants qui s'amusent du spectacle: allons-nous-en,--Va-t'en si tu veux; pour moi, je suis dans un quart d'heure de charite et je me soucie bien d'etre en spectacle. --Ce serait bien pis si je m'en allais. Un pareil duo dans cette rue." La jeune fille marchait toujours. "Mademoiselle, reprit Octave, je serais au desespoir de vous importuner, mais il ne sera pas dit que je vous aurai vu pleurer sans vous consoler.--Je ne pleure pas, Monsieur.--Permettez-moi d'etre votre frere, ne fut-ce que cinq minutes.--Mon frere? dit la jeune fille en regardant Octave pour la premiere fois, il ne vous ressemblait pas.--Vous l'avez donc perdu aussi?--Oui, monsieur; s'il etait revenu du Mexique, je ne serais pas la, car ma mere est morte de chagrin. La pauvre femme! elle n'avait pas de quoi porter le deuil de son fils, et moi, mon plus grand chagrin est de ne pouvoir porter le deuil de ma mere.--Eh bien! permettez-moi de vous acheter une robe." Et Parisis se tournant vers son ami. "Voila qui me ferait pardonner toutes les robes de fete dont j'ai habille les sept peches capitaux." La jeune fille s'etait encore eloignee. "Mademoiselle, je suis serieux, parce que votre douleur m'a gagne. Encore une fois, permettez-moi d'etre votre frere pendant cinq minutes. Si vous saviez comme l'argent me coute peu! Ce n'est point, Dieu merci, une aumone que je vous propose, vous etes trop fiere et trop digne pour cela." Monjoyeux prit la parole: "Non, mademoiselle, mon ami ne vous donnera pas d'argent, mais il vous en pretera; je connais ses mauvaises habitudes, c'est un preteur sur gages." La jeune fille ne put s'empecher de sourire. "Eh bien! monsieur, j'allais au mont-de-piete, dit-elle en soulevant une etoffe qu'elle avait sous le bras; voila deux rideaux que j'ai sauves, car on a tout vendu hier a la maison.--N'allez pas si loin, je vous prete dix louis sur vos deux rideaux. Si ce n'est pas assez....--Sans parler de la reconnaissance, dit Monjoyeux. D'ailleurs, je suis temoin du contrat." La jeune fille etait devenue reveuse. "Monsieur, dit-elle gravement et en levant la tete, j'accepte vos deux cents francs; il ne m'en faut pas davantage pour payer les dettes de ma mere, et pour garder notre petite chambre. Je vous demande un an et demi, car je puis, si je travaille bien, mettre trois francs de cote par semaine.--Que faites-vous donc, mademoiselle ?--Je travaille en vieilles dentelles. Si maman n'etait pas tombee malade, je ne serais pas si pauvre, car il y a des jours ou je gagne jusqu'a cent sous,--quand je passe la nuit,--ajouta-t-elle avec un sourire qui parut d'autant plus douloureux a Octave qu'il remarquait sur ce jeune visage les ravages de la misere et du travail." Octave prit dans les poches de son gilet une petite poignee d'or. "Voila qui est convenu, mademoiselle, ceci est a vous pendant un an et demi, mais pas un jour de plus." Il prit la main de la jeune fille et y versa l'or. "Comptons, monsieur, vous me donnez plus qu'il ne me faut.--Elle a raison: ce n'est pas genereux, dit Monjoyeux." La jeune fille avait compte: "Ceci n'est pas pour moi, dit-elle, en remettant a M. de Parisis quatre pieces de vingt francs.--Que voulez-vous, dit-il, je n'ai pu apprendre les mathematiques.--Adieu, monsieur, adieu, messieurs, dit la jeune fille en s'inclinant." Elle retourna d'ou elle venait. "Mais, mademoiselle, dit Octave en la rappelant, ou vous retrouverai-je dans un an et demi?--Ah! c'est vrai; j'oubliais. Vous me retrouverez ou je demeure aujourd'hui, la-bas, a cette porte grillee.--Mais je ne sais pas votre nom, mademoiselle? --Louise Marty." En moins de quelques secondes, la jeune fille disparut dans la sombre allee de la maison d'ou elle etait sortie quelques minutes auparavant "C'est bete comme tout, dit le duc de Parisis, emu; c'est egal, voila toujours deux cents francs bien places.--Pas si bien places que cela, dit le sculpteur, car elle te les rendra.--Tant pis, mon cher. Ainsi, dans ton opinion, c'est une honnete fille?--Pure comme un beau jour d'ete. Pas un nuage a l'horizon, excepte toi, peut-etre. N'as-tu pas vu cela tout de suite dans ses yeux? C'est bleu, doux et profond comme la vertu. Cela fait du bien de voir une pareille creature!--A nous surtout qui en voyons tant d'autres! Oh! Paris! tenebres sur tenebres! Avec deux cents francs, cette fille est peut-etre sauvee; or, j'en connais plus d'une qui, a cette heure, en devore cent fois autant d'un seul coup pour des robes ou des bijoux dont elle ne voudra plus demain matin.--Mais, apres tout, reprit Monjoyeux, devenu pensif, la femme est toujours la femme. Cette belle fille va peut-etre oublier d'acheter une robe de deuil.--Oui, si nous allions la rencontrer avec une rose quand nous viendrons surprendre notre ami le normalien a la Closerie des Lilas!" Et, parlant ainsi, les deux compagnons d'aventure traverserent le Luxembourg et gagnerent la rue de Seine, ou ils prirent un coupe. Ils se dirent adieu sur le boulevard des Italiens. "Mon cher Octave, dit Monjoyeux en serrant la main de son ami, si tu veux je serai de moitie dans ta belle action; je vais te donner cinq louis.--Non, non, dit Octave avec impatience, ce n'est pas la peine de se mettre deux pour un pareil capital." Un sentiment de jalousie l'avait pris au coeur. Sa pensee le reportait deja, avec je ne sais quel charme melancolique, vers la scene qui s'etait passee rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel. Il regrettait que la jeune fille n'eut pas garde les quatre louis qui lui restaient; car elle aurait beau faire, ce n'est pas avec deux cents francs qu'on paye son terme, qu'on paye ses dettes et qu'on paye une robe de deuil. Il se promit d'aller la voir le lendemain; ce qui ne l'empecha pas de diner au cafe Anglais, en compagnie de Mlle Va-t-en-Guerre et de Mlle Cosaque, deux vertus guerrieres qui avaient saute d'un char de l'Hippodrome dans une victoria de Longchamp. Apres le diner, on alla aux Bouffes Parisiens, dans une petite loge infernale ou l'on fit semblant de s'amuser de tout, et ou l'on ne s'amusa de rien. Apres le spectacle, on raccola des amoureux et des amoureuses depareilles pour aller souper. Ce fut une de ces fetes bruyantes dont les tapageuses disent toujours le lendemain: "Tu n'y etais pas; nous avons bien ri." Ri de quoi? Elles ont beau boire des vins genereux, ces Aspasies de hasard n'en sont pas plus spirituelles: le vin ne fait que donner du ton a leur betise. Au beau milieu du souper, Octave se leva, prit son chapeau et sortit en disant qu'il allait revenir. Il ne revint pas. Pour la premiere fois, il voyait tout le neant de cette vie a la surface. Il se demanda comment il avait pu perdre les plus fraiches de ses belles annees dans ce tourbillon dore, ou l'on respire les fumees de l'ivresse, ou l'esprit prend un masque, ou le coeur ne se retrouve jamais. Le duc de Parisis rentra chez lui avec le contentement d'un homme qui vient de faire une mauvaise traversee et qui franchit le seuil de sa maison. Il n'avait pu d'un seul coup rompre avec son passe. Toutes les figures de femmes qui avaient hante sa premiere jeunesse le suivaient, souriantes ou railleuses; il semblait qu'elles voulussent garder leur proie. Son coeur n'etait occupe que de la vision du matin; mais son esprit, plus faible que son coeur, etait obsede du souvenir des folies amoureuses. Et pourtant, dans l'espace de quelques jours, Octave avait trois fois renie le diable comme saint Pierre avait trois fois renie Jesus. Trois fois, de par l'apparition de Mlle de la Chastaigneraye dans l'avenue de la Muette, de par le charme imperieux de la Dame de Coeur, de par la vertu si simple et si douce de cette petite fille egaree au pays latin. Le lendemain, que fit Octave? Sans bien savoir pourquoi, il fit atteler et se conduisit lui-meme a la porte du Luxembourg. Il traversa le jardin a pied et monta bientot les cinq etages de l'ouvriere en dentelles. Quatre paroles du portier lui avaient appris que la belle fille etait en odeur de saintete dans toute la maison. "Elle travaille bien?--Si bien qu'elle n'a jamais le temps d'ouvrir sa fenetre, si ce n'est pour respirer quand sa journee est finie. Et encore il lui arrive plus d'une fois de recommencer sa journee quand sa journee est finie." Cependant Parisis frappa a la porte. "C'est deja vous, monsieur?" dit Louise en rougissant. Elle demeura sur le pas de la porte comme pour empecher Octave d'entrer. "Oui, c'est deja moi, mademoiselle; il me semble qu'hier nous avons oublie de nous dire quelque chose.--Nous avons oublie...--Voulez-vous m'accorder une audience de cinq minutes?" Elle n'osa refuser et presenta une chaise de paille a Octave. "Monsieur, je commence par vous remercier, car tout ce qui est ici, grace a vous, est a moi. C'est singulier, depuis hier je suis presque contente." Et, disant ces mots, la jeune fille reprit son travail; son travail, c'etait une robe de laine noire. "Elle ne nous a pas trompes, pensa Octave, voila bien la robe de deuil.--Maintenant, monsieur, voulez-vous me dire pourquoi vous etes monte si haut?" Le duc de Parisis regarda la jeune fille avec un sentiment profond. "Parce que je vous aime." La jeune fille palit et se leva: "Monsieur, si je suis chez moi, allez-vous-en; si je suis chez vous, je m'en vais!--Vous etes chez vous et je ne m'en vais pas. Je croyais que vous m'estimeriez assez pour ne pas me rappeler la dette qui est entre nous. Pourquoi vous facher d'un mot tout simple? C'est donc un grand crime que de vous dire: _Je vous aime_, quand on parle selon son coeur? Ne m'aimez pas si vous voulez; mais ne vous offensez pas si je vous aime." La foudre etait tombee dans la chambre: la jeune fille, toute hors d'elle-meme, voulut devorer ses larmes, mais ses larmes l'etouffaient. Octave lui saisit la main et la porta a ses levres avec effusion: "Louise, ce sont les seules larmes que vous verserez a cause de moi. Voyez en moi un ami, et si mon amour vous fait peur, je n'en parlerai plus." Que vous dirai-je? Je ne veux pas peindre cette singuliere passion dans toutes ses nuances. Ce qui est certain, c'est que, le lendemain, la jeune ouvriere pleura encore, mais cette fois ce fut parce que Parisis ne vint pas. L'amour ne vit que d'imprevu; elle l'attendait: s'il fut venu, elle ne l'aurait pas attendu le lendemain;--il ne vint pas, elle l'attendit quinze jours durant avec les anxieuses impatiences de la jeune fille,--le dirai-je?--avec la fievre de l'amour. Elle ne se l'avouait pas, mais elle aimait Octave. Et comment ne l'eut-elle pas aime? Il revint. "Je ne vous attendais plus, dit Louise, sans vouloir cacher sa joie.--Vous m'avez donc attendu?--Vous le savez bien." Ce jour-la, ce fut une vraie fete. Il avait apporte une branche de lilas qu'elle pressa sur son coeur et qu'elle embrassa a diverses reprises. "Oh! que je suis heureuse, dit-elle tristement, il y a deux ans que je n'ai touche une fleur.--Pauvre enfant, s'ecria Octave, je veux vous donner un bouquet tous les jours.--Tous les jours? jusqu'a quand?--Jusqu'a toujours.--Toujours, toujours, murmura-t-elle avec amertume.--Apres tout, reprit-elle, toujours c'est peut-etre demain et peut-etre apres demain." Et elle embrassait encore la branche de lilas. Et elle racontait a Octave qu'autrefois, avec sa mere et son frere, elle allait dans les bois de Meudon se faire des bouquets agrestes: "Si vous saviez mon bonheur, lui dit-elle, quand je voyais des bles a la barriere d'Enfer, ou je trouvais des bleuets et des coquelicots!" Octave apporta tous les matins un bouquet de lilas ou de violettes. Une fois, il se hasarda a apporter une robe de soie: "Vous ne m'aimez plus, lui dit Louise tout en revolte, cette robe est une injure." Octave comprit qu'il s'etait trompe: "Louise, ne m'en veuillez pas, ne parlons plus de cette robe, mais prenez le bouquet qui est dedans." Le diable garda la robe. Pendant dix jours, le duc de Parisis ne manqua pas un seul jour a ce rendez-vous. Tous les matins, apres dejeuner, il montait en voiture, descendait a la grille du Luxembourg et courait s'enfermer une heure avec Louise. Et l'heure passait trop vite. Il se disait qu'elle etait trop fiere et trop pure pour devenir sa maitresse. On se demandera pourquoi il revenait tous les jours: il ne le savait pas lui-meme. Il eprouvait une joie indicible a se retrouver dans la petite chambre de Louise. La vertu a son atmosphere qui rasserene l'ame, comme les horizons du matin, dans les beaux jours, ou le vent ne secoue que l'odeur saine et fortifiante des bles en fleur et des chenes verts. Il y avait trop longtemps que Parisis n'avait respire cet air vivifiant pour qu'il n'en fut pas penetre jusqu'au fond de l'ame. Ca et la, Octave avait tente d'augmenter sa creance, mais Louise n'avait jamais voulu augmenter sa dette. "Vous m'empecherez d'etre heureuse, si je ne suis plus digne de moi." C'est a peine si elle avait accepte une jardiniere, un livre d'heures, un de d'or et un coucou de cinquante francs. Et encore elle n'avait accepte le coucou qu'apres que Parisis eut bien prouve que c'etait pour voir l'heure. "Savoir l'heure! a quoi bon! Ne saurai-je pas toujours l'heure ou vous ne reviendrez pas? avait dit Louise.--Vous voulez donc me fermer votre porte?--Jamais." La pauvre Louise ne connaissait pas le vieux proverbe: "Si tu ne fermes pas ta porte a l'amour, l'amour te mettra a la porte." Un matin, on ne vit pas Louise courir d'un pied leger chez la fruitiere qui lui vendait du lait, des oeufs et des pommes. Ce fut un vrai chagrin dans le quartier quand on apprit qu'elle avait disparu, le soir, au bras d'un amoureux "a equipage." "Quel malheur! dit la portiere. Une fille si bien elevee! C'etait comme une hirondelle: elle portait bonheur a la maison.--Eh bien, dit la fruitiere, elle se portera bonheur a elle-meme." Octave n'avait pas de prejuges: il aimait la femme, quelle que fut son origine et quel que fut son pays. Il l'avait prouve en ramenant une Chinoise. Il aimait le faubourg Saint-Germain, mais il aimait Breda street; il aimait les Champs-Elysees, mais il aimait le pays latin. Devant toutes frontieres, il repetait le mot de Louis XIV: "Il n'y a plus de Pyrenees." Il n'eut pas le pressentiment que cette jeune fille n'etait pas du pays latin. Le lendemain, non loin de l'hotel de Parisis, dans une maison de l'avenue d'Eylau, cachee sous les grands arbres d'un jardin, une jeune fille venait cacher sa vie. Je ne sais pas si elle devait porter bonheur a cette petite maison humide et malsaine, que les derniers locataires avaient quittee. C'etait cette solitude meme qu'Octave avait cherchee pour Louise. Il voulait lui louer le premier etage, mais elle avait peur du luxe, et elle demanda a habiter l'etage mansarde: cela lui rappellerait sa mere et elle travaillerait mieux, car elle comptait bien travailler toujours. Elle aimait trop a toucher la dentelle et les fleurs pour vouloir se croiser les bras. Octave eut beau lui dire qu'il lui en donnerait pour elle-meme; elle refusa. Octave ne voulut pas l'encanailler dans l'acajou, ce pauvre bois trop decrie. Il lui donna des meubles en citronnier, un petit mobilier de villa, tres simple, mais pas vulgaire. Il ne voulut rien oublier: elle eut des oiseaux dans une petite cage doree et des pervenches dans une petite jardiniere rustique. "Cela ne vous empechera pas, lui dit-elle, de m'apporter tous les matins un bouquet de violettes.--Oui, ma Violette, repondit-il.--Oui, s'ecria-t-elle avec joie, Violette c'est mon nom, car je veux vivre toujours cachee." La pauvre Violette s'imaginait qu'entre Octave et elle c'etait a la vie, a la mort. "N'est-ce pas, lui dit-elle, qu'entre moi qui vous aime et vous qui m'aimez, c'est a la vie a la mort?" Octave tressaillit, il se rappela la legende des Parisis. "Si j'allais l'aimer! Et si elle allait m'aimer!" dit-il, avec un sentiment de tristesse. Et il reprit: "Il faudra que je jette de l'eau sur le feu." Le soir il alla voir sa tante. Genevieve etait au spectacle avec la marquise de Fontaneilles. "C'est dommage, dit-il, j'aurais voulu apaiser mon coeur dans l'atmosphere de la province." Il joua au reversis avec sa tante. "Etes-vous bien amoureux? lui demanda-t-elle.--Effroyablement! J'aime trois ou quatre femmes." XVII POURQUOI OCTAVE SENTIT UNE PETITE MAIN SUR LA SIENNE QUAND IL VOULUT SONNER Pas un homme ne suit logiquement son coeur ni son esprit. M. de Parisis avait peur d'aimer et d'etre aime,--et il ne voulait vivre qu'au milieu des femmes.--Il pensait vaguement, sans trop s'inquieter du reste, que la legende des Parisis pourrait bien l'envelopper a son tour dans sa robe funebre a ses premiers jours de bonheur,--et il etait insatiable a chercher le bonheur.--Il voyait ca et la flotter sous ses yeux la legende des Parisis: "_L'amour des Parisis donnera la mort_,"--et il s'aventurait tete perdue dans les folies amoureuses.--Il croyait bien, il est vrai, qu'en ne s'y attardant pas, il cueillerait tous les amours sans y trouver le fruit mortel. Les contrastes ont leur poesie. Octave se disait que Violette dans sa blancheur de vierge etait peut-etre le veritable amour pour un coeur endurci comme le sien. C'etait le voyageur qui a epuise toutes les coupes et qui trempe ses levres a la source glaciale qui jaillit du rocher. Mais les levres insatiables de Parisis ne devaient, comme toujours, boire qu'un seul jour a cette fontaine d'eau vive. Il avait plus d'une fois revu Mme d'Antraygues dans le monde. Il s'etait fait presenter officiellement; mais il n'avait pas abuse du droit que prennent tous les hommes, de parler aux femmes. Il semblait lui dire, en ne lui disant rien, qu'il ne pensait plus a elle. Alice lui avait rappele la clef d'argent comme une menace gracieuse. Enfin un soir, a la Cour, comme on chuchottait a la ronde sur les amours de M. d'Antraygues avec Mlle Belle-de-Nuit, elle alla bravement a Octave et lui dit qu'elle l'attendrait le lendemain chez elle entre onze heures et minuit. "J'aimerais bien mieux vous attendre chez moi, lui dit Octave.--Non, lui dit-elle, je n'aurai jamais le courage de monter votre escalier d'onyx." Octave avait trop d'esprit pour insister; il prenait les femmes la ou elles voulaient se donner. Or, les femmes se donnent plus volontiers chez elles, comme si le demon de l'adultere leur imposait le champ de bataille. Le lendemain, la comtesse, qui s'etait jetee tete baissee dans la folie de son amour, ecrivit ce mot a Octave: _Ce soir a minuit. J'en mourrai, mais qu'est-ce que ca fait!_ Quand les femmes sont en train de se perdre, elles y vont bien. Mme d'Antraygues signait ce petit billet,--la condamnation a mort de sa vertu,--sans s'imaginer qu'elle jetait son bonnet par-dessus les moulins. Or, ces deux lignes etaient le commencement d'un drame. A dix heures, Violette, jalouse par pressentiment, alla chez Octave qui lui avait dit qu'il ne sortirait qu'a onze heures pour aller au club. Octave venait de sortir, elle monta en se disant qu'elle attendrait. Il lui arrivait ca et la de lui faire cette amoureuse surprise; pourvu qu'elle ne vint pas chez lui de deux heures a quatre heures, il lui permettait toutes ses fantaisies. Des qu'elle fut chez lui ce soir-la, tout naturellement elle trouva le billet de la comtesse d'Antraygues. Il n'etait pas long, mais il etait explicite. Violette fut frappee comme d'un coup de poignard. Elle palit, elle chancela, elle tomba sur le canape presque evanouie, "Et moi aussi, dit-elle, j'en mourrai!" Une volonte subite la ranima. Elle relut la lettre. Le hasard fait bien tout ce qu'il fait: sur la cheminee, pres de la lettre, elle vit un petit revolver qu'elle connaissait bien. C'etait un vrai bijou. Parisis le lui avait plus d'une fois montre en lui disant: "N'interroge jamais cette bete-la, parce qu'elle te repondrait dans l'autre monde." Violette appuya sur son coeur la bouche du revolver. "Non! dit-elle, je veux mourir sous ses yeux." Mais ou etait-il? Les femmes savent tout. Le matin, Violette etait allee au parc Monceaux, cueillir des herbes pour ses oiseaux: elle avait vu Octave qui fumait dans l'avenue de la Reine-Hortense et qui regardait les fenetres d'un hotel. "C'est cela, dit-elle, je me suis sentie jalouse, je ne me trompe pas!" Et, presque folle de desespoir, elle courut avenue de la Reine-Hortense. "Mais s'il est entre!" dit-elle. M. de Parisis avait passe par le club pour bien s'assurer que M. d'Antraygues, le joueur obstine, etait bien a une table de baccarat. Octave serait donc ce soir-la le plus heureux homme du monde parisien.--C'etait entre onze heures et minuit,--l'heure feconde ou se nouent et se denouent presque toutes les comedies amoureuses. Les drames et les tragedies pour tout de bon ne commencent qu'apres les dernieres scenes de l'Ambigu et de la Comedie-Francaise. M. de Parisis fumait, renverse dans une legere victoria enlevee par deux chevaux anglais de la plus altiere desinvolture. A les voir passer, au clair de la lune et des reverberes dans l'avenue de la Reine-Hortense, on eut dit qu'ils ne touchaient pas la terre. Une pianiste a la main plus lourde sur les touches d'ivoire que ces pieds legers pour effleurer le sol; ils jetaient dans le silence de l'avenue un leger battement tres harmonieusement cadence, qui certes ne devait pas reveiller les belles dames deja endormies dans les villas voisines. Cependant, des qu'ils depasserent la rue du Faubourg-Saint-Honore, qui coupe l'avenue, on aurait pu voir une ombre blanche soulever un rideau a la fenetre d'un prochain hotel. Avait-on reconnu le pas des chevaux ou venait-on rever a la belle etoile? A Paris, on ne reve plus a la belle etoile, les pendules vont trop vite pour cela. Les pendules! J'ai voulu dire les passions. Octave sauta sur la chaussee en donnant l'ordre a son groom de promener les chevaux dans le voisinage comme s'il n'attendait personne. Il regarda autour de lui: il ne vit que les arbres et les reverberes. L'avenue de la Reine-Hortense, qui va du parc Monceaux a l'Arc-de-Triomphe, est deserte a la tombee de la nuit; c'est l'avenue de Paris ou on passe le moins a pied: on y voit le matin des cavaliers, dans l'apres-midi des carrosses, le soir on y rencontre ca et la les rares habitants qui regagnent leur hotel, quelques cuisinieres amoureuses, quelques sergents de ville distraits, en un mot, une vraie voie pompeienne apres le Vesuve. Quelques secondes apres, Octave s'arretait devant une porte et levait la main pour sonner. Mais il ne sonna pas. Une petite main blanche s'appuya subitement sur sa main. Lui qui ne s'etonnait de rien, s'etonna pourtant cette fois. Il n'avait vu personne autour de lui; mais les femmes jalouses ont l'art d'etre invisibles et de n'apparaitre qu'au moment tragique. M. de Parisis s'etait retourne et avait reconnu Violette. "Eh bien! lui dit-elle, je vous y prends." Octave vit briller deux yeux que l'enfer de la jalousie avait embrases. "Tu es folle, Violette!--Oui, monsieur, folle parce que je vous aime." Octave releva la main pour sonner, mais une seconde fois la main de Violette detourna la sienne. "Je te dis que tu ne sonneras pas.--Voyons, Violette, soyez sage; il est minuit, je vais en soiree, rentrez chez vous.--Ah! vous allez en soiree!--Si vous ne voulez pas rentrer chez vous, rentrez chez moi; prenez ma victoria si vous voulez, mais pour Dieu, plus un mot, n'est-ce pas?" M. de Parisis avait sonne. La porte s'ouvrit. Violette voulut s'elancer, mais il la rejeta doucement comme en un tour de valse et lui ferma la porte au nez. Violette sonna a son tour en femme decidee a tout. Le duc de Parisis, voyant la porte se rouvrir, retourna sur ses pas. Il rejeta Violette une seconde fois tout en lui serrant la main avec amour. Mais il referma la porte bruyamment. Il entendit un cri, son nom retentit dans le silence. Il aurait voulu foudroyer Violette. Il se demandait s'il ne ferait pas mieux de rebrousser chemin et de remettre sa bonne fortune a des nuits meilleures. Une femme de chambre s'etait avancee vers lui. "Monsieur demande madame la comtesse?" dit-elle d'un air entendu. Elle avait deja trahi la femme pour le mari, elle allait trahir le mari pour la femme. Elle croyait ainsi racheter sa faute. "Oui, dit Octave en lui donnant cinq louis; si on sonne encore, n'ouvrez pas.--C'est bien simple, je vais rompre le fil, et on ne sonnera plus." Cette belle idee decida tout a fait Octave a monter chez la comtesse. Alice l'attendait sur le palier dans le plus adorable deshabille de minuit. Un peignoir de mousseline garni de point d'Angleterre, cachant a peine une chemise transparente,--des mules de satin rose sur des bas a jour--et une chevelure desordonnee, s'echappant des peignes en cascades voluptueuses. On voyait que la chevelure etait de la fete. Il ne reconnaissait pas la comtesse. Etait-il possible que celle qui, tout effrayee d'elle-meme, avait fui l'escalier d'onyx, fut la meme femme qui le recevait ainsi a bras ouverts? Le premier mot d'Alice fut un mensonge. "Je ne vous attendais pas, dit-elle a Octave." Octave prit Mme d'Antraygues dans ses bras et la porta doucement jusque devant un feu qui flambait joyeusement, quoiqu'on fut deja dans la belle saison. "Je croyais ne pas arriver, dit-il en baisant les cheveux d'Alice. Votre avenue n'est pas sure! j'ai ete arrete a votre porte, j'ai failli etre poignarde sous vos fenetres.--Vous m'epouvantez! Ceci m'explique pourquoi j'ai entendu parler; il me semblait que c'etait une voix de femme. Je ne voulais pas ouvrir la fenetre parce que ma voisine n'est pas encore couchee.--Oui, c'etait une voix de femme. Les hommes n'ont qu'un ennemi dangereux, c'est la femme; pour moi, j'ai plus peur d'une femme que de quatre hommes.--Vous avez peut-etre raison. Mais quel est donc ce mystere? Parlez vite, vous etes emu, voulez-vous des sels?" Mme d'Antraygues soupira. "Je ris, continua-t-elle, mais c'est moi qui vais me trouver mal." Octave reprit Alice dans ses bras et l'appuya sur son coeur. "L'emotion c'est la vie. Ne me parlez pas des lacs, parlez-moi des torrents." Parisis savait Alice romanesque et meme romantique. "Comme vous etes belle avec ces airs penches! Moi qui croyais vous retrouver railleuse!--Quand je vais dans le monde, je suis armee jusqu'aux dents; quand je suis ici en face de moi-meme ou en face de vous-meme, je deviens bete jusqu'a montrer mon coeur. Ah! mon ami, comme je vous aime!" Cette femme qui riait de tout avait les larmes dans les yeux. Le duc avait deja oublie Violette, il respirait avec passion les savoureuses senteurs de l'epaule, du cou et des cheveux d'Alice. "Mais enfin, reprit la comtesse, qu'est-ce que cette femme?--N'en parlons plus, c'est une femme qui me demandait son chemin. Je lui ai repondu que je ne savais pas le mien; mais ne parlons que de vous, de vos beaux yeux pers, qui sont des abimes; je suis effraye quand je les regarde: c'est l'inconnu. Les yeux, voyez-vous, c'est tout un monde, c'est l'infini, c'est Dieu." Octave embrassait Alice. "Voila pourquoi vous fermez les miens, dit-elle en souriant." M. de Parisis se jeta aux pieds de Mme d'Antraygues, non pas melodramatiquement a la maniere des jeunes premiers de l'Ambigu, mais en comedien qui sait jouer tous les roles. Etre aux pieds d'une femme, c'est etre a mi-chemin de sa conquete. L'amour fait bien ce qu'il fait. S'il devient respectueux au point de tomber a genoux, c'est pour se relever plus triomphant. La comtesse, tout amoureuse qu'elle fut, jetait toujours en toute chose son vif et charmant eclat de rire. Minuit sonna a une petite pendule, un temple rond a colonnes avec des acanthes et des perles d'or; une merveille d'horlogerie attribuee a Louis XVI. "Deja minuit, dit la comtesse.--Cette impertinente pendule qui se permet de mesurer mon bonheur, dit Octave.--La pendule, dit Mme d'Antraygues, c'est la plus odieuse des inventions. La pendule va toujours trop vite ou trop lentement." Les femmes ont peur de cette action mysterieuse qui marque le temps, qui compte les minutes--et les rides. Par l'horloge, la vie est divisee en cent mille parcelles inapercues, comme le coeur est divise par l'amour en cent milles syllabes errantes. Ce sont les grains de sable qui tombent sans fin sur les grains de beaute. Ils tombent du sablier jusqu'a ce qu'enfin le sablier soit vide et que le cercueil soit plein. M. de Parisis voulut embrasser la comtesse un peu violemment. Elle le repoussa avec douceur. "C'est cela, dit-il. La femme regle l'homme, comme l'horloge regle le soleil." Et apres un baiser: "N'oubliez pas: vous m'avez averti que vous me mettriez a la porte pour aller voir lever l'aurore au club.--Ah! oui. Il faut que je vous donne une lecon de geographie. Si, contre toute attente, il prenait a M. d'Antraygues la fantaisie de rentrer....--Soyez sans inquietude, il ne quittera sa table que pour aller chez sa maitresse.--Enfin il pourrait se tromper de porte et venir chez sa femme. Vous savez, l'empire des mauvaises habitudes!--Il ne faut jamais jurer de rien.--Donc, s'il rentrait a l'hotel et s'il frappait a ma porte, cela lui est arrive le jour de ma fete, parce que sa maitresse le lui avait rappele,--vous passerez par mon cabinet de toilette ... mais il faut que je vous montre cela...." Alice conduisit M. de Parisis dans son cabinet de toilette, apres quoi elle lui fit traverser la salle de bain et lui montra un escalier a jour qui descendait au jardin. "Quand vous serez dans le jardin, lui dit-elle, vous jugerez que les murs ne sont pas difficiles a escalader. Vous trouverez d'ailleurs un marche-pied volant. Le jardin conduit a un jardin voisin; ce jardin, si je ne me trompe, s'ouvre sur la rue de Courcelles; ne craignez rien, il n'y a pas de pieges a loup.--Il n'y a pas de pieges a loup! se recria Octave, mais qu'est-ce donc que ces beaux bras qui m'enchainent a vos pieds!" XVIII LE ROI DE THULE Cependant M. de Parisis passait sur son cou les belles mains de la comtesse. "A propos, dit-elle, je vous ai invite a prendre une tasse de the et mon monde est couche.--Quel contre-temps! dit Octave, moi qui ne suis venu que pour cela.--C'est d'autant plus facheux que j'aurais pu vous faire apprecier mon vieux Sevres. Voyez-vous cette merveille sur cette console?--C'est d'autant moins facheux, Madame, que vous avez un bon feu, que j'ai vu dans votre cabinet de toilette une petite bouilloire d'argent, et que vous allez de vos blanches mains me preparer vous-meme une tasse de the." Octave n'aimait pas a tordre le cou a ses aventures. Un dilettante en amour savoure le roman chapitre par chapitre sans brusquer le denouement. Mme d'Antraygues ne se fit pas prier, elle mit la bouilloire au feu pendant que M. de Parisis apportait le tete-a-tete sur un gueridon dore, a trois cariatides sculptees en syrene. Octave admira la forme svelte, la couleur tendre, les fleurs delicates de cette petite merveille qu'une main feerique avait travaille pour Trianon. "C'est admirable, dit-il, je n'ai jamais vu de forme plus exquise et de tons plus harmonieux. Ce sucrier est un bijou.--J'aime encore mieux la theiere. Voyez donc comme l'anse est dessinee! voyez donc comme le goulot se profile bien!--Croyez-vous, Madame, qu'a Trianon ou ailleurs, depuis qu'on prend du the, ce divin tete-a-tete ait jamais eu la bonne fortune de caresser des levres aussi amoureuses que les notres." Octave embrassait Alice. "Octave! decidement vous avez trop soif, murmura Mme d'Antraygues en riant.--Vous etes comme le vieux Sevres, d'une pate exquise.--Oui, pate tendre." Octave alla embrasser encore Alice. "Chut! dit-elle, voila l'eau qui bout.--Quelle jolie chanson! je comprends que les poetes aient parle des symphonies de la bouilloire; moi qui vous parle, j'ai une petite bouilloire dans ma chambre pour me rappeler mon enfance. Ma grand'mere m'a berce au chant de la bouilloire.--Vous avez ete eleve dans l'age d'or; moi, ma grand'mere m'a elevee aux duos d'Antony, de Lelia et de Faust." Alice chanta du bout des levres une strophe du _Roi de Thule_. "Oh! chantez! chantez! dit Octave. Vous allez attacher mon amour a cette chanson.--Oui, comme on cloue un papillon dans un herbier.--N'ayons pas d'esprit et chantez-moi cette adorable ballade." Mme d'Antraygues la chanta avec l'accompagnement des vagues de la bouilloire et du petillement du fagotin. Et elle la chanta presque aussi bien que Mme Carvalho, musique de Gounod, traduction toute nouvelle: Il etait un roi de Thule, Qui perdit un soir sa maitresse Il but comme un inconsole Le souvenir avec l'ivresse. C'etait dans une coupe d'or Portant le chiffre d'Arabelle: "Heureux, disait-il, qui s'endort Dans l'amour, comme a fait ma belle!" Plus d'une fois, quand il revait, La nuit, en ecoutant les merles, Il prenait sa coupe et buvait, Croyant y retrouver des perles. Perles et pleurs! Le sort amer Le fit vieillir fidele et sombre. Un soir qu'il regardait la mer, Et qu'il evoquait la chere ombre: "O ma belle! nulle apres toi A cette coupe savoureuse Ne boira plus. Nul apres moi N'y mettra sa bouche amoureuse." Et dans les vagues, tristement, Par lui la coupe fut jetee, Ne voulant pas qu'un autre amant Profanat la coupe enchantee. Pendant qu'Alice chantait, M. de Parisis promenait son vif regard sur sa beaute epanouie; tout un poeme en vingt-quatre chants, a commencer par les cheveux blonds en revolte, a finir par les pieds mignons qui jouaient dans les pantoufles. Alice etait grasse et blanche, legerement rosee, legerement brunie, comme si le soleil eut passe sur elle trop longtemps dans sa derniere villegiature. Quoiqu'elle fut une femme du Nord, elle avait la nonchalance des Havanaises. Elle vivait couchee, quittant son lit pour son canape, son canape pour sa caleche; aussi faisait-elle une rude penitence quand le dimanche, a la messe d'une heure, elle s'agenouillait a Saint-Philippe-du-Roule au milieu de ses amies. La mere de M. d'Antraygues lui avait dit plus d'une fois: "Prends garde a ta femme, elle est romanesque et coquette." Le jeune mari repondait a sa mere: "Il n'y a rien a craindre, elle est trop paresseuse pour cela." Un fin physionomiste n'eut pas repondu ainsi. Et, en effet, les yeux d'Alice,--ces terribles yeux de mer, a reflets changeants, qui ne disent jamais le secret du coeur, revelaient une ame troublee par les reves amoureux comme la mer par les nues qui renferment l'orage. Il y a des femmes qui se montrent tout entieres par leurs regards. On les penetre du premier coup comme ces sources vives jaillies de la montagne dans leur premier lit virginal.--fontaines que nulle levre humaine n'a touchees encore.--Mais il y a des femmes profondes comme la mer: l'oeil s'y perd; plus on les croit connaitre et plus on est dans l'abime: "Bien fol est qui s'y fie," disait Francois Ier devant celles-la. M. d'Antraygues ne connaissait pas si bien les femmes que Francois Ier, il n'avait pas appris a lire dans ce livre du bien et du mal, une oeuvre toute divine que Dieu a livree au diable. Il est des femmes a l'abri des tentations par leur figure; les passions ne frappent pas a toutes les portes, elles laissent sommeiller dans la vie les ames qui n'ont pas revetu une enveloppe attrayante. La beaute qui ne tombe pas de son piedestal de marbre est un ange de vertu. La laideur qui meurt immaculee ne merite pas les canons de l'Eglise. Toute- fois, il faut bien le dire, il n'y a pas de laideur absolue, et toute femme, quel que soit son masque, a son quart d'heure de rayonnement. Mme d'Antraygues etait faite pour la volupte sinon pour la passion; yeux profonds sous la flamme, levres rouges, une foret de cheveux, dont les broussailles envahissaient le cou et les oreilles, des sourcils qui se joignaient presque et qui semblaient peints, tant ils etaient energiquement et finement dessines, de longs cils retrousses et mobiles qui accentuaient encore l'expression mysterieuse de ses yeux. L'ovale du visage etait peut-etre trop arrondi, mais il etait embelli par un second menton dont la ligne ondoyante se fondait mollement sous le premier. L'oreille etait un bijou cisele sur la chair; elle etait un peu rouge peut-etre mais par ce temps d'anemie, qui se plaindrait de voir le sang vif s'accuser! Ce soir-la, la comtesse avait de grands anneaux pompeiens, mis a la mode par les femmes excentriques. M. de Parisis n'arretait pas son regard a la figure seule; comme un voyageur qui a entrevu a peine le pays inconnu, il promenait ca et la de la tete aux pieds, sur les montagnes et les vallons, penetrant la robe un peu diaphane, admirant les surfaces de l'epaule, les graces abandonnees du cou, le marbre rose du bras. "Quel joli pied vous avez!" dit-il a Alice apres un silence. Et sans qu'elle y prit garde ou qu'elle voulut y prendre garde, il lui saisit le pied dans sa pantoufle, comme il aurait pris sa main dans son manchon. Les jeunes filles qui liront ce roman pourront me demander pourquoi M. de Parisis allait a minuit chez Mme d'Antraygues, puisque ce n'etait ni sa femme ni sa soeur; je repondrai aux jeunes filles que le the de la comtesse etait fort bon. XIX OCTAVE JETTE SA COUPE A LA MER Madame d'Antraygues avait mis deux pincees de the dans la theiere, Octave voulut prendre la bouilloire. "Non, lui dit-elle, il y a un art de verser de l'eau que vous ne savez pas." Et avec une grace charmante, elle precipita dans la theiere une petite cascade d'eau bouillante. Une douce fumee parfuma la chambre. Alice presenta le sucrier a Octave. "Permettez-moi, madame, de prendre une pince a sucre." Il prit les doigts de Mme d'Antraygues et les mit dans le sucrier avec une douceur ideale. En verite, dit-elle, en retirant deux morceaux de sucre, vous me feriez passer par un trou d'aiguille: je n'aurais jamais cru que ma main put entrer la-dedans.--Et maintenant, dit Octave, donnez-moi du the a pleins bords, car il sera exquis." Glou, glou, glou, glou: les deux tasses furent pleines. "Quelle belle couleur! dit Alice, on dirait de l'or en fusion.--L'amour est un magicien, tout ce qu'il touche devient or.--Ah! l'amour, c'est encore la plus belle invention des anciens.--Pour les modernes.--Vous buvez deja, vous allez vous bruler les levres.--Non, il est a point, voyez plutot." Et Octave presenta sa tasse a Alice. Elle venait de se rasseoir pres de lui sur le canape, leurs bouches n'etaient pas loin l'une de l'autre. Quand la comtesse porta les levres a la tasse, le duc y porta aussi les siennes: deux bouches a la surface du the. " N'est-ce pas que c'est bon?" On s'etait embrasse,--j'imagine. "Eh bien! Madame, dit Octave en relevant la tete, c'est la premiere fois que je comprends le the: je jure que jamais je n'oublierai ce festin de nos levres." Et il but jusqu'a la derniere goutte. Et il jeta la tasse dans le feu. Le petit chef-d'oeuvre fut brise en mille eclats. "Que faites-vous la? demanda la comtesse avec plus de surprise encore que de regret.--Vous ne le devinez pas? repondit M. de Parisis qui avait repris sa railleuse expression adoucie par un sourire de penetrante volupte. Est-ce que vous auriez permis, Madame, que d'autres levres eussent profane cette tasse? J'ai fait comme le roi de Thule, j'ai jete ma coupe a la mer." XX UNE FEMME EN HAUT, UNE FEMME EN BAS Cependant il etait une heure du matin, M. de Parisis avait-il pris une seconde tasse de the avec la comtesse? La comtesse a son tour avait-elle jete sa tasse au feu pour achever le sacrifice et garder un souvenir plus vivant de cette heure amoureuse? On ne me l'a pas dit. On m'a dit seulement qu'elle avait perdu dans le va-et-vient une de ses mules de satin rose et que son mari, en rentrant, l'avait retrouvee dans l'escalier: ce qui prouverait assez qu'elle avait reconduit Octave sans lumiere. Si Mme d'Antraygues eut reconduit Octave un peu plus loin, elle eut assiste a une autre scene amoureuse. Des que la porte s'ouvrit, Octave retrouva Violette couchee par terre. Un pressentiment traversa son esprit; il se pencha et vit un flot de sang qui avait jailli sur sa robe. "Violette!" s'ecria-t-il. Violette ne repondit pas. Les platanes agites par un vent d'orage promenaient alternativement l'ombre et la lumiere; mais tout d'un coup un nuage ayant passe, la lune repandit sur Violette sa blancheur d'argent. Octave s'etait precipite et avait souleve la jeune fille dans ses bras. "Violette! Violette! ma Viola! c'est moi qui te parle, dis-moi que tu m'entends!" Violette ne dit pas un mot. Le duc l'embrassait et lui parlait toujours: elle avait les levres tiedes et le front glace. "Ma petite Violette, tu sais que je t'aime!" Octave aimait Violette. Il ne me faudra pas faire un cours d'esthetique sur les passions de l'ame pour demontrer que depuis les siecles de decadence, c'est-a-dire depuis le commencement du monde, l'amour vit de contraste et que la loi primordiale du coeur, c'est de conquerir, si ce n'est d'etre vaincu. Octave venait d'adorer Mme d'Antraygues; mais il aimait Violette. Il s'en revenait de conquerir la comtesse avec un vague sentiment d'orgueil, mais la volupte seule avait ete de la fete. Ce n'est pas toujours le coeur qui remue les levres, l'amour le plus eloquent jaillit de l'imagination. Quand Salomon a dit: "La femme est amere," c'etait le cri de l'esprit humain et non le cri du coeur humain. S'il eut trouve dans son palais, parmi ses sept cents femmes, une brave fille, un coeur d'or comme Violette, il eut peut-etre pousse a travers les siecles un autre cri sur la femme. Mais la femme de la Bible n'etait pas la femme de l'Evangile; l'ame n'avait pas encore dompte le corps, le sentiment n'avait pas devore le coeur. Aujourd'hui, il y a beaucoup de Violettes qui se tuent heroiquement pour leurs passions. Faibles coeurs! disent les philosophes et les moralistes. Ames vaillantes! peut-on dire plus justement de toutes les phalanges d'amoureuses que la jalousie ou le desespoir a jetees dans l'abime. Octave arracha le corsage de Violette. En s'agenouillant, il trouva son petit revolver, ce bijou qu'elle avait pris au serieux. "Tu es donc devenue folle," lui dit-il en l'embrassant. M. de Parisis, tout en parlant a Violette, avait a deux reprises appele son cocher. Au moment ou les chevaux arrivaient devant l'hotel d'Antraygues, Octave posait Violette sur le banc de l'avenue le plus rapproche. Elle etait souple, de son adorable souplesse de roseau, comme une femme endormie, les bras pendants, la tete renversee. Quand elle fut sur le banc, Violette s'agita. "Dieu soit loue!" s'ecria Octave. Il eut donne dix ans de sa vie pour voir vivre Violette pendant dix minutes; sa blessure meme eut ete mortelle qu'il eut ete presque console de lui entendre dire qu'elle l'aimait. "Je meurs, je meurs, murmura-t-elle d'une voix coupee, il ne faut pas le dire a maman." La pauvre Violette ne savait plus que sa mere fut morte. "Violette! tu ne mourras pas, ma Violette, je t'aime et je te sauverai.--Non, je me suis frappee au coeur." A cet instant, un coupe arrivait devant l'hotel par la rue de Courcelles. C'etait le coupe de M. d'Antraygues, qui, par hasard, rentrait chez lui avant l'aurore. Ceci merite bien une explication. Ce jour-la, M. d'Antraygues, appele du Club a la Maison d'Or, y avait rencontre quelques demoiselles de l'Opera. Il avait bu avec elles--non pas precisement dans du vieux Sevres--et, ne pouvant se griser d'amour, il s'etait grise de vin de Champagne. Le comte, tout bete qu'il fut, avait compris dans les fumees champenoises qu'il ferait cette nuit-la un bien mauvais joueur et qu'il risquerait de perdre ce qu'il avait deja gagne. Voila pourquoi il revenait chez lui. En descendant de voiture, il reconnut l'attelage d'Octave. Il s'approcha tout en se dandinant et vit le duc qui soulevait Violette. "Qu'est-ce cela? lui demanda-t-il.--Cela, repondit M. de Parisis, sans paraitre s'inquieter de la presence du comte, c'est une femme qui se trouve mal." M. d'Antraygues eut d'abord l'esprit traverse par un soupcon de jalousie, mais voyant bien que ce n'etait pas sa femme, il se contenta de dire a Octave: "Diavolo! mon cher ami, vous chassez sur mes terres au milieu de la nuit comme un braconnier; il est vrai que je viens de chasser sur les votres. Vos petites amies de l'Opera m'ont fait boire outre mesure, et pourtant ma mesure est bonne.--Eh bien! dit Octave, allez vous coucher." Le comte, qui chancelait sous l'ivresse, releva la tete: "J'irai si je veux! Il parait que monsieur ne veut pas etre trouble dans ses rendez-vous nocturnes.--C'est vous, mon cher, qui etes nocturne. Votre femme vous attend." Le duc avait repris Violette pour la poser dans la victoria. "Ma femme m'attend? Est-ce qu'elle vous l'a dit?--Oui. Hatez-vous, car elle va vous faire une scene." Le comte, jaloux cette fois comme un tigre, saisit le bras d'Octave qui montait a cote de Violette. "Vous savez, mon cher, que je ne ris pas apres minuit.--Vous savez, repliqua Octave furieux, que je vous defends de dire un mot de plus--a moins que vous ne trouviez un mot spirituel.--Un mot spirituel, je ne suis pas si bete que cela; la preuve, c'est que je vois bien que vous n'avez amene cette femme que pour cacher votre jeu! Vous venez de chez ma femme.--La verite dans le vin, pensa Octave.--Mon cher, dit-il tout haut, allez voir chez vous si j'y suis.--Oui, monsieur, et je me vengerai, et je briserai tout, et je jetterai la femme par la fenetre." Cette fois, en voyant la colere subite du comte, Octave aurait voulu reprendre les paroles qu'il avait dites. Il le savait capable de toutes les folies et de toutes les sottises. "Voyons, lui dit-il, revenez a vous et ne vous donnez pas en spectacle a la lune; rentrez chez vous silencieusement, et surtout ne dites pas a votre femme ce qui s'est passe a votre porte. Sachez-le donc, mon cher, cette pauvre fille que vous voyez la, baignee dans son sang, vous ne la reconnaissez pas?" Le comte se rapprocha. "Comment la reconnaitrais-je? vous la masquez.--C'est votre maitresse.--Laquelle?" Ce cri partait du coeur. "Je ne sais pas laquelle, dit le duc de Parisis. Je l'ai trouvee ici comme je revenais du boulevard Malesherbes, un revolver sanglant a ses pieds. Tenez, le voila!" Et Octave donna le bijou au comte sans trop bien savoir pourquoi. "Adieu, mon cher, pas un mot de ceci a Mme d'Antraygues. Et n'allez pas vous servir du revolver contre vous-meme.--Pauvre fille," dit le comte, avec des larmes de vin dans les yeux. Et tout chancelant sous l'ivresse et sous l'emotion, il se souleva pour voir Violette. Mais sur un signe d'Octave, les chevaux etaient partis au galop." Pauvre fille! dit encore le comte, ai-je fait assez de malheureuses comme cela?" Il regarda le revolver sous le reverbere, "C'est vrai qu'il est tache de sang! C'est un bijou. Je montrerai cela demain a mes amis." A cet instant, Mme d'Antraygues, qui avait assiste toute haletante du haut de son balcon a cette scene tragi-comique, hasarda ce nom de bapteme: "Fernand!" Le comte oublia qu'il etait ivre et marcha d'un pied plus assure jusque sous le balcon. Au nom de Fernand, il repondit par le nom d'Alice. "Que faites-vous la, mon ami?" Et comme un echo, Fernand dit aussi: "Que faites-vous la, mon amie?" Naturellement, Mme d'Antraygues repondit: "Je vous attendais." Cela etait jete du haut du balcon comme une aumone sur un pauvre. Fernand ramassa ces paroles d'or et murmura: "Decidement, je ne merite pas tout mon bonheur." Il craignit que sa femme n'eut tout entendu. "Alice, est-ce que vous etes la depuis longtemps?--Non, je viens d'ouvrir la fenetre, repondit-elle vivement.--Alors vous n'avez pas vu ce fou de Parisis qui enlevait une femme?--Non, mon ami! Adieu, je meurs de sommeil. Ne venez pas frapper a ma porte!" Cette scene d'intimite se passait en pleine avenue, mais les etoiles seules ecoutaient. Pas ame qui vive au voisinage. Il faut se loger avenue de la Reine-Hortense quand les maris partent pour la Syrie. Alice avait ferme sa fenetre. Toutes les femmes ont compris ce mot: "Ne venez pas frapper a ma porte." Quand M. de Parisis dit au mari: "Allez voir chez votre femme si j'y suis," il savait bien qu'il y etait. L'amour a cela de beau dans ses enchantements, qu'il permet a l'amoureux ou a l'amoureuse de garder l'image aimee. Quand la femme aime, elle n'est jamais seule. XXI LES DEUX RIVALES C'etait au temps des thes diurnes. Vers quatre heures de l'apres-midi, Parisis et Mme d'Antraygues prirent le the ensemble, par rencontre, chez une Havanaise des Champs-Elysees. Il y avait beaucoup de monde. Quelques figures severes obligeaient au ceremonial; on parlait tout haut. "Est-ce que vous aimez le the? dit Octave a la comtesse en lui passant une tasse.--Pas le matin, dit-elle." Et elle refusa, tout en jetant un regard dedaigneux sur la tasse de porcelaine anglaise que Parisis avait passee sous ses yeux. On parlait deja dans tout Paris d'une jeune fille qui s'etait brule la cervelle la veille dans l'avenue de la Reine-Hortense. "Vous ne savez pas cela? dit une dame en questionnant Octave avec une bonne intention de femme.--Comment! dit Octave, je ne sais que cela. Je ne connais pas la dame, mais c'est moi qui l'ai trouvee "baignee dans son sang," comme dira la _Gazette des Iribunaux_.--Il parait que c'etait avenue de la Reine-Hortense?--Je ne me souviens pas bien, dit Octave; c'etait peut-etre avenue d'Iena.--On dit que c'est un desespoir de jalousie?--Si Mme d'Antraygues n'etait pas la, dit audacieusement Octave, je dirais que la demoiselle a prononce le nom de bapteme de son mari. Apres cela, il y a tant de Fernands!--Voyez-vous, dit la maitresse de la maison, on racontera tant d'histoires sur ce coup de pistolet, qu'on ne saura jamais la vraie. Vous avez raison, madame, reprit Octave; l'histoire n'a ete inventee que pour cacher la verite." Et il jeta une citation latine qui lui fit le plus grand honneur chez toutes ces belles dames qui s'ecrierent en choeur: "Il est inoui! il voit tout, il est partout, il sait tout!" Naturellement Octave, en s'en allant, trouva Mme d'Antraygues dans l'escalier. "Monsieur de Parisis, lui dit-elle, je sais tout; ce soir, a onze heures, en revenant de chez ma grand'mere, j'irai prendre le the chez vous.--Par quelle porte?--Par la grande, par celle de Violette. Moi aussi, helas! j'ai le droit d'avoir mes grandes entrees.--Vous savez que vous trouverez Violette?--C'est pour elle que je veux aller chez vous.--Pour lui bruler la cervelle?--Oui, mon mari m'a donne le revolver." Le philosophe, ou plutot le moraliste, car il y a un abime entre le philosophe et le moraliste, aurait etudie avec une bien vive curiosite les metamorphoses rapides qui s'emparerent de la comtesse d'Antraygues et de cette jeune fille que Parisis avait surnommee Violette. Les hommes politiques les plus devoues a leur fortune ne font pas d'aussi soudaines evolutions,--meme dans les revolutions. Au lieu de se sauver l'une par l'autre, elles acheverent de se perdre en se rencontrant. Comme elle l'avait dit, Mme d'Antraygues alla le soir chez Octave. Il l'attendait dans son petit salon, un journal a la main. "C'est l'histoire d'hier que raconte le journal, sans doute, dit Mme d'Antraygues en s'asseyant a cote de lui pendant qu'il lui baisait le front.--Oui, ecoutez plutot: "Hier, vers minuit, avenue de Wagram, une jeune fille a recu six coups de couteau dans la poitrine. On ne doute pas qu'elle n'ait ete victime d'une fureur jalouse; elle a survecu a cet acte de barbarie; elle a ete transportee a l'hopital Beaujon. On croit connaitre le nom de l'Othello. La justice informe." "Eh bien! voila un journal bien informe.--Quoi! vous doutez du journal? Mais c'est la loi et les prophetes.--Vous savez que je veux voir cette jeune fille?--Eh bien! vous vous imaginez qu'elle est ici? Elle est chez elle.--Je ne suis donc pas mieux informee que le journal!--Pourquoi voulez-vous la voir?--Parce que la passion qui va jusque-la est encore de la vertu. Et puis, je ne sais pourquoi, mais j'aime cette jeune fille." La comtesse regarda doucement Octave, "C'est peut-etre parce que vous l'aimez. Puisqu'elle n'est pas ici, je m'en vais.--Quelle etrange femme vous faites!--Peut-etre. Mais il me semble que cette jeune fille est pour quelque chose dans ma destinee. Comment va-t-elle?--Mal, mais elle ira bien. La balle s'est promenee sur le sein sans penetrer; elle a une forte fievre; j'ai eu peur jusqu'a midi, parce qu'elle n'etait pas revenue a elle, mais Ricord m'a repondu de sa vie.--Conduisez-moi chez elle.--Non! je ne ferai pas cette folie. Il faut que les femmes du monde restent dans, le monde.--C'est l'histoire du Paradis; vous m'avez ouvert la porte pour m'en aller et je ne la refermerai pas." Mme d'Antraygues soupira. "C'est fini! je ne m'amuserai plus chez moi, a moins que vous ne metamorphosiez mon mari en homme amusant. Donc, si vous ne voulez pas me conduire chez Mlle Violette, car je sais son nom, j'irai toute seule.--Nous ne ferons pas cette betise-la ni l'un ni l'autre." Mme d'Antraygues se leva. "Don Juan, dit-elle a Octave, montrez-moi donc votre palais. Je suis tout eblouie, ici, moi qui n'habite pourtant pas une chaumiere." Elle marcha rapidement, suivie d'Octave, parlant de toutes choses en femme qui connait un peu toutes choses. "Dites-moi donc, Alice, le nom de la Dame de Coeur?--Oui! Et de la Dame de Carreau et de la Dame de Trefle? Je suis trop jalouse pour vous le dire; et d'ailleurs, j'ai jure sur votre tete que je ne le dirai pas.--Je vous donne ma tete.--Je n'en veux pas." Ce fut en vain que Parisis insista, Il embrassa Alice, "Voyez, je vous mets a la question.--J'y resterais plutot un siecle!" s'ecria Mme d'Antraygues. Et, se degageant des bras d'Octave: "Adieu, dit-elle tout a coup, je reviendrai." Octave, qui avait promis a Violette d'aller la voir a minuit, ne retint pas de force la comtesse. "Demain, reprit-elle, nous nous verrons aux Italiens." Elle partit. Octave l'accompagna jusqu'a son coupe. "Adieu. Je vous aime; mais vous n'irez pas voir cette pauvre enfant?--Non, puisque vous ne voulez pas," Mais Mme d'Antraygues alla droit chez Violette. On sait deja que Violette habitait les mansardes d'une petite maison de l'avenue d'Eylau, perdue dans un de ces vieux jardins de Paris qui disparaissent tous les jours sous les pyramides de pierres. La comtesse avait ete bien renseignee, car elle traversa le jardin sans meme dire le nom de la jeune fille au concierge; elle monta les trois etages et sonna; une garde-malade vint ouvrir et la conduisit au lit de Violette. "Je suis une amie inconnue, du la comtesse, je sais tout, j'ai voulu vous voir et vous serrer la main.--Je ne comprends pas, dit Violette en essayant de se soulever.--Ne remuez pas, imaginez que je suis une soeur de charite; si la femme qui vous veille veut se reposer demain, je viendrai vous veiller moi-meme.--Je comprends de moins en moins, dit Violette; comment savez-vous qui je suis et ou je suis, moi qui ne connaissais personne?" Violette regarda Mme d'Antraygues jusqu'au fond du coeur. "Ah! c'est vous!" dit-elle en laissant retomber sa tete. Elle avait juge que c'etait sa rivale. Elle faillit se trouver mal, mais elle eut le courage de lutter. "Oh! madame, murmura-t-elle d'une voix eteinte, venez-vous ici pour me railler?" Et, avec un sourire: "Une femme qui veut mourir et qui ne meurt pas est si ridicule! mais j'espere que Dieu me fera la grace de ne pas survivre.--Mademoiselle, je suis venue par un sentiment d'admiration et de sympathie. Ne voyez pas une rivale en moi, mais une amie.--Apres tout, madame, dit Violette, l'amitie est si rare qu'il faut toujours lui dire: Soyez la bienvenue. Je crois serieusement que je vais mourir, je vous pardonne ma mort" Ce n'est pas une balle qui m'a tuee, c'est une trahison. --Pauvre enfant! vous etes comme moi, vous n'etes pas de votre siecle. Une trahison d'Octave de Parisis! mais vous ne savez donc pas qu'il trahit toujours le lendemain celle qu'il a adoree la veille. On a raison des hommes, non pas en se tirant des coups de revolver, mais en se moquant d'eux.--Mais si on les aime?--dit Violette toute naive encore et ne craignant pas d'ouvrir son coeur,--si on les aime, on se moque de soi-meme.--Vous avez un coeur d'or, mais il se bronzera. Adieu, je suis contente de vous avoir vue, je reviendrai demain.--Oui, revenez, dit Violette devenue curieuse." Mme d'Antraygues lui serra la main et partit en lui montrant le plus beau sourire du monde. La beaute exerce un despotisme qui soumet tout le monde. Si Violette eut vu venir a elle une figure quelconque--_effigies sine anima_--une de ces figures qui ne parlent pas au coeur, peut-etre se fut-elle revoltee, mais elle subit avec je ne sais quelle douceur le charme invincible de la comtesse; elle sentit d'ailleurs que ce n'etait pas pour la trahir qu'elle venait a elle. Les coeurs se voient. Violette, qui n'avait jamais rencontre une amie, se prit a cette amitie imprevue. Elle s'imaginait d'ailleurs que Mme d'Antraygues ne lui prendrait plus Octave, comme si son coup de pistolet etait un titre sacre. Octave entra chez Violette, cinq minutes apres le depart de Mme d'Antraygues. "Comment vas-tu?--Bien, si tu m'aimes." Parisis baisa Violette au front. "N'est-ce pas, reprit-elle, que tu m'aimeras toujours?" Il ne put s'empecher de sourire. "Je lis ta pensee, dit vivement la jeune fille; tu m'as aimee, mais tu ne m'aimes plus.--Si je ne t'aimais plus, serais-je la?--Non, ce n'est pas l'amour qui te conduit ici, c'est un sentiment de pitie. Je me vengerai.--Et tu feras bien! dit Octave qui voulait lui donner la soif de vivre.--Tu n'as pas rencontre ta belle maitresse?--Elle est donc venue? je m'en doutais; c'etait bien sa voiture qui fuyait vers l'Arc de Triomphe. Elle est aussi folle que toi. Puisque ta maison devient une maison de fous, je n'y reviendrai plus.--Octave, tu veux me faire mourir?--Non, je t'aime, je veux que tu vives; si cela t'amuse, je reviendrai avec elle." Le duc de Parisis embrassa doucement Violette. Il passa la nuit a la veiller. Le lendemain, Ricord declara qu'elle n'en avait que pour une semaine. "Dis-moi que tu m'aimeras toujours," disait-elle a son amant. Et il repondait "Toujours!" Mais le surlendemain il envoya a Violette un adieu en ces mots: Je crois que nous n'avons plus rien a nous dire, ma petite Violette. Ne vous tuez plus pour les hommes, redevenez belle. Prenez une boutique de fleuriste et vendez-y de tout, excepte des violettes! Ne voyez pas trop les femmes du monde, elles vous perdraient. Adieu, je pars pour Londres et je vous embrasse. Tournez la page--comme celle du livre de la vie. Point de signature. Octave ne signait presque jamais. Violette tourna la page en pleurant. Elle s'indigna en y trouvant un bon de dix mille francs sur M. de Rothschild. Elle le jeta au feu. En le voyant flamber, elle s'imagina qu'elle avait brule dix mille francs. Elle se dit: "Il ne sait pas que cela ne vaut pas dix de mes larmes." Mme d'Antraygues survint. Elle lui conta tout. "C'est beau, cela! dit Mme d'Antraygues. Je vais ecrire a Octave, il vous enverra vingt mille francs.--Je ne veux rien, murmura Violette: Je veux mourir." Violette devint plus malade qu'elle ne l'avait ete. Elle se fut laissee mourir de chagrin si la comtesse n'etait venue la consoler. Mme d'Antraygues se consolait elle-meme en la consolant; elle n'avait pas vu la profondeur de sa chute. Quoique son mari fut de jour en jour plus indigne, elle reconnaissait qu'elle etait plus indigne que lui. C'est a la femme bien plus qu'a l'homme que Dieu a confie l'honneur de la maison. Un amoureux avait franchi le seuil de la sienne: quand il avait repasse la porte, il etait son amant. Elle ne comprenait pas cet eblouissement, ce vertige, cet abime. Elle s'armait de toutes ses vertus pour remonter le courant, pour retrouver ce sommet ou l'on n'a pas les curiosites de l'orage, mais ou l'on respire l'air vif. C'en etait fait! Elle devait bientot s'avouer qu'une femme ne se repent d'un amour que dans un autre amour. C'est la loi fatale, la vertu ne se reconquiert pas; le Rubicon est facile a franchir, mais si on se retourne vers l'autre rive, elle est devenue inabordable. Violette devait-elle, comme Mme d'Antraygues, se repentir de son premier amour dans les bras d'un second amoureux? XXII LE DUC DE PAS LE SOU Il y avait un secret dans la vie d'Octave, que Mlle Genevieve de la Chastaigneraye ne lui avait pas dit au bal masque. Nul ne savait ce secret, pas meme Genevieve. M. de Parisis passait pour un des hommes les plus riches de Paris; on parlait de la terre de Parisis comme une des terres les plus fecondes de la France, on parlait surtout de ses mines d'argent dans les Cordilleres. On l'avait vu plus d'une fois arriver au club avec une poignee de pepites d'argent ou un lingot en forme de sabot chinois. "Quand je pense, disait-il d'un air convaincu, que j'ai cent Indiens dans les Cordilleres ou on ne trouve que de l'argent, quand je pourrais avoir cent Californiens qui me trouveraient de l'or!" Pareillement, ca et la, il lisait tout haut quelques lignes d'un journal de province, ou on vantait les troupeaux de Parisis, ses vignes, ses bois et ses champs de betteraves. C'etait une terre modele. La fortune lui arrivait par toutes les routes, puisqu'il gagnait aux courses, puisqu'il gagnait au jeu, au club comme a Bade, a la Bourse comme chez les dames qui jouent. On le disait genereux, on le disait meme prodigue; il pensionnait plus d'un ami et ne regardait jamais ce qu'il donnait aux pauvres. Quand deux chenapans se battaient, il les payait pour qu'ils s'embrassassent. Il est vrai que ce spectacle ne lui coutait pas bien cher. Il renouvelait ainsi l'histoire d'un de ses devanciers, le comte de Grammont, qui donna un jour vingt-quatre livres a deux voleurs qui se battaient pour avoir chacun trois louis, quoiqu'ils n'en eussent vole que cinq. Tout cela etait un jeu bien joue, car le duc de Parisis n'avait pas le sou. Mais il cachait sa pauvrete a quatre chevaux comme les vrais riches cachent leurs millions a deux rosses. A premiere vue, cela doit paraitre etrange: rien n'etait plus simple. Quand il etait entre dans la diplomatie, il avait recueilli un million en rente trois pour cent, en actions de la Banque et en obligations de chemins de fer. Le chateau de Parisis etait estime deux millions, total trois millions. Mais il y avait dix ans de cela. Le premier million dura bien deux annees. Octave avait toujours les mains pleines et les mains ouvertes; il etait la providence des comediennes, des dames du Lac, de ses amis; il lui fallait quinze cents francs par jour pour vivre vaillamment dans le premier feu de la jeunesse, avec son titre de duc, sa soif de plaisir, ses manieres d'enfant prodigue. Ce n'etait pas trop. Il ne comptait pas bien, il s'imaginait que deux millions sont une mine inepuisable: mais toutes les mines s'epuisent, meme celles des Cordilleres, ou les cent Indiens qui travaillaient toujours pour lui trouvaient a peine de quoi vivre eux-memes depuis quelques annees. Quand Octave etait revenu d'Amerique, il lui avait fallu emprunter par hypotheque sur son chateau. Il prit d'abord un million. A son retour de Chine, il ne lui restait plus que la ressource des secondes hypotheques; on lui preta encore cinq cent mille francs, parce qu'on savait que, le cas echeant, la terre de Parisis vendue par expropriation depasserait toujours deux millions. Ces cinq cent mille francs ne firent qu'une saison. M. de Parisis jouait alors sa vie et sa fortune en homme qui n'a pas souci du lendemain, decide a vivre plus tard comme il plairait a Dieu,--ministre a Carlsruhe ou a Dresde,--ou recueillant des debris de son patrimoine pour planter ses choux au chateau natal. Il appartenait d'ailleurs a cette nouvelle generation qui vit au jour le jour et qui brave le lendemain. Cette generation n'est pas plus sage que l'autre, mais elle, n'est pas beaucoup plus folle, car la vie n'est ni une maison de banque, ni un grenier d'abondance. Un galant homme ne meurt jamais de faim; ceux qui vivent riches pour mourir pauvres, sont des esprits superieurs a ceux qui vivent pauvres pour mourir riches, puisque ce sont les vrais riches. Depenser gaiement un louis, c'est l'avoir; le retenir d'une main avare, c'est le perdre. Tant et si bien qu'a vingt-huit ans, Octave de Parisis n'avait plus rien, mais il n'etait pas ruine pour cela: je m'explique. Je ne parle pas de quelques poignees d'or qui pouvaient lui venir tous les ans de Lima, puisque le dernier arrivage, apres un silence de dix-huit mois, n'avait ete que de quelques milliers de dollars; je ne parle pas de ce qu'il pouvait retrouver dans la vente du chateau de Parisis, puisqu'il le voulait garder coute que coute; je parle de son credit qui etait encore un capital. On ne saurait s'imaginer le nombre de beaux viveurs qui vivent sur leur nom et qui sont encore riches quand ils n'ont plus d'argent. Pourquoi tous les oisifs ne vivent-ils pas ainsi? C'est qu'il faut avoir ete riche, c'est qu'il faut avoir le prestige du nom et de la mode. Brummel, d'Orsay et les autres dilettantes de la haute vie, ont toujours vecu en grands seigneurs sans qu'on sache bien avec quoi; un homme d'esprit disait sans vergogne: "Il faut laisser aux imbeciles le privilege d'avoir pour les autres une maison, une femme, un cheval et le reste." Le braconnier prend plus de gibier que le chasseur. Le trouve-t-il moins bon? Greuze qui fut cocu comme Moliere, disait que les hommes a la mode sont les braconniers du mariage. Ne sont-ils pas les braconniers de la vie? Octave de Parisis etait plutot un comte d'Orsay qu'un Brummel. Il vivait sur sa fortune passee et sur sa fortune future Il menait toujours grand train, mais ca et la dans le train des autres. Comment avait-il encore une ecurie de course et des equipages de chasse? Parce que le jeune marquis de Saint-Aymour lui avait dit un matin, au retour de Chine: "Veux-tu que nous fassions courir et que nous chassions ensemble?--Oui. Mais je n'ai pas d'argent comptant.--Qu'a cela ne tienne, nous compterons plus tard." En attendant le compte, Octave partageait la moitie des prix gagnes. C'etait de toute justice. Et naturellement, pour tout le monde, c'etait Octave qui faisait courir et qui donnait les parties de chasse. Il savait bien qu'il payerait tout cela un jour. Il ne doutait pas qu'un nouveau voyage a Lima ne le sauvat de toutes ces belles miseres. Parisis n'avait pas de train de maison. On a trouve chez un duc de ses amis, le jour de l'inventaire, quatre volumes depareilles, un _La Rochefoucault_, le _Dictionnaire des Actrices de Paris_, le _Parfait-Ecuyer_ et la _Clef des Songes_. Dans la cave d'Octave, on eut a peine trouve quatre cents bouteilles depareillees. Il n'avait pas a s'inquieter de sa cuisine, il etait de tous les diners officiels: a peine avait-il un jour par semaine a donner aux femmes. Mais comment s'etait-il bati un hotel avec le luxe des sculptures, des fresques et des marbres? C'est encore bien simple. Il avait eu le bon esprit--car il n'etait pas si desordonne qu'on pourrait le croire--d'acheter un terrain avenue de l'Imperatrice, vendu par expropriation, a peu pres la moitie de sa valeur. Cela se voit tous les jours, selon les bruits de la guerre ou les sinistres de la Bourse. Son notaire n'avait pas eu de peine, une fois l'hotel commence, a lui trouver par un emprunt de quoi payer le terrain et la moitie de l'hotel. L'hotel termine, comme il avait grande mine, un second emprunt etait venu a point. Paris est le pays de la confiance. Le credit cree des prodiges; si on ne travaillait a Paris qu'avec de l'argent comptant, on ne ferait pas grand'chose: or, on y remue des mondes. Mais comment Octave se payait-il le luxe des femmes? Avec des bouquets de violettes, des bouquets de lilas blanc, des bouquets de roses-the. Le plus souvent par des cartes de visite; les courtisanes s'estimaient bien payees par sa carte de visite quasi royale: n'etait-il pas le prince des amoureux? Il n'avait pas de scrupule en se rappelant qu'il avait debute dans la vie par bruler plus d'un million sur l'autel de madame Venus. Depuis trois ans, le duc de Parisis avait vecu sans un sou vaillant, mais sans se priver de rien, tout en restant un des rois de Paris. Seulement il ne jouait plus guere, parce qu'il ne voulait pas etre frappe de decheance en dette d'honneur. On commencait par dire qu'il devait a Dieu et a diable, mais ses amis attribuaient ses dettes a son insouciance de toutes choses; selon eux, s'il devait, c'est qu'il oubliait de payer. Toutefois, il commencait a s'inquieter de cet abime qui s'appelle la dette privee et qu'il franchissait tous les jours au risque d'y tomber. C'etait danser sur le volcan: mais on ne faisait plus autre chose au dix-neuvieme-siecle. Le duc de Parisis avait bien pense ca et la a quelque beau mariage; mais plus le mariage est beau, moins la femme est belle. Et puis, il aimait peut-etre trop les femmes pour aimer une seule femme. XXIII UNE REAPPARITION A L'OPERA Parisis etait a l'Opera avec ses amis, Miravault et Monjoyeux. On jouait _le Prophete_. On ecoutait religieusement le ballet des Patineurs. Miravault, qui vivait a la minute, regardait sans cesse a sa montre; Monjoyeux jetait ca et la une saillie; Parisis ne regardait pas l'heure et n'ecoutait pas les beaux mots. Il avait vu apparaitre, dans une loge de galerie, la jeune fille qu'il avait rencontree au bois de Boulogne. C'etait bien elle, c'etait la meme beaute, hautaine et decidee, que temperaient la grace innee et la douceur du sourire. C'etait bien ce meme profil idealement sculpte, c'etait la meme chevelure abondante, retenue dans sa revolte, blonde comme les gerbes mures. Elle etait ce soir-la plus belle encore: ses bras admirablement modeles, ses epaules de marbre, son cou ferme et ondoyant a la fois, sa main qui agitait l'eventail avec la simplicite du haut style, achevaient de seduire Octave. "Voyez donc la-bas, dit-il a ses amis.--Eh bien! dit Miravault, c'est la marquise de Fontaneilles, la duchesse d'Hauteroche et une jeune fille que je ne connais pas. Mais tu n'as pas le temps de t'attarder a ces curiosites-la: vois donc l'heure qu'il est. Tu sais bien qu'on nous attend chez M. Million." Octave devait emprunter cent mille francs pour une dette de Courses. Il se tourna vers Monjoyeux: "Puisque vous restez dans ma loge, il faut que vous me sachiez le nom de cette belle creature. J'espere revenir d'ailleurs avant la fin du spectacle.--Allons! allons! dit Miravault, te voila encore avec ta soif de conquetes. Il n'y a rien a faire par la, mon cher; tu sais bien que la marquise est toute a Dieu, que la princesse est une ambitieuse qui veut mettre un ecu d'or de plus sur son blason. Quant a ce qui est de la jeune fille, qui me semble ce soir faire son entree a l'Opera, tu dois bien juger au premier coup d'oeil qu'elle est aussi imprenable que le quadrilatere rhenan. Tout ce que tu pourras faire, ce sera de passer a cote. Viens vite, M. Million n'attend pas." Octave serra la main de Monjoyeux. "Vous me direz le nom de cette jeune fille." Il etait bien loin de penser que dans la meme loge il voyait du meme coup trois cartes de son dernier jeu: la Dame de Carreau, la Dame de Trefle et la Dame de Coeur. Si l'homme etait toujours dans la coulisse, prendrait-il grand interet au spectacle? Octave donc avait prie Monjoyeux du savoir le nom de la jeune fille qui etait avec la marquise de Fontaneilles dans la loge de Mme d'Hauteroche. Mais elles etaient parties a la fin du quatrieme acte. "Ca n'est pas de ma faute, dit Monjoyeux a Parisis, quand il reparut vers la fin du spectacle: j'ai fait tout au monde pour les retenir; j'ai dit a l'ouvreuse qu'un duc, un vrai duc, un comte des croisades, demandait a etre presente a la marquise de Fontaneilles.--Est-ce que vous avez dit mon nom?--Non.--Mais vous ne me dites pas le nom de la jeune fille. --Elle s'appelle Genevieve.--Genevieve de quoi!--Ah! je me suis arrete au bapteme." Octave etait furieux. "Genevieve! reprit-il, je connais ce nom-la. Ah! pardieu, c'est le nom de ma cousine; mais celle-la est une vraie Parisienne, tandis que ma cousine est une provinciale. Il faudra pourtant que j'aille voir Mlle de La Chastaigneraye." Octave tarda d'un jour; le lendemain, quand il se presenta au petit hotel de sa tante, elle etait partie. En rentrant chez lui, il trouva parmi ses lettres du matin ce billet qu'il n'avait pas lu: Je pars tres mecontente, monsieur mon neveu. J'ai tente deux fois de vous trouver pour vous dire adieu. Mais monsieur le duc ne recevait pas. Je ne vous pardonnerai que si vous me faites la grace de venir a Champauvert. Puisque vous avez peur de votre cousine, je vous promets que vous ne la rencontrerez pas. Elle a, d'ailleurs, le plus grand desir de ne jamais vous voir. Sur ce, monsieur le Duc, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde. REGINE DE PARISIS. "Eh bien! dit Octave, j'irai chasser cette annee a Parisis." XXIV POURQUOI M. D'ANTRAYGUES DEMANDA A SA FEMME SI ELLE GANTAIT L'OCTAVE Octave ne voulait pas--selon son habitude--revoir madame d'Antraygues. On sait qu'il n'aimait pas se retourner vers le passe. Il aimait plus les aventures que l'amour, ou plutot il aimait l'amour des aventures plus encore que les aventures de l'amour. Mais, trois jours apres, a un bal de la princesse ----, il vit entrer la comtesse dans toute la souverainete de la jeunesse, de la beaute et des diamants. Tout le monde s'ecria: "Comme elle est belle!" Faut-il le dire, la comtesse etait plus belle apres sa chute que dans la souverainete de sa vertu. L'orage fait eclore le lendemain mille fleurs inattendues. La vertu a son despotisme, ses contraintes, ses chaines inflexibles. La passion, quand elle ne rougit pas, quand elle ne pleure pas, quand elle ne s'humilie pas, a je ne sais quelle desinvolture irresistible. Chez les femmes du monde, elle s'abrite encore sous des airs de vertu qui la font plus penetrante, comme ces adorables voluptueuses de Prudhon, dont les yeux sont a la fois baignes d'innocence et d'amour. La fable a fait Venus plus belle que Junon. M. de Parisis fut pris soudainement d'un vif _revenez-y_, comme disait Mme de Sevigne. Il alla saluer Alice et lui dit qu'il mourait d'amour. "Je vous connais, repondit-elle, aussi je ne crois pas un mot de ce que vous dites." Tout autre qu'Octave eut ete rejete bien loin, mais il eut bientot prouve a Mme d'Antraygues qu'il ne l'avait pas revue parce qu'il n'avait voulu revoir Violette. "Vous savez qu'elle vous attend toujours?--Oui, mais c'est fini. Le coup de revolver a tue mon caprice. Je n'aime pas ces betises-la. Comment voulez-vous revoir un sein de femme qui a ete ensanglante?--Mais ce sang coulait pour vous, monstre charmant!--Plus un mot de Violette. Qu'avez-vous fait de votre belle jeunesse depuis notre derniere rencontre?--Je vous ai hai.--C'est toujours par la que l'amour commence.--Que l'amour finit." On jasait autour d'Octave et d'Alice. Quoiqu'il ne mit pas beaucoup d'orgueil dans ses aventures galantes, il ressentait bien quelque plaisir a etre accuse de cette conquete. Comme Mme d'Antraygues semblait decidee a ne plus le recevoir ni a ne plus revenir chez lui, il la menaca d'un air degage de se consoler avec une de ses amies qui etait surnommee la consolatrice des affliges. Elle aima mieux, tout bien considere, qu'il vint se consoler chez elle, ou il restait encore un tete-a-tete en porcelaine de Sevres--pate tendre. Le lendemain, a minuit, quand M. de Parisis se retrouva chez la comtesse, il lui fallut vaincre sa rebellion par toute la comedie du sentiment. "Ah! vous voila a mes pieds. Je vous attendais la. Eh bien, restez-y, mon cher duc.--Toujours, dit Octave en joignant les mains sur les genoux de la comtesse.--Je ne puis m'empecher de penser, en vous voyant ainsi en adoration plus ou moins railleuse, que dans les pieces de theatre, c'est toujours a ce moment critique que le mari frappe a la porte. Prenez garde a vous!" La comtesse avait a peine acheve ces mots, qu'on frappa trois coups a la porte. Les amoureux ne raillerent plus. Octave fut moins de temps a se remettre debout qu'il n'en avait pris pour s'agenouiller. Il interrogea Mme d'Antraygues du regard. Mais, pour toute reponse, elle appuya le doigt sur ses levres agitees. On frappa encore trois fois. "Ce n'est pas mon mari, dit la comtesse, car Gladiateur n'a pas aboye." Modele des petits chiens de garde: elle ne l'avait appris a aboyer que contre son mari. Qui donc a dit que le chien etait l'ami de l'homme? "C'est egal, reprit Alice, jetez-vous sur le balcon!" M. de Parisis obeit. Il ouvrit la fenetre en homme experimente. Jamais un voleur ou un amant n'avait fait moins de bruit. "N'a-t-on pas frappe? demandait-elle en jouant l'innocence.--Comment donc! je ne fais que cela! cria d'Antraygues." Mme d'Antraygues ferma la fenetre, deploya les rideaux et poussa un fauteuil dans l'embrasure, tout en disant: "Ah! c'est vous, mon ami! Est-ce que vous voulez que je vous ouvre la porte?--Vous le voyez bien, puisque je frappe depuis une heure!--Dites-moi ce que vous voulez?--Je n'ai pas l'habitude de parler par le trou de la serrure.--Puisque vous avez la cle?" Mme d'Antraygues etait bien sure de la lui avoir prise. Le comte frappa encore trois coups; mais cette fois avec le pied, comme signe de haute impatience. "En verite, mon cher, vous n'aimez pas a parlementer. Je me couchais; je remets ma robe. Faut-il faire la conversation? Faut-il vous lire le journal du soir? On annonce que Mlle Patti se marie et que Mlle Brohan divorce.--Pardieu, le monde est un malade qui n'est jamais tourne du bon cote." La comtesse ouvrit. "Vous faites des maximes comme votre cousin La Rochefoucauld? Je ne parle pas de l'ancien.--Merci, ma chere; tous les La Rochefoucauld sont bons, meme les mauvais. Vous ne savez pas pourquoi je viens vers vous a une pareille heure?--C'est vrai, vous ne rentrez jamais que vers quatre ou cinq heures du matin. Or il est a peine minuit.--J'ai jure de ne plus jouer et je vous supplie de me lier les mains. J'ai joue ce soir pour la derniere fois. J'ai perdu pres de sept cents louis; mais, en verite, c'est une bonne fortune, puisque je ne jouerai plus. Ah! ma chere, je vais redevenir un homme de l'age d'or." Et le comte ajouta, comme se parlant a lui-meme: "Quand j'aurai paye." Mme d'Antraygues avait entendu. "Quoi! vous n'avez pas paye?--Oh! cela se fait toutes les nuits. On joue sur parole. C'est la derniere parole d'honneur.--Si vous n'avez pas paye, je suppose que ce n'est pas faute d'argent." Le comte prit dans la poche de son gilet une piece de cent sous a l'effigie de Louis XVIII, trouee en trois endroits, un vrai fetiche qui naturellement lui avait toujours porte malheur, "Faute. d'argent madame! Mais voyez donc cet objet d'art!--C'est tout ce qu'il vous reste?--Oui, ma chere, avec notre piece de mariage.--Nous parlerons de notre piece de mariage demain, monsieur. En attendant il faut payer." Et Mme d'Antraygues, qui ne comptait pas encore, ouvrit son chiffonnier. "Vous etes aimable, lui dit son mari, de considerer les billets de banque comme des chiffons. Comment faites-vous pour en avoir toujours?--C'est que je ne joue pas. Combien vous faut-il?--Donnez-moi seulement dix billets roses.--Cinquante mille francs, dit-elle, les voila. Mais vous voyez ce qui me reste.--Vous etes un ange, Alice." M. d'Antraygues se pencha pour baiser la main de sa femme. Il ne donna pas le baiser. Il avait vu sur le tapis un gant qui ne lui parut pas un gant de femme. Il le ramassa. "Madame, voulez-vous essayer ce gant-la?" Il tenta violemment de ganter sa femme. "Je m'en doutais, lui dit-il, vous gantez maintenant l'Octave." Et il rit de son mot pour dissimuler sa colere. Il se demanda serieusement s'il allait tuer Alice. "Adieu, madame, je vais payer pour l'honneur de la maison que vous protegez si bien. Demain, je vous rendrai cet argent avec les interets!" Il partit. Toute cette scene n'avait pas dure une demi-minute. Alice courut a l'a fenetre. "Nous sommes perdus! Il a ramasse un de vos gants, il a joue sur le mot, il m'a demande si je gantais l'Octave.--Soyez sans inquietude, dit Octave, mes chevaux m'attendent rue de Courcelles, je serai au cercle avant lui." Et il baisa la main que M. d'Antraygues n'avait pas voulu baiser. "Octave! Octave!--Adieu! adieu!" Quand M. d'Antraygues arriva au cercle, il trouva M. de Parisis a une table de baccarat. Il lui tendit son gant au bout de sa canne. "C'est votre, gant, n'est-ce pas? Oui, dit Octave, si vous n'etes pas content, gardez-le." Et s'adressant a tous les spectateurs. "Messieurs, nous nous battrons demain, M. d'Antraygues m'a trouve chez sa maitresse. Pas un mot, car si Mme d'Antraygues le savait!" Le duel fut terrible. Tous ceux qui tiennent une epee s'en souviennent encore. On se battit dans le parc d'une villa du bois de Boulogne. M. d'Antraygues, blesse a la main, ne voulut pas cesser le combat. Il dit que c'etait un duel a mort. Il atteignit Octave a l'epaule, il vit jaillir le sang, mais ce ne fut pas assez. Il eut beau faire, Octave se contenta de se defendre par de simples oppositions de quarte et de six. A chaque nouvelle attaque, il se retrouvait a la meme parade. Mais M. d'Antraygues lui perca la main. Octave, toujours souriant, Octave reprit son epee de la main gauche et desarma deux fois son adversaire. Les temoins se jeterent entre eux et declarerent que l'honneur etait satisfait. Mais on recommenca. D'Antraygues se battit en furieux. Il finit par se jeter sur l'epee savante de Parisis. Le sang jaillit de la poitrine. Il tomba en rugissant et en agitant son epee. "Eh bien! dit-il aux temoins avec un rire horrible, l'honneur est-il satisfait?" L'honneur n'eut ete satisfait que si M. d'Antraygues avait force l'amant de devenir le mari. Le duel n'etait pas fini: Il recommenca entre M. d'Antraygues et sa femme. Quand le comte fut porte chez lui, il demanda la comtesse. On lui apprit qu'elle etait partie a l'heure meme du duel et on lui remit cette lettre: _Adieu, monsieur, je vais en Irlande chez ma grand'mere. Nous n'avons plus besoin de separation de corps, puisqu'elle est faite depuis longtemps, ni de separation de biens, puisque vous les avec manges. Adieu._ Alice. Avec la meme encre elle avait ecrit a Octave: Decidement, votre amour porte malheur. Vous avez presque tue Violette et vous m'avez exilee. Je ne vous dis pas ou je vais, parce que vous n'y viendriez pas. Alice. XXV UNE AMBASSADE GALANTE D'OCTAVE DE PARISIS Le duc de Parisis s'ennuyait bien un peu ca et la, comme Rodolphe de Villeroy, d'attendre trop longtemps sa nomination de ministre en Allemagne, quoiqu'il n'aimat pas beaucoup la rive droite du Rhin. En attendant, il ne se consumait pas dans l'orgueil trompe. Un de ses amis, Guillaume de Montbrun, devait epouser Mlle Lucile de Courthuys a la chapelle du Senat. Les lettres de faire part s'imprimaient. Le lendemain, la nouvelle devait eclater par tous les mondes de Paris. Comme Octave, Guillaume etait de tous les mondes, du meilleur et du plus mauvais. Il alla des l'aurore reveiller le duc de Parisis: "Pourquoi viens-tu si matin?--Parce qu'il n'y a pas un jour a perdre. Tu m'as promis d'etre toujours la pour mes affaires d'honneur; voila pourquoi je te reveille.--Parle; un duel?--Oui, un duel a mort: je me marie." Octave se souleva sur l'oreiller. "Pourquoi cette mauvaise plaisanterie?--Parce que j'ai trouve une jeune fille adorable; je ne te l'ai pas dit plus tot, connaissant tes allures, tu me l'aurais enlevee. Et pourtant celle-la, Dieu merci! n'est pas une de celles qui se laissent enlever. Tu ne t'imagines pas ce que c'est: un ange!--Un ange avec cinquante mille livres as rente? Le pain est si rare a ta table.--Ne parlons pas d'argent.--Tu as raison; on n'en a jamais et on en a toujours.--Mon cher, je ne viens pas pour te parler de la fiancee ni de la dot.--A propos, que va dire cette belle dame que j'ai entrevue une fois sous les ombrages de la Valliere, a Versailles? Elle etait bien voilee, mais je crois qu'elle etait bien jolie. Elle marchait comme une reine, et si depuis elle a boite comme Mlle de la Valliere, c'est qu'elle avait pris une entorse en se promenant avec toi.--C'est precisement pour te parler d'elle que je suis venu ici.--Alors, c'est elle qu'il faut que j'enleve?--Je ne vais pas jusqu'a te demander un tel service. Mais enfin, tu t'es si souvent montre mon ami....--Explique-toi, sphinx." Guillaume de Montbrun se renversa dans un fauteuil. "Voila. Je suis adore comme tous ceux qui vont se marier; une femme ne vous aime bien que quand une autre femme est la, c'est de toute antiquite.--Ah! mon ami, comme tu es malheureux si tu es aime!--Ne m'en parle pas, tu sais cela, toi. Eh bien, mon cher ministre plenipotentiaire en disponibilite, il faut que tu ailles bravement chez la dame en question, et que tu lui arraches son amour du coeur.--C'est simple comme tout. Je vais a elle et je lui dis: "Madame, n'aimez plus mon ami Guillaume, parce qu'il a confie les destinees de son coeur a une autre femme." Et quand j'aurai parle, la dame dira: "Je ne l'aime plus." Cela se fait toujours comme cela. Tu as donc peur qu'elle poignarde la blanche epousee?--J'ai peur de tout; j'ai peur surtout qu'elle ne se poignarde elle-meme. Quand une femme tombe dans la betise d'aimer, elle est capable de toutes les autres.--Alors tu feras bien mieux de ne lui rien dire du tout jusqu'a la lune de miel.--Ah! s'il n'y avait pas de journaux! Mais, un de ces jours, elle va lire la nouvelle et tomber chez moi comme une avalanche, ou comme un coup de tonnerre. L'amour qui commence est une bien belle chose, mais l'amour qui finit....--Voila pourquoi tu recommences.--Ne rions pas, c'est serieux." Guillaume de Montbrun se leva et porta a Octave, toujours couche, une enveloppe cachetee a ses armes, renfermant une cinquantaine de lettres, autant de pales souvenirs deja scelles dans le tombeau. "Voila ses lettres. Tu iras chez elle, tu la trouveras a deux heures; son mari ne rentre qu'apres la Bourse....--Ou, naturellement, il est heureux. Comment s'appelle-t-il, ou comment s'appelle-t-elle?--Elle s'appelle Mme ... Mme de Revilly.--En verite! Je ne l'ai jamais vue, mais on m'a dit qu'elle etait charmante.--Elle ne va jamais dans le monde. Elle s'etait emprisonnee dans notre amour avec une fenetre ouverte sur le ciel. Tu sais, les femmes arrangent tout cela: Dieu et le diable.--Parce que les femmes sont l'oeuvre de Dieu et du diable. Donc je porterai ces lettres a Mme de Revilly. Et tout naturellement tu lui demanderas les miennes. Tu comprends que si le lendemain des noces il lui prenait fantaisie de les envoyer a ma femme, Lucile ne me pardonnerait pas d'avoir ecrit a une autre avec une pareille eloquence de coeur." Parisis regarda son ami Montbrun avec admiration. "Je te trouve beau, en verite, de t'inquieter de pareilles billevesees. Ta femme te pardonnera d'autant plus que ton eloquence sera plus belle. Mais enfin, tu veux briser, brisons." Octave regarda la pendule. "Dix heures. Je n'aurai pas le temps de m'occuper de moi aujourd'hui. Un duel a arranger, ce qui veut dire qu'il faut qu'il ait lieu; une visite au ministre pour lui prouver que je n'ai pas de rancune; ta chaine a briser--o esclave blanc qui en a deja une autre;--un nouveau cheval a montrer, je veux dire a monter au Bois; un diner officiel et un bal a l'ambassade d'Autriche. Enfin, a minuit je pourrai commencer ma journee.--Je sais bien que tu es comme le sage, et que, pour toi, chaque grain qui tombe du sablier est un grain d'or." M. de Montbrun s'etait leve: "Adieu, je compte sur toi, Tu sais tout ce qu'il faut dire a la dame. Parle-lui de mon chagrin et de mes dettes.--Oui, on se marie pour echapper a une maitresse qui vous ennuie et on met cela sur le dos de ses creanciers. Sois tranquille, je suis un excellent avocat pour ces causes desesperees. Sais-tu pourquoi?--Parce que cela t'amuse.--Parce que c'est une etude de femme.--Et parce qu'on n'apprend a connaitre la femme qu'apres avoir mis le scalpel dans tous les coeurs.--Oh! je ne suis pas si medecin que cela.--Je reviendrai chercher la reponse a six heures.--Oui, tu me trouveras; c'est l'heure ou je m'habillerai pour aller diner." Les deux amis se serrerent la main. "N'oublie pas qu'elle demeure boulevard Haussmann. Te rappelles-tu, quand l'autre jour tu m'as demande du feu pour allumer ton cigare? c'etait sous sa porte cochere. Que Dieu te conduise!--Sois heureux, va cueillir des fleurs d'oranger." A deux heures, M. de Parisis descendait a pied le boulevard Haussmann, tout a sa mission; comme un avocat qui va plaider une mauvaise cause, il cherchait de bons arguments. "C'est la que demeure la belle, dit-il tout a coup en regardant un petit hotel d'architecture trop composite.--Mme de Revilly? demanda-t-il." Sur un signe affirmatif, il monta l'escalier. Le concierge avait fait deux fois retentir le timbre pour annoncer un homme. Il ne sonnait qu'une fois pour une femme. Octave vit, par le grand air de l'escalier, qu'il etait dans une bonne maison. Un valet de chambre lui demanda son nom et revint tout de suite pour lui dire d'entrer. Il fut quelque peu desappointe en voyant deux dames au lieu d'une. Il tombait mal, on recevait ce jour-la. Toute femme du monde qu'elle etait, la maitresse de la maison ne put masquer une vraie surprise en voyant entrer M. de Parisis. "Je ne m'attendais pas a cette gracieuse visite, dit-elle avec un sourire charmant.--Madame, j'etais dans mon tort. Il a fallu toute une histoire, que je vous dirai, pour m'autoriser a me presenter ainsi devant vous, sans avoir eu l'honneur de vous etes presente." La visiteuse comprit qu'on ne dirait pas l'histoire devant elle. Apres de profondes reflexions sur la pluie et le beau temps, elle se leva et sortit sans qu'on fit de bien grands efforts pour la retenir. M. de Parisis avait deja etudie la dame du logis. Elle etait fort jolie, dans tout l'epanouissement de la seconde jeunesse, qui est peut-etre la vraie. "Madame, reprit Octave avec gravite, pouvez-vous m'accorder quelques instants et pouvez-vous m'ouvrir une parenthese de cinq minutes dans vos trois heures de reception?--Je ne reponds de rien, dit la dame, plus surprise encore qu'a l'arrivee d'Octave, seulement vous avez toutes chances de n'etre pas trouble, car les vraies visites ne commencent qu'a quatre heures, mais surtout au retour du Bois. Parlez, monsieur.--Eh bien! madame, je vais droit au but. Avez-vous lu des romans? Avez-vous ete a la comedie? Oui, n'est-ce pas? Eh bien! figurez-vous que vous etes une heroine de roman ou un personnage de comedie. La vie! qu'est-ce autre chose, surtout la vie du coeur?--Je ne comprends pas bien.--Il me semble que je vous ai vue a cette premiere representation d'une comedie ou il y a une jeune fille qu'on aime et une jeune femme qu'on a aimee. Le comedien est tres amoureux de la jeune femme, mais il va epouser la jeune fille; c'est la loi du monde." La dame avait pali. Octave se tut un instant pour voir ce qu'elle dirait, mais elle garda le silence. "Vous vous rappelez, reprit Octave, que l'amoureux a si peur de lui, qu'il prend un ambassadeur pour le supreme adieu a sa maitresse." A ces derniers mots, la dame se leva et s'ecria: "Il se marie! Je l'avais devine. Il y a huit jours que j'ai senti un coup au coeur." Et la dame retomba atterree sur son fauteuil. M. de Parisis se leva a son tour pour lui prendre la main. "Il se marie, madame, mais il vous aime. Il vivra a cote d'une autre, mais il vivra dans votre souvenir tout vivant. Que voulez-vous, le monde est ainsi fait! Voila pourquoi l'ame aspire toujours a une autre patrie, ce qui prouve que le divorce doit etre decrete." La dame semblait ne pas entendre. "Mais, monsieur, c'est impossible; a-t-il donc oublie que je lui ai tout sacrifie, mon honneur et l'honneur de ma maison? Songez donc, monsieur, que mon mari sait tout et m'a maudite. Il ne veut pas me revoir. Le scandale n'a pas eclate, parce que mon mari est un galant homme. Mais il m'a exilee de ma famille. Me voila seule! seule! seule!" La dame se leva. Elle etait effrayante de paleur et de desolation. --"Il ne me reste que le desespoir, il ne me reste que la mort.--Tout s'arrange, madame. Le bien enfante le mal, comme le mal enfante le bien.--Eh! monsieur, je ne me paye pas de phrases, quand on m'a dit: "A la vie, a la mort," j'ai subi fatalement cette passion, parce que votre ami mourait de n'etre pas aime. Si vous saviez comme j'ai resiste, comme je lui cachais mon coeur, comme je m'attachais a mon devoir? Et maintenant que je suis tombee comme toutes les femmes qui tombent, par sacrifice, il s'en irai gaiement, sans souci de mes larmes, faire le bonheur d'une autre. Non, je ne le veux pas! le scandale eclatera plutot, tant pis! Je lui montrerai qu'on ne me traite pas comme une poupee. Quand il entendra mes sanglots, il ne voudra pas me condamner a mort. Mais il n'a donc pas de coeur, votre ami? Et moi qui ne croyais qu'a son coeur!" La dame avait dit tout cela avec un accent de passion qui emut beaucoup M. de Parisis. "Voila une vraie femme," se dit-il. Ce qui ne l'empecha de prendre les lettres et de les presenter a l'Hermione farouche. "Ce sont vos lettres, madame." La jeune femme bondit. "Mes lettres!" Elle les prit et les jeta au feu. "Oh! non, dit Octave, cela brulerait trop vite." L'enveloppe brulait deja. Il reprit les lettres dans l'atre. "Et il s'imagine que je vais lui rendre les siennes? Non, monsieur! qu'il vienne plutot m'arracher le coeur. Ah! si vous saviez...." La jeune femme retomba pour la troisieme fois sur son fauteuil. Cette fois, elle etait a demi morte, son coeur battait a tout rompre, elle chercha son flacon. M. de Parisis le saisit sur la cheminee et le lui fit respirer. "Monsieur, lui dit-elle, vous aller me trouver bien ridicule. Je sais qu'on ne permet pas a une femme d'avoir du coeur, mais enfin, puisque vous etes son confesseur,--(une indiscretion que je ne comprends pas, tout galant homme que je vous reconnaisse), --soyez le mien aussi. Vous comprenez que je ne suis pas de celles qui donnent toute leur vie pour un caprice. Si j'ai fait cette chute profonde, c'est que je croyais le retrouver toujours avec moi dans l'abime. Pour moi, la solitude c'est la mort. Dites-le-lui bien. --Mais, madame, vous voulez vous abreuver d'ideal sans mettre les pieds sur la terre. Songez donc que s'il se marie, c'est parce qu'il n'a pas d'argent.--Il n'a pas d'argent! Ne dirait-on pas que je lui ai mange son argent? Il ne s'est pas ruine avec moi, Dieu merci! Je ne lui ai jamais coute que des bouquets de lilas blanc.--Je n'en doute pas. Mais enfin, il n'a pas d'argent. Le mal etait fait depuis longtemps. Que voulez-vous qu'il devienne, lui qui se reveille ambitieux et qui porte un beau nom: noblesse oblige?--Oui, noblesse oblige a etre un honnete homme. Qu'importe s'il n'a pas d'argent, puisque j'en ai, moi!" Octave sourit. "Pardon, madame, vous estimez trop mon ami pour le soumettre a ce regime-la, et moi je vous estime trop pour ne pas attribuer cette parole a la colere.--Mais, monsieur, ma fortune est a moi. Si bien a moi que mon mari, brouille a mort avec moi, vient de partir pour une de mes terres.... Mais vous avez raison: je suis folle, je ne sais plus ce que je dis. Votre ami est un lache, car, s'il m'aimait, il ne dirait pas qu'il n'a plus d'argent.--Que voulez-vous? l'homme n'est pas parfait; celui-la vous a adoree, il vous aime encore; sa mauvaise destinee l'arrache a son bonheur. Il faut lui pardonner.--Lui pardonner! jamais! Dites-lui qu'il vienne, je veux lui parler.--Oui, mais il ne veut pas vous entendre; il sait trop que vous parlerez bien et que vous aurez raison." Octave se dit a lui-meme: "Eh bien! j'ai ete bien mauvais avocat, ou la cause etait desesperee. Je n'ai plus qu'a battre en retraite." Et s'inclinant vers la jeune femme: "Madame, voici vos lettres; voulez-vous me donner celles de mon ami?--Monsieur, je ne veux pas de mes lettres et je ne veux pas lui rendre les siennes. Ses lettres sont a moi comme les miennes sont a lui.--C'est irrevocable?--J'ai dit. Adieu, monsieur. Encore un mot. Dites-lui que je le hais.--Je savais bien, madame, que vous me diriez ce mot-la, mais je sais le traduire." Et se rapprochant de la jeune femme: "Vous le haissez bien, n'est-ce pas, madame?--Oui, dit-elle en cachant ses larmes."--Elle reprit sa dignite: "J'en mourrai. Dites a Horace....--Horace! s'ecria M. de Parisis." Il s'imagina que la jeune femme avait deux amants. Il la regarda tout emerveille. "Mais, madame, ce n'est pas Horace qui m'envoie. C'est Guillaume.--Guillaume! quel Guillaume?" Octave se demanda si elle jouait la comedie. "Voyons, vous le connaissez bien! Guillaume de Montbrun." La jeune femme partit d'un grand eclat de rire. "M. de Parisis, vous vous etes trompe de porte; adressez-vous a cote.--Vous n'etes donc pas Mme de Revilly?--Non, je suis Mme d'Argicourt." Ils riaient tous les deux de cette meprise de comedie--de comedie a faire.--"Tout justement, reprit la jeune femme, Mme de Revilly etait la quand vous etes arrive.--C'etait elle; voila donc pourquoi, quand j'ai demande au concierge Mme de Revilly, il m'a dit de monter.--Oui, monsieur de Parisis, c'est ma meilleure amie, mais celle-la se consolera.--L'amour console de l'amour.--Si j'ai un conseil a vous donner, c'est de lui dire que vous l'adorez, avant de lui dire que son amant ne l'aime plus.--Soyez tranquille, madame! Je reconnais que je suis un mauvais diplomate. Desormais, je serai plus feminin." Octave et Mme d'Argicourt etaient devenus les meilleurs amis du monde. Elle etait si heureuse de ne pas perdre son amant, qu'un peu plus elle se jetait dans les bras de M. de Parisis. Il devina ce mouvement. "Ah! madame, dit-il en jouant une passion subite, c'est ici qu'il me serait facile de me tromper moi-meme!" Cependant une pensee serieuse etait venue frapper le coeur de Mme d'Argicourt; elle pencha la tete et prit l'attitude d'une de ces belles repenties que peint si eloquemment et si simplement Mlle de la Valliere dans sa lettre a Mabillon. Une profonde expression de tristesse s'etait repandue sur sa figure. M. de Parisis la regardait avec surprise; il se pencha vers elle et prit sa main retombante. "Et moi qui me croyais heureuse! dit-elle.--Puisqu'on vous aime toujours, madame!" Elle releva la tete avec energie, tout en degageant sa main: "Mais, monsieur, c'etait un secret a deux! Vous etes venu surprendre mon secret! c'est fini. Je n'oserai plus etre heureuse!" Il y avait dans l'accent de la jeune femme de la douleur et de la colere. Il lui semblait qu'en arrachant ce secret de son coeur, Octave venait d'arracher tout le charme de son amour. Sa solitude a deux--car l'amour, meme a Paris, est toujours une solitude a deux--etait pour jamais violee. Elle croirait toujours que M. de Parisis serait la avec son sourire railleur, au spectacle des scenes les plus intimes. C'etait le diable lui-meme qui etait venu jeter une lumiere fatale sur le secret de sa vie. Et, comme Mme d'Argicourt etait toute a l'emotion du moment, elle s'abandonna comme un enfant a sa colere et a sa douleur. Octave etudiait ce caractere tout primesautier, avec une vive curiosite. "Voila, se disait-il, une femme charmante qui fait bien ce qu'elle fait; je suis sure que quand elle est avec son amant, elle ne va pas chercher midi a quatorze heures." Il jugea qu'il fallait la jeter dans un autre courant d'idees. Elle paraissait le prier de la laisser a son chagrin; mais il eut trouve indigne de lui de ne pas consoler, par toute sa rhetorique, une si belle creature. Et, d'ailleurs, Octave sentait que la curiosite seule ne l'aiguillonnait pas. "Quoi! madame, parce qu'un galant homme a surpris, comme par une fenetre ouverte, que vous vous consoliez du mariage par l'amour, vous allez vous emouvoir de cela? Il est passe, le temps des heroines qui pleurent. Vous etes trop belle pour pleurer.--Vous avez peut-etre raison, dit Mme d'Argicourt en reprenant son beau sourire. L'amour m'a perdue, mais a force d'amour je veux elever ma passion jusqu'a l'heroisme. On ne condamne pas tout a fait une femme quand elle subit son coeur.--Madame, on ne condamne jamais une femme quand elle a votre adorable figure. "Belle figure, belle ame," dit Lamartine.--Je suis belle? je ne m'en doutais pas.--Est-ce qu'il ne vous trouve pas belle, lui?--Peut-etre. C'est un esprit taciturne qui m'aime en silence.--Et comment s'appelle-t-il, cet Horace heureux?--Vous voulez tout mon secret? Il s'appelle...." Mme d'Argicourt s'interrompit. "Il s'appelle l'Amour.--Et vous etes bien heureuse?--Oh! bien heureuse!" C'etait l'expansion de la joie apres les mouvements de la colere et de la jalousie. Les levres s'agitaient comme des roses apres l'orage. "Eh bien! puisque vous etes si heureuse, madame, il faut que je vous embrasse; cela me portera bonheur." Mme d'Argicourt ne voulait pas, mais Octave l'appuyait sur son coeur. "Un baiser fraternel, n'est-ce pas? dit-elle en jetant sa tete en arriere.--Oui, le baiser de Rene a sa soeur." Mme d'Argicourt presenta son front, mais M. de Parisis descendit jusqu'aux levres. "Ce n'est pas de jeu," dit-elle gaiement. La jeune femme, toute sentimentale qu'elle fut, etait une des plus luxuriantes creatures que la Bourgogne envoie a Paris. Or, on sait que la Bourgogne produit les plus belles nourrices et le sang le plus vif. C'est le sang de la vigne. Aussi est-ce la vigne meme que tetent les nourrissons. M. de Parisis appuyait toujours sur son coeur Mme d'Argicourt. C'etait une femme de trente ans, qui avait epouse un gentilhomme campagnard sans relief, sans caractere, sans energie, un de ces hommes comme il y en a tant, qui sont nes pour mourir sans avoir vecu, parce que la fee Passion n'est pas venue a leur berceau. Mme d'Argicourt, fille d'un vigneron haut en couleur et en fortune, n'avait epouse M. d'Argicourt que pour son titre de baron. _Dans la ville de Dijon_ ... la belle Dijonnaise avait voulu eblouir tout le monde par l'eclat de son blason. Par malheur, elle prenait un mari dont les vignes, usees depuis longtemps, ne devaient plus enivrer personne; voila pourquoi, vers la troisieme annee, la belle Dijonnaise ouvrit son tome second avec un amant plus bourguignon que le premier. Avec son mari, elle n'avait bu qu'un petit ordinaire maconnais; avec son amant, elle avait goute au vin de Nuits et au vin de Tonnerre. Mais elle n'en etait pas encore aux grands crus. M. de Parisis lui revela, dans cette etreinte de dix secondes, je ne sais quel bouquet de Clos-Vougeot et de Romanee qui l'enivra subitement. L'amant qu'elle adorait n'etait un dieu que dans son imagination. M. de Parisis, qui lui etait de cent coudees superieur par la beaute, par l'esprit, par la noblesse, et, le dirai-je, par la coquinerie donjuanesque, lui fit perdre en dix secondes la moitie de son prestige. Il y a des magnetismes despotiques qui enchainent une femme et bouleversent son ame. On avait dit d'Octave: "Tout ce qu'il touche devient feu," comme on dit du soleil: "Tout ce qu'il touche devient or." En effet, quand il avait touche une femme, elle pouvait s'envoler impunement de ses bras, mais elle gardait toute sa vie son souvenir. C'est que nul n'avait plus de force dans la grace, plus de feu dans la passion. Mme d'Argicourt etait enivree. Le poison de l'amour, le plus subtil de tous les poisons, avait penetre dans son ame et dans son sang; elle le subissait sans revolte, comme si ses bras fussent enchaines dans les roses. Octave, penche au-dessus d'elle, respirait son souffle avec adoration et repandait le sien sur ses yeux comme pour l'aveugler. "Je crois que vous etes le diable," murmura-t-elle. Le timbre retentit une fois. La jeune femme se degagea et tourna sa tete vers la glace. "Ah! mon Dieu, dit-elle, vous m'avez toute decoiffee." Elle s'enfuit vers son cabinet de toilette. Octave n'etait pas homme a rester cloue a la cheminee pour recevoir une visiteuse quelconque, il ne considerait pas la partie comme perdue. Il suivit Mme d'Argicourt, qui etait deja a sa toilette. "Pourquoi fermez-vous la porte? lui dit-elle.--Parce que je suis entre.--Et pourquoi etes-vous venu?--Parce que, moi aussi, je veux me rajuster les cheveux.--Monsieur de Parisis, nous sommes fous tous les deux.--Je suis fou, madame, parce que je vous ai vue." Mme d'Argicourt, qui s'etait assise devant sa toilette, venait de se relever pour recevoir la visiteuse; mais Octave l'arreta au passage. "Vous savez que vos admirables cheveux sont tout aussi desordonnes que tout a l'heure et vous font mille fois plus belle encore." Mme d'Argicourt voulait passer, mais Octave la ressaisit dans ses bras. "Voyons! monsieur de Parisis, on m'attend.--Et moi qui vous attendais depuis que j'existe! car je n'ai jamais aime que vous." Et, sur cette belle parole, il embrassa une seconde fois la jeune femme. "Mais c'est une tyrannie! Me voila encore toute decoiffee; je vais crier.--Je vous ferme la bouche." Ci-git un troisieme baiser, "Oh! que je suis malheureuse! J'ai la tete perdue, je voudrais vous battre." Octave souriait, tout en regardant Mme d'Argicourt avec passion et en l'appuyant toujours sur son coeur. "Je suis au desespoir. Si nous rentrons par la tous les deux, ce sera un scandale.--Aussi suis-je bien determine a rester ici." Mme d'Argicourt essaya de railler: "Comme si vous etiez chez vous!--L'amour est toujours chez lui, madame." On peut tuer d'un seul coup par le ridicule un amant dans le coeur de sa maitresse; il arrive meme que, par la comparaison, on peut a jamais demonetiser un amoureux. Mme d'Argicourt s'etait jetee tout eperdue dans les bras du sien, parce qu'il etait un autre homme que son mari. Maintenant qu'elle voyait face a face cet irresistible Parisis, dont les femmes disaient tant de mal, elle ne put s'empecher de mesurer les tailles: Octave depassait Horace par toutes les superiorites, par son titre de duc, par sa beaute hautaine, par son esprit railleur. Elle avait jusque-la appele son amant son ange et son dieu,--style dijonnais,--mais Parisis avait du demon, il sentait l'enfer. Elle risquait son heure de damnation comme toutes les femmes qui cherchent trop le paradis. Cependant la visiteuse, qui s'ennuyait de faire le pied de grue, se mit au piano et joua la valse des Roses. "Un tour de valse," dit Octave en prenant Mme d'Argicourt a la ceinture. C'etait la ceinture de Venus: on la denoue en y touchant. La visiteuse joua merveilleusement cette adorable valse qui a enivre toutes les belles pecheresses depuis cinq ans. Et quand resonna le dernier soupir--de la valse--et de l'amour: "Oh! mon Dieu! dit tout a coup Mme d'Argicourt, Et ma visiteuse!--Oh! mon Dieu! dit tout a coup Octave. Et mon ambassade!" XXVI LA VALSE DES ROSES Octave ne fut pas plus tot dans l'escalier de Mme d'Argicourt, qu'il pensa a Mme de Revilly. Il se demanda comment il allait jouer son role; mais comme il etait de ceux qui ne croient qu'a l'inspiration du moment en toutes choses, comme il savait que le plus souvent les plus belles batteries perdent leurs feux dans un siege, a l'heure meme ou un accident, une trahison, une defaillance, un acte d'heroisme donne la place a l'ennemi, il resolut d'aborder, sans parti pris, la maitresse abandonnee. Il se presenta a sa porte. Elle etait rentree apres sa visite a sa voisine, mais elle venait de sortir encore. Apres tout, cela se trouvait d'autant mieux qu'il n'avait pas cinq minutes a perdre pour monter a cheval. Il arriva un peu tard au Bois, mais il ne manqua pas son effet. Le cheval qu'il voulait presenter, une bete bien nee, recueillit les plus vives admirations. Tous les hommes disaient autour d'Octave: "Il n'y a vraiment que Parisis pour faire de pareilles trouvailles." Toutes les femmes disaient: "Il n'y a que lui pour monter comme cela un si beau cheval." Il pensait vaguement a Mme de Revilly et a son ambassade, quand tout a coup il vit la jeune femme en caleche qui jouait de l'ombrelle, comme la princesse T---- joue de l'eventail. "Elle est decidement fort jolie," dit-il en s'inclinant avec un sourire. Au Bois, on n'est jamais inquiet du salut qu'on donne, il y a toujours quelqu'un pour le rattraper. Mme de Revilly prit le salut pour elle. "M. de Parisis!" dit-elle. Une legere rougeur se repandit sur sa figure. Elle salua elle-meme avec une grace charmante, comme une femme du monde qui n'est pas tout a fait du haut monde, quand elle est saluee par le prince de Metternich, le comte Walewski ou le duc de Persigny. "C'est bien, dit Octave, nous voila de vieilles connaissances, car c'est la seconde presentation. Quand j'irai chez elle demain, nous pourrons deja parler du passe." Il constata qu'elle etait fort jolie. En remontant l'avenue de l'imperatrice, Parisis revit Mme de Revilly; cette fois il put s'approcher de la caleche. "Pardonnez-moi, madame, si j'entre sans frapper trois coups." C'etait une femme d'esprit, elle repondit tout de suite: "Il n'y a personne, monsieur.--Je viens, madame, vous demander une audience de cinq minutes.--Une audience! monsieur, vous vous imaginez donc que j'accorde des graces.--Quand ce ne serait que la grace de vous voir!--C'est une grace que je n'accorde jamais chez moi, car je ne recois que mon mari, et il ne me regarde pas. Allez-vous ce soir au bal de la ville, voir les princes etrangers?--Oui, si vous voulez m'accorder mes cinq minutes." A ce moment, le cocher, qui ne s'inquietait pas de la conversation, s'eloigna trop de l'allee des cavaliers pour qu'Octave put entendre la reponse de la jeune femme; mais par l'expression du signe d'adieu qu'elle lui faisait, il jugea qu'elle serait tres accessible le soir dans la solitude de la foule panachee de l'Hotel-de-Ville, entre les princes, les artistes, les ambassadeurs--et, malgre la diplomatie des femmes,--les expropries et ceux qui demandent a l'etre. On dit que quand on cherche une femme on ne la trouve pas. Ce ne fut pas ce qui arriva le soir a M. de Parisis. Comme il montait l'escalier, il suivait une traine de la plus belle envergure, un taffetas ideal, seme de fleurs et couvert de dentelles. Un membre de l'Institut, Academie des inscriptions et belles lettres, qui n'avait jamais marche que dans le jardin des racines grecques, mit son pied sur cette traine, ce qui fit tourner la tete a la dame. "C'est elle!" dit Octave. Et il salua, tout en enjambant trois marches. "Il y a, lui dit-il, des gens qui font leur chemin, mais qui ne sauront jamais marcher dans le monde.--Comme vous avez raison! Si je ne me hate d'arriver, je n'aurai plus du tout de robe." Octave remarqua que la robe de Mme de Revilly n'etait pas precisement une robe montante. Un noeud de rubans aux bras, deux doigts d'etoffe sous la ceinture, et deux petits nids pour les seins, de blanches colombes aux becs roses voulant prendre leur volee; ce qui prouvait irrevocablement que Mme de Revilly etait une femme bien faite. "Est-ce que vous etes venue seule, madame? demanda Parisis.--Oui, c'est un jour de liquidation, mon mari fait danser les chiffres. On vous a peut-etre dit qu'il avait la folie des millions; moi, qui suis sage comme Minerve, je viens au bal faire danser mes diamants.--Eh bien! prenez mon bras, madame.--Jamais! Que dirait-on ici?--Avez-vous peur d'etre expropriee?" Tout en ne voulant pas, Mme de Revilly mit sa main sur le bras d'Octave. Il passa tant de monde a la fois qu'elle jugea qu'on ne la verrait pas. Mais elle etait fort decolletee; mais Octave etait fort a la mode; un haut personnage, qui connaissait bien le dessous des cartes de la bonne ville de Paris, accentua son sourire spirituel quand elle fit son entree. "Voyez, dit-elle a Octave, vous m'avez horriblement compromise, me voila toute desorientee. Faites-moi valser bien vite pour me remettre." Parisis pensait, tout a sa curiosite de l'eternel feminin, que Mme de Revilly etait un type; beaucoup d'esprit et pas un atome de pensee. Elle demandait a valser pour se remettre, parce que le tourbillon etait son element. Elle ne passait pas, elle tournait dans la vie. Octave valsa avec elle. Ce fut un joli tableau de les voir tous les deux, dans leur jeunesse et dans leur beaute, valser la valse des Roses--toujours la valse des roses--avec la plus adorable desinvolture. Les valseurs et les valseuses d'occasion qui encombraient le terrain s'etaient peu a peu effaces pour ces dilettantes et ces virtuoses. Octave ne pouvait s'empecher de penser que c'etait la seconde fois dans la meme journee qu'il entendait la valse des Roses, avec une vraie joie. Mme de Revilly, qui aimait la valse jusqu'a s'en faire mourir, appuyait sa tete enivree et haletante sur le sein de Parisis, qui tressaillait sous la chaleur de ses levres et sur la neige de ses bras. Apres la valse, Mme de Revilly avisa deux chaises dans une porte et y entraina M. de Parisis, tout en lui disant: "Et maintenant, c'est l'heure des affaires serieuses; vous m'avez demande une audience, je vous l'accorde. Depechez-vous, car vous n'avez que cinq minutes. Voyez plutot, voila un danseur--une ame en peine--qui s'approche.--Madame, je vous defends de danser le premier quadrille, si ce n'est avec moi." Mme de Revilly partit d'un eclat de rire, ce qui empecha le danseur en disponibilite de venir jusqu'a elle. "A merveille, dit Mme de Revilly, je me croyais libre jusqu'a deux heures du matin, mais il parait que mon mari vous a donne ses pouvoirs. Vous seriez bien attrape si je vous prenais au mot et si je dansais avec vous, car je vois la-bas une belle dame qui vous lorgne avec les paleurs de la jalousie.--Madame, quand je suis dans le monde, je n'y suis pas avec mes passions de la veille; voulez-vous connaitre ma philosophie de l'amour? Le plus beau sentiment qui fasse battre le coeur est celui qui n'a pas de lendemain; je m'explique: rencontrer une femme adorable comme vous, l'aimer tout a coup doucement et furieusement, rever ensemble que Dieu nous a jetes sur la terre pour nous rencontrer une heure dans le souvenir du ciel, sous les nuees de feu de notre ame soudainement amoureuse, enivres par un baiser supreme quand le coeur sa precipite sur les levres, ah! madame, voila le souverain amour, voila le bonheur inespere. Une heure ainsi passee, c'est un siecle, on s'en souvient toute la vie, on s'en souvient toute l'eternite. Mme de Revilly n'etait pas habituee a cette eloquence; elle regarda, toute surprise, Octave qui lui prenait la main, sous pretexte d'admirer son bracelet. "Alors, pour vous, monsieur, l'amour n'a pas de lendemain?--Un lendemain peut-etre, un surlendemain passe encore, mais que voulez-vous que fassent des amoureux qui tombent dans l'habitude? C'est odieux, c'est ridicule, c'est malseant. Si vous aimiez le vin, je comparerais cela a des gourmands qui ne boivent jamais d'une bouteille quand elle a ete debouchee. Dans le flacon qui contient l'amour, cette liqueur de Dieu, il n'y a que la premiere goutte qui donne l'ivresse." Mme de Revilly, pour la premiere fois de sa vie, ne s'apercut pas qu'on dansait sans elle. Octave lui fit tres sataniquement le tableau de son amour avec Guillaume de Montbrun, je veux dire qu'il en fit la caricature. Il montra a la jeune femme tout le ridicule de ces vieux soupirs eventes, de ces poses academiques, de ces mensonges officiels; il etala devant elle avec une complaisance railleuse toute la friperie des roles qu'on joue plus ou moins mal dans cette comedie eternelle; il prouva que l'amour n'engendrait que la haine, que les chemins battus ne repandaient que de la poussiere, qu'il n'y a en ce monde que des commencements, que la suite a demain veut toujours dire un roman ennuyeux qu'il faut donner a lire a sa fille de chambre. Bien entendu que le nom de Guillaume de Montbrun ne fut pas prononce, M. de Parisis etait si persuasif qu'a chaque mot la maitresse de son ami se disait tout bas: "C'est pourtant vrai!" "Croyez-moi, reprit Octave, tout en appelant a lui l'eloquence des yeux, il n'y a en ce monde que l'imprevu et le premier chapitre. Un homme et une femme qui vont aimer sont adorables, parce qu'ils mettent en jeu toutes les forces, toutes les graces, toutes les poesies de l'ame comme du corps; un homme et une femme qui se sont aimes, mettent au fourreau, pour des temps meilleurs, leurs plus irresistibles coquetteries; ils ne vivent pas, ils sommeillent.--C'est pourtant vrai, murmurait toujours Mme de Revilly; quand Guillaume est avec moi, il ne trouve plus rien a me dire." Octave allait frapper son dernier coup. "Il y a, madame, un sentiment qui domine tous les autres, c'est celui de la dignite de l'ame.--Ah! monsieur de Parisis, vous allez me faire mourir de rire: c'est donc un sermon?--Non, madame; je reprends mon mot et vous allez le comprendre. Supposez un instant--c'est une supposition--que vous avez eu un jour de passion; n'est-il pas bien plus beau a vous de briser tout de suite, que de trainer apres vous un amant morfondu qui se bat les flancs pour se tromper et vous tromper vous-meme? Qui n'a eu ses heures de folie? Ce sont celles-la que Dieu et la conscience pardonnent, parce qu'il faut bien subir les orages. Mais ce que Dieu et la conscience ne pardonnent pas, c'est de vouloir perpetuer sa folie quand la lumiere s'est deja faite dessus. J'estime bien plus une femme qui a eu dix amants par aventure, qu'une femme qui garde un amant par reflexion.--Je vous admire, voila une nouvelle morale. Dites-moi, est-ce que le ministre vous a autorise a faire des conferences? Il fallait me dire tout de suite que je devais payer ma place. Et pourquoi me sermonnez-vous tout cela?--La belle question! parce que j'ai valse avec vous et parce que je vous aime." Mme de Revilly parodia les deux vers: _Vous m'aimez, j'en suis fort aise; Eh bien! dansons maintenant._ Parisis ne dansait que par force: Il se resigna. Mais il avait a fait peine une figure, quand il avisa un de ses amis, a qui trois ou quatre quadrilles ne faisaient pas peur: il lui remit la main de Mme de Revilly. "Madame, mon ami, un gentilhomme italien qui danse toujours sur un volcan, va danser par interim; nous nous retrouverons tout a l'heure, et vous me direz si vous etes contente de lui.--Est-il impertinent! pensa Mme de Revilly. Elle voulait se mettre en colere, mais il avait tant de seduction, jusque dans son impertinence! L'interimaire etait d'ailleurs un cavalier charmant. Quand le quadrille fut fini, Mme de Revilly retourna a sa place et chercha des yeux M. de Parisis. Elle sentit tout a coup la solitude autour d'elle. "Est-ce qu'il s'est envole, maintenant qu'il a eloigne tous mes amis?" Octave reparut et reprit sa place entre les deux salons. "Eh bien! madame, mon ami vous a-t-il plu?--Oui, pour danser. --Mais je n'ai pas eu la pretention de vous le donner pour qu'il vous enleve. A propos, jusqu'a quelle heure restez-vous ici?--Pourquoi cette question? est-ce que vous avez la pretention de m'enlever?--Un autre dirait: Peut-etre, moi je dis: Oui.--Vous etes impayable--Vous comprenez bien, madame, tous les dangers que vous pourriez courir en retournant seule chez vous, la-bas, dans les solitudes du boulevard Haussmann; demandez plutot au prefet.--Si bien qu'avec vous je ne cours aucun risque. Vous etes admirable! Et que diront mes gens?--Je sais bien que vous avez plus peur de vos gens que de l'opinion publique, mais si vous retournez seule chez vous, que diront-ils? Ils verseront des larmes sur votre abandon. La pauvre femme!... toujours seule!... un mari qui ne s'occupe plus d'elle!... un amant qui la trahit!" Mme de Revilly bondit et se leva a moitie. "Un amant qui me trahit! Qui vous a dit cela? Par exemple, je voudrais bien voir qu'on m'accusat d'avoir un amant!--Erratum! vous aviez un amant, mais vous n'en avez plus.--Vous devenez fou, monsieur, en me parlant ainsi.". Parisis prit l'eventail de la jeune femme et lui donna quelques bouffees d'air. "Voyons, on n'ecoute pas aux portes, nous sommes entre nous. Pourquoi depenser mal a propos des reserves de dignite? Je sais trop mon monde, madame, pour ne pas savoir que M. Guillaume de Montbrun a ete votre amant." Mme de Revilly se mordit les levres et vit bien qu'il n'y avait pas a s'en dedire. "Pourquoi _a ete_, monsieur, s'il vous plait?--Parce que j'ai appris a conjuguer les verbes au passe et au futur. _A ete_, madame, veut dire qu'il ne l'est plus.--Et depuis quand, monsieur?--Depuis qu'il a rencontre Mlle Peau-de-Satin et qu'il acheve de se ruiner dans la poussiere de ses chevaux." La jeune femme, toute bouleversee qu'elle fut, se contint, et de l'air du monde le plus degage, elle dit a Octave: "Si nous allions prendre une glace?--Oui, madame. Et puisque toute l'Academie est ici, disons comme son Dictionnaire: Allons pictonner un peu." Le tohu-bohu, le va-et-vient, le mouvement de la fete devait masquer son emotion, Sa pensee rapide embrassa toute la periode de son amour. Elle ne douta pas des paroles d'Octave, surtout quand elle se rappela que depuis plusieurs semaines deja Guillaume avait une expression de contrainte, sinon d'ennui. Elle jugea qu'il n'avait pas voulu briser, par un sentiment de commiseration. "Ces coquines-la!" murmura-t-elle. M. de Parisis avait entendu. "Ne m'en parlez pas, madame, elles me prendront tous mes amis.--Et vous par-dessus le marche.--Oui, si les femmes du monde font toutes comme vous. Vous me jetez a la porte de votre voiture ou vous ne voulez pas venir dans la mienne.--Quelle heure est-il?--Madame, il est l'heure de demander vos gens ou les miens.--Allons toujours au buffet." Celui qui etudie le coeur humain remarquera que la femme, creature ideale, mais gourmande, ne veut jamais perdre ses droits aux festins, quel que soit l'etat de son ame. Le diable savait bien cela en lui donnant une pomme a manger. Au buffet, Mme de Revilly prit une tasse de chocolat, un ou deux petits pains de foie gras, une coupe de cafe glace, un sandwich, un quartier d'orange et une grappe de raisin. Que n'eut-elle pas devore, sans cette fatale nouvelle? Or, pendant qu'elle se desolait ainsi au buffet, M. Guillaume de Montbrun la regardait, tout en s'effacant dans un groupe; il etait venu a l'Hotel-de-Ville pour y rencontrer sa fiancee. Mais la vue de sa fiancee n'avait pu l'arracher tout a fait au souvenir de Mme de Revilly. Il ne doutait pas du chagrin de sa maitresse, car, dans son esprit, si Octave etait avec elle, c'etait pour consoler un peu ce pauvre coeur dechire. Il aurait bien voulu parler a son ami: mais voyant que Mme de Revilly reprenait le bras d'Octave, il remit sa curiosite au lendemain. La jeune femme n'avait pas pris tout a fait au serieux les plaisanteries de Parisis. Elle se disait que Guillaume affichait peut-etre une maitresse pour mieux cacher son jeu. On se rencontra au buffet avec Mme d'Argicourt. On se montra les dents sous pretexte de manger des pommes d'api. "Vous me trahissez deja, dit tout bas la belle Bourguignonne a Octave. Et pourtant je porte vos armes!" Elle avait dans les cheveux un poignard d'or. Cinq minutes apres, on criait du meme coup du haut de l'escalier: "Les gens de Mme la comtesse de Revilly!--Les gens de M. le duc de Parisis!" Ce qui fit dire au duc d'Acquaviva, consolateur de Mme d'Argicourt, que dans ce hasard des noms jetes a la porte, celui d'Octave sortait toujours a cote de celui d'une jolie femme. Simple rapprochement--du hasard. Au moment ou M. de Parisis et Mme de Revilly descendaient l'escalier, Octave qui connaissait bien les hommes, dit a la jeune femme de retourner la tete. "Pourquoi? lui demanda-t-elle,--Parce que vous verrez M. Guillaume de Montbrun." Octave avait bien juge. La curiosite, l'amour et la jalousie avaient entraine son ami jusqu'a l'escalier. "C'est lui! dit Mme de Revilly toute surprise. Que vient-il faire ici? Je suppose que ce n'est pas pour y trouver Mlle Peau-de-Requin?--Non, mais supposez-vous qu'il y soit venu pour vous." Mme de Revilly etait furieuse. "Ah! si je l'avais aime!" dit-elle. Octave jeta ce mot profond: "On n'a jamais aime les amants qu'on n'aime plus." La voiture de Mme de Revilly se presenta la premiere. Octave donna la main a la jeune femme et se jeta resolument a cote d'elle, apres avoir dit a son groom de faire suivre son coupe. C'etait une charmante creature que Mme de Revilly. Elle se revolta de voir Octave a cote d'elle; elle voulut qu'il descendit, elle alla jusqu'a vouloir descendre elle-meme. Mais il lui parla si doucement, il magnetisa ses coleres avec tant d'a-propos, il lui prit les mains si amoureusement, qu'elle se laissa desarmer peu a peu. C'est un joli voyage nocturne que celui du quai d'Orsay aux anciens abattoirs du Roule, traverses aujourd'hui par le boulevard Haussmann. On part a deux heures du matin par les quais, on touche a l'obelisque, on suit l'avenue Gabriel, on trouble le silence de la rue de l'Elysee, on traverse la place Beauvau, on monte la rue Miromenil, et on est arrive par le chemin des ecoliers. Mais pourquoi est-ce un joli voyage? Est-ce parce qu'on voit errer sur les quais les ombres amoureuses des femmes du Directoire qui ont emaille le Cours-la-Reine? Est-ce pour les bouquets des jardins de l'avenue Gabriel, illustree par Mme de Pompadour? Demandez a M. Octave de Parisis. J'oubliais de vous dire que c'est un joli voyage dans la voiture de Mme de Revilly. La comtesse dit tout a coup a Octave: "Ce n'est plus de jeu: par quel chemin me faites-vous passer.--Par le chemin le plus court," repondit-il dans un baiser. Quand la femme de chambre vint pour deshabiller Mme de Revilly, c'etait deja fait. "Madame a sans doute joliment valse, lui dit cette fille, pour avoir ainsi perdu sa ceinture et les rubans de ses epaules?--Oui, murmura la comtesse, c'est la _Valse des Roses_.--Oh! mon Dieu, madame, qu'est-ce donc que ce poignard d'or que je trouve dans vos cheveux?--Je ne sais pas." C'etaient les armes parlantes de Parisis. XXVI I LE DERNIER MOT DE L'AMBASSADE Quand Guillaume de Montbrun se presenta le lendemain chez son ami Octave de Parisis, il etait pale et inquiet. "Et ton ambassade? lui demanda-t-il.--Ah! diable! se dit Octave, et moi qui n'ai pas pense a parler de ce mariage a Mme de Revilly!" Il paya d'audace: "Tout va bien, mon cher. Je te dois une bonne fortune.--Une bonne fortune! dit Guillaume avec inquietude.--Oh! je ne parle pas de Mme de Revilly. Mais je me suis trompe de porte." Et Octave raconta son aventure avec Mme d'Argicourt. "Voila pourquoi tout va bien, dit Octave en finissant de conter son aventure.--Tout va bien avec Mme d'Argicourt, mais es-tu bien sur que Mme de Revilly ne va pas venir a moi comme une Hermione furieuse?--Tout est fini, pas un mot de plus! vous vous reverrez dans six mois." Guillaume deguisait mal son emotion. "La pauvre femme, dit-il en soupirant, comment a-t-elle pris cela?--Mais elle a tres bien pris cela, dit Octave qui n'avait pas dit un mot du mariage a Mme de Revilly.--Tu veux rire?--Veux-tu que je pleure avec toi?--Non; mais je connais Mme de Revilly, elle ne se consolera pas.--Je la connais tout aussi bien que toi. Va te marier, elle aura la grandeur d'ame de ne pas aller aux noces.--Et mes lettres?--Fumee que tout cela.--Elle a tout brule!" Tout en ne sachant pas trop ou il en etait, ressentant a la fois la douleur d'avoir brise et le bonheur d'etre libre, il prit la main de son ami: "Je te remercie.--Il n'y a pas de quoi." M. de Parisis ne put cacher un sourire railleur. "Tu ris toujours, toi." Guillaume ne put cacher un second soupir. "Ah! c'etait une belle maitresse!--Avec trois points d'admiration!--Merci encore; la belle enfant que je vais epouser te devra son bonheur.--Qui sait?" Ainsi se termina cette; histoire d'une ambassade extraordinaire en l'an de grace 1867. Les affaires de coeur, qui sont les plus graves, puisque ce sont celles-la qui mettent le monde a feu et a sang, seraient toujours menees a bonne fin si on choisissait des diplomates comme Octave de Parisis. Mais tout n'etait pas fini. Cet imbroglio galant devait avoir son denoument tragique. Octave croyait trop que les femmes se donnent et se reprennent comme elles feraient d'un bouquet ou d'un eventail. Les plus legeres et les plus rieuses subissent plus profondement que les hommes les contre-coups de la passion. Mme de Revilly n'etait pas consolee parce qu'elle avait commis un peche de plus: "On ne badine pas avec l'amour," lui avait dit Alfred de Musset quand elle etait toute jeune fille. XXVIII LE NAUFRAGE DU COEUR Guillaume de Montbrun epousa Mlle Lucile de Courthuys a la chapelle du Senat. Naturellement M. de Parisis alla a cette messe de mariage. Ce n'etait plus une chapelle, c'etait un salon. On croyait y continuer une conversation commencee la veille dans quelque belle societe du beau Paris. Quand il s'approcha de son ami Guillaume, il le trouva heureux, mais inquiet. "Tout est bien qui finit bien," lui dit Parisis a mi-voix. "Oui, mon ami, mais je ne serai peut-etre content qu'apres la lune de miel; j'ai toujours peur que Mme de Revilly ne vienne troubler la fete." Les deux amis s'etaient dit ces paroles tres rapidement a la fin de la messe. La jeune mariee, toute radieuse qu'elle fut, semblait les interroger du regard. Elle s'etait bien apercue de l'inquietude de son mari; elle devinait qu'Octave avait le secret de Guillaume. Toute jeune mariee a un nuage a l'horizon. Apres la messe, Parisis s'en fut droit au boulevard Haussmann. Allait-il en amoureux desoeuvre ou en philosophe curieux etudier les battements du coeur d'une femme trahie? Je crois que ces deux sentiments l'entrainaient a la fois; mais c'etait surtout le premier, parce qu'il se disait: "Si Mme de Revilly n'est pas chez elle, je monterai chez la belle Dijonnaise." On verra tout a l'heure qu'il monta chez la belle Dijonnaise, parce que Mme de Revilly--n'y etait pas.-- En s'approchant de l'hotel de la jeune femme trahie, il vit neuf voitures de deuil suivant un corbillard; tout cela harnache, pomponne, armorie, comme pour les enterrements de premiere classe. Un R sous une couronne de comte le frappa. "Revilly! dit-il tout a coup. Est-ce que ce serait son mari?" Il espera encore que cet R ne voulait pas dire _Revilly_. Toutefois, quoique les voitures de deuil se fussent eloignees deja, il s'arreta devant la porte de Mme de Revilly sans avoir le courage d'entrer. Il passa de l'autre cote du boulevard, regardant aux fenetres, comme s'il devait lire sur la facade de la maison. Personne n'etait aux fenetres. Deja il avait interroge vainement le triste cortege. Tout en regardant la facade de l'hotel de Revilly, il regarda la facade de l'hotel d'Argicourt. Une figure lui apparut a demi voilee par un rideau de guipure. Il lui sembla que c'etait Mme de Revilly elle-meme. Il entra tout joyeux a l'hotel d'Argicourt. Le concierge, qui avait voulu etre du spectacle, n'etait pas dans son "salon." Comme Parisis savait que son mari etait en Bourgogne, il se hasarda a monter. Il sonna; ce fut une femme de chambre qui ouvrit. "Mme de Revilly?" lui dit-il. Cette fille ne comprit pas et lui ouvrit le petit salon sans lui repondre. Mme d'Argicourt vint a lui. "Ah! que suis heureux de vous voir, lui dit-il en lui serrant la main; j'avais peur que vous ne fussiez dans cet horrible corbillard.--La pauvre femme! murmura Mme d'Argicourt.--Vous la connaissez donc? demanda Parisis avec surprise.--Mais vous etes donc fou? C'est Mme de Revilly qui est morte." Octave recula de trois pas. "Oh! madame, je vous demande pardon, je croyais voir Mme de Revilly.--Comment! elle etait blonde et je suis brune! Je vous remercie de vous rappeler ainsi ma figure.--Que s'est-il donc passe?" demanda Parisis tout atterre. Que s'etait-il passe, en effet? Trois jours auparavant, une lettre de faire-part etait venue frapper au coeur Mme de Revilly. Naturellement c'etait une amie qui, sachant son histoire amoureuse, lui avait envoye la lettre de mariage de M. Guillaume de Montbrun avec Mlle Lucile de Courthuys. Elle ne vivait pas dans le monde ou allait vivre son amant; elle le croyait a Londres depuis le bal de l'Hotel-de-ville. Nuls pressentiments ne l'avaient avertie. Elle relut vingt fois cette lettre fatale, tout en l'inondant de larmes. M. de Parisis avait pu, toute une nuit de bal, lui faire oublier M. de Monbrun par je ne sais quelle seduction inattendue; la valse, les violons, les jolis propos, toutes les magies d'une fete nocturne lui avaient tourne la tete; elle s'etait abandonnee a un mouvement de passion subite. Mais le lendemain matin, en se reveillant, elle avait eu horreur de sa faute, et--voila bien la logique des femmes!--elle avait en elle-meme demande pardon a la fois a son amant et a son mari. Octave croyait avoir seduit une femme; il n'avait surpris qu'une expansion d'ivresse. S'il fut venu le lendemain frapper a la porte de la jeune femme, certes, elle ne lui eut pas ouvert. Si elle l'eut rencontre, elle se fut cachee. S'il lui eut parle, elle se fut ecriee:--Je ne vous connais pas! Et que fit-elle apres avoir lu cette lettre de mariage qui lui parut une lettre de mort? Elle devait aller diner a Chatou, chez des amis qui l'attendaient tous les jeudis. Elle y alla. Il lui eut ete impossible de rester chez elle ou tout lui rappelait son malheur. La pauvre femme ne savait pas que le malheur est un hote qui vous suit partout, plus terrible encore dans le voyage qu'a la maison; car les figures etrangeres vous refoulent plus loin encore dans l'enfer du desespoir. Avant de monter en wagon, elle s'arreta a l'eglise Saint-Augustin. Pourquoi? Son second adultere lui avait-il ouvert les yeux sur le premier? La seconde chute lui montrait-elle toute l'horreur de la premiere? Ou n'etait-ce que le chagrin de perdre son amant? Chez ses amis de Chatou, elle ne dit rien, elle cacha sa douleur, elle essaya meme de sourire, elle les trompa par quelques eclats de gaiete. On servit a gouter dans un petit pavillon de verdure au bord de l'eau, devant une barque toute pavoisee qui attendait. Comme on lui reprochait de ne toucher a rien, elle mangea des fraises et but coup sur coup d'un air de vaillance trois ou quatre petits verres de vin de Malaga. Apres quoi on monta dans la barque, selon la coutume, car toutes les semaines on allait a Bougival, ou l'on se rencontrait avec d'autres Amphitrites, Parisiennes en villegiature. Les jeunes amies de Mme de Revilly remarquerent qu'elle etait devenue silencieuse; elle penchait melancoliquement la tete sur les vagues legeres, murmurant a diverses reprises: "N'est-ce pas que l'eau est belle aujourd'hui?" Quand la barque s'approchait du bord, elle essayait de cueillir des roseaux et des fleurs aquatiques. Elle cueillit un beau nenuphar qu'elle montra a tout le monde. On l'entendit qui disait presque tout haut? "Et quand je pense qu'il n'est pas venu me dire tout cela!" La barque avait repris le milieu du fleuve et voguait a pleine voile. Mme de Revilly se penchait au-dessus de l'eau et y trempait le nenuphar blanc cueilli sur la rive. La fleur s'echappa de sa main. "Oh! mon Dieu!" dit-elle. Etait-ce pour le nenuphar? Elle se pencha un peu plus et tomba. "Oh! mon Dieu!" crierent a leur tour les deux amies. Il y avait un homme qui conduisait la nacelle, un hardi navigateur d'eau douce, qui, comme tous les navigateurs, ne savait pas nager. On sait avec quelle imprudence les Parisiens, et surtout les Parisiennes, s'aventurent sur les bords de l'Ocean. Le jeune homme voulut s'elancer: ses soeurs le retinrent, tout en appelant. On avait vu reparaitre la robe de Mme de Revilly; mais on fut plus de cinq minutes sans qu'un sauveur se montrat. Quand on ramena la pauvre femme sur la rive, elle etait bien morte. Vainement les medecins tenterent tout, elle ne rouvrit pas les yeux. L'ame amoureuse et blessee etait partie. "Comprenez-vous cela? dit Mme d'Argicourt a M. de Parisis. Une femme qui riait toujours!--Oui, dit Parisis emu profondement; elle a pris son coeur au serieux. Plus j'etudie les femmes et moins je les connais.--Son mari ne se consolera pas, dit madame d'Argicourt. Il parlait, lui aussi, de mourir.--C'est Guillaume de Montbrun qui ne se consolera pas." Mme d'Argicourt accorda une larme a Mme de Revilly. "C'etait la plus charmante voisine du monde; je l'entendais chanter comme un oiseau, je la voyais sourire sur le balcon: je sens que mon ame est toute en deuil." Octave regardait la jeune femme. "C'est etrange! se dit-il a lui-meme; il me semble que je vois toujours Mme de Revilly dans Mme d'Argicourt. Adieu, madame, reprit-il tout haut. Nous reparlerons d'elle." Et quand il fut seul: "Oh! les femmes! Quel abime de tenebres! Cette pauvre morte! elle avait trouve tout simple de prendre un amant pendant que son mari jouait a la Bourse; elle a trouve tout simple de le trahir une belle nuit; et parce qu'il l'a trahie lui-meme, elle se jette a l'eau. Explique cela qui pourra: moi je m'y perds." Et pensant aux deux femmes: "Il me sera impossible de revoir jamais Mme d'Argicourt." XXIX LES METAMORPHOSES DE MADEMOISELLE VIOLETTE DE PARME C'etait un jour de grande reception chez M. Mabille: fete de nuit, lanternes chinoises, palais venitien, feu d'artifice. Et, pour le bouquet, fiancailles universelles. Ces beaux messieurs du Bois-Dore et ces belles dames du Bois-Joli ne s'etaient pas donne rendez-vous, mais on se rencontrait pour causer mariage et divorce. Octave de Parisis allait comme tout le monde fumer ca et la un cigare a Mabille. Il avait dine ce samedi-la avec Miravault qui voulut bien lui donner le bras pendant vingt-huit minutes; a la trentieme minute, il devait etre au concert des Champs-Elysees. Ils etaient a peine entres qu'ils remarquaient que decidement le beau style serait toujours l'apanage des Francaises. "Entends-tu ces vocables dignes des grammaires heraldiques?" dit Octave a son ami. C'etait une jeune personne de dix-sept ans qui sortait du giron de sa mere et qui disait a une de ses amies. "Ne me beche pas, ma chere, ou je te donne du poing sur le bapteme." Reponse eloquente de la dame, ainsi apostrophee, en langue javanaise, que je ne saurais traduire. On s'etait approche. Il y avait deja foule, quand arriva une femme a huit ressorts. Elle se drapa dans sa dignite et s'ecria: "Faites place, mesdames et messieurs, c'est une honnete femme qui passe." Et elle passa. Un duc anglais qui ne savait pas marcher, s'entortilla dans la queue de sa robe. Elle se retourna avec une exquisse politesse. "Milord Muffleton!" dit-elle avec un accent anglais. L'offense demanda des reparations. "Des reparations! c'est vous qui me devez des reparations, puisque vous m'avez dechire ma robe.--Tais-toi! dit un ami de l'Anglais, ou je te fais mettre dedans.--Tais-toi, ou je te fais mettre dehors.--Madame, repondit l'ami de l'Anglais, tout cela peut s'arranger; un homme mal eleve dirait "sortez," nous savons trop notre monde pour ne pas dire "sortons." Et on se donna rendez-vous pour les reparations au cafe Anglais. Quelle etait cette femme qui se donnait si bien en spectacle? Octave ne fut pas peu surpris de reconnaitre Violette, qui avait dechire tout ce qui lui restait de sa robe virginale pour revetir en pleine lumiere la robe a queue epanouie. Il n'y comprenait rien. Il savait pourtant que les metamorphoses des femmes d'Ovide ne se font pas plus rapidement que les metamorphoses des femmes de Paris. Violette l'avait reconnu, elle avait cache un battement de coeur, en laissant tomber sur lui un regard de haut dedain et d'amere raillerie. "Violette!" dit-il, comme pour l'arreter en chemin. Elle ne se retourna pas. Il marcha plus vite, mais Miravault le retint. "Tu sais, si tu as des affaires ici, je m'en vais." Octave se remit au pas de son ami, se promettant de parler plus tard a Violette. Ils firent trois ou quatre tours. Violette etait allee s'asseoir dans le "salon d'honneur," ou elle eut bientot un cercle compose des hommes les plus a la mode. Elle s'etait donnee pour une etrangere, qui venait de prendre les bains de mer a Brighton et qui allait faire sauter la banque a Wiesbaden. Tout en tournant, Octave jetait sur elle un vif regard. Quoiqu'ils fussent separes par tout un parterre des plus panaches et des plus bruyants, elle ne perdit pas un seul regard d'Octave; elle le haissait, mais elle desirait le voir, ne fut-ce que pour le jeter a ses pieds; il avait brise sa vie, il avait brise son coeur: elle aurait voulu le briser lui-meme. C'etait l'amour dans la colere. Elle etait heureuse de se voir si bien entouree, croyant le piquer au jeu et le ramener a elle. Elle ne se trompait pas. Octave avait cesse de l'aimer sous sa douce et sentimentale figure d'honnete fille; tendre et devouee comme une epouse, reveuse et poetique comme une fiancee, toute a lui, fidele jusqu'a la mort, le chien de la maison. Maintenant qu'il la croyait a tout le monde, il sentit qu'il aimait encore. C'etait un autre amour qui se relevait plus vigoureux sur les anciennes racines, amour etrange, furieux, terrible, qui met le feu dans le sang et l'enfer dans le coeur. Octave eut pourtant la patience d'attendre que Miravault l'eut quitte pour aller dans "le salon d'honneur." Il ne s'inquieta pas de la cour improvisee de Violette. Il derangea meme quelques-uns de ses adorateurs, et, trainant une chaise a sa suite, il s'assit sans facon tout contre la dame. "Violette! expliquez-moi par quel chemin vous etes venue ici." Ce fut une revolution dans le cercle des courtisans de Violette. "Comment, il la connait!--Tu sais bien que Parisis connait tout le monde; il l'aura rencontree en Chine ou en Amerique.--Pas de chance! dit un jeune premier, des que je veux parler a une femme, c'est toujours Octave qui me repond." Aucun de ceux qui papillonnaient la n'etait homme a ceder la place hormis a la pointe de l'epee. Tous etaient plus ou moins braves comme l'acier. Mais tel etait l'empire de Parisis qu'on le reconnaissait toujours comme un maitre; on s'effacait devant lui sans croire que ce fut un pas en arriere. Il faut bien que la superiorite ait ses privileges; d'ailleurs, tout le monde voulait etre l'ami d'Octave. Apres avoir regarde froidement l'homme qu'elle avait tant aime, Violette detourna la tete et voulut continuer la conversation commencee avant l'arrivee de M. de Parisis. Il repeta sa question, et comme elle le regardait une seconde fois avec la meme froideur, il partit d'un eclat de rire. Et alors, ce fut elle qui le questionna. "Pourquoi riez-vous? monsieur.--Je ris--madame--parce qu'en regardant votre main, j'y retrouve un souvenir d'une autre existence. Vous savez que je crois a la metempsycose; or, il y a bien longtemps, quand vous etiez une vertu irreprochable, vous avez mis a votre doigt cet anneau de six francs cinquante centimes, qui se cache comme--une violette au milieu des roses,--que dis-je, des roses! ce sont des diamants." Ramenee tout entiere a sa vie passee, Violette se leva et demanda a Octave de faire un tour avec elle. Tous les jeunes gens se regarderent et s'offrirent des cigares, ne pouvant s'offrir Violette. "J'avais jure de ne plus vous parler, dit Violette au duc de Parisis, mais vous etes le tyran de ma vie; des que je vous revois, je redeviens esclave. Je vous hais!--Et moi aussi, dit Octave. Mais pourquoi etes-vous ici?--Pourquoi je suis ici? Il faut bien aller un peu dans le monde quand on est femme du monde. Et d'abord, sachez que je ne suis plus Violette, je me nomme Violette de Parme. La pauvre petite Violette, de la rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel, a ete pietinee sous vos pieds; son dernier parfum s'est envole vers le ciel des amoureux.--Violette de Parme! a la bonne heure.--J'ai monte en grade; vous comprenez bien, mon cher, qu'apres votre gracieux abandon, c'etait la vie ou la mort, la vie dans le torrent ou la mort dans le tombeau; mais on ne se tue pas deux fois; c'etait donc la mort, dans quelque sombre atelier ou l'on oublie tout a force de travail. Il n'y a que la joie du coeur, il n'y a que la vertu qui s'arrange de tout, meme de la pauvrete. La mort n'avait pas voulu de moi, je n'ai pas voulu d'elle, non plus que des paleurs et des miseres du travail. Ne vous etonnez pas de me voir ainsi, je suis votre oeuvre. Adieu, mon cher, car je partirai demain a huit heures pour Dieppe avec le prince Rio.--Qu'est-ce que le prince Rio?--Un prince du sang qui paye mes chevaux.--Eh bien! ce n'est pas avec ces chevaux-la que tu iras a Dieppe." XXX LE VOYAGE A DIEPPE Octave de Parisis et Mlle Violette de Parme arriverent, un beau jour d'aout, a une heure de l'apres-midi, a l'hotel Royal de Dieppe, ce qui fut un grand scandale, non seulement dans la ville de Duquesne, mais encore dans toute la Normandie:--Une ville collet-monte dans une province begueule! Quoi de plus simple et de plus legitime? M. de Parisis n'avait pas de conseil de famille et mademoiselle Violette etait emancipee. Il n'y avait donc pas detournement de mineurs. Mais ce qui scandalisait les meres de famille et les demoiselles a marier, c'est que M. de Parisis etait du meilleur monde, allie aux plus hautes familles, convoite depuis longtemps pour un mariage par le faubourg Saint-Germain et par le faubourg Saint-Honore. Il y avait a l'hotel Royal tout un groupe de dames de la cour: celles-la qui tous les hivers sont emaillees d'epithetes flamboyantes par les chroniqueurs a la mode. A Dieppe, on s'ennuie toujours un peu, meme quand on s'amuse. Ce matin-la on s'ennuyait beaucoup a l'hotel Royal; on attendait l'heure des promenades, on sommeillait sur les journaux du jour, on disait du mal de son prochain et de soi-meme, quand M. de Parisis, qui conduisait son phaeton, un lorgnon dans l'oeil, un cigare a la bouche, une demoiselle a cote de lui, entra dans la cour au bruit de ses deux chevaux bai-bruns. Tout le monde se mit aux fenetres. "M. de Parisis!" Ce nom courut sur toutes les levres avec un sourire de curiosite et de surprise. "Eh bien! dit Mme de Valbon en regardant Violette de Parme du haut de son balcon, mais surtout du haut de sa grandeur: voila ce qui s'appelle jouer avec l'audace.--Il parait, dit Mme de Pontchartrin, que M. de Parisis n'est pas embourbe dans la foret des prejuges." Depuis qu'il etait ne, M. de Parisis avait toujours tout brave. Il ne s'inquieta pas beaucoup des mines ebahies qu'il voyait autour de lui. Toutefois, il jugea qu'il etait bien un peu trop en spectacle; c'etait la premiere fois qu'il venait a Dieppe; il croyait que tout le beau monde etait a Trouville; il n'avait pas pense qu'il dut trouver tout d'un coup tant de figures de connaissances. Mais il fut brave dans son role, car il etait bon comedien dans la vie. Il commenca par demander deux salons et quatre chambres a coucher pour Violette. "Madame la comtesse attend du monde? dit un garcon tres savant en art heraldique: il avait vu une couronne de duc sur le phaeton et sur les harnais.--Oui, repondit Parisis, madame attend sa mere, sa grand'mere, son oncle l'archidiacre et sa tante la chanoinesse." Il dit cela assez haut pour etre entendu de tout le monde. "Pour moi, ajouta-t-il, il ne me faut qu'une chambre a coucher et un cabinet de toilette. J'oubliais: une ecurie pour huit chevaux." Quoiqu'il n'y eut que des sceptiques autour de lui, il parla si naturellement que nul n'eut ose dire qu'il raillait. On le tenait d'abord pour un homme si fantasque et si invraisemblable, que les choses les plus impossibles n'etonnaient pas trop avec lui. Il avait mis pied a terre. Mlle Violette sauta dans ses bras. Il la confia a une fille de service et alla gaiement serrer la main a quelques amis de turf et de club. "Quelle est donc cette belle ingenue? lui dit l'un d'eux.--Je ne la connais pas, dit froidement Octave; elle venait a Dieppe, nous avons voyage ensemble; elle m'a offert une cigarette et nous sommes les meilleurs amis du monde; mais je n'ai vu ni son signalement, ni son dossier, ni ses etats de service. Je crois qu'elle est encore a sa premiere campagne. Je n'en dirai rien, car je n'ai pas fait la guerre avec elle." M. de Parisis s'assura que ses chevaux seraient bien loges et qu'ils auraient une bonne table; apres quoi il monta, sans se faire prier, au troisieme etage. Une demi-heure apres, il se jetait a la mer. Une heure apres, il ecoutait sur la plage, en compagnie de quelques fumeurs, la musique du Casino, une vraie musique normande. A six heures, il dinait avec ces dames de la Cour, qui ne cessaient de l'interroger sur sa compagne de voyage. A huit heures, il etait sur la jetee avec Violette, qui ne pouvait comprendre pourquoi la mer faisait tant de chemin sans avancer. A dix heures, il jouait aux jeux innocents avec les dames de la Cour. A onze heures, il improvisait un lansquenet. A minuit.... Ici le romancier tourne la page. XXXI SUR LA PLAGE Le lendemain, Octave alla voir ses amis au spectacle des baigneuses. Ils avaient tous des lorgnettes et regardaient les jolies evolutions de ces dames, comme on regarde les danseuses a l'Opera. On s'emerveillait d'un quadrige de naiades, des intrepides qui savaient nager et qui jouaient au volant; joli jeu, ou le vent, la vague et l'imprevu font danser les joueuses. On entendait les cris et les rires. Gai tableau pour Isabey ou pour Ziem. La mer etait bleue et perlee; quelques barques peuplaient l'horizon; le soleil, perdu dans les nuages transparents, repandait de vifs rayons sur les flots; les chevelures denouees, ailes de corbeau et gerbes blondes, s'eparpillaient ca et la sur les vagues; la mer monta et rapprocha les joueuses: on s'arrachait les lorgnettes. Chaque fois que s'en allait la vague amoureuse, on surprenait a travers la gaze humide la fine ou fiere sculpture du pied, de la main, du cou, de l'epaule d'une de ces dames. On affirma avec autorite que c'etait le grand livre heraldique qui jouait au volant. On citait une duchesse, une marquise, une lady et une jeune fille de grand nom. Quel etait l'enjeu? Octave de Parisis eut ete quelque peu etonne si on lui eut dit que presque tout son jeu de cartes etait la.--Il ne manquait que la dame de Pique.--Sans doute, parce qu'il l'avait retrouvee. Oui, la dame de Coeur, la dame de Carreau, la dame de Trefle, elles etaient la toutes les trois qui se renvoyaient le volant. Dans l'apres-midi, quand la plage est encore deserte, quelques curieuses reunies a quelques desoeuvres chuchoterent en voyant arriver, toute blanche comme un pastel, dans la plus adorable robe de linon, Mlle Violette de Parme un panier a la main. Elle alla s'asseoir pres de l'orchestre, sous une tente solitaire. "Voyez donc comme elle se prelasse? dit une dame.--Non, dit une jeune fille, elle marche bien, voila tout.--Vous appelez cela bien marcher! Elle va comme une tortue.--C'est la ce qui donne cette grace nonchalante qui lui sied a ravir." Il y avait la un rhetoricien qui osa comparer, en face de sa mere, Mlle Violette de Parme a un lys que le vent balance et a un cygne qui glisse sur un lac. Quand la compagne de voyage d'Octave se fut assise sur une de ces abominables chaises qui ornent la plage de Dieppe, elle regarda la mer et y perdit sa pensee. La mer a de si grandes eloquences, qu'elle parle a toutes les ames, meme aux plus simples; elle ouvre dans la pensee je ne sais quels horizons inattendus. C'est un livre ecrit en hebreu, mais les caracteres ont des figures expressives qui disent mille choses etranges. Jusqu'ici, Victor Hugo seul a ose illustrer ce beau livre. Mais l'ame la moins illuminee de poesie n'est pas tout a fait etrangere aux sublimites de cette langue de l'infini. Je crois que Mlle Violette de Parme ne se jetait pas la tete la premiere dans l'abime des reveries; elle regardait en curieuse les embarcations legeres tout emaillees de robes et de casaques rouges, blanches, orange; elle regardait les mouettes qui venaient se perdre dans la vague pour piper leur gouter. Tout a coup, comme si l'amour du travail fut une habitude invincible chez elle, elle prit dans son panier une tapisserie commencee et se mit a l'oeuvre sans presque lever les yeux, comme une ecoliere bien apprise. Elle filait un oiseau bleu couleur du temps. Comme le matin, Octave vint sur la plage; son nom bourdonnait a toutes les oreilles, mais il semblait tres insouciant des contes debites sur lui. La raillerie des autres ne montait jamais "a la hauteur de son dedain." Il alla saluer gravement Violette et il lui parla avec une certaine reserve; quiconque eut bien etudie, n'eut reconnu entre lui et elle qu'une amitie de passage qui ne viole pas les bienseances par des airs de familiarite a la mode dans le beau monde. Les voisines furent meme edifiees par la conversation. "Eh bien! disait M. de Parisis, comment vous trouvez-vous a Dieppe? Est-ce que vous y ferez une saison? L'air de la mer vous va a ravir. Avez-vous recu des lettres de votre famille?" Et Mlle Violette repondait: "Je ne m'ennuie pas, mais je n'ose me hasarder dans ces vagues furieuses. Je suis tres contrariee de n'avoir pas recu de lettres ce matin. Je vous ai dit que l'archidiacre avait la goutte. Je suis allee prier pour lui aux deux eglises. Je ne sais pas si l'air de la mer me va bien, mais je sais que j'ai dejeune comme quatre. Si vous voyez par la ma femme de chambre, dites-lui de m'apporter des peches." En un mot, une conversation irreprochable; j'oubliais de vous dire que Violette termina sa periode par un adorable: "Tu sais que tu m'embetes."--Ce a quoi Octave repliqua: "Ce n'est pas etonnant, car je m'embete tant moi-meme!" C'etait le thermometre de toute la plage. M. de Parisis ne prit pas racine aupres de sa maitresse, il alla s'asseoir en face, contre le Casino, dans un groupe de jeunes femmes qu'il n'avait pas encore saluees a Dieppe. On ne manqua pas de lui demander ce que c'etait que cette belle inconnue,--cette Ophelie de Shakespeare, peinte par un aquarelliste d'aujourd'hui, Chaplin ou Vidal--ou plutot peinte par elle-meme. Il continua son jeu; il ne la connaissait que pour avoir voyage avec elle. C'etait une jeune fille excentrique de la plus haute vertu qui craignait d'autant moins la vie a la diable qu'elle etait plus vertueuse. Elle voyageait incognito comme les princesses; elle avait un frere zouave pontifical; un oncle archidiacre et une tante chanoinesse. Il desirait entrer un peu plus dans son intimite, mais il n'esperait pas franchir les limites des civilites pueriles et honnetes. Dans le groupe qui l'ecoutait, il remarqua de prime abord une jeune fille qui avait un oiseau bleu sur son chapeau. Il reconnut la belle fille du bois de Boulogne et de l'Opera dans cette blonde aux yeux noirs, d'une beaute etrange, qui n'avait aucun des caracteres des beautes de convention, avec sa fierte si noble et si naturelle. Elle rappelait ces figures a la Correge et a la Prudhon qui, a premiere vue, vous prennent l'ame comme le corps: un nuage de volupte dans la purete ideale des yeux, sur la virginite des levres un aiguillon d'amour. On voudrait les aimer avec violence et avec douceur; on voudrait vivre et mourir pour elles. C'est le mariage le plus profond et le plus impenetrable des sens et de l'esprit, l'etreinte des bras et l'expansion du coeur. C'etait la premiere fois que Parisis voyait sa cousine de si pres. Naturellement il ne se doutait pas qu'il avait devant lui la Marguerite des Marguerites, ni la Dame de Coeur. Elle aussi filait de la laine comme Mlle Violette. Singulier rapprochement! pendant que Mlle Violette filait un oiseau bleu, Mlle Genevieve de La Chastaigneraye filait un bouquet de violettes. Quoique la jeune fille semblat ne pas ecouter les propos de M. de Parisis, elle entendait mot a mot et souriait du coin des levres. Parmi les dames qui etaient autour d'elle, la marquise de Fontaneilles, la duchesse de Hauteroche et lady Harrisson furent saluees a cet instant par deux jeunes gens qui, ne connaissant pas M. de Parisis, allaient passer outre. Mais, sans doute, ils etaient de bonne prise ou de bonne rencontre, car les trois dames se leverent soudainement comme si elles eussent obei a la meme idee. Mlle de La Chastaigneraye se trouva donc seule un moment avec M. de Parisis. "Mademoiselle,--si je puis m'exprimer ainsi,--dit Octave gravement, voulez-vous me dire pourquoi vous avez souri si malicieusement quand j'ai parle?--Monsieur, dit Genevieve, j'ai souri comme cela m'arrive chaque fois que je vais a la comedie.--Je suis donc un comedien?--Oui, monsieur. Quand vous parlez a des comediennes ou a des femmes familieres aux planches du monde, qui ont appris comme vous l'art de parler pour deguiser leurs pensees, vous avez la chance d'etre cru sur paroles: elles ont tant de fois brouille le mensonge avec la verite, qu'elles ne savent plus reconnaitre le vrai du faux. Mais moi qui, dans la vie, ne suis pas encore entree en scene, meme pour jouer la derniere ingenue, j'ai traduit ce que vous avez dit dans la vraie langue des coeurs simples.--De grace, Mademoiselle, donnez-moi votre traduction." Genevieve regarda du cote des trois dames. "Je veux bien, dit-elle sans se faire prier; je commence par vous avertir que je sais la geographie du monde sans avoir beaucoup voyage sur la carte parisienne. Or, du premier coup, je reconnais le caractere des nationalites. Ainsi, je ne confondrai jamais une femme du monde avec une femme du demi-monde, quoiqu'elles se confondent si bien entre elles par les panaches du langage et des chiffons; je ne confondrai pas davantage une femme du demi-monde avec une demoiselle qui n'est pas tout du monde, quels que soient les grands airs et le bel esprit de celle-ci. Voila pourquoi, monsieur, je vais traduire ainsi ce que vous avez dit tout a l'heure: "Cette jeune fille n'est pas excentrique, puisqu'elle ressemble a toutes ses pareilles; elle n'est pas de la plus haute vertu, parce qu'elle n'est pas de la vertu, d'ailleurs la vertu n'est ni haute ni basse. Si elle craint d'autant moins la vie a la diable, c'est qu'elle est toujours affichee. Elle ne voyage pas incognito, puisqu'elle n'a pas de nom; si elle voyage comme les princesses, c'est que c'est une princesse de theatre. Elle n'a pas de frere zouave au service du pape, ni d'oncle archidiacre au service de Dieu, ni de tante chanoinesse au service des pauvres. Vous ne desirez pas entrer dans son intimite, vous desirez en sortir, mais les hommes ne savent jamais battre en retraite dans ces batailles perdues." Voila, monsieur, ma traduction litterale.--Mademoiselle, si j'etais de mauvais gout, je dirais votre traduction libre; mais vous avez parle si juste, partant si bien, que je serais indigne de vous repondre, si je prenais un masque avec vous. Dites-moi qui vous a donne cette pierre de touche?--Voyez-vous, on a beau faire pour enchasser le strass, il se trahit lui-meme en face du diamant. Ma pierre de touche, c'est mon coeur. Dans la jeunesse, l'ame est une petite goutte de rosee que Dieu a mise sur une pervenche ou sur une violette: la goutte de rosee reflechit le ciel, elle voit tout, jusqu'a l'etoile la plus lointaine, jusqu'aux nuages les plus perdus. Mais quand vient le mauvais jour, la goutte de rosee tombe dans le torrent qui roule le sable des montagnes; elle ne voit plus que le chaos.--Vous avez raison, voila pourquoi la jeunesse est une perle sans prix." Et M. de Parisis ajouta: "Mais dites-moi, mademoiselle, a quelle ecole avez-vous ete?--A l'ecole de Dieu." En disant ces mots, Mlle de La Chastaigneraye leva ses grands yeux veloutes sur M. de Parisis. C'etait le regard de la vertu meme. Ces beaux yeux noirs, vaillamment ouverts et doucement ombrages par de longs cils, repandaient une si divine expression de candeur, que M. de Parisis fut atteint au fond de l'ame. Lui que tant de femmes avaient regarde avec amour, avec volupte, avec passion, il tressaillit, comme atteint d'une emotion jusque-la inconnue. Il avait toujours nie ce qu'il appelait la beaute et le charme des pensionnaires: il reconnut qu'il avait nie la premiere moitie de la femme. Genevieve regardait Violette a la derobee. "Eh bien! dit-elle tout a coup, je me trompais tout a l'heure, cette demoiselle a un grand air et ne ressemble pas a ses pareilles.--Non, car elle vous ressemble--par la figure--dit Parisis." Les trois dames revinrent s'asseoir "Eh bien! M. de Parisis, dit la duchesse, vous avez depose votre carte sur la chaise de notre belle amie. Je vous avertis que c'est une carte perdue, car son coeur ne recoit personne, meme dans l'antichambre." Survint une visite. M. de Parisis se rapprocha de Genevieve. "Je n'ose pas, lui dit-il doucement et avec un sentiment de melancolie, mettre ma carte a vos pieds. Je suis comme le voyageur qui cueillerait bien une fleur sauvage dans le ravin, mais qui ne la cueille pas pour ne pas faire tomber la goutte de rosee dans l'abime." Mlle de La Chastaigneraye rougit et palit; pour la premiere fois de sa vie, elle saisit son eventail et le passa devant sa figure. Octave de Parisis regardait Genevieve avec adoration: il lui sembla qu'un rayon descendait dans son ame et y repandait une lumiere toute divine. "A propos, dit la marquise de Fontaneilles, qui avait voulu reserver son effet, je ne vous ai pas presente a Mlle Genevieve de la Chastaigneraye.--De La Chastaigneraye!" s'ecria M. de Parisis. Il se leva et s'inclina: "Mademoiselle, vous etes ma cousine; moi je vous presente M. Octave de Parisis; car vous ne m'avez jamais vu." Genevieve, qui jusqu'a ce jour n'avait pas menti, ne s'en acquitta pas trop mal: "Je vous ai vu, monsieur mon cousin, mais c'est du plus loin qu'il m'en souvienne.--Ma cousine, il faut que je vous embrasse!" Genevieve, tres emue, essaya de railler.--"Oh! mon cousin, devant la mer, que dira le flux?--Le flux reculera epouvante," dit Mme de Hauteroche. On s'embrassa vaillamment, ce qui n'eut pas peu surpris Mile Violette de Parme, si elle n'eut alors regarde un grand d'Espagne qui fumait pour elle. Cigare d'Espagne de premiere classe! Parisis parla de sa tante, du sejour a Paris, de son regret de n'avoir pas vu Genevieve. "Moi, mon cousin, je vous voyais tous les jours.--Ou donc?--Partout. Au Bois, a la Cour, a l'Opera.--Ah! oui, je me souviens. Il fallait donc me dire que j'avais la plus belle cousine du monde!--Il fallait le deviner.--Expliquez-moi, ma cousine, par quel miracle nous nous retrouvons ainsi, nous qui sommes Bourguignons, sur cette plage normande, comme des naufrages.--Rien ne s'explique, mon cousin; il est impossible de trouver un sens aux grands evenements qui bouleversent le monde: comment voulez-vous savoir pourquoi nous nous rencontrons ici? Je suppose que ce n'est pas pour me voir que vous y etes venu." Genevieve jeta un rapide regard vers Mlle Violette. "Je vais vous le dire, pourquoi vous etes ici tous les deux, reprit Mme de Hauteroche: c'etait ecrit la-haut; c'est la destinee qui a marque votre rencontre a Dieppe; je ne suis pas une tireuse de cartes, mais je lis dans les astres--et dans les coeurs." On entama une causerie a perte de vue sur le hasard et sur la destinee. Personne ne fut convaincu; tout s'evanouit dans les notes harmonieuses de la valse de Faust, qui se maria amoureusement aux hymnes de la mer. M. de Parisis avait tenu bon, malgre les signes de Violette; mais Violette ayant brise son eventail, il jugea qu'il ne lui restait que le temps d'aller a elle. Il salua les dames, tout en disant: "Nous reparlerons de cela." En allant vers Violette, il murmura: "Quel malheur que Genevieve soit ma cousine!" Il lui sembla que tout son amour etait deja tombe a la mer. Le coeur aime l'inconnu; a beau aimer qui vient de loin. "On n'a jamais aime sa cousine," reprit-il. Violette fit une scene. Il dina avec elle pour l'apaiser. Mais il etait distrait. Violette lui demanda s'il se croyait toujours au bord de la mer avec les femmes comme il faut. "Chut! dit Octave, pas un mot sur ces dames." Violette parla plus haut et debita des malices sur les grandes dames qui prennent aux petites leurs modes et leurs amants. Octave se facha et sortit seul pour aller fumer sur la jetee. Quand il revint, une demi-heure apres, on lui dit que Violette etait partie par le train de huit heures avec le grand d'Espagne. "Tant mieux!" dit-il. Ce fut son premier mot. Son second mot fut: Tant pis. Violette etait partie desolee, furieuse et jalouse. Elle croyait se venger. Le duc de Parisis alla au concert du soir, esperant trouver sa cousine Genevieve avec Mme de Fontanelles et ses autres amies. Genevieve et la marquise etaient parties comme Violette par le train de huit heures. Il ne prit pas racine a Dieppe. Il partit par le train de minuit. Il ne chercha pas Violette. Et pourtant il l'eut trouvee seule chez elle, eploree et desesperee. Dans son souvenir, il voyait du meme regard Genevieve et Violette. "On dirait deux soeurs tant elles ont le meme air," murmura-t-il. Les ai-je perdues toutes les deux? Il courut chez la marquise de Fontaneilles, ou il apprit que Mlle de La Chastaigneraye etait allee rejoindre sa tante au chateau de Champauvert sans s'arreter a Paris. Mlle Regine de Parisis, tombee malade, avait rappele sa niece par un telegramme. "J'irai voir ma tante," dit le duc de Parisis en pensant a Genevieve. XXXII LES DIX MILLIONS DE MADEMOISELLE REGINE DE PARISIS Mademoiselle Regine de Parisis avait ete prise par une pleuresie dans son parc un jour d'orage; le medecin de Champauvert, qui etait pourtant un medecin _Tant mieux_, lui parut inquiet. Elle se resigna saintement a mourir, mais elle ne voulait pas mourir seule. Des le retour de Genevieve, le medecin l'avertit qu'elle allait perdre sa tante. "Je meurs contente, dit la vieille demoiselle en essayant de soulever sa main pour repousser Genevieve, comme si elle eut peur d'etre etouffee par ses embrassements. Prends garde! l'air me manque, je ne respire plus." Et regardant sa niece avec cette belle joie des coeurs aimes qui se retrouvent: "C'est fini, ma pauvre Genevieve! Je ne te reverrai plus bientot, toi que j'ai bien aimee! Mais, enfin, je me console deja, je meurs en Dieu et je trouverai d'autres anges la-haut." Naturellement, Genevieve voulut convaincre sa tante qu'elle n'etait pas malade. "Si, si, si, je suis malade. La preuve, c'est que j'ai fait mon dernier testament.--Votre dernier testament, ma tante! Pourquoi faire?--Pourquoi faire? pour faire le bien. Je connais mon monde; il y a ceux qui m'aiment, et il y a ceux qui aiment mon argent. Pour ceux-la, je t'en reponds, ce sera un amour platonique; mais pour toi...." Mlle de Parisis essuya deux larmes. "Tiens, reprit-elle, prends ma boite a ouvrage." Genevieve prit la boite a ouvrage et voulut la donner a sa tante. "Non, regarde dedans.... C'est cela. Prends ce papier et lis-le.... C'est un billet de cinq millions cela! Leur banque de France a beau cuver son or depuis 1830, elle n'en delivre pas encore de pareils." Genevieve ne voulait pas prendre le testament. "Je comprends, dit-elle, ton amour pour moi ne se paie pas avec des millions. Tu as ete ma jeunesse quand j'etais deja vieille; tu as ete mon sourire, tu as ete ma joie: Je te benis!" La jeune fille tomba agenouillee sous ce dernier mot. "Et Octave? dit-elle en relevant sa belle tete.--Octave! Eh bien! il viendra te demander ta main, et il aura cinq millions, sans compter tous les tresors de ton coeur.--Vous ne connaissez pas Octave, ma tante, si vous voulez qu'il ne m'epouse jamais, il faut me faire riche.--Mais tu ne sais donc pas qu'il est aux trois quarts ruine. Je m'en lave les mains.--Mais, ma tante, si vous saviez comme il est chevaleresque. Ses amis lui coutent cher. Sans Octave, celui qu'ils appellent le prince Bleu vivrait a Clichy depuis longtemps. Tout l'argent qu'il a gagne aux courses, il l'a peut-etre donne aux pauvres; or, Dieu sait si cet argent des courses le ruinait. C'est a qui gagne perd.--Tais-toi donc, ma belle! Si Octave a donne aux pauvres, c'est qu'a Paris les pauvres sont des femmes,--et quelles femmes!" Genevieve avait recueilli dans son voyage a Paris quelques belles actions anonymes d'Octave. Elle les dit a sa tante, en leur donnant une grandeur toute epique. "Allons! allons! dit Mlle de Parisis, tout cela est bien; mais plus naturel a un Parisis? Ne faut-il pas canoniser Octave pour avoir ouvert ses mains pleines d'or! Pour moi, je ne lui pardonne pas de ne pas t'avoir epousee sur ma priere.--Mais, ma tante, n'oubliez pas la legende des Parisis." Genevieve conta a sa tante la rencontre sur la plage de Dieppe: "Je vous jure, ma tante, que je serai la duchesse de Parisis si vous me faites pauvre." Tout en parlant, Genevieve avait apporte une plume trempee d'encre et une belle feuille de papier. "Ecrivez, ma tante. --Que veux-tu que j'ecrive?" Genevieve dicta un tout autre testament a sa tante qui murmura: "--J'ecris, mais je ne signerai pas. Je veux faire une surprise pour pouvoir rire apres ma mort." La vieille demoiselle mourut le lendemain dans l'apres-midi. Genevieve donna l'ordre d'envoyer des depeches telegraphiques a toute la famille, mais elle dicta elle-meme le billet a Octave: M. Octave de Parisis, avenue de l'Imperatrice, a Paris. Ma tante vient de mourir; je suis desesperee et vous ne viendrez pas! GENEVIEVE. Octave, absent, ne recut le telegramme que le surlendemain. Aussi, n'arriva-t-il a Champauvert qu'a l'heure des funerailles. Le soir, il embrassa fraternellement Genevieve et alla coucher au chateau de Parisis. Quand le matin il salua la sepulture de sa famille, il lui sembla qu'il assistait encore a des funerailles, tant il retrouva vivant le souvenir des siens. On vint le chercher a midi, pour commencer l'inventaire des papiers de la succession de sa tante Regine; il avait voulu d'abord se faire representer, mais le juge de paix et le notaire avaient insiste pour qu'il fut la a cause des innombrables testaments ou codicilles que sa tante railleuse s'etait amusee a faire. C'etait la toile de Penelope. Cette femme, qui avait passe sa vie sans faire un pas, tout occupee a prier Dieu et a mettre une piece d'or sur une piece d'or, avait beaucoup vecu par le reve. L'action ne l'avait jamais tentee; son amour pour l'argent etait un amour tout platonique, puisqu'elle le cachait et ne s'en servait pas. Mais une de ses plus grandes distractions etait de rever a toutes les aventures de voyage, a toutes les bonnes oeuvres, a toutes les feeries qu'elle pourrait realiser avec les mains pleines d'or. En ces dernieres annees, elle n'avait plus songe qu'a ses heritiers. Chaque fois qu'elle faisait un testament, c'etait pour suivre de la pensee dans l'avenir les evolutions de sa fortune. Jamais on n'avait tant tourmente le papier timbre; mais on ne joue pas tous les jours avec cinq millions. On savait dans le pays que Mlle Regine de Parisis recommencait toujours l'oeuvre de ses dernieres volontes; elle ne s'en cachait pas d'ailleurs, elle disait a tout le monde qu'elle leguerait des surprises. Son seul chagrin, dans l'idee de la mort, c'etait de ne pas pouvoir soulever la tete dans son tombeau pour voir la figure de ses heritiers. Octave de Parisis, quoiqu'il fut le vrai chef de la famille, paraissait avoir bien moins de chances qu'aucun autre a cet heritage. Il n'etait jamais venu voir sa tante, il lui ecrivait, a peine une fois l'an, des lettres de quatre lignes, d'un tour charmant, il est vrai, mais trop sommaires en verite. Comme celle-ci qu'on retrouva dans la correspon- dance de la tante Regine: "Bonjour ma tante! Adieu ma tante! "Quel bonheur d'avoir une tante comme vous, et quel malheur de ne la voir jamais! J'ai votre portrait et je vous parle tous les matins; vous me dites des choses qui me vont au coeur; je jure tous les soirs que j'irai me jeter dans vos bras, mais je ne suis qu'un neveu denature, et je merite vos maledictions! Avec lesquelles je vous embrasse._ "OCTAVE DE PARISIS." Apres tout, avec une tante fantasque comme celle-la, cette lettre etait peut-etre un vrai titre a l'heritage. Un heritier vulgaire eut ecrit des platitudes au moins douze fois l'an. Le dernier hiver, comme on sait, Parisis avait vu sa tante a Paris, mais il ne lui avait pas fait les caresses d'un heritier presomptif. Une fois il avait refuse de diner avec elle, une fois seulement il avait trouve une heure de loisir pour prendre le the, sachant d'avance que Genevieve ne serait pas la. Il avait ete jusqu'a faire le reversis; mais il n'etait pas homme a prendre de bonnes habitudes; rien n'avait pu le decider a retourner chez sa tante, un peu parce qu'il ne trouvait jamais une heure pour bien faire, un peu beaucoup dans la peur de rencontrer sa cousine. Il ne desesperait pourtant pas de sa part d'heritage. Il representait a lui seul le beau nom de Parisis: sa tante n'avait pu vouloir desheriter son nom. On commenca l'inventaire des papiers. Il y avait cinq heritiers directs: Octave de Parisis; Mlle Genevieve de La Chastaigneraye; un jeune lieutenant de vaisseau, absent pour le service de l'empereur; deux petites filles qui etaient au couvent et que representait un second notaire; et enfin Mme de Portien, une Parisis qui s'etait encanaillee. Cette femme n'etait aimee de qui que ce fut dans la contree. Il y a dans toutes les familles l'image du bien et du mal. Genevieve etait l'ange, Mme de Portien etait le demon. Et ce n'etait pas un joli demon. Le premier notaire apportait quatre testaments deposes en son etude; le quatrieme detruisait naturellement les trois premiers. Octave demanda qu'ils fussent tous lus par ordre de date, pour montrer les diverses aspirations de la testatrice. Dans le premier testament, Mlle de Parisis ne derangeait presque rien a l'esprit de la loi; elle se contentait de faire quelques legs aux pauvres du pays. Dans le second, elle donnait le donjon de La Roche-l'Epine a son neveu Octave de Parisis, a la charge par lui d'en remettre les revenus a l'hospice de Tonnerre ou elle avait failli se faire soeur de charite. Dans le troisieme, elle donnait un million hors part a sa niece Genevieve de La Chastaigneraye. Dans le quatrieme, ce million passait aux deux petites orphelines. Le notaire ne connaissait pas d'autres testaments. Il remua beaucoup de parchemins, des titres de la terre de Champauvert et de La Roche-l'Epine. Pendant qu'il semblait chercher, Octave et Genevieve se regardaient avec un sourire de quietude. Des cinq heritiers, Octave et Genevieve etaient les seuls qui fussent, comme on dit, interessants. Et, en effet, c'etaient les seuls pauvres. Genevieve n'avait rien; Octave n'avait plus rien, a moins que les mines des Cordilleres ne se rouvrissent pour lui par miracle. Pourquoi la tante avait-elle abandonne sa niece dans le quatrieme testament? C'etait inexplicable. Genevieve etait l'ange, le charme, le sourire de sa vie; elle etait la toujours qui lui donnait son bras pour se promener, sa voix pour lire, sa gaiete pour la reconforter. La jeune fille avait pourtant ses heures de reverie, ses mouvements fantasques, ses tristesses soudaines. En certains jours, elle avait pu blesser sa tante sans y penser. "Quelle est la date du quatrieme testament? demanda tout a coup Genevieve.--Deux aout, repondit le notaire.--Ah! oui, je comprends," reprit Mlle de La Chastaigneraye. Elle se tourna vers Octave: "Vous rappelez-vous notre rencontre a Dieppe?--Si je me la rappelle! Pas un mot tombe de vos levres ce jour-la n'a ete oublie par mon coeur.--C'est beau de me dire cela a l'heure ou je suis desheritee. Eh bien! figurez-vous, mon cher cousin, que ce jour-la ma tante, qui ne m'avait accorde que quinze jours, m'a desheritee parce que le dix-septieme jour je n'etais pas encore retournee chez elle. Mais rassurez-vous, il y a d'autres testaments, je n'en doute pas." A cet instant meme, le notaire venait d'en trouver un sous une enveloppe qui portait ces mots: _Papiers precieux_. Ce testament voulait que la fortune fut partagee selon les droits de chacun, quand Mlle Genevieve de La Chastaigneraye aurait pris d'abord le donjon de La Roche-l'Epine, les fermes qui en dependaient et tous les loyers en retard. Les deux petites filles auraient pour elles, outre leurs parts naturelles, les bijoux, les perles et les diamants, cent mille francs a peine. Je ne parle pas du codicille qu'on trouva dans la meme enveloppe, il ne renfermait que des legs minimes, au cure de Champauvert et au medecin de la Roche-l'Epine. Octave commencait a desesperer, il voyait bien, par la lecture de tous ces testaments, ou son nom etait a peine prononce pour des bagatelles, que ce n'etait pas a Champauvert qu'il retrouverait une fortune. "Au moins, se disait-il, je serais console si la meilleure part revenait a ma belle cousine." "Je sais un autre testament, dit tout a coup Genevieve, je ne l'ai pas lu, mais j'ai vu ma tante qui, deja malade, l'ecrivait d'une main tremblante.--Ou est-il? demanda le notaire.--Je crois qu'il est dans la boite a ouvrage qui a ete enfermee dans l'armoire aux bijoux. On leva les scelles de l'armoire aux bijoux, on l'ouvrit avec quelque emotion, on y trouva non seulement le testament indique par Genevieve, mais deux autres encore." Le notaire eleva la voix. "Je lirai les autres testaments tout a l'heure, mais je vais lire celui-ci dont la date indique que c'est la derniere et supreme volonte de Mlle Regine de Parisis." Et il lut tout haut: "Ceci est mon testament. "Je donne mon ame a Dieu. Que la terre soit legere a mon corps! "J'institue pour ma legataire universelle Mlle Anne-Genevieve de La Chastaigneraye, ma niece bien-aimee, qui a ete pour moi une fille, qui a ete pour moi un ange. Elle disposera de toute ma fortune sans aucune reserve; de tous mes biens, meubles et immeubles, quels qu'ils soient, a la charge par elle de donner cent mille francs a chacun de mes heritiers naturels. "Tous les ans, le jour de ma fete, soit qu'elle habite Paris ou Champauvert, ou tout autre pays, elle prendra deux poignees d'or dans ses petites mains en allant a la messe pour le premier pauvre qu'elle rencontrera. "Je donne mon livre d'Heures a mon cher neveu Octave de Parisis. "Telles sont mes dernieres volontes. Champauvert, ce 3 aout 1867. "ANGELIQUE-REGINE DE PARISIS." Apres la lecture de ce testament, il se fit un grand silence. Tout le monde fut convaincu que c'etait le dernier mot. Octave se leva solennellement, prit les mains de sa cousine, la baisa sur le front et lui dit d'une voix haute: "Ma chere Genevieve, voila ce qui s'appelle de la justice; je crois que personne ici ne s'avisera de reclamer contre les dernieres volontes de ma tante; ce qui est ecrit ici est ecrit la-haut." Ces paroles firent une grande impression: on sentait qu'elles etaient dites du fond du coeur. Octave avait de trop nobles sentiments pour jouer a l'hypocrisie. Sa tante lui eut laisse un million qu'il n'eut pas trouve cela mal: mais quoiqu'elle ne lui laissat que cent mille francs, de quoi vivre cent jours, il trouva cela bien. Mme de Portien n'etait pas a cette hauteur, il lui fut impossible de cacher son chagrin et son depit. Elle hasarda quelques mots tout a fait dignes d'elle; il lui semblait que les testaments les meilleurs ne sont pas bons; puisque la loi a regle les successions, on avait toujours tort de violer, par le caprice d'un moment, les regles immuables de la loi et de la nature; dans un pareil heritage, puisqu'il y avait cinq heritiers et cinq millions, le mieux eut ete de laisser aller tout naturellement un million a chaque heritier; enfin elle ne desesperait pas de voir Mlle Genevieve de La Chastaigneraye se contenter de quelques avantages comme le donjon de La Roche-l'Epine qu'elle aimait beaucoup, et abandonner a ses cousines et a ses cousins une part plus serieuse que les cent mille francs indiques par le testament. Octave reprit la parole. Il ne comprenait rien a ce que disait sa cousine Portien; quand un testament etait fait, c'etait la loi, puisque la loi autorise les testaments. La cousine Portien repliqua qu'elle etait bien sure que Genevieve ne pensait pas comme Octave. Genevieve ne dit pas un mot. Sa figure sibyllique n'exprimait pas sa pensee. Elle admirait Octave et savourait dans son coeur toutes les joies de son admiration. Elle avait subi trop de rebuffades de sa cousine Portien pour s'attendrir sur le desespoir de cette femme qui ne pardonnait a personne sa mesalliance. La vacation avait ete fort longue. Le notaire dit qu'il allait lever la seance pour faire enregistrer le testament. "Et si on en retrouve un autre? dit Mme de Portien.--Cela n'est pas impossible, dit le notaire des deux orphelines.--Non, repondit Genevieve; apres ce testament, ma tante Regine ne m'a plus demande la plume qu'une seule fois.--Eh bien! dit Mme de Portien, c'etait peut-etre pour ecrire ses dernieres volontes.--Non, ma cousine." Cette fois, Genevieve ne put masquer son emotion. Elle reprit: "C'a ete pour me dire adieu, car elle ne pouvait plus parler." Comme Octave etait pres d'elle, elle lui dit tout bas: "Le croiriez-vous! cette nuit...." Elle se tut. "Non, reprit-elle, je ne veux rien dire." Le diner avait ete prepare pour les heritiers, les notaires et le cure de la Roche-l'Epine. Mme de Portien dit qu'elle etait attendue et demanda sa caleche; le premier notaire, qui s'interessait surtout au lieutenant de vaisseau, dit qu'il devait faire signer ce jour-la un contrat de mariage et demanda son cheval; le second notaire, qui representait les orphelines, ne savait quelle figure faire et demanda sa canne. Il ne resta pour diner que Parisis et Mlle de la Chastaigneraye. Le cure se fit attendre. Le cousin et la cousine se promenerent un instant dans le parc sous les grands chataigniers. "Quelle belle solitude, dit Octave, comme on serait heureux ici!" Il se tourna vers sa cousine: "Si on n'etait pas seul!--Oui, mon cousin, mais le bonheur n'est pas de ce monde.--Vous avez bien raison, ma cousine." Il lui prit la main. "Et pourtant, quand je songe que si ma tante m'avait donne sa fortune, je me fusse peut-etre jete a vos genoux pour vous prier d'etre ma femme!--Peut-etre! mais voila le malheur, dit avec un charmant sourire Mlle de La Chastaigneraye, je vous aurais dit? "Relevez-vous, et allez-vous-en, mon cousin. Les La Chastaigneraye sont aussi fiers que les Parisis. Par exemple, si je vous donnais ma main pleine de cinq millions, vous ne la voudriez pas, n'est-ce pas, mon cousin?--Non, non, non, ma cousine. --Eh bien! parlons politique." XXXIII LA DAME BLANCHE Octave et Genevieve causaient encore politique quand survint M. le cure. C'etait une bonne ame de cure, qui croyait a Dieu sans savoir pourquoi. Il n'avait jamais bien compris l'Evangile; il ne s'egarait pas dans les subtilites de la theologie. Il prechait sans savoir ce qu'il disait, hormis qu'il prechait le bien. Il n'aurait pas tue une mouche, mais il voyait tomber avec un vif plaisir, au temps de la chasse, les lievres, les perdreaux et les cailles, s'il devait en avoir sa part. Par exemple, il n'etait pas si bon apotre aux chasseurs qui ne payaient pas la dime. Il allait tous les jours, comme Louis XIV, emietter du pain aux carpes de sa piece d'eau et aux poules de sa basse-cour, mais il les mangeait sans regret. Il etait ne gourmand et n'avait pas songe que ce peche de gourmandise, mortel pour ses paroissiens, pouvait le conduire tout droit en enfer. D'ailleurs, bon aux pauvres, meme quand il n'avait pas dine. Au demeurant, le meilleur cure du monde. A peine eut-il salue Parisis et sa cousine, qu'il tira sa montre, ce qui voulait dire qu'il etait l'heure de se mettre a table. "Oui, monsieur le cure, dit Genevieve; mais nous vous attendions.--Que voulez-vous? c'est le catechisme. Ces pauvres enfants, il faut leur corner la sainte verite comme a des boeufs." Et le cure marcha en avant. Octave eut envoye de bon coeur le cure au diable." Rassurez-vous, lui dit Mlle de La Chastaigneraye, il y a une ame dans cette figure enluminee. Il a de l'esprit a ses heures. D'ailleurs, ma tante l'aimait beaucoup. Vous voyez deja qu'il a un beau caractere: il croyait heriter, il sait deja qu'il n'a rien, et n'en est pas moins gai." Genevieve ne put retenir ce mot: "Il est vrai qu'il va se mettre a table."--Quand ce serait un ange, ma cousine, je ne lui en voudrais pas moins de rompre notre tete-a-tete?--Est-ce que vous vous imaginiez que nous allions diner en tete-a-tete?--Pourquoi pas? Je ne suis pas venu ici pour aller dans le monde.--Eh bien! mon cousin, il faut en prendre votre parti; mais vous dinerez non-seulement en compagnie du cure de La Roche-l'Epine, mais aussi en compagnie d'une jeune personne qui a quatre fois vingt ans, une amie de ma tante, une Minerve qui me prend aujourd'hui sous son egide." Parisis fit une effroyable grimace. "Voyons, n'ayez pas peur. o homme sans principes! je ne vous placerai pas a cote d'elle, je vous ferai une surprise." A cet instant, la surprise apparut sur le perron. C'etait une jeune fille d'un chateau voisin, qui etait venue a Champauvert pour les funerailles de Mlle Regine de Parisis; Genevieve avait obtenu de la mere de cette jeune fille, Mme de Moncenac, qu'elle resterait un mois a Champauvert, ou d'ailleurs Mme de Moncenac viendrait la voir souvent. "Qu'est-ce que cela?" demanda Octave avec effroi.--"Cela, mon cousin, c'est une Bourguignonne." Mlle de Moncenac etait rouge comme une cerise, petite, le nez retrousse, des pieds a dormir debout, des mains d'oie. Et ce beau corps avait ete habille par une couturiere du village voisin. "Ma cousine, reprit Parisis, soyez assez bonne pour me placer a cote de votre Minerve." On se mit a table, apres les presentations. La conversation s'etablit entre le cure, Genevieve et Octave. La vieille demoiselle et la jeune fille babillerent ensemble des modes nouvelles; le cure debita une parabole fort ingenieuse pour faire entendre a Octave et a Genevieve qu'ils devraient bien a eux deux retablir les splendeurs de la Roche-l'Epine, de Champauvert, de Belle-Fontaine et de Parisis. Autant de demeures seigneuriales qui n'avaient plus de seigneurs. Octave lui repondit qu'il aviserait; il allait partir pour le Perou, d'ou son pere avait rapporte tant d'argent. La mine etait presque epuisee, mais il ne desesperait pas d'y trouver encore une fortune. Il promit solennellement de restaurer, dans tout l'esprit du style gothique et de la renaissance, Belle-Fontaine et Parisis. Il ne doutait pas que Mlle Genevieve de la Chastaigneraye ne le devancat avec plus de gout et plus d'eclat dans la restauration de la Roche-L'Epine et de Champauvert. Octave demanda ses chevaux quand on servit le cafe. "Non, mon cousin, dit Genevieve; vous m'accorderez au moins cette faveur de passer vingt-quatre heures chez moi.--Oh! quel bonheur!" s'ecria Mlle de Moncenac. Elle rougit encore, si c'est possible. Elle eut peur qu'on ne se fut mepris sur ce cri de joie qu'elle avait jete, elle ajouta: "Quel bonheur que tu sois chez toi, Genevieve!--C'est precisement parce que vous etes chez vous, ma cousine, que j'ai demande mes chevaux sitot. Que dirait ma cousine Portien? Elle dirait que je veux vous epouser pour vos millions.--Ma cousine Portien sait bien que vous ne voulez pas epouser une provinciale.--Je ne sais pas a Paris une Parisienne aussi parisienne que vous.--Eh bien! parisienne ou provinciale, je vous ordonne de rester ici jusqu'a demain apres la messe. Et vous irez avec le livre d'heures de ma tante Regine. Et vous lirez la messe. J'ai mes idees, je ne veux pas que vous mouriez dans l'impenitence finale, je veux que vous fassiez votre salut. Vous commencerez demain votre belle action en venant avec moi a la messe, vous verrez quelle jolie eglise nous avons a Champauvert. Vous ne savez peut-etre pas que ma tante y a fait merveilles; par exemple, vous y retrouverez l'admirable groupe de Bonassieux, representant la Charite; jamais le ciseau d'or de la Renaissance en France ou en Italie n'a trouve une plus maternelle et plus divine expression. Ce n'est pas tout, nous avons un beau vitrail de Marechal et une Assomption de Cabanel, deux chefs-d'oeuvre. Ma tante ne donnait son argent qu'a Dieu.--Vous faites comme les papes, ma cousine, vous voulez me conduire au paradis par le chemin des artistes; vous avez raison, le trait d'union de l'homme a Dieu, c'est l'art.--Non, mon cousin, c'est l'amour.--L'amour! Lequel?--Demandez cela a M. le cure." Le cure venait de voir avec passion sa seconde tasse de cafe. Il ne disait pas comme l'abbe de Voisenon: "Je ne tiens que chopine;" il redemandait toujours une seconde fois de tout ce qui passait sur la table, disant qu'il ne voulait pas contrarier la nature. Il essuya ses levres avec sa langue, parut se recueillir et repondit avec componction: "L'amour! je ferai un sermon la-dessus." C'etait sa maniere de repondre a toutes les questions. "Pas si bete! dit Octave a Genevieve, car s'il eut parle, il n'eut pas manque de dire des sottises. Qui donc parlerait bien sur ce chapitre?--Si ce n'est les plus simples d'esprit comme moi, repondit Mlle de la Chastaigneraye.--Eh bien! ma cousine, pour devenir un simple d'esprit comme vous, je consens a aller a la messe demain a Champauvert. Je vous avoue qu'il y a bien longtemps que je n'ai trouve Dieu dans son eglise; car a Paris, en verite, hormis les jours d'enterrement, l'eglise n'est pas du tout catholique; on y va moins pour Dieu que pour ses creatures. Voila pourquoi Dieu ne daigne pas s'y montrer. Je croirais bien plus a l'action divine dans les eglises de village, si je croyais a quelque chose." Sur ce mot, le cure dit les Graces. Apres quoi on se leva pour aller au salon. "Mon cousin, puisque vous etes pris au trebuchet, vous allez faire le whist.--Ma cousine, j'ai jure que j'obeirais.--J'aime cette resignation; c'est deja un renoncement et je ne desespere pas de votre salut." A onze heures, apres avoir perdu trois francs cinquante centimes, Octave, emu d'une pareille deveine, montait tout seul le grand escalier pour aller se coucher. Il connaissait deja sa chambre. C'etait la chambre d'honneur, une grande piece tendue de perse ancienne ou s'ennuyaient deux pastels, un monsieur et une dame du temps de la Regence, condamnes a perpetuite a faire ainsi bon menage. Octave soupira en les regardant. "Ah! dit-il, s'ils descendaient de leurs cadres, en voila deux qui me diraient le secret de la vie." Des livres nouveaux et des gazettes variees parsemaient le gueridon. Naturellement Octave, qui avait quitte Paris depuis deux jours, chercha des nouvelles de Paris. Il avait deja entrelu trois ou quatre journaux quand il ouvrit la croisee pour respirer l'air vif et ecouter les rossignols, qu'il ne connaissait que par oui-dire. Il n'entendit que le silence. Il ne savait pas que les rossignols ne chantent qu'au printemps, les paresseux! des tenors qui prennent neuf mois de conge! Octave ressentit toutefois un vrai plaisir a se perdre dans cette solitude immense qui ne l'avait jamais envahi. Ce parc, ces forets, ces montagnes, ces horizons, ces etoiles, toutes ces eloquences emerveillaient son ame. La nature a des attractions et des forces qui dominent les plus rebelles. Octave comprit qu'il avait trop vecu jusque-la dans le tourbillon parisien; il reva qu'il lui serait doux et salutaire de se retremper dans ces luxuriantes vallees de son pays natal, qui sont comme un exemplaire du Paradis perdu. Il y avait plus d'une heure qu'il etait a la fenetre, abime dans ses reveries, quand il vit passer au loin, sous les arbres, un homme tout de noir habille, comme vous et moi. Il s'imagina d'abord que c'etait le cure de la Roche l'Epine qui s'etait attarde dans le parc, mais il vit bientot que l'homme etait grand et souple. Et, d'ailleurs, son habit n'etait pas une soutane. Il etait plus de minuit. Minuit! une heure incroyable dans les provinces. Que pouvait faire a minuit cet homme dans le parc de Champauvert? Octave ne fut pas longtemps a adresser cette question indiscrete aux etoiles. Une blanche vision lui apparut errant aussi sous les arbres et marchant vers l'homme noir. "C'est impossible!" dit Octave avec une fureur subite. Il avait cru reconnaitre Mlle de la Chastaigneraye. Il passa ses mains sur ses yeux pour mieux voir. Il ne vit plus rien. Il ecouta, il n'entendit que le bruissement des feuilles. "Allons, allons, allons, dit le duc de Parisis, je deviens fou ou hallucine. Ce que c'est que de ne croire a rien!" XXXIV LA MESSE DE DON JUAN Le lendemain, quand Octave salua Genevieve, elle lui remit le livre d'Heures de sa tante Regine. "Votre salut est la, mais lisez toutes les pages," lui dit-elle. Il etait dix heures et demie. M. de Parisis et Mlle de la Chastaigneraye, suivis de la dame aux quatre-vingts printemps et de Mlle de Moncenac, faisaient leur entree dans l'eglise de Champauvert. Tous les habitants du village se retournerent et saluerent comme si Dieu lui-meme fut entre. Octave etait distrait: il lui semblait avoir vu Violette errer autour du chateau. "Pourquoi serait-elle venue?" se demandait-il. Dans la chapelle de la Vierge, Mlle de la Chastaigneraye s'agenouilla devant une simple chaise rustique. "Si vous voulez, mon cousin, vous pouvez vous placer au banc d'honneur avec Mlle de Moncenac et Mme Brigitte qui sont des orgueilleuses. Moi je trouve que la plus belle place est la plus humble." Octave se garda bien de quitter Genevieve. Il tenait a la main le livre d'Heures. Il voulait continuer la conversation, mais elle lui dit: "Mon cousin, ouvrez votre livre, si ce n'est pour vous, que ce soit pour ma tante. Lisez la messe en son souvenir, cela vous fera du bien." Octave feuilleta le livre d'Heures. C'etait un vieux missel a miniatures dignes d'un Musee de souverain ou d'un Tresor d'eglise. La calligraphie et les peintures etaient dignes de la plus belle periode du XVe siecle. On n'avait jamais ete plus hardi ni plus delicat, on n'avait jamais traduit avec plus de charme et plus d'onction les grandes pages de l'Evangile. Octave etait tout a ce chef-d'oeuvre, quand un papier plie en quatre s'echappa du livre d'Heures et tomba a ses pieds. Il n'appela pas le suisse pour le ramasser, vous n'en doutez pas. Son coeur battit, son oeil s'illumina; il s'imagina, je ne sais pourquoi, que c'etait un billet de Genevieve. Elle etait si fantasque qu'elle avait voulu sans doute lui parler avec toute la solennite de l'Eglise et du livre d'Heures, comme si Dieu lui-meme eut ainsi consacre ses paroles. Genevieve avait vu tomber le papier; tout en regardant dans son livre de messe, elle ne perdait pas un seul des mouvements d'Octave. Les femmes ont des yeux qui voient quand ils ne regardent pas. Octave se demanda s'il ouvrirait ce pli. Qui sait s'il etait pour lui? Il n'osait se tourner vers sa cousine, comme s'il eut craint de voir son emotion. Car, enfin, si c'etait un billet d'elle! Si c'etait le secret de ce coeur qui ne se demasquait jamais! Octave deplia a moitie le papier; cela fit du bruit. Il lui sembla que Genevieve le regardait. Il se tourna vers elle: leurs yeux se rencontrerent. Il n'aimait pas a jouer au mystere: "Vous avez vu, Genevieve?--Oui, j'ai vu un papier tomber du livre d'Heures, vous l'avez ramasse et vous ne l'avez pas lu.--Savez-vous pourquoi je ne l'ai pas lu? C'est qu'il ne m'appartient pas. --Vous vous trompez: N'est-il pas dans le livre d'Heures qui est bien a vous?" Octave ne se fit pas prier. Cette fois il etait convaincu qu'il allait trouver quelque charmante surprise de Genevieve. Mais point. C'etait une autre surprise. Octave regarda Genevieve d'un air desappointe. Mlle de la Chastaigneraye prit une voix tres-douce: "Si c'est illisible, il ne faut pas en vouloir a ma tante, voyez-vous, car je crois bien qu'elle a ecrit ceci a sa derniere heure." Une emotion subite remua Octave; il comprit qu'il avait sous les yeux une des pages de sa destinee. M. de Parisis lut: "Au nom du Pere, du Fils, du Saint-Esprit. Ainsi soit-il. Que la volonte de Dieu soit faite dans le monde, et la mienne dans ma famille. "Ceci est mon testament. "Reconnaissant que la meilleure part de ma fortune me vient des generosites de mon frere, M. Raoul de Parisis, a son retour du Perou. "Voulant que le grand nom de Parisis ne puisse dechoir. "Moi, dame Angelique-Regine de Parisis, soussignee, je legue toute ma fortune, telle qu'elle s'etend et se comporte: mes chateaux, mes terres, mes inscriptions de rentes, mes obligations de chemins de fer, mes meubles et bijoux, a mon cher neveu Jean-Octave de Parisis. Le priant de venir, ne fut-ce qu'une fois l'an, a mon tombeau, me faire les visites dont il m'a privee pendant ma vie. Mais je suis sure que si j'eusse ete moins riche, il eut ete plus de mes amis. "Au nom du Pere, du Fils, du Saint-Esprit. Ainsi soit-il. "Au chateau de Champauvert, en mon lit de mort, le 4 aout 1867. "REGINE DE PARISIS." En relisant pour la seconde fois: "_Au nom du Pere, du Fils, du Saint-Esprit_," Octave de Parisis se signa et dit "Ainsi ne soit-il pas.--Ah! je me rejouis en Dieu, dit Genevieve; la grace a touche Don Juan, il vient de faire le signe de la croix: Satan est reconcilie avec Dieu." Deux larmes brillaient dans les yeux de Genevieve. Parisis, qui n'avait pas pleure depuis bien longtemps, voulut cacher deux larmes pareilles. "Savez-vous pourquoi, Genevieve, je viens de remercier Dieu et de faire respectueusement ce signe d'adoration? Ce n'est pas parce que j'ai vu le doigt de Dieu dans ce testament, c'est parce que j'y ai vu le doigt de la plus noble et de la plus divine des creatures, le doigt de Genevieve de La Chastaigneraye." Genevieve voulut comprimer son emotion. "Je ne comprends pas, Octave." Ce nom, qu'elle n'avait pas encore prononce en lui parlant, resonna au coeur de Parisis. "Vous ne comprenez pas, Genevieve. Vous ne voulez pas avouer que vous comprenez; pour moi, je vois juste. Ce testament n'exprime pas la volonte de ma tante, il exprime la votre. Voila pourquoi je n'en veux pas." Genevieve reprit sa parole railleuse. "Je vous remercie, monsieur, vous devriez avoir plus de soumission pour ma volonte, si c'est la mienne." Octave avait replie le testament et l'avait remis dans le livre d'Heures. "Voila, dit-il a Genevieve en agrafant les fermoirs d'argent.--Eh bien! monsieur, j'irai aujourd'hui meme le porter chez le notaire." Octave reprit le livre par un mouvement soudain. Genevieve ne devina pas ce qu'il voulait faire. Une seconde fois il deplia le testament et baisa doucement la signature de sa tante Regine. Puis le dechirant avec sa grace exquise: "Voila mon dernier mot, dit-il simplement.--Octave! qu'avez-vous fait?" s'ecria Genevieve." Il lui donna la moitie du testament et mit l'autre moitie dans le livre d'Heures. "Gardons ceci tous les deux pour nous prouver, ne fut-ce qu'a nous-memes, que si la noblesse du coeur etait bannie de ce monde, on la retrouverait chez les Parisis." En ce moment, le cure de Champauvert chantait le _Pater Noster qui es in coelis_. XXXV LE BOUQUET DE ROSES-THE Quand la messe fut dite a l'eglise de Champauvert, il se passa devant le portail une scene imprevue qui vint tout a coup effacer les douces emotions qui avaient pris le coeur de M. Octave de Parisis et de Mlle Genevieve de la Chastaigneraye. Tout le pays savait deja l'histoire du testament--je ne parle pas du dernier;--puisque Mlle de La Chastaigneraye etait la legataire, il fallait bien manifester sa joie: les jeunes gens et les jeunes filles avaient imagine, de lui tresser, avec des rameaux, des feuillages et des fleurs, un petit palanquin ou plutot une chaise a porteurs de la forme la plus rustique. Huit paysannes, toutes vetues de blanc et couronnees de marguerites, etaient venues la, vers la fin de la messe, pour offrir des bouquets a Genevieve et pour la supplier de monter dans la chaise a porteurs. Mlle de La Chastaigneraye prit gracieusement un magnifique bouquet de roses-the que lui presenta la plus jeune des paysannes, mais elle refusa de monter. "Vous avez tort, ma cousine, lui dit Octave, vous allez desesperer ces braves gens.--Tant pis, mon cousin, repondit Genevieve en prenant le bras d'Octave et en respirant le bouquet; songez bien que c'est aux cinq millions de ma tante qu'on fait cette fete. Or, c'est vous qui devriez monter dans cette maison rustique." Et comme les jeunes filles insistaient, elle se tourna vers Mlle de Moncenac et lui dit gravement que c'etait a elle a monter dans la chaise a porteurs. "Pourquoi?--Parce que vous etes vous-meme un bouquet de roses." Mlle de Moncenac etait trop simple pour s'imaginer qu'on put railler sa figure a prime-roses et sa robe a ramages. Elle monta sans se faire prier dans la cabane de fleurs, trouvant tout simple que les huit jeunes filles la portassent au chateau. Quand on fut devant le vieux portail, Genevieve demanda a Octave qu'il voulut bien l'autoriser a prendre sur la succession de sa tante Regine huit fois mille francs pour doter ces jeunes filles. "Vous savez bien, Genevieve, que j'ai dechire le testament, vous savez bien que vous etes maitresse absolue de cette fortune; faites des dots a tout le monde. Si un jour il ne vous reste plus de quoi vous faire une dot a vous-meme, je viendrai peut-etre vous demander votre main.--Eh bien! ce jour-la, mon cousin, je vous donnerai peut-etre ma main." Genevieve se sentit rougir et se cacha la figure dans son bouquet, tout en le respirant encore avec ivresse. Il lui sembla qu'elle respirait le bonheur dans les paroles d'Octave. Le bonheur! Le bouquet lui tomba des mains. Octave qui la regardait, vit la paleur se repandre comme un nuage sur cette belle figure. "Octave! dit-elle en lui tendant la main, je me sens mourir." Octave ne comprenait pas, mais il ne put empecher Genevieve de tomber foudroyee. "Oh! mon Dieu! s'ecria Mlle de Moncenac, la voila morte!" Qui donc avait donne le bouquet de roses-the? XXXVI LE BOUQUET DE ROSES-THE ET LE POISON DES MEDICIS Mademoiselle de la Chastaigneraye qui n'avait pas voulu retourner au chateau dans un palanquin, y fut portee dans les bras d'Octave. Ce fut une revolution tout autour d'elle; le cure et le medecin accoururent en meme temps: c'etait a qui sauverait son ame, c'etait a qui sauverait son corps. Le cure n'avait que faire de toutes ses benedictions, parce que Genevieve etait une de ces pieuses creatures qui traversent le monde comme une image de Dieu, exemple vivant de toutes les beautes et de toutes les vertus. Le medecin pouvait-il sauver le corps? Le duc de Parisis lui dit qu'il ne doutait pas qu'elle n'eut respire dans un bouquet le poison subtil des Medicis, dont le secret s'est transmis dans quelques grandes familles. Le medecin secoua la tete d'un air de doute; mais comme Octave insistait, il s'ecria: "Attendez donc! Je me souviens que par Richelieu ou Mazarin j'ai le contrepoison; mais je crois encore que Mlle de La Chastaigneraye est tout simplement evanouie." La jeune fille etait couchee sur une chaise longue devant une fenetre ouverte. L'air vif frappait son front et soulevait ses cheveux. Le medecin demeurait a la porte du chateau; il courut chez lui, apres avoir recommande a Octave de tenir toujours des sels sur les levres de Genevieve. Quand il revint, Genevieve avait entr'ouvert les yeux; Octave la soulevait dans ses bras, agenouille devant la chaise longue. Son ame, devenue une volonte, avait-elle fait le miracle du contrepoison? Non, sans doute. Genevieve referma ses yeux et sembla retomber plus profondement dans la mort. On peindrait mal le desespoir d'Octave; il regardait Mlle de La Chastaigneraye, il regardait le medecin avec des yeux desoles et suppliants. "Docteur! docteur! apportez-vous la vie!--A-t-elle parle? demanda le medecin.--Non; elle a entr'ouvert les yeux et les a refermes presque aussitot.--Elle m'a regardee, s'ecria Mlle de Moncenac en poussant des hurlements; je suis sure que c'etait pour me dire adieu." Le medecin s'etait penche sur Mlle de La Chastaigneraye; il lui versa dans la narine et sur la bouche une composition ou dominaient le chlore, le cafe et le the. "C'est tout simplement le contrepoison des Orientaux, dit le medecin." En meme temps il oignit les tempes d'une liqueur blanche qui exhalait une forte odeur marine. "La nature, donne les poisons, la nature donne les contrepoisons. J'ai essaye cette eau sur une femme qui venait de mourir; l'action est telle, qu'elle a remue la tete." Comme le medecin disait ces mots, Genevieve rouvrit les yeux et tendit les bras comme pour mieux respirer. La vie etait revenue. "Je ne comprends pas," dit-elle. Une heure s'etait passee, elle se croyait encore sur le chemin de l'eglise; elle n'avait aucune conscience de son evanouissement. Elle sembla touchee de voir Octave a ses pieds, dans l'attitude de l'amour et de la douleur; l'emotion l'avait brise, il etait pale et desole, il ne savait pas si on triompherait du poison; car, pour lui, il ne doutait pas du poison dans le bouquet de roses-the. Il se rappelait que c'etait une jolie petite fille, toute blonde et toute souriante, la plus jeune des paysannes, qui avait offert le bouquet a Genevieve. Mais ce n'etait pas cet enfant qui avait cueilli les roses. Il donna l'ordre qu'on recherchat la petite fille. "Que s'est-il donc passe? demanda Genevieve.--Vous avez respire ce bouquet qui est la-bas, vous avez pali et vous vous etes trouvee mal.--Bien mal, sans doute, puisque je me sens mourir encore.--Voyons, voyons, dit le medecin, il faut vivre, il faut vouloir vivre, vous allez marcher.--Jamais," dit Genevieve aneantie. Octave comprit, comme le medecin, que l'immobilite etait fatale. Bon gre, mal gre, il fallut que Genevieve essayat de se tenir debout, appuyee sur Octave et sur le medecin, avec les larmes de Mlle de Moncenac pour spectacle. On avait amene la petite fille. "Mon enfant, qui vous avait donne ce bouquet?--Mais c'est un bouquet du chateau.--Qui donc l'a cueilli?--Tout le monde.--Qui est-ce tout le monde?--Je ne sais pas, on m'a dit que c'etait le plus joli bouquet et qu'il fallait me le donner a moi, parce que j'etais la plus petite.--Qui vous a dit cela?--Tout le monde." Vainement on questionna l'enfant, elle ne repondit pas autre chose. Octave se promit bien de faire une enquete, mais il ne voulut pas mettre la petite fille a la question. Le souvenir de Violette, qu'il croyait avoir entrevue errant autour du chateau, lui revint tout a coup. "Oh mon Dieu!" murmura-t-il. Mais il dit aussitot: "Non, ce n'est pas elle." Cependant Mlle de La Chastaigneraye commencait a marcher toute seule; sans doute elle trouvait bien doux de s'appuyer sur Octave, mais sa pudeur s'etait reveillee avant sa force; elle se degagea du bras de son cousin et alla s'appuyer a la fenetre. "Quel beau ciel, dit-elle comme pour remercier Dieu.--Oui, dit le medecin, est-il possible que le ciel soit si pur et qu'il y ait des empoisonneurs sur la terre; car vous l'avez echappe belle. Il y avait, je n'en doute pas, sur le bouquet une poussiere d'opium, d'acide prussique, de digitale pourpree, de noix vomique et de cigue, que j'ai combattue par mon antidote." Le medecin ne voulait pas qu'on s'imaginat que ce fut un evanouissement. "Oui, dit Genevieve, on avait voulu me faire mourir dans les roses; je sais bien, moi, qui a donne ce bouquet; mais je serai comme la petite fille, je dirai que c'est tout le monde." Cependant le bouquet avait disparu. "Ou sont donc ces roses! demanda tout a coup Genevieve.--Je ne sais pas, dit Octave; j'avais dit qu'on apportat le bouquet ici, je ne le vois pas." Quelques minutes apres, on entendit un grand tumulte dans la cour de service; on criait au secours, on pleurait tout haut. "Qu'est-ce que cela? demanda Mlle de La Chastaigneraye.--En voici bien d'une autre, dit le medecin qui remontait tout pale, en agitant le bouquet de roses." Il se jeta sur un fauteuil. "Parlez! parlez!--Comme je descendais, on m'a dit? "Accourez donc vite, voila Rose Dumont qui se trouve mal." Elle se trouvait si mal qu'elle etait morte.--C'est impossible!--C'est impossible, mais cela est. Et ce qui va bien plus etonner, c'est qu'elle a ete tuee par le fameux bouquet de roses. Vous voyez bien que les roses etaient empoisonnees. Vous en etes revenue de loin, mademoiselle. Figurez-vous que cette grosse bete-la s'est mise a rire quand on lui a dit que vous etiez empoisonnee par des roses. Elle avait elle-meme rapporte le bouquet. "De si belles roses!" s'est-elle ecriee. Et elle a respire a plein nez et a pleine bouche, comme elle eut fait d'un panier de fraises. Cela n'a pas ete long: quand je suis descendu, on me l'a montree couchee sur les dalles. Mais j'ai eu beau faire, le sang est trop vif chez elle, le contrepoison n'a pu agir; il etait trop tard." Le medecin avait dit tout cela en tenant a la main le bouquet de roses. Octave le prit, arracha ce qui restait de papier et denoua le ruban rouge de Violette. Et comme il prenait les roses une a une, Genevieve lui dit: "Est-ce que vous voulez les respirer aussi?--Non, je cherche.--Vous imaginez-vous que vous allez trouver la carte de celui ou de celle qui a envoye ces roses?--Il faudra pourtant savoir d'ou elles viennent.--On le saura, dit le medecin. Ah! c'est un beau cas pour la medecine.--Chut! dit Genevieve, gardez-vous bien de parler de cela.--Quoi, mademoiselle, je ferais le silence sur un crime aussi abominable!--Oui, vous ferez le silence; car je serais desesperee que, hors des murs de ce chateau, on s'occupat de moi.--Mais, mademoiselle....--Mon cher docteur, vous m'avez sauve la vie, n'est-ce pas?--Eh bien ... oui, je vous ai sauve la vie.--Achevez votre oeuvre; n'oubliez pas que vous me ferez mourir de chagrin s'il y a un proces criminel." Le medecin serra la main de Genevieve et sembla lui promettre, en ne disant plus un mot, qu'il ne parlerait pas de l'empoisonnement. Octave avait eparpille toutes les roses. Le medecin les ramassa en disant: "Vous me permettrez au moins, pour mon amour de l'etude, d'emporter le bouquet, cela paiera ma visite de ce matin." Le medecin reunit les roses et les emporta, sans oublier le ruban rouge. "Eh bien! dit Mlle de La Chastaigneraye a M. de Parisis quand ils furent seuls, que pensez-vous de cela?--Je pense, ma cousine, qu'il n'en faut rien penser du tout." XXXVII L'ADIEU DE VIOLETTE Or que se passait-il hors de l'eglise? Violette ne s'etait pas consolee avec le grand d'Espagne des volageries d'Octave; elle avait beau comprimer son coeur, le premier amour etait la qui parlait haut. Un instant, quand elle s'etait jetee dans la vie d'aventures, elle avait espere oublier le duc de Parisis; mais cette fatale image etait revenue plus despotique que jamais, s'imposant par toutes les fascinations. Elle voulait devenir une femme forte; mais elle avait beau mettre tous les masques qui cachent le coeur, la pauvre petite Violette se reveillait toujours tendre et douce. Aussi c'etait pitie de lui voir jouer la haute comedie des coquines. A peine Octave etait-il parti pour Parisis, qu'elle fut prise d'un grand desespoir pour s'etre vengee a Dieppe. Puisqu'il s'etait affiche avec elle, c'est qu'il l'aimait. Elle aurait du se resigner a ses fantaisies. Elle ne doutait pas qu'en reprenant sa douceur des premiers jours, elle ne reconquit son amant. Elle alla pour le voir a son hotel le soir meme de son depart. Un des domestiques d'Octave, qui voulait du bien a Violette et qui croyait que son maitre s'ennuyait a Parisis, lui conseilla d'aller le retrouver au chateau, ou sans doute il serait ravi de la voir arriver. Rien n'est impossible a une femme amoureuse: elle partit pour Parisis le jour ou l'on faisait a Champauvert la lecture des testaments. La Bourgogne etait le pays de sa mere; mais Violette n'y etait pas allee depuis sa naissance. Elle avait plus d'une fois dit a Octave: "Nous sommes du meme pays," comme si cela dut la rapprocher encore de lui. Le hasard, qui fait bien les choses, la mit nez a nez, a une table d'hotellerie a Tonnerre, au Lion-d'Or, avec Mme de Portien, qui dinait la pour n'avoir pas voulu diner avec Genevieve de La Chastaigneraye et Octave de Parisis. Quoique Mme de Portien n'eut pas une figure sympathique, il restait dans son air je ne sais quoi de la femme de race qui plut Violette. On verra bientot que ces deux femmes devaient fatalement se rencontrer. Mme de Portien etait encore tout a la fureur qui l'avait prise au dernier testament lu. Aussi, ne regardant qu'en elle-meme, ce fut a peine si elle avait entrevu Violette. La jeune fille avait eu le bon esprit de revetir un simple costume de voyage comme toutes les femmes du monde qui vont aux eaux, si bien qu'on ne pouvait s'imaginer que ce fut une femme galante. On sait que Mlle Violette de Parme avait une figure poetique qui eut ete partout une lettre de recommandation, meme dans le meilleur monde, quand elle ne se barbouillait pas trop la figure de poudre de riz. Comme il n'y avait ce jour-la que des hommes attables dans la salle a manger, elle se hasarda a parler a Mme de Portien. "Le chateau de Parisis, madame, est-il bien loin de Tonnerre?" Mme de Portien leva la tete avec la plus vive curiosite et devisagea Violette. "Vous allez a Parisis, mademoiselle?--Peut-etre, madame." Violette avait rougi comme la Violette d'autrefois. "Eh bien! madame, vous ne trouverez pas M. de Parisis." Mme de Portien avait dit tour a tour _mademoiselle_ et _madame_ comme eut fait un juge d'instruction." Il est donc deja reparti pour Paris? demanda Violette.--Non, mademoiselle; mais il est en train de se marier au chateau de Champauvert." Cette fois, Violette palit. "Ah! dit-elle simplement, je ne savais pas cela." Mme de Portien vit bien qu'elle avait porte un coup a Violette. Ce lui fut une grande joie; il lui sembla doux de faire souffrir son prochain comme elle-meme: c'etait son pain quotidien. Meme quand elle etait heureuse, tout le monde etait malheureux autour d'elle. De tous les Parisis, Mme de Portien etait indigne de ce beau nom. Sa mere, une soeur du duc Raoul de Parisis, avait epouse le comte de Pernan et n'avait eu qu'une fille: aussi Edwige avait bientot domine la maison avec les caprices violents d'une nature rebelle. Elle avait mal commence. A seize ans, apres une aventure avec le vicomte d'Arse, elle allait a Paris avec sa femme de chambre pour accoucher d'un enfant anonyme qu'elle ne voulut pas revoir, moins dans l'horreur de sa faute que par l'absence d'entrailles. A dix-sept ans, elle avait fui le chateau natal avec un aventurier qui avait dirige un theatre a Lyon et qui etait venu pres de Parisis voir un oncle cure, dont il esperait quelque argent. On ne dira pas cette vulgaire histoire d'un enlevement qui ne se fit que par une brutale passion ou l'amour ne se montra pas. Au bout de quelque temps, le cure arrangea tout. On aima mieux le deshonneur d'une mesalliance que le deshonneur d'une aventure. On espera tout sauver: on perdit tout. Theodore Portion, qui signait Theodore de Portien, avait commence par entamer la dot, meme avant la ceremonie; il continua de plus belle, jusqu'au jour ou la mariee se retourna contre lui pour defendre son bien, car elle etait nee avare; enfant, elle vendait ses poupees pour avoir de l'argent; jeune fille, elle volait les jetons du jeu; bien mieux, elle volait les pauvres: quand sa grand'mere, la duchesse de Parisis, qui etait aussi la grand'mere d'Octave, volilait qu'une aumone arrivat a son adresse, il ne fallait pas qu'elle passat par ses mains deja souillees. Quand Theodore Portien trouva une femme rebelle devant son coffre-fort, il s'imagina qu'il etait sur la scene et parla melodramatiquement; il menaca de se faire declarer en faillite; le coffre-fort tint bon. Il montra un poignard; mais la femme etait a la hauteur du mari: elle saisit le poignard et le leva sur lui; il y eut une lutte horrible qui retentit jusque dans les journaux du temps. On se separa, puis on se reprit: il y a des amours qui ne vivent que dans les injures de la honte et du crime; il y a les voluptes du desespoir. On se separa encore; cette fois, le tribunal parla. Quand les biens furent a l'abri, l'horrible femme livra encore son corps. Theodore Portien jouait le role de ce marquis de la cour de Louis XV qui ne venait voir sa femme que moyennant cent pistoles, et qui ne se debottait pas si le souper n'etait pas bon. Mais la vraie passion de la Portien, c'etait la passion de l'or. Elle achetait les faveurs de son mari: elle eut vendu les siennes si elle se fut trouvee sur un tout autre theatre; mais elle vivait tres oubliee dans une petite terre qui lui restait de sa dot, a quelques lieues de Parisis, convoitant sa part d'heritage dans la fortune de Mlle Regine de Parisis, et se promettait bien, des qu'elle aurait un bon million, d'aller jouir de son reste a Paris. Sa tante Regine n'avait que quelques annees plus qu'elle, mais elle semblait lui promettre, par sa paleur maladive, de mourir bientot. Voila quelle etait Mme de Portien quand mourut Mlle Regine de Parisis. A l'heure de la mort, elle alla s'installer au chateau comme pour veiller sur son bien. On n'a peut-etre pas oublie les deux mots dits par Genevieve a Octave pendant la lecture des testaments: _"Le croiriez-vous? Cette nuit ... mais je ne veux rien dire...."_ Or, que s'etait-il passe cette nuit-la? Pendant que tout le monde dormait au chateau, une vraie nuit de repos apres tant de nuits d'anxiete et de fatigue, Mme de Portien, tourmentee par le bruit des testaments, avait penetre a pas de loup dans la chambre de la morte; et la, dans l'horrible silence des mauvaises pensees et des mauvaises actions, elle avait force un petit secretaire en bois de rose ou sa tante ecrivait et cachait ses secrets. Qu'avait-elle trouve? des brouillons de lettres et des brouillons de testaments. Elle avait lu rapidement. Elle desesperait de mettre la main sur autre chose, quand un pli cachete lui apparut avec sa cire rouge: elle le saisit, ne doutant pas qu'elle ne tint sa ruine ou sa fortune. Genevieve, qui ne dormait pas non plus cette nuit-la, mais qui sans doute ne pensait pas au testament, avait suivi sa cousine avec curiosite; elle avait tout vu, parce qu'elle avait pu se cacher sous la portiere du cabinet de toilette. Elle ne fut pas peu surprise de l'etrange expression de cette figure dominee par une idee maudite; mais elle fut bien plus surprise encore quand Mme de Portien, apres avoir lu le pli cachete, regarda autour d'elle et l'alluma a la bougie. Mlle de La Chastaigneraye s'enfuit effrayee; elle alla se cacher comme si elle eut ete atteinte elle-meme par cette souillure d'une personne de sa famille. Mme de Portien avait brule un testament qui la desheritait, mais un testament deja ancien. Ce sacrilege n'avait pas empeche l'horrible femme de subir le desherit. On comprend dans quelles idees de sourde fureur et de sourde vengeance elle s'etait eloignee du chateau de Champauvert. Elle ne doutait pas que Genevieve ne devint bientot la duchesse de Parisis; elle se voyait non seulement bannie de la fortune, mais bannie de la famille. Elle enrageait de voir s'evanouir ses dernieres esperances; le role qu'elle voulait jouer a Paris, elle ne le jouerait pas; les paysans au milieu desquels elle vivait ne manqueraient pas de se moquer d'elle, elle ne voyait plus sur son chemin que des avanies; elle avait seme le mal, elle ne recueillerait plus que le mal. Toutes ces idees lui traversaient la tete, quand Violette, qui dinait a cote d'elle dans l'hotellerie de Tonnerre, lui adressa cette question: _Le chateau de Parisis est-il bien loin de Tonnerre?_ Mme de Portien interrogea Violette, comme si elle avait sous la main, par un hasard providentiel--les coquins et les coquines mettent la Providence partout--comme si elle avait sous la main un instrument de vengeance: elle avait devine tout de suite que Violette etait une maitresse d'Octave de Parisis. Les amoureux et les amoureuses aiment a jaser quand on parle a leur coeur. Violette ne vit dans Mme de Portien qu'une femme curieuse, car celle-ci ne demasquait jamais ses batteries. "Vous l'aimez donc bien, ce mauvais sujet? demanda Mme de Portien.--Oui, c'a ete mon bonheur et mon malheur, dit ingenument Violette. Mais que voulez-vous! on n'en meurt pas, puisque je ne suis pas morte. On dit qu'on se console parce que la vie est un perpetuel chagrin. Se consoler, c'est souffrir ailleurs. Moi je me consolerai en pensant au bonheur d'Octave.--Ah! vous n'etes pas vaillante! s'ecria Mme de Portien, emportee plus qu'elle ne voulait. Vous n'aimez pas les batailles de femmes; vous ne voulez pas lutter contre Mlle de La Chastaigneraye.--Non, je veux que M. de Parisis soit heureux.--Qui vous dit qu'il sera heureux? Genevieve est une etrange fille qui fera le malheur du duc.--Vous la connaissez donc?--Un peu: mais elle est si singuliere qu'elle ne se connait pas elle-meme. Ah! si j'etais comme vous, belle et jeune, je ne voudrais pas que mon amant m'echappat. C'est lache de rendre les armes avant le combat." En ce moment, une fille de l'auberge apporta un magnifique bouquet de roses-the, qu'elle venait de cueillir dans le jardin voisin; les roses de Tonnerre sont renommees comme les roses de Provins. La fille d'auberge presenta le bouquet a Mme de Portien. "Non, dit Mme de Portien, dans la peur de donner cent sous a cette fille. Offrez cela a mademoiselle." La fille d'auberge se tourna vers Violette, qui lui donna un louis "Ah! les belles fleurs!" dit Violette. Elle les admirait et les respirait. Quand une idee traversa son coeur et le fit battre. "Madame, dit-elle en se retournant vers Mme de Portien, savez-vous quel sera le dernier mot de ma passion pour M. de Parisis? Ce sera ce bouquet.--Comment cela?--Je vais le lui envoyer avec une priere, une priere de l'offrir a Mlle de La Chastaigneraye.--Ce sera votre cadeau de noces?--Oui, et jamais elle n'entendra parler de moi.--Jamais?--Jamais! jamais! jamais!" Une idee traversa aussi le coeur de Mme de Portien. Elle avait sa vengeance: "Eh bien, mademoiselle, dit-elle, donnez ce bouquet a ce gamin qui joue la du violon: dans deux heures, il sera dans les mains du duc de Parisis.--Madame, je vous remercie!" Violette ecrivit ce simple mot a Octave: "Mon ami, j'etais revenue a vous; mais je sais tout. Adieu, nous ne nous reverrons pas. Gardez-moi une bonne pensee, comme je garderai de vous mon plus cher souvenir. Nous sommes morts l'un pour l'autre, ne profanons jamais nos tombeaux. "VIOLETTE." Mme de Portien avait appele le petit joueur de violon: "Tu vas aller porter ce bouquet au chateau de Champauvert, ou je t'ai rencontre hier. Tu seras bien paye, mais pars tout de suite." Violette avait demande du papier blanc pour envelopper le bouquet. Apres l'avoir baise une derniere fois, elle noua la tige avec un ruban rouge qu'elle prit dans ses cheveux. "Il aimait tant mes cheveux!" dit-elle avec un soupir. On vint avertir les voyageurs que le train de Paris allait partir: Violette pensa que ce qu'elle avait de mieux a faire c'etait de rebrousser chemin. Elle se hata de mettre son chapeau, elle serra affectueusement la main seche, et crochue de Mme de Portien, elle donna un autre louis a son petit ambassadeur en guenilles, et elle sauta dans l'omnibus qui conduisait au chemin de fer. Or, Violette manqua le train. Elle rentra a Tonnerre, repassa par l'hotel, tout en se demandant ce qu'elle allait faire jusqu'au train de nuit. "Si je pouvais voir Octave!" se demanda-t-elle. Le silence et l'ennui de la province jettent les amoureux de Paris plus loin dans la passion, parce qu'ils sont tout a eux-memes. Violette demanda s'il y avait de bons chevaux a l'hotel. Naturellement on lui repondit qu'on pouvait atteler a une caleche les deux meilleurs chevaux du departement. Elle parla de Champauvert: on lui promit qu'en moins de deux heures elle serait la. Il etait trop tard. Mais comme cette idee de revoir Octave l'avait envahie, elle decida qu'elle irait le lendemain a la premiere heure a Champauvert. Quand Octave se leva le dimanche matin, comment ne vit-il pas Violette qui rodait dans la campagne, les yeux sur le parc? Pour elle, elle l'apercut qui fumait sur le perron. A quoi pensait-il? Il semblait rever. Elle se demanda si son souvenir ne passait pas dans son ame. Elle eut envie de sauter par-dessus les haies pour aller dans ses bras! "Est-ce possible! se dit-elle. C'est lui et c'est moi! En une demi-minute je pourrais l'embrasser et pourtant je reste clouee ici.... Mais cette jeune fille viendrait, je ne veux pas la voir...." Octave descendit dans le parc. Violette se rapprocha de la cloture. S'il se fut approche, sans doute elle eut crie:--_Octave, c'est moi!_ Comme il tournait la tete de son cote, elle s'imagina qu'il l'avait vue, mais il s'enfonca sous les marronniers. "C'est etrange, dit-il, je pensais a Violette et cette femme qui passe la-bas me la rappelle un peu." Si Violette eut ete devant le parc de Parisis, certes elle eut franchi la haie; mais elle se voyait devant le chateau de Mlle de La Chastaigneraye: elle ne se hasarda pas. "Non, dit-elle, je ne suis ici ni chez moi ni chez lui." Elle sentit que plus elle s'etait rapprochee d'Octave, plus elle etait loin de son amant. Elle se decida a regagner sa caleche qui l'attendait a quelque distance du village. Elle etait venue jusqu'au parc par des sentiers detournes; en s'en retournant, elle se hasarda un peu plus et voulut meme entrer a l'eglise. Ce fut alors qu'elle vit apparaitre M. de Parisis et Mlle de La Chastaigneraye, suivis de Mlle de Moncenac et de Mme Brigitte. Ils allaient tous a la messe. Violette etait masquee par le bouquet d'arbres de la place publique; mais elle vit bien l'expression amoureuse d'Octave et de Genevieve. "Puisqu'ils sont heureux, dit-elle tristement, je m'en vais." Elle ne fut pas surprise, a cet instant, quand elle vit passer des jeunes paysannes qui preparaient une ovation a Mlle de La Chastaigneraye a sa sortie de l'eglise. On vint faire la repetition sous les arbres. C'etait une vraie comedie. Quoiqu'elle se fut un peu eloignee, Violette comprit bien de quoi il etait question. Elle fut plus surprise encore quand on apporta du chateau son bouquet de roses-the. On le placa sur la corbeille de fleurs qu'on devait offrir a la "chatelaine," selon l'usage antique et solennel. Elle avait reconnu son bouquet a son ruban rouge. Pourquoi, le bouquet, qui devait arriver le samedi soir a Champauvert, n'etait-il arrive que le dimanche matin? Toutes les jeunes filles, moins une, entrerent dans l'eglise. Celle qui resta sous les arbres devait veiller a la corbeille et aux couronnes de marguerites destinees a les coiffer toutes quand elles feraient cortege a Genevieve. Violette ne craignait plus d'etre vue par Octave. D'ailleurs sa douleur l'aveuglait. Elle s'avanca vers la paysanne, quand celle-ci, qui croyait que c'etait une nouvelle venue au chateau, qui allait veiller a son tour sous la moisson de roses, courut chez une voisine pour chercher du fil et une aiguille. Violette s'approcha d'autant plus et regarda ses roses-the. "Eh bien! dit-elle, voila un bouquet qui ne s'est pas trompe d'adresse." Elle entr'ouvrit l'enveloppe de papier: "Elles sont aussi fraiches qu'hier, ces roses-the!" Elle saisit le bouquet avec un sentiment de jalousie et reprit sa lettre d'adieu a Octave. "A quoi bon cette lettre? dit-elle; j'ai voulu donner mon bouquet a la mariee, pourquoi rappeler mon nom a Octave!" Elle mit la lettre dans sa poche et repartit pour Tonnerre. Cinq minutes apres, comme elle pleurait et prenait son flacon, la lettre tomba de sa poche et s'envola sans qu'elle y prit garde. Le soir, elle dinait avec le prince Rio: "Comme vous etes gaie! lui dit-il.--Je le crois bien, repondit-elle en eclatant de rire, pour cacher ses larmes, mon ex-amant se marie!" XXXVIII LES DIX MILLIONS Il fallait quelques jours pour que Mlle de La Chastaigneraye reprit ses forces. Des qu'elle fut sur pied, elle voulut recompenser les paysannes de son cortege du dimanche. Chacune des jeunes filles, y compris la petite fille qui avait presente le bouquet, recut deux mille cinq cents francs en or des mains de Mlle de La Chastaigneraye. Ce n'etaient que larmes et benedictions. Dieu a mis la joie si pres des larmes, que la joie pleure toujours, si c'est la joie du coeur. Huit jours s'etaient passes; la figure de Mlle Regine de Parisis etait deja bien loin. Un evenement fait ombre a un evenement. Les funerailles de la jeune Rose Dumont mirent au second plan celles de la vieille chatelaine de Champauvert. M. de Parisis et Mlle de La Chastaigneraye parlaient encore de leur tante, mais ils parlaient bien plus du mysterieux bouquet. Le procureur imperial, sur une lettre du medecin et sur la rumeur publique, etait venu commencer une enquete; mais Octave et Genevieve l'avaient supplie de faire l'oubli, tant ils avaient l'effroi d'un proces en cour d'assises, qui viendrait les mettre en spectacle. Selon Mlle de La Chastaigneraye, le bouquet n'etait pas empoisonne, il y avait de l'orage ce jour-la, elle n'avait subi qu'un simple evanouissement. Rose Dumont etait morte, il est vrai, apres avoir respire le bouquet; mais cette fille etait sujette aux etourdissements, le sang la tourmentait, elle dormait toujours. M. de Parisis appuya les raisonnements de sa cousine; c'etait un pieux mensonge qui pouvait sauver un coupable n'ayant pas la conscience du crime et qui devait leur epargner a eux beaucoup d'ennuis; sans compter qu'il avait bien, lui aussi, ses idees sur l'origine du crime et qu'il eut ete desole que la lumiere se fit. Le procureur imperial parut decide a ne pas suivre l'enquete, quoiqu'elle fut deja ordonnee. Cependant Octave devait partir le dimanche matin; ses chevaux l'attendaient tout atteles et tout impatients. Il avait pris en s'eveillant une tasse de chocolat, il comptait dejeuner a Parisis; mais il etait deja midi, et il resta bien volontiers a dejeuner a Champauvert, sur une simple priere de Genevieve, a l'heure des adieux. "Ce n'est pas tout, mon cousin, vous dinerez encore avec moi; ce soir, vous vous en irez par le clair de lune." Octave se fit rapidement cette question: "Pourquoi Genevieve veut-elle me retenir a diner, et pourquoi me donne-t-elle apres cela la clef des champs par le clair de lune?" Et il se repondit: "C'est peut-etre parce qu'elle s'imagine que je m'ennuie." Mais la jalousie et l'inquietude etaient rentrees dans son ame. Le clair de lune lui avait rappele les visions sous les arbres du parc: l'homme noir et la femme blanche, la premiere nuit de son sejour a Champauvert. "Eh bien! ma chere Genevieve, je vais vous prouver que je vous aime bien: je ne partirai que demain pour Parisis." Il fut impossible a Octave de bien lire dans l'expression qui se repandit sur la figure de sa cousine. "Connaissez donc les femmes, murmura-t-il, etudiez-les pendant dix ans, soyez don Juan et La Rochefoucauld, pour vous trouver tout d'un coup devant des hieroglyphes comme celui-la." On etait au dessert, on passait les plus beaux fruits: des peches qui riaient a toutes les gourmandises, des raisins qui donnaient soif a toutes les levres. "Mesdames, dit Mlle de La Chastaigneraye a Mme Brigitte et a Mlle de Moncenac, vous vous imaginez peut-etre que depuis le testament lu il y a huit jours, ce sont la des fruits de mon jardin? Eh bien! ce sont des fruits du jardin de M. Octave de Parisis, car il y a un autre testament.--C'est une plaisanterie! dit Octave." Et se tournant vers Genevieve: "Ma cousine, si vous reparlez de cela, je vais redemander mes chevaux." On ne s'etait jamais si bien dispute a qui n'aurait pas dix millions. Dans l'apres-midi, M. de Parisis, Mlle de La Chastaigneraye et Mlle de Moncenac monterent a cheval pour parcourir la foret. Octave etait emerveille de voir Genevieve en amazone; jamais la beaute heraldique ne s'etait plus fierement dessinee sous les vertes ramures; son cheval lui-meme avait des airs hautains, comme s'il eut compris que Mlle de La Chastaigneraye avait toute la majeste d'une reine. En revanche, jamais depuis qu'il y a des amazones, on n'avait vu de caricature pareille a Mlle de Moncenac, d'autant plus qu'elle avait revetu une amazone bleu de roi, qui criait encore plus aux yeux avec les tons ardents de la figure. Octave avait comme toujours son grand air, sa desinvolture et son sourire dedaigneux. A la Croix-des-Dames, le cheval de Mlle de Moncenac prit peur et la jeta fort galamment dans un fosse. Elle etait trop ronde et trop dodue pour se rien casser. Octave la ramassa et la replanta sur son cheval comme si de rien n'etait. Mais encore un peu il la replantait sans dessus dessous. A cela pres, d'ailleurs, la promenade fut charmante. Il est inutile de vous dire que Parisis posa bien des points d'interrogation devant les enigmes de son sphinx aux yeux noirs. Mais plus il cherchait la lumiere dans ce coeur aux abimes, plus la jeune fille plongeait dans les tenebres; elle mettait tous les masques. Tantot profonde, tantot insouciante; hasardant un mot de philosophie apres avoir jete un mot naif; montrant tour a tour des nuages et des clartes sur son front; disant de l'air du monde le plus simple: "Je ne sais rien," tout en jetant un regard plein d'eloquence muette. "Ma cousine, dit tout a coup Octave, est-ce que vous aimez aussi les promenades nocturnes au clair de la lune?--Oui et non, mon cousin. J'obeis toujours a mes inspirations, pourtant je vous avoue que je ne suis pas lunatique le moins du monde.--Avez-vous peur la nuit?--Jamais. Si j'avais peur, est-ce que je resterais dans ce chateau, habite par les ombres errantes comme tous les vieux chateaux?--Vous croyez aux revenants? --Oui et non. Je crois que les ames gardent encore longtemps la figure insaisissable des corps. Voila pourquoi on les appelle des ombres. Mais je vous avoue que je n'en ai jamais vu." Octave n'osa pas insister sur ses visions du parc. Il savait bien d'ailleurs que ce n'etait pas des ombres. Le diner fut gai pour un diner de deuil; la jeunesse s'accuse toujours et triomphe de tout. Les paysans, d'ailleurs, n'en avaient pas fini avec leurs surprises. Le violon, la flute et le hautbois, amour insense des quadrilles rustiques, vinrent, au dessert, marier leurs sons harmonieux. Jamais pareil trio n'avait offense les oreilles des gens qui aiment la musique; Mlle de Moncenac elle-meme demandait grace tout en eclatant de rire. On prit le cafe sur le perron du jardin, ou l'on eut la visite du cure de La Roche-l'Epine, accompagne cette fois du cure de Champauvert. La conversation n'en fut pas beaucoup plus catholique; on raconta des histoires de paysans pour prouver que les sept peches capitaux ont trouve chez eux bon logis a pied et a cheval. A force d'habiller et de raviver les vices, la civilisation les transforme jusqu'a en faire des vertus; c'est dans la paix de l'innocence des champs qu'on retrouve le peche dans toute sa force brutale. Le cure de La Roche-L'Epine offrit du cafe au cure de Champauvert, sachant bien que son compagnon refuserait. "Vous n'y perdrez rien, dit-il a Mlle de La Chastaigneraye, car j'en prendrai deux tasses." On parla des dots faites si gracieusement aux huit paysannes. "Vont-elles se marier? demanda Mlle de Moncenac.--Si elles vont se marier! s'ecria le cure de La Roche-L'Epine qui avait "le mot pour rire," je le crois bien, et plutot deux fois qu'une.--Oh! monsieur le cure! dit Genevieve avec quelque dignite, mais sans begueulerie.--Que voulez-vous, mademoiselle, c'est aujourd'hui dimanche.--Je suis sur, dit Octave, qu'a cette heure ces demoiselles ont autant de pretendants que ceux de Penelope, sans compter Ulysse.--Mon cousin, mon cousin, je vous rappelle a l'ordre.--Eh bien, ma cousine, je suppose qu'on danse deja devant l'eglise. Voulez-vous venir voir danser vos vingt mille francs?" Octave alluma un cigare et alla jusque devant l'eglise pour voir danser les filles et les garcons. Les huit jeunes filles s'etaient encore habillees en blanc pour aller a la messe et pour venir remercier Mlle de La Chastaigneraye. Sur le preau, elles n'etaient pas tout a fait aussi blanches que le matin. Comme M. de Parisis l'avait dit, elles etaient assaillies, assiegees, prises d'assaut, chacune avait une legion d'adorateurs, d'autant plus qu'on repandait le bruit que le jour du mariage Mlle de La Chastaigneraye en ferait bien d'autres. C'etait comique et odieux. Huit poignees d'or avaient mis le feu aux quatre coins du village. La veille, les pauvres filles avaient a peine un amoureux, qui leur parlait du haut de sa faulx ou de sa fourche; maintenant, on leur debitait les compliments les plus invraisemblables, sans oublier la phrase sacramentelle: "Ce que je vous en dis n'est pas pour votre argent." On prit le the au chateau a dix heures, et on se retira a onze heures, comme la veille. Vous pensez bien que Parisis ne tarda pas a se mettre a la fenetre. Apres une demi-heure d'attente, il jugea qu'il avait eu tort de se montrer: il pouvait effaroucher Romeo et Juliette. Il avait eteint les bougies, mais on pouvait le voir. Il ferma prudemment sa croisee et se mit en spectacle derriere le rideau. Il reflechit bientot qu'il n'etait pas bien digne de lui d'epier les mysteres du chateau de Champauvert. "Ce ne sont pas les mysteres d'Udolphe, mais ils n'en sont que plus sacres." Et il se retira heroiquement de son embuscade. "Apres tout, dit-il, cela ne me regarde pas, Mlle de La Chastaigneraye est bien libre d'etre folle comme toutes les femmes; elle n'est ni ma maitresse ni ma fiancee; qu'elle ait ou qu'elle n'ait pas cinq millions, elle n'en est pas moins libre de ses actions; elle est belle, elle a vingt ans: qui peut repondre de son coeur, meme dans les solitudes de la Bourgogne? Qui sait s'il n'y a pas dans quelque villa voisine un gentilhomme campagnard ou un Parisien attarde qui travaille ses embuches?" Et tout en se prouvant qu'il n'avait pas le droit de regarder par la fenetre, Parisis souleva le rideau. Il ne vit rien sous les arbres doucement agites par les brises deja fraiches. Il allait laisser tomber le rideau; mais minuit sonna, la curiosite retint sa main. Tout a coup, au loin, au dela de la piece d'eau, voila que la vision blanche apparait. Quand je dis la vision blanche, je ne veux pas faire croire que c'etait une ombre, c'etait bien une vraie femme qui marchait. Mais pourquoi cette dame blanche comme a l'Opera-Comique? demandera-t-on. Je n'en sais rien. Peut-etre celle qui la portait voulait-elle faire croire a une vision. "Sans doute, dit Octave avec un mouvement de fureur, le monsieur tout noir n'est pas loin..." Il faillit arracher le rideau quand il vit le monsieur noir aller a la rencontre de la dame blanche. "Je comprends pourquoi Genevieve m'avait conseille de partir a la brune." Octave ralluma ses bougies comme s'il lui fut impossible de prendre un parti sans y bien voir. Avant de reflechir, il sonna, tout en se disant sans doute que tout le monde etait couche, moins les amoureux du parc. A sa grande surprise, un petit groom qui vivait toujours dans le vestibule, jouant a la toupie ou faisant des caricatures, vint lui demander ses ordres. "Mlle de La Chastaigneraye dort-elle? lui demanda Octave en le regardant dans les yeux.--Comment monsieur veut-il que je sache cela, puisque mademoiselle ne me dit ni bonjour ni bonsoir?" Octave s'apercut seulement alors qu'il jouait un role indigne. "Va-t'en, dit-il au groom. Je voulais prier Mlle de La Chastaigneraye de me preter un livre si elle ne dormait pas encore." Le groom disparut. Quelques minutes apres, une fille de chambre, a peine habillee, apportait a Octave quelques volumes depareilles. "Est-ce cela, monsieur le duc?--Oui, dit-il sans regarder. Ce gamin a eu tort de vous parler. Peut-etre aura-t-il reveille ma cousine?--Oh! monsieur le duc, Mlle Genevieve ne dort pas si tot.--Comment! a minuit?--Vous savez, monsieur le duc, comment on vit ici: mademoiselle est si fantasque!" Ce mot avait echappe a la fille de chambre: elle fremit d'en avoir trop dit, et s'eloigna tout en rajustant ses jupes. C'etait une belle creature qui ne demandait qu'a jaser; elle avait juge, sur le rapport du groom, que puisque M. de Parisis ne dormait pas, c'est qu'il s'ennuyait; elle avait pense aux fortunes rapides que font les femmes de chambre dans leurs rencontres nocturnes avec les beaux messieurs de Paris: elle etait apparue dans un deshabille fort voluptueux. "Ma foi, elle est fort jolie." dit Octave. Un peu plus il la rappelait; il trouvait que les femmes sont trois fois femmes quand elles sortent du bal et quand elles sortent du lit; c'est le moment ou la force du sang leur donne un magnetisme irresistible. Octave etait trop de l'ecole de don Juan pour dedaigner une femme sous pretexte que c'etait une servante. Il n'avait donc pas plus de prejuges que lord Byron. Mais tout a sa jalousie, il se contenta de lui crier: "Mademoiselle, allez reveiller mes gens." Octave alluma le cigare de la colere et descendit lui-meme. Quand il ordonnait, ses gens n'y allaient pas de main morte; sous ses yeux, il fallait que tout se fit a la minute. En moins d'un quart d'heure, ses chevaux furent a la voiture. Il s'etait imagine que Mlle de La Chastaigneraye, avertie par la femme de chambre ou par le groom, viendrait s'opposer a son depart, ou tout au moins lui dire adieu. Mais elle ne parut pas. Au dernier moment, il remonta dans sa chambre, sous pretexte d'avoir oublie je ne sais quoi,--il n'en savait rien lui-meme.--Il avait oublie de soulever une derniere fois le rideau pour voir sous les grands marronniers. Il ne vit rien que les feuilles qui ondoyaient au vent et la lune qui mirait sa paleur dans la piece d'eau. Il redescendit en toute hate et partit. "Je ne me croyais pas si bete, dit-il quand l'air de la nuit eut un peu frappe sur son front. Je me conduis comme un ecolier. Ce que c'est que de ne plus etre maitre de son coeur! Il n'y a pas a se le dissimuler, j'aime Genevieve." Et apres un silence de cinq minutes, il avait vu plus profondement dans son coeur, il repeta: "J'aime Genevieve." Et comme il aimait a railler toujours, meme les sentiments de son coeur, il reprit: "J'aurais bien mieux fait de donner un tour de clef quand cette fille est venue; elle se fut devoilee a moi corps et ame; j'aurais appris a connaitre la maitresse par la servante.--Non, reprit-il en se jugeant et en se condamnant, c'est assez de profanations comme cela." XXXIX ALICE L'aurore aux doigts de rose ouvrait les portes de l'Orient quand Octave arriva au chateau de Parisis; ce qui veut dire, en prose du XIXe siecle qu'il etait cinq heures quarante-cinq minutes, almanach de Mathieu Laensberg. Octave avait sommeille en voiture; il monta a sa chambre a coucher, mais il ne se coucha pas. Il redescendit presque aussitot et donna l'ordre qu'on lui amenat l'intendant. L'air etait vif, il fit allumer un grand feu dans le petit salon et promena melancoliquement ses regards sur les meubles demodes, mais chers a son souvenir. C'etait dans ce petit salon, sur cette chaise longue, devant la fenetre ouverte, que sa mere avait voulu mourir. Il se revit agenouille devant elle, mouillant de larmes ses mains blanches qui le benissaient et retombaient sans forces. Ces souvenirs peuplerent soudainement cette silencieuse solitude. Il se renversa sur un fauteuil et regarda amerement le chemin parcouru depuis la mort de sa mere: le voyage en Amerique, l'expedition de Chine, et les aventures parisiennes. Il n'eut pas a rougir de cet examen de conscience; il avait ete fier toujours, aventureux, heroique; s'il s'etait attarde dans les folies de la vie parisienne, c'etait encore a ses yeux de l'heroisme, puisqu'il avait pris le premier role parmi les Alcibiades de son temps, a la pointe de son epee et a la pointe de son esprit. Il ne se reconnaissait qu'un tort--un tort bien leger--celui d'avoir devore deux millions. Octave voyait dans son imagination passer la belle figure de sa cousine. "Dix millions! reprit-il, mon premier mouvement a ete beau; mais le second me conseillait de ne pas dechirer le testament et d'epouser Genevieve." Vers minuit, Octave se promenait par le parc, quand tout a coup une femme qui pleurait se jeta sur son passage. C'etait la fille de son intendant, M. Rossignol qui lui avait taille une dot dans la foret de Parisis. "Pourquoi pleurez-vous, madame? lui demanda Octave." Il la prit dans ses bras comme pour la proteger. "Oh! monsieur de Parisis, mon pere m'a mariee, malgre moi, a un notaire qui ne parle que de coups de canif dans le contrat. Je me suis enfuie a la derniere heure.--A l'heure du sacrifice!--Oui, monsieur le duc.--Comme votre coeur bat!--Je savais bien que vous me consoleriez!" Le duc de Parisis consola la jeune mariee--pendant tout une heure.--"Apres tout, pensait-il, elle est jolie; ce qui tombe dans le fosse c'est pour le soldat. Et d'ailleurs, elle me coute cent mille francs." Survint le notaire avec une lanterne. "Monsieur, lui dit le duc de Parisis, voici votre femme qui s'est perdue dans le parc; mais je l'ai remise dans son chemin. Ne lui parlez plus de coups de canif dans le contrat." La fille de M. Rossignol montra fierement a son mari un petit poignard d'or que Parisis lui avait fiche dans les cheveux. Octave ne serait peut-etre pas parti le lendemain pour Paris si une figure inattendue ne se fut montree au chateau de Parisis. Il se promenait dans le parc, dans le cortege des melancolies. Il y avait bien de quoi. Il sentait que Mlle de La Chastaigneraye etait perdue pour lui; il ne s'etait pas avoue encore tout son amour pour elle, parce que son coeur etait alors le pays des ruines et que les fantomes des femmes aimees y revenaient ca et la. Non seulement il voyait deja s'evanouir ce reve le plus cher qu'il eut caresse, mais il pressentait qu'un jour ou l'autre il lui faudrait faire son compte au grand jour, c'est-a-dire avouer tout haut qu'il n'avait pas le sou. On ne joue pas impunement toute sa vie le jeu des riches quand on est devenu pauvre. Jusque-la il avait pris cela gaiement--comme on dit dans la langue parisienne--parce qu'il etait emporte par le tourbillon et qu'il ne descendait pas profondement en lui-meme; mais au chateau de Parisis, le dernier voile tomba de ses yeux. Les figures des maisons et des arbres ont leur physionomie journaliere comme les figures des personnes; il semble que l'ame des choses transperce partout dans ses mouvements de gaiete et de tristesse. Octave regardait son vieux chateau et le trouvait plus melancolique encore que lui. Cette demeure, berceau et tombeau de tous les siens, le regardait pas ses grandes fenetres desolees et lui parlait avec eloquence par cette langue universelle des sentiments qui dit tout et qui se comprend si bien. Les arbres, les nouveaux venus comme les anciens, lui reprochaient son absence et son oubli. Mais il y avait un reproche qui s'elevait plus haut et qui le touchait de plus pres, dans toute cette belle demeure et dans tout ce beau parc. Il entendait une voix s'elever des tombeaux pour lui dire: "Qu'as-tu fait de ta fortune? tu as humilie notre fierte, la lepre des hypotheques a entame le marbre de notre sepulcre, et le jour vient ou on nous jettera dehors comme des chiens.--Jamais! s'ecria Parisis comme s'il eut vraiment entendu ce reproche sortir de terre." Et ce reproche ne venait pas seulement des tombeaux. Il cueillit une rose comme pour respirer d'autres idees, mais la rose elle-meme lui dit: "Pourquoi me cueilles-tu, je ne fleuris que pour les Parisis!" On sait qu'Octave, un beau paien comme ils le sont presque tous parmi ceux-la qui ont rejete le devoir comme un bourrelet, ne croyait qu'a l'ame des choses, une religion qu'il s'etait faite, car les athees aussi ont leur religion. La Revolution n'avait-elle pas decrete l'Etre supreme! Or, Octave croyait a sa religion. Pour lui, l'homme, la nature, les choses, tout communiait; il etait donc plus sensible que tout aux voix de l'invisible. Il jura que le chateau de Parisis ne serait pas vendu; il sentait bien venir jusqu'a lui la gueule beante et affamee de l'expropriation, mais il trouverait encore quelque gateau d'or pour apaiser le monstre jusqu'au jour ou il le chasserait de ses terres. "On serait si heureux ici! dit-il en respirant, si on ne respirait pas l'air des hypotheques." Et il faisait des calculs. Il se demandait s'il ne serait pas plus sage de vendre d'abord quelques fermes eloignees, mais c'etaient les meilleures. La montagne et la vallee du chateau ne donnaient que du bois et du foin, terre rocheuse sur la montagne, terre humide dans la vallee. On aurait bien pu trouver deux cent mille francs en abattant les bois, mais c'etait decouronner le chateau. On aurait bien pu cultiver la vallee, mais il fallait pour cela dessecher une suite d'etangs qui formaient un des plus beaux paysages de la Bourgogne. C'est la l'eternel chagrin des grands seigneurs qui se ruinent: ils ont trop l'amour du beau, du grandiose et du pittoresque, pour les sacrifier, fut-ce a une pyramide d'or. Ils ne sont pas pour les demi-mesures, ils aiment mieux tout perdre. Octave, apres avoir rumine sur des chiffres problematiques, termina toutes ses additions et toutes ses soustractions par ces mots: "Total: tout ou rien." Il etait assis devant une des grilles bordant le saut-de-loup qui entourait le parc, a trois ou quatre portees de fusil du grand perron, quand une voix bien timbree repeta comme un echo railleur: "Total: tout ou rien." C'etait Mme d'Antraygues. "Ah! pardieu! dit Octave en se levant, je croyais bien que je n'etais entendu que des oiseaux." Et il se jeta dans les bras de la comtesse. "Que faites-vous? lui dit-elle en riant, si les oiseaux allaient nous voir!" Ils se regarderent comme s'ils ne s'etaient pas vus depuis des siecles. "Ma foi, ma chere amie, vous arrivez bien a propos, j'etais en train, tel que vous me voyez, de creuser mon tombeau; j'avais deja revetu la robe des trappistes.--Soeur, il faut mourir!--Frere, il faut mourir! repeta en riant Mme d'Antraygues." Et apres un silence: "Vous vous imaginez peut-etre, Octave, que je m'amuse beaucoup depuis que je veux m'amuser? Eh bien! je m'ennuie horriblement!--Je le crois sans peine, puisque vous venez jusqu'ici.--Voyez, je suis toute en noir. Je porte le deuil de ma jeunesse." Elle regarda Parisis d'un oeil fixe: "Et de votre amour! Encore si tu m'avais aimee!--Mais je vous ai adoree, Alice: mais je n'ai pas dans ma vie de plus cher souvenir que le votre!--Profanateur! des phrases toutes faites! Enfin il est ecrit que la femme se laissera toujours prendre par la meme illusion." Octave embrassa une seconde fois Mme d'Antraygues. "N'est-ce pas que je suis devenue laide avec cette paleur, avec ces yeux cernes? je me fais peur a moi-meme.--Vous etes plus jolie que jamais, dit Octave en remarquant un coup d'aile du Temps de plus sur la figure de la jeune femme." Les mois de passion comptent comme des annees. C'est l'orage qui brule, qui effeuille, qui devaste. "Vous avez donc pris tout cela au serieux? dit Octave avec douceur.--Si j'ai pris cela au serieux! Mais qu'est-ce donc que la vie sans cela?--Vous avez bien raison: un brave coeur, une bouche qui dit _je t'aime_, une chevelure qui se repand sur deux fronts, voila toute la sagesse. Celui qui cherche autre chose sur la terre est un fou. Vous avez la un bien joli chapeau!" Octave baisait les cheveux de Mme d'Antraygues, comme pour retrouver le parfum evanoui qui l'avait enivre quand elle etait en Dame de Pique. "Un joli chapeau!--Vous etes bien bon de vous apercevoir que j'ai un joli chapeau! Je suis partie comme une folle, sans me faire faire un costume de voyage. En arrivant d'Irlande, j'avais tout donne a ma femme de chambre. On m'a dit que vous etiez ici, je voulais vous voir, j'ai cherche, j'ai trouve et me voila!--Quelle bonne idee vous avez eue! Il y a longtemps que le chateau de Parisis n'a vu balayer ses allees par une pareille robe a queue.--Oui, je lui fais la un grand honneur; j'ai deja perdu la moitie de mon jais en route; tout a l'heure, en venant a vous, les buissons m'ont tout egrenee." Octave entrainait Mme d'Antraygues vers le chateau. "Contez-moi donc toute votre histoire depuis que je vous ai vue." Alice conta son voyage en Irlande, ou elle avait failli mourir de chagrin et d'ennui sous les remontrances de sa grand'mere, une vertu reveche qui n'avait jamais capitule, parce qu'elle n'avait jamais lu que les romans de Walter Scott. Mme d'Antraygues avait commence par se soumettre et par s'humilier, comme si elle dut se retourner deja vers le repentir. Mais le coeur voulait vivre et brisait sa prison. Elle revint en France. Le scandale avait eclate; qui ne s'en souvient encore, a cette heure? Elle etait descendue incognito comme une voyageuse qui n'a plus de pied-a-terre, a l'hotel d'Albion. Elle se hasarda chez sa meilleure amie, la duchesse de Hauteroche, qui fut impitoyable, parce que la vertu chretienne ne sera jamais la vertu des femmes. Puisque les femmes ne consolent pas les femmes, il faut bien qu'elles se consolent avec les hommes. "Voila pourquoi, dit Mme d'Antraygues a Octave, je suis venue a Parisis. Allez-vous me faire de la morale, vous?--Je ne suis pas si bete: toute la morale a ete faite par Jesus Christ, qui a pardonne a la femme adultere. Je vous aime comme moi-meme. --Ne raillez pas! car au fond cela n'est pas si gai. Si vous saviez, mon ami, comme j'etais inquiete et attristee quand je sortais dans Paris! Je me figurais que tout le monde me regardait et lisait ma faute sur mon front. Aussi, voyez, j'ai pris l'habitude du voile. Et puis, je ne savais ou aller! Le soir, je me cachais, au spectacle, dans le fond d'une avant-scene.--Le theatre est comme l'eglise, il accueille tout le monde.--Voila pourquoi je me trouvais a cote de vos petites amies.--Eh bien! vous allez me donner de leurs nouvelles!--On a tout vendu chez Mlle Diane. Ce que c'est que de ne se pouvoir plus vendre soi-meme! Il parait que c'est un faux luxe; faux diamants, fausses perles, faux chignon, fausse femme.--Aussi me suis-je inscrit en faux contre ses fossettes. Et Violette? vous ne l'avez pas revue?--Plus Violette de Parme que jamais. Et pourtant, voulez-vous que je vous dise sur Violette une chose qui va vous surprendre? Depuis votre abandon, elle n'a pas eu d'amant, si ce n'est vous quand vous l'avez reprise en allant a Dieppe.--Allons donc! je n'en crois pas un mot.--Eh bien! c'est pourtant la verite. Elle se moque de ses amoureux, car ce ne sont pas ses amants; je connais entre autres ce grand d'Espagne qui lui a fait un pont d'or sur lequel elle a passe ... sans lui.--Ce serait original, si c'etait possible.--C'est impossible, mais cela est. Ce n'est pas pour poser, puisqu'elle a tout brave, que Violette fait cela, c'est parce qu'elle vous aime. Croyez-vous donc qu'on ne voit plus une vertu apres la premiere chute?" Octave embrassa une troisieme fois Mlle d'Antraygues. "Et de quel argent vit cette vertu farouche?--Ne savez-vous pas que le prince de Rio lui a donne une parure de haut prix et un bon sur la banque de cent mille francs, rien que pour prendre rang dans son cortege et compter parmi ses convives, car sa salle a manger est deja illustre." Octave dit d'un air grave qu'il croyait trop a la vertu en general pour nier celle-ci en particulier. "Ca ete, poursuivit la comtesse, la seule femme a me faire bonne figure depuis mon retour a Paris. Je sentais que son coeur etait sur ses levres quand elle me parlait.--Etes-vous heureuse? lui demandai-je.--Non, mais c'est egal.--L'avez-vous revu?--Oui, je l'ai revu, mais je ne le reverrai plus; c'est toujours le meme homme; il ne prend jamais une femme que pour la sacrifier a une autre. Il m'a emmenee a Dieppe pour m'humilier devant ses duchesses." On vint avertir le duc de Parisis que le diner etait servi. "Madame, dit-il solennellement a la comtesse, je vous prie de me faire l'honneur de diner avec moi en grande ceremonie. Nous aurons chacun un domestique pour nous servir: c'est tout ce qu'il y a au chateau. Je ne vous reponds pas de la cuisine, mais je vous reponds de la cave.--Comme cela se trouve, s'ecria Mme d'Antraygues, moi qui n'ai jamais bu que de l'eau." On etait arrive sur le perron. Le soleil se couchait dans un lit de nuages empourpres. Il n'avait rayonne que ca et la depuis le matin; il repandit tout a coup un air de fete sur le chateau. "Vous etes une bonne fee, dit Octave a Alice: tout etait triste tout a l'heure, tout me semble sourire maintenant. Voyez! sous cette teinte chaude du soleil couchant, le chateau se reveille et me fait bonne figure, tandis que tout a l'heure il me lancait toutes ses maledictions. Decidement, je ne serai jamais un homme serieux, parce que l'amour sera toujours mon maitre!--Ah! si vous vouliez m'aimer, dit Mme d'Antraygues avec une tendresse expansive, je n'aurais peur de rien, pas meme de l'enfer!" Parisis, qui avait son eloquence a lui, embrassa pour la troisieme fois Alice, ce qui le dispensait de lui dire la verite; car il ne put s'empecher de rever a Genevieve et a Violette--tout en les trahissant. XL OU VA UNE FEMME QUI TOMBE Octave aurait bien voulu revoir Genevieve, mais la presence a Parisis de Mme d'Antraygues ne fit que hater son retour a Paris. Il avait peur que Mlle de La Chastaigneraye ne se hasardat a venir le voir; il craignait aussi que la figure de la comtesse ne fut pas une figure edifiante pour le pays. Il bravait tout a Paris: mais ce chateau natal, ou il retrouvait si vivant le souvenir de son pere et de sa mere, il ne voulait pas qu'il fut le theatre de ses aventures galantes. Octave de Parisis partit donc le soir meme avec Mme d'Antraygues, sous pretexte que tout etait si desorganise dans son chateau qu'il ne pouvait pas y donner l'hospitalite a une femme du monde comme elle. Il s'etait repris a l'amour de Violette: il se reprit a l'amour de Mme d'Antraygues, faisant de son coeur deux parts, une pour l'ideal et l'autre pour le reel,--la reverie et la passion,--l'une pour la comtesse et ses pareilles, l'autre pour Mlle de la Chastaigneraye. A cette seconde rentree a Paris, Mme d'Antraygues releva un peu plus haut son voile; elle commencait a s'habituer a ne plus rougir, elle se familiarisait avec les horizons nouveaux. Comme elle n'avait plus de maison, elle ne fit pas de facon pour descendre a l'hotel d'Octave, qui comptait bien ne point garder chez lui une maitresse qui frappait les yeux de tout Paris. C'etait, d'ailleurs, une femme charmante, un peu romanesque, mais avec de l'esprit et de la gaiete. On condamnait tout haut Octave, mais on le jalousait tout bas. Tout en esperant qu'il ne garderait Mme d'Antraygues que quelques jours avec lui, il eprouvait un charme tres vif a vivre avec elle. Une semaine s'etait passee a jaser, a courir, a prendre la vie en rose. Il pensait vaguement a faire avec elle le voyage d'Amerique, quand elle lui echappa sans dire gare. Le prince Rio, le seul qui fut admis dans cette intimite amoureuse, venait tous les soirs, vers minuit, prendre le the. Deux fois il trouva Mme d'Antraygues seule, Octave n'ayant pas perdu ses belles habitudes de courir ca et la. Le prince, qui devait beaucoup a Octave, lui devait bien de lui prendre Mme d'Antraygues. Il avait ses heures de seduction; Mme d'Antraygues avait ses heures de curiosite: le huitieme jour, quand Octave rentra, vers une heure du matin, son valet de chambre lui dit que le prince et la comtesse etaient alles au-devant de lui. Ils etaient si bien alles au-devant de lui, qu'il fut vingt-quatre heures sans les rencontrer. LIVRE II MADAME VENUS * * * * * I LA CHAMBRE A DEUX LITS Le duc de Parisis prit fort gaiement l'aventure. Il se decida a partir pour le Perou par le prochain paquebot des transatlantiques. Ses malles etaient bouclees, il avait dit adieu a ses cinq amis et a ses cinq cents femmes, rien ne pouvait l'arreter un jour de plus a Paris. Mais il avait compte sans une petite lettre anonyme qui lui vint de Bade toute parfumee encore des senteurs d'outre-Rhin; elle exhalait je ne sais quel bouquet de Johannisberg. On disait a Octave que Bade etait desole depuis que le bruit s'etait repandu qu'il n'y viendrait pas. Quoiqu'il ne reconnut pas l'ecriture, il pensa que ce doux appel etait de Violette. "Pourquoi ne vais-je pas a Bade? se demanda-t-il, c'est peut-etre la que la fortune m'attend. Bade ou le Perou, c'est la meme chose." Il croyait qu'en toutes choses le seul service qu on put demander a un ami, c'etait une piece de cent sous, non pas pour la depenser, mais pour la jeter en l'air et jouer chacune de ses actions a pile ou face. Il n'y manquait jamais. Pour lui, l'indecision etait la pire des choses; elle ruinait l'energie, elle ruinait la volonte, elle ruinait la vie. Il avait vu, tout jeune encore, representer dans un salon cette vieille comedie ou le beau Valere flotte continuellement entre Isabelle et Celimene; on sait le dernier vers de la piece: au moment de partir pour l'eglise avec Isabelle, Valere s'ecrie: _J'aurais mieux fait, je crois, d'epouser Celimene_. Parisis, qui n'avait que douze ans, s'ecria tout haut: "Pourquoi ne les epouse-t-il pas toutes les deux?" Des qu'Octave eut recu la lettre de Bade, il jeta en l'air une piece de cent sous. "Si c'est face, dit-il, j'irai a Bade." La piece de cent sous tomba face; le dieu Hasard avait parle, Octave obeit. Comme il ne faisait pas courir cette annee-la a Bade, il voulut y arriver _incognito_, sans equipages d'aucune sorte, decide a risquer vingt-cinq mille francs et a s'en revenir si le dieu Hasard s'etait trompe. Parisis arriva un soir a Bade le second jour des courses. Au debarcadere, Villeroy et Saint-Aymour lui dirent que Violette etait dans le voisinage, mais qu'elle cachait son bonheur en tete a tete avec le prince Rio. Elle aussi etait venue _incognito_. On ne la voyait que passer. Octave, ne voulant pas se montrer au grand jour, descendit a l'hotel de France, qui naturellement n'est jamais habite par les Francais. Le maitre de la maison, qui vit tout de suite un voyageur de grand air, lui dit combien il etait desole de n'avoir pas un appartement. Octave demanda une simple chambre, mais il n'y avait plus rien, les toits etaient habites. "Cherchez bien, dit Parisis.--Attendez donc! reprit l'hotelier, il y a une dame qui va partir tout a l'heure pour Paris, et d'ailleurs, si elle ne part pas, tant pis pour elle.--Vous n'etes pas galant, remarqua Octave, mais cela ne me regarde pas, donnez-moi cette chambre.--Il y a une petite difficulte, c'est que la dame en question a encore la clef.--Quelle est cette dame?--C'est une dame connue, j'imagine, mais je ne la connais pas, dit l'hote avec des airs fort malins.--Ou est-elle?--Elle est a la roulette, je n'en doute pas, car elle a toujours perdu, et vous savez que c'est la perte qui fait les joueurs, mais surtout les joueuses. Apres tout, j'ai une autre clef; la dame n'a rien a prendre, elle a tout joue.--Meme son honneur? dit Octave, comme s'il mesurait un obelisque.--Je n'en doute pas. Je vais vous ouvrir la porte.--A merveille!" Octave, toujours chercheur d'aventures, n'avait garde de faire un pas en arriere. Il entra resolument dans la chambre de la dame.--Deux lits! s'ecria-t-il, peste! quel luxe!--Oui, monsieur, c'est du luxe, car je dois a la verite de dire que la dame a toujours couche toute seule.--Mais, tout a l'heure, vous doutiez de sa vertu.--J'en doute encore, monsieur. Vous en douterez vous-meme en la voyant.--Apres tout, cela m'est egal, la chambre est tres agreable, un paysage par la fenetre, le portrait de la reine Victoria et du roi de Prusse: en verite, je ne connais pas mon bonheur." L'hotelier allait s'en aller. Il pria Octave de lui donner son nom. "Quel est le cheval qui a gagne le prix aujourd'hui?--Gladiateur.--Eh bien! c'est mon nom, pas un mot de plus." Octave, demeure seul, ouvrit un sac de nuit et jeta ca et la les chemises, les cravates et les pantoufles. "Oh! oh! dit-il en s'approchant de la toilette, la dame aime le luxe: voici tout un attirail de femme comme il ne faut pas. Cocotte, ma mie, qui t'a donne tout cela? Apres tout, c'est peut-etre moi. Mais n'allons pas faire de fouilles. Je suis couvert de poussiere, a ce point que je sens germer des herbes sur mon cou. Une forte ablution est indiquee ici." Octave versa de l'eau et plongea sa tete dans la cuvette. Tout naturellement ce fut a cet instant que la dame entra chez elle--je me trompe--chez lui. Elle n'avait pas ete avertie; sa surprise fut telle qu'elle ne trouva pas un mot a dire. Au bruit de la porte qui s'ouvrait, M. de Parisis se retourna, les joues ruisselantes, la barbe perlee. "Ah! c'est vous, madame, dit-il sans s'emouvoir le moins du monde, je suis charme de vous rencontrer chez vous." Au premier regard, Octave jugea que la dame etait admirablement belle. "Si jamais, pensa-t-il, cet hotelier s'etait trompe? Il est bien assez malin pour cela.--Monsieur, dit la dame en levant la tete, je ne suppose pas que l'impertinence aille si loin: j'aime a croire que vous vous etes trompe de porte.--Non, madame: vous ne savez donc pas que le Grand-Duc vient de rendre un nouveau decret? Toutes les chambres a deux lits seront desormais habitees par deux voyageurs.--Des deux sexes? dit la dame, qui ne put s'empecher de rire.--Oui, madame; ou est le mal? Vous savez comme moi que la vertu n'est en danger que lorsqu'elle cherche le danger." La dame rentra dans toute sa dignite. "Je ne suis pas venue ici pour apprendre des maximes.--Et moi, madame, je ne suis pas venu pour en debiter." Tout en parlant, M. de Parisis avait pris sa brosse pour remettre au vent ses cheveux et sa barbe. Il etait redevenu le plus beau des hommes de son temps. "Et maintenant, madame, permettez-moi de vous presenter ma carte.--Monsieur le duc de Parisis! dit la dame. Eh bien! voila une raison de plus pour moi de m'insurger contre le decret du Grand-Duc. Avec un homme comme vous, monsieur, les chambres a deux lits sont des illusions.--Je ne croyais pas, madame, qu'on eut aussi bonne opinion de moi au dela du Rhin. Sur le Rhin allemand, il ne faut craindre que les Allemands.--Des mots, des mots, des mots. L'hotelier s'est sans doute imagine que je partais ce soir, mais, Dieu merci! je reste.--Pourquoi, Dieu merci? Madame, donnez-vous donc la peine de vous asseoir.--Vous etes trop gracieux, monsieur.--Il y a deux fauteuils, comme vous voyez, nous pouvons causer.--Il y a deux fauteuils, c'est vrai, je ne m'en etais pas apercue. J'en suis bien aise, puisque je vais continuer a habiter cette chambre." La dame deposa sur la cheminee deux rouleaux d'or. "Voila qui est eloquent, dit Parisis; je vois bien, madame, que vous avez deux mille raisons pour rester ici. Cette chambre vous porte bonheur; savez-vous pourquoi? c'est parce que j'y suis. Je m'appelle _Fetiche_ de mon petit nom.--Monsieur, j'ai des prejuges, mais je ne suis pas superstitieuse. Donc, je pense qu'il n'est pas seant d'habiter une chambre a deux lits avec un inconnu. Et puis je crois que les hommes ne portent pas bonheur." En disant ces mots, la dame ne put masquer une expression de melancolie qui alla jusqu'a la tristesse. "Madame, je fais un appel a votre patriotisme, vous ne mettrez pas a la porte un Francais au dela du Rhin.--Monsieur, je ne crois pas aux frontieres, voila pourquoi je vous prie de prendre votre chapeau et d'aller saluer ces dames a la Conversation. Il y a la Mlle Trente-Six-Vertus, le trio Soubise, Delions et Letessier, Mme Revolver, Mlle Rebecca, Mlle Tourne-Sol, la Nouvelle Heloise, tout le dessus du panier de l'age d'or. Mais les Phrynes ont toujours trois jeunesses.--Rassurez-vous, madame, je suis un homme bien ne, je n'ai jamais violente les femmes--si j'ose m'exprimer ainsi;--je n'ai jamais pris dans les batailles amoureuses que ce qu'on ne voulait pas m'accorder: c'est le droit de la guerre. Donc, vous ne voulez pas m'accorder l'hospitalite, je la prends." La dame regarda le duc avec curiosite. "Je vous admire, monsieur, et vous croyez que je subirai pacifiquement votre volonte!--Appelez vos gens, madame, j'appellerai les miens. Ah! j'oubliais, nous les avons laisses a Paris, nous voyageons tous deux _incognito_.--Mes gens, monsieur, c'est ma colere, c'est ma dignite, c'est ma pudeur.--Vous oubliez votre vertu, madame, voulez-vous que je la sonne?" Octave fut tres surpris de voir deux larmes dans les yeux de la dame. Il lui prit les mains et les baisa respectueusement, "Madame, si je vous ai blessee, je vous en demande pardon." C'est toujours au moment ou la femme va mettre un homme a la porte qu'elle se laisse vaincre, si l'homme--est un homme,--s'il sait qu'elle est belle et qu'elle a raison. Octave fut irresistible; il parla si bien, il se montra si insense, il trouva tant de mots imprevus, il prouva tant d'amour subit, que la dame fut presque desarmee. Ils signerent un traite en quatre articles, a peu pres comme dans le _Voyage sentimental_ et dans je ne sais quelle comedie. I.--La chambre sera divisee en deux jusqu'a minuit. II.--Monsieur aura son lit, mais n'aura pas le droit de se coucher. III.--La clef restera a la porte, quelque dommage qu'il en puisse advenir. IV.--Monsieur respirera a l'unique fenetre, mais a la condition que Madame ne sera plus la. ARTICLE ADDITIONNEL.--Jusqu'a minuit, Monsieur cherchera une chambre par la ville,--ou une dame plus hospitaliere.--S'il ne trouvait pas a minuit, les parties belligerantes aviseront. A peine le traite fut-il signe, que la dame se mit a la fenetre, comme pour bien marquer son droit. "C'est cela, dit Octave, les femmes ne perdent jamais une minute pour prouver leur despotisme." Et il s'approcha de la fenetre, comme s'il manquait d'air. "Je vous vois venir, dit la dame, la fenetre est etroite,je connais ces malices-la. --Je ne doute pas, madame, de votre science--universelle.--Les femmes les plus ignorantes ont passe sous l'arbre de leur grand'mere; Adam ne leur apprend jamais rien. Aimez-vous ces hautes montagnes?--Beaucoup, monsieur. Mais si vous voulez bien les voir, allez vous promener. Ne violons pas la loi. Je suis venue pour m'habiller, on va sonner tout a l'heure le diner, et, grace a vous, je ne dinerai pas.--Voyez, madame, ce que c'est que la passion, j'avais oublie moi-meme l'heure du diner, et pourtant, Dieu sait si j'avais faim en arrivant. Voulez-vous diner avec moi, madame? Les passions les plus violentes ne m'empechent pas de diner.--Ni moi non plus, mais je dine seule dans ma chambre ou a table d'hote. Et je vous assure que je suis plus seule encore a table d'hote que je ne le suis chez moi.--Madame ne trinque pas avec l'infanterie?--Vous avez bien raison, tous ces Allemands ne sont pas des hommes, si ce n'est pour les Allemandes.--Sur ce mot, madame, j'ai l'honneur de vous saluer. Nous nous reverrons entre onze heures et minuit. --Oui, monsieur, pour nous dire adieu.--Oui, un eternel adieu, madame." Et le duc de Parisis referma la porte tout en disant: "Je veux que le diable m'emporte si j'ai penetre celle-la; j'ai pourtant de bons yeux." Il avisa l'hotelier en descendant. "Eh bien! vous m'avez fait faire une singuliere connaissance. A propos, comment se nomme cette dame?--Madame de Marsillac. Tenez, monsieur, j'ai la sa carte dans le bureau de l'hotel." Octave regarda la carte. "Une couronne de marquise! il fallait donc me dire cela.--Pourquoi, monsieur?--Pourquoi? c'est que je n'y serais pas alle par quatre chemins, je n'aurais pas fait tant de facons." L'hotelier, tout malin qu'il fut, eut bien l'air de ne pas comprendre. Cinq minutes apres, Octave alluma un cigare et s'en alla en toute hate prendre sa pature, selon son expression, au palais des jeux--a la Conversation, ainsi nommee parce qu'on n'y parle jamais. Apres avoir fait vingt pas, il se retourna et regarda une des fenetres du second etage, ou il croyait apercevoir Mme de Marsillac; mais il ne la vit pas. Elle avait ferme la croisee et regardait a travers le rideau. Il fut desappointe et elle fut contente. "Marsillac, Marsillac, disait-il entre ses dents, je connais des Marsillac; c'est une bonne famille toulousaine; il y a un Marsillac au service du pape. Qui sait, la marquise entretient peut-etre un zouave pontifical!" II DE MADAME DE MARSILLAC QUI PORTAIT DES MUFFLES D'OR SUR CHAMP DE GUEULES A son arrivee a la Conversation, Octave fut acclame. "Parisis! Parisis! Parisis!" Ce fut a qui l'aurait a sa table. "Par ici! par ici! par ici!" criaient-ils tous. Octave cherchait les femmes des yeux, comme s'il dut voir Violette. On revenait des courses, on etait encore dans la folie de cette descente de la Courtille. "Quelle bonne fortune de te voir ici, toi qu'on n'attendait pas!--Je ne suis pourtant pas en bonne fortune, dit Octave. Je viens de faire une cour assidue pendant une heure a une femme que je ne connais pas, et elle m'a mis a la porte. Apres cela, c'est peut-etre une bonne fortune, car, qui sait si elle a deja fait cela pour quelqu'un? Connaissez-vous Mme de Marsillac?--Si nous la connaissons! mais nous ne connaissons qu'elle ici.--Entendons-nous. Vous la connaissez intra muros?--Oh! pour cela, non! elle est fort belle, tout le monde le lui dit, mais elle ne recoit nos hommages qu'extra muros: aucun de nous n'a encore penetre chez elle. Tu es donc entre par la fenetre?--Non! Je suis descendu chez elle.--Par la cheminee?--Peut-etre. Que fait-elle ici?--Elle joue.--Ni pere, ni mari, ni frere, ni amoureux?--Non, Elle est arrivee avec un negre qui ajustait la queue de sa robe de distance en distance; mais le negre a ete enleve par une bourgeoise de Breslau, qui voulait jouer a la couleur.--Comment passe-t-elle ses jours et ses nuits?--Ses nuits, c'est le secret des dieux. Ses jours, c'est le secret de Polichinelle. Elle vient indolemment au trente-et-quarante vers midi. Elle n'est ni bruyante ni coquette, elle prend sa place sans emphase, elle pique les coups avec conscience, et elle joue le jeu le plus stupide que j'aie vu jouer.--Apres cela, dit une femme de la meilleure compagnie, chacun joue selon son inspiration. Vous la trouvez si belle et je la trouve si bete. Pour celebrer la bienvenue du duc de Parisis, on avait apporte trois tables autour de lui. Tous les coeurs s'etaient rapproches; au dessert, les femmes buvaient dans le verre de leurs voisins. Ce fut une petite fete du Cafe Anglais. Octave pensait vaguement a la dame de l'hotel de France. Il voyait se dessiner ces deux lits aux draperies blanches, que protegeaient le roi de Prusse et la reine Victoria. A travers les fumees du vin de Champagne, il ne voyait pas de plus doux horizons. Ce jour-la, son ideal etait cette chambre que sa destinee lui avait ouverte et presque fermee. Apres le diner, on alla deux par deux, la femme entrainant l'homme, hasarder une poignee de louis, qui a la roulette, qui au trente-et- quarante. Octave cherchait toujours Violette, sans prononcer son nom; mais Violette ne parut pas, soit qu'elle se cachat dans l'hotel, soit qu'elle eut quitte Bade. Il jeta un billet de cinq cents francs a la noire, pour Mlle Tourne-Sol, qui faillit se trouver mal en voyant un rouleau de cinq cents francs couvrir son billet. Pour lui, il n'avait pas vu cela; Mme de Marsillac venait de passer devant lui, plus belle encore qu'il ne l'avait vue chez elle--chez lui. "Madame que cherchez-vous? dit-il en se placant sur son passage.--Ce n'est pas vous, monsieur.--Vous avez tort, madame, car vous me trouveriez si vous me cherchiez bien. --Je suis furieuse. Figurez-vous que j'avais retenu ma place, et cet hippopotame que vous voyez la-bas me l'a prise pour jouer des Frederics. Il la deshonore.--Eh bien, madame, ne soyez pas furieuse. Je vais le prier de me donner votre place; s'il refuse, comme c'est un Allemand, je lui chercherai un querelle d'Allemand." Tout en disant ces mots, Parisis alla droit a l'hippopotame. "Monsieur, vous allez avoir la parfaite bonne grace de donner votre place a une dame qui est debout.--Non! dit l'Allemand.--Monsieur, vous etes marie, n'est-ce pas?--Oui! dit l'Allemand.--Eh bien, monsieur, je vais enlever votre femme.--Cela m'est bien egal, monsieur!--Si j'enleve votre femme, monsieur, c'est pour enlever votre fille." L'Allemand se leva. "Monsieur, vous m'insultez!--Oui, monsieur." Mme de Marsillac avait deja repris sa place. "Tenez, mon bonhomme, dit-elle a l'Allemand en lui presentant un double florin, voila la dot de votre fille." Mme de Marsillac etait tres emue quand elle prit le rateau pour conduire a la rouge un des deux rouleaux que Parisis avait vus sur sa cheminee. Elle perdit. Tout le monde avait les yeux sur elle, ce qui l'obligea a hasarder le second rouleau pour avoir l'air brave. Ce sont ces coups-la qui perdent le joueur. Des que le joueur se croit en spectacle, il est battu. Mme de Marsillac perdit le second rouleau. Elle prit une epingle et marqua heroiquement sa defaite. Mais comment prendre sa revanche? Elle se tourna vers Octave et lui dit ces simples mots: "Et pourtant, je sens une serie a la rouge!" Octave chiffonna un billet de mille francs et le jeta a la rouge. "Je suis de moitie," dit-il avec une exquise galanterie. La rouge sortit. "Va pour trois mille francs," dit-il au croupier qui taillait la banque. Et il jeta d'un air distrait un autre billet de mille francs. La rouge sortit. Du second coup, Parisis atteignit donc le maximum. "Va pour six mille francs." La dame ne disait pas un mot. La rouge sortit huit fois. La taille n'etait pas finie, mais la banque sauta. Il y avait, tout naturellement, une grande emotion autour de la table. "Eh bien! dit Octave a Mme de Marsillac, reprenez le rateau dans vos blanches mains, et tirez a nous ces papillons et ces lingots. "C'est un travail, dit Mme de Marsillac en saisissant le rateau et en le posant sur la "masse."--Savez-vous compter? dit-il a la belle joueuse.--Non, dit-elle. Et vous?--Moi non plus. Prenez les papillottes, moi je prendrai l'or.--Non, vous seriez vole. Appelons un homme de loi.--Oh! mon Dieu, dit Octave qui savait deja son compte, c'est une misere, il y a quarante-huit mille francs. --Et encore, dit Mme de Marsillac qui savait compter aussi, il y a deux mille francs qu'il faut retrancher, puisque c'est votre mise. --Il ne faut rien retrancher du tout, c'est votre mise comme la mienne. Comptez-vous donc pour rien votre inspiration? Voyez le hasard: si vous aviez eu mille francs de plus, je ne gagnais rien. Bien mieux, si j'avais parlemente une demi-minute de plus avec l'hippopotame, vous ne perdiez que mille francs avant la serie.--Oui, les mille francs qu'on jette aux dieux jaloux, comme disent les joueurs." M. de Parisis eut beau dire pour faire un partage d'amoureux, Mme de Marsillac ne consentit a prendre que la moitie. Elle porta tres bien sa fortune. Apres avoir risque quelques louis a la roulette, toujours en compagnie d'Octave, elle le salua avec un charmant sourire et lui dit qu'elle allait se coucher. "Je vais vous accompagner, madame, car vous avez peur des voleurs?--Non, je n'ai pas peur des voleurs d'or--ni des autres, ajouta Mme de Marsillac d'un air railleur." Et elle partit. III LA LUNE REGARDAIT PAR LA FENETRE Octave jugea qu'il devait etre dans la place avec elle. Maintenant qu'il venait de lui faire gagner vingt-quatre mille francs, il se croyait moins avance qu'auparavant. Il etait de ceux qui ne veulent jamais cueillir le fruit de la reconnaissance. Une femme qu'il avais obligee etait sacree pour lui. Il est vrai qu'il n'avait pas oblige Mme de Marsillac: il avait joue avec elle; mais enfin il craignait qu'elle ne prit desormais ses prieres pour des echeances. Voila pourquoi, surtout, il voulait etre rentre avant elle. Cela ne lui fut pas bien difficile; quand il prit la clef a l'hotel, elle etait encore a mi-chemin. Sa premiere action fut de se jeter sur le lit reserve en machant une cigarette, apres toutefois avoir allume les quatre bougies du cote oppose sur la cheminee et sur le gueridon. "A giorno," dit Mme de Marsillac en entrant. Elle chercha des yeux et fit un pas en arriere en voyant Parisis couche. "Sur mon ame, monsieur, je ne m'attendais pas a celle-la." Octave salua legerement de la tete sans faire un mouvement. "Figurez-vous que je suis roue. Est-ce le voyage? sont-ce les emotions du jeu? Toujours est-il que me voila couche et que pour rien au monde je ne me tiendrai debout.--Comment faire? Et moi qui pour rien au monde ne me coucherais si vous ne vous levez pas.--Vous voulez donc, madame, me condamner a dormir debout?--Je sais bien, monsieur, que vous n'avez pas des pieds a dormir debout; mais, enfin, ni moi non plus.--Eh bien, madame, couchez-vous, je n'y mettai point d'obstacle.--En verite! c'est pour cela que vous avez allume quatre bougies?--Oui madame; je ne sais rien de plus charmant qu'une femme qui se couche, comme je ne sais rien de plus attristant qu'une femme qui se leve.--Quatre bougies! reprit Mme de Marsillac?--Oui, reprit Octave; sans compter que la lune met son museau a la fenetre.--Tout cela est fort joli, monsieur; mais il sera tout a l'heure minuit: vous n'avez pas oublie les articles de notre traite, c'est l'heure de nous dire adieu.--Pour toujours?--Pour toujours.--Eh bien, madame, c'est au-dessus de mes forces, soyez charitable; ce lit est ma seule planche de salut, ne me rejetez pas a la mer, je vous jure que je ne violerai pas les lois de l'hospitalite.--L'hospitalite! Comment, vous prenez une citadelle qui n'etait pas defendue, vous y entrez avec armes et bagages, vous vous y couchez, et vous parlez d'hospitalite?" La figure de Mme de Marsillac, jusque-la souriante devint tout a coup serieuse.--Allons, monsieur, nous avons deja dit trop de sottises; vous me forcerez a sonner et a prier le maitre de la maison de vous mettre dehors.--Prenez garde, madame, je ferai du bruit et on me mettra dedans.--Allons, monsieur, devenez donc serieux pour cinq minutes. Je sais bien que vous n'etes pas venu a Bade pour cela; vous avez trop de tete pour accuser le vin de Champagne de vos folies." Octave avait souleve la tete: "Madame, si vous me fermez votre porte, (je pourrais dire ma porte) songez donc a quelle extremite vous me condamnez: il me faudra aller demander l'hospitalite a Mlle Tourne-Sol.--Eh bien, vous vous retrouverez en pays de connaissance; car, tous les deux, vous avez enleve a la semelle de vos bottines la poussiere patriotique du boulevard des Capucines.--Madame, vous ne nous connaissez pas, ni elle ni moi; ladite demoiselle, toute Tourne-Sol qu'elle soit, n'a jamais hasarde son pied mignon sur le boulevard des Capucines.--Ah! oui, je la connais--par oui-dire:--c'est une ancienne ecuyere, elle est toujours a cheval. Vous feriez mieux de l'appeler Mlle Tourne-Bride.--Allons, vous redevenez spirituelle, ma cause est gagnee.--Non, monsieur, votre cause est plus perdue que jamais. Voyez plutot, je vais sonner." Octave se leva d'un bond; il prononca quelques paroles hypocrites qui lui permirent de retirer la clef, apres avoir tout doucement ferme la porte a double tour. "Je croyais, dit Mme de Marsillac, que cela ne se faisait plus que dans les comedies.--Peut-etre, madame. Il y a encore une chose qui ne se fait que dans les comedies." Et Parisis arracha le cordon de la sonnette. "Vous devenez fou, monsieur!--Que diriez-vous si j'etais sage?" Mme de Marsillac alla se camper fierement au manteau de la cheminee. "Vous vous imaginez peut-etre que j'ai peur de vos violences et que je m'inquiete de vos malices?--Non. Je m'imagine que vous ne pouvez pas finir une si belle journee par une nuit blanche.--Eh bien! je compterai mon or ou j'ecrirai ma depense.--Je ne vous croyais pas une femme de chiffres.--Si vous aimez mieux, si vous ne voulez pas que je me depoetise a vos yeux, j'ouvrirai la fenetre et je reverai au clair de la lune, comme Juliette attendant Romeo.--Puisque Romeo est la!--Vous! Romeo! Si vous etiez Romeo, mon cher monsieur, vous descendriez bien vite la, sous les arbres, pour me chanter une serenade; mais il n'y a pas plus de Romeo que sur le quai des Morfondus." La dame alla ouvrir la fenetre; naturellement Parisis se mit dans l'embrasure; mais elle le repoussa vertement, avec une indignation bien naturelle ou bien jouee. "Vous etes belle ainsi! lui dit-il en se croisant les bras, car il jugeait que le moment de la grande bataille n'etait pas venu encore.--Je le sais bien, dit Mme de Marsillac: une femme est toujours belle quand elle reste une femme en face d'un homme qui s'oublie.--Voulez-vous fumer, madame?" Un sourire amer. "Pourquoi toutes ces impertinences? Que vous ai-je fait! Si on savait a Paris qu'entre minuit et une heure du matin, M. de Parisis se trouvait le 5 septembre, a Bade, chez une femme du monde, que penserait-on?--Il y a longtemps, madame, que Paris ne songe plus a ces choses-la: il aurait trop a penser. Il n'y a plus que les begueules qui s'indignent du plaisir des autres. Je vous en conjure, n'ayons pas de prejuges. Vous etes a Bade toute seule comme j'y suis moi-meme; puisque vous aimez les chiffres, un et un font deux; quoi de plus beau que ce nombre d'or, quand c'est un homme amoureux et une belle femme?" Octave s'etait rapproche de Mme de Marsillac et lui avait pris la main. "Songez, madame, que vous n'etes pas venue ici, j'imagine, pour faire votre salut.--Cela ne vous regarde pas, monsieur, vous n'avez aucun titre pour veiller sur mes actions.--Peut-etre, madame, car je suis l'opinion publique.--Eh bien, si vous etes l'opinion publique, je m'en fiche." Depuis une heure, Mme de Marsillac avait les belles attitudes d'une femme du monde qui s'indigne et qui ne veut pas etre vaincue; mais elle prononca ces dernieres paroles comme si le mot eut ete plus energique. "Apres tout, pensa Octave, c'est peut-etre une simple drolesse--ou plutot une drolesse compliquee." Mais il fit cette reflexion stereotypee que beaucoup de femmes du meilleur monde ont pris, pour etre plus a la mode, le beau langage et les belles manieres des femmes de la plus mauvaise compagnie. Il voulut faire quelques fouilles archeologiques. "Mais, madame, nous devons nous connaitre beaucoup! car nous sommes bien nes tous les deux; nous avons du vivre dans les memes parages.--Non, monsieur, je ne vous ai jamais rencontre, hormis chez moi.--Vous allez aux bals de la cour, aux fetes des ambassades, aux soirees des ministres?--Non, monsieur, je ne sors jamais de chez moi.--Alors, vous habitez quelque solitude du faubourg Saint-Germain, l'herbe pousse sur votre seuil.--Non, monsieur, il vient beaucoup de monde dans ma maison.--Et... qu'est-ce qu'on fait chez vous, madame?--Cela ne vous regarde pas, monsieur, la recherche de la vie privee est interdite." Parisis tourmenta sa moustache. "Vous etes une femme impenetrable. --Non; je suis toute simple; vous ne pouvez voir dans mon ame, parce que vous avez un lorgnon.--Mon lorgnon ne m'empeche pas de voir que vous avez les plus beaux bras du monde." Parisis glissait sa main sous la manche etoffee. "Froide comme le serpent!--Je suis une femme de marbre.--Ou est Pygmalion? Est-ce que votre mari est a Biarritz quand vous etes a Bade?--Allez y voir." A cet instant, une bobeche cassa sous le feu de la bougie. Mme de Marsillac tressaillit et s'abandonna presque aux mains caressantes d'Octave. "Suis-je assez bete! dit-elle; voila pourtant les choses qui me font peur.--Eh bien, madame, nous allons eteindre les bougies pour que les bobeches ne cassent plus, car les bougies sont a toute extremite.--Et vous croyez peut-etre que moi aussi je suis a toute extremite? Eh bien, je vous avoue franchement que oui, parce que vous m'avez enervee et que je meurs de sommeil.... Je vous en prie, vous dechirez mes dentelles...." Octave avait eteint les bougies. "Voyons, monsieur de Parisis, soyez bien sage, allez vous coucher et je vais me jeter dans un fauteuil.--Dans un fauteuil!" Octave souleva avec ses bras d'acier cette belle amazone comme il eut fait d'un enfant. Mme de Marsillac fut si emerveillee de la force de M. de Parisis, qu'il lui echappa ce cri involontaire: "Je n'avais jamais vu cela!--C'est la force de la passion, dit Octave en coupant chaque mot par une averse de baisers.--Oh! mon Dieu! mon Dieu! que vais-je devenir!" Mme de Marsillac se cacha la tete dans les mains. "Pourquoi vous cacher, puisque j'ai eteint les bougies?--Vous ne voyez donc pas, mon cher Parisis, la lune qui nous regarde par la fenetre?" IV POURQUOI ANGELE ETAIT-ELLE PARTIE Le lendemain, je veux dire quand le soleil eut resplendi dans l'allee de Lichtenthal et sur la montagne du Vieux-Chateau, Mme de Marsillac se souleva sur l'oreiller et sauta dans ses pantoufles sans vouloir reveiller Parisis, qui faisait semblant de dormir. Elle s'habilla quatre-a-quatre, comme une voyageuse qui va manquer le train. Elle prit pourtant le temps de se regarder un peu dans le miroir de la cheminee. "N'est-ce pas que vous etes belle ainsi?" dit Octave sans remuer. Tout echevelee encore, sa paleur eclatait sous les touffes noires, legerement bouclees. "Non, je ne suis pas belle, j'imagine que vous me voyez en songe, car vous n'etes pas reveille.--C'est un reproche que je ne merite pas, car je n'ai pas sommeille, c'est moi qui vous regardais dormir.--J'ai peur de manquer le depart du matin; grace a vous, j'ai oublie de remonter ma montre, et ces pendules d'auberge n'ont jamais marque que l'heure du dejeuner.--Pourquoi parlez-vous de partir? Est-ce que c'est moi qui vous chasse, n'avons-nous pas une chambre a deux lits?--Oh! pour Dieu, faites-moi grace de vos malices, je parle de partir parce que je vais partir. Comment voulez-vous que je reste a Bade apres notre rencontre, qui sera cette apres-midi la chronique de tout le pays.--Ma chere Angele, qu'est-ce que cela vous fait? Je t'aime et tu es belle, pas un mot de plus. Je vais envoyer une depeche a Paris, mes chevaux arriveront demain avec mes gens, nous allons louer un chalet pour huit jours, avenue de Lichtenthal, et nous y mangerons les vingt-quatre mille francs que tu m'as fait gagner hier." Mme de Marsillac regarda Octave et sembla seduite par cette perspective de vivre huit jours avec lui dans cette solitude toute mondaine et toute romanesque. "C'est une idee, cela!--Je suis de l'ecole de Girardin, j'ai une idee tous les huit jours. C'est dit, n'est-ce pas?--Avec vous, on perd son temps a dire non." Disant ces mots, Angele se pencha vers Octave pour l'embrasser. "Qu'est-ce que cela? dit-elle en voyant un petit poignard d'or sur l'oreiller.--Cela, dit-il, c'est un fetiche que j'ai mis dans tes cheveux. Garde-le si tu veux que mon amour te porte bonheur." Octava s'etait habille. Il baisa Angele sur le cou et sortit en toute hate en disant qu'il allait commander le dejeuner a la Conversation sous les arbres. "Attendez-moi sous l'orme, lui dit Mme de Marsillac." Une demi-heure apres, Octave etait assis sous l'orme de Mery, devant les degres de la Conversation, a une petite table surabondamment couverte de flacons de vin du Rhin. Il attendait Angele, en lisant un journal pour embrouiller un peu plus son esprit sur la question d'Orient. On lui preparait les plus belles ecrevisses de Loos et les plus belles truites tombees des cascades. Mlle Tourne-Sol vint s'asseoir a cote de lui. "C'est pour moi que tu prepares ce festin?--Oui, dit Octave qui ne voulait pas etre pris sans femme." Il avait deja pose cinq minutes, et il trouvait que c'etait cinq minutes de trop. On sait, d'ailleurs, que son plus grand bonheur etait d'assembler les nuages, de brouiller les cartes, de jouer aux imbroglios, comme les Indiens jouent avec les couteaux. Il n'etait jamais plus content de lui que dans les situations inextricables. Les coleres d'Hermione, les larmes de Berenice, les imprecations de Sapho etaient douces a son coeur. Il affrontait le danger, le sourire sur les levres et l'insouciance dans l'ame. Il disait que les meilleures melodies etaient celles qui remuaient toutes les cordes. Il dejeuna donc avec Mlle Tourne-Sol, esperant bien que Mme de Marsillac viendrait, altiere et humiliee a la fois, troubler ce duo matinal. Mais Angele ne vint pas. Il pensa qu'elle avait entrevu de loin Mlle Tourne-Sol et qu'elle etait retournee sur ses pas. "Apres tout, se dit-il en buvant une derniere perle de Johannisberg, c'est peut-etre une honnete femme." Quand il retourna a l'hotel, une demi-heure apres, il ne fut pas peu surpris d'apprendre que Mme de Marsillac etait partie. Il monta dans la chambre, bien convaincu qu'il trouverait un mot d'adieu. En effet, sur la cheminee, pres de la bobeche cassee, il trouva ce simple billet: Adieu, sans rancune, mais ne nous revoyons jamais! ANGELE. Un nuage de melancolie se repandit sur le front d'Octave. Pendant toute la journee on lui parla de sa misanthropie. Tout alla mal: il ne fit plus sauter la banque, il sauta lui-meme; Violette passa devant lui toute rayonnante au bras du prince Rio; Mlle Tourne-Sol ne le quitta pas d'une semelle; il rencontra un musicien qui avait le mauvais oeil; au diner, on renversa du sel sur la table. Mais le soir jugez s'il fut heureux, quand il rentra avec l'idee de se coucher avec le souvenir d'Angele, de trouver une femme au lit. "Angele!" s'ecria-t-il. Et il courut pour embrasser Mme de Marsillac. Quel ne fut pas son desespoir quand il reconnut Mlle Tourne-Sol. Comme la veille, il y avait quatre bougies allumees, il les eteignit avec fureur, comme s'il dut retrouver son illusion perdue; mais la lune curieuse, comme la veille, vint le railler a la fenetre. Pourquoi Angele etait-elle partie? V VIOLETTE AU SECRET Octave n'etait point un elegiaque, il se consolait des femmes avec les femmes. Cependant, a son retour a Paris, trois semaines apres l'aventure a Bade, il chercha partout et ailleurs "Mme la marquise de Marsillac." Il jugea que c'etait une provinciale egaree a Bade, quelque femme mariee qui voulait s'amuser sans le dire a son mari. Il pensa que le nom de Mme de Marsillac etait un pseudonyme et jura de ne jamais prendre au serieux les femmes qui voyagent. Beaucoup de lettres attendaient Octave. Il regarda toutes les enveloppes avant de les ouvrir. Il esperait une lettre de Champauvert, il trouva une lettre de M. Rossignol, son intendant au chateau, qui fut pour lui un coup de tonnerre. "Apres une enquete sur le poison repandu dans le bouquet de roses, on vient d'arreter a Paris une demoiselle Violette, que vous connaissez sans doute, monsieur le duc, si j'en crois le journal. On dit qu'on la conduira ces jours-ci a Champauvert pour continuer l'instruction de cette affaire mysterieuse." M. Rossignol avait decoupe un entrefilet d'un journal du pays, que Parisis lut avec fureur: "Il n'est bruit dans nos contrees, que de l'arrestation d'une de ces demoiselles a la mode qui sont le desespoir des familles. Celle-ci, qui s'est baptisee du nom de Violette, mais qui s'appelle Marty de son nom de famille,--un vrai nom de melodrame--est venue dans un chateau voisin, il y a quelque temps, en proie a une rage de jalousie qui l'a poussee, dit-on, a un crime abominable. S'il faut en croire le bruit public, elle aurait repandu le poison des Medicis sur un bouquet roses-the qu'on devait offrir a une jeune fille de la plus haute famille au moment de ses fiancailles. Au moment de son arrestation, cette demoiselle Violette a prononce un nom bien connu ici, un nom illustre qu'il est de notre devoir de ne pas rappeler. La justice suit son cours: la malignite publique va trouver bien des motifs de curiosite dans cette cause, qui sera celebre." Le procureur imperial n'avait pu etouffer l'affaire, le medecin de Champauvert ayant parle partout avec mystere du bouquet empoisonne. Le juge d'instruction avait si bien cherche l'etrangere de l'hotel du Lion-d'Or, errant un matin a Champauvert, qu'il avait trouve ses traces. Voila pourquoi il avait signe un mandat d'arret "contre la fille Louise Marty dite Violette, domiciliee a Paris, rue d'Albe, no 7, anciennement avenue d'Eylau." Octave lisait pour la seconde fois la lettre de M. Rossignol, quand son valet de chambre lui dit qu'un homme de mauvaise mine, tout noir, avec une cravate rouge, demandait a etre introduit. Cet homme se presenta presque aussitot devant lui. Il reconnut un de ces rodeurs parisiens, familiers au Palais de Justice, aux cabarets nocturnes, a tous les mauvais lieux. "Que me voulez-vous? demanda le duc de Parisis.--C'est que, voyez-vous, monsieur, j'ai une correspondance pour vous.--Eh bien!" L'homme a la cravate rouge fit un signe au valet de chambre de s'eloigner. Il tira de son portefeuille,--car il avait un portefeuille, --un admirable portefeuille en cuir de Russie qu'il avait vole la veille a un Anglais, sous pretexte de lui demander du feu pour allumer son bout de cigare. "Entre nous, monsieur le duc, dit-il, il ne faut pas m'en vouloir; je suis incognito facteur de la petite poste des prisons. Je rends plus de services a moi tout seul que tous les employes de la grande poste, et on peut me confier des valeurs: vous voyez, mon prince, que j'ai un portefeuille.--Est-ce que vous m'apportez de l'argent? dit le duc de Parisis en souriant.--De l'argent? Vous me feriez mettre a la porte. Je vous apporte mieux que cela." Et le messager des prisons remit a Octave une lettre de Violette. "Est-ce qu'il y a une reponse? demanda Octave en decachetant la lettre.--Oui, la dame est au secret; mais, sur mon honneur, ce que vous ecrirez lui arrivera." Et comme il y a des joueurs de mots a tous les degres, celui-ci ajouta: "Il n'y a point de secret pour moi." Voici la lettre de Violette: "Octave! Octave! je suis a moitie morte de chagrin. Le savez-vous? Hier, comme je revenais du bois, deux hommes, qui etaient a ma porte, m'ont dit de les suivre a la prefecture de police. J'ai voulu passer, le premier a mis brutalement la main sur moi; j'ai resiste; le second m'a parle plus doucement et m'a propose de monter dans un fiacre. Il m'a fait comprendre qu'il fallait obeir si je voulais eviter un grand scandale dans une rue ou tout le monde me connaissait. Je suis montee en fiacre, esperant bien qu'il y avait une meprise et que le juge d'instruction me rendrait la liberte; mais on m'a jetee dans un cachot, comme une criminelle, avec trois autres femmes que je ne connais pas. De quoi m'accuse-t-on? grand Dieu! Une de ces femmes m'a confie, avec un air de sympathie, qu'elle n'etait la que pour me parler. Dieu sait si j'ai quelque chose a dire! Si vous recevez cette lettre, qu'elle m'a promis de vous faire parvenir, sauvez-moi de cette mort anticipee. Le mandat d'arret portait bien mon nom de Louise Marty, surnommee Violette; mais je suis sure qu'il y a une erreur de la justice. Octave! Octave! Pourquoi ne m'avez-vous pas laissee mourir a la porte de Mme d'Entraygues? "VIOLETTE." L'homme a la cravate rouge demanda a Octave s'il etait content.--Oui, tres content, dit Octave. Et il ecrivit ce mot a Violette: Violette, je vous aime et je veille sur vous. "PARISIS." Et se tournant vers l'homme a la cravate rouge: "Tenez, il faut que cette lettre arrive dans une heure.--Comme vous y allez, mon prince! Je n'ai pas encore dejeune.--Eh bien, reprit Octave en lui jetant cinq louis, vous ne dejeunerez pas." Le jour ou le duc de Parisis recevait les lettres de M. Rossignol et de Violette, la marquise de Fontanelles recevait celle-ci de Genevieve: "Je suis desesperee, ma chere Armande. Je ne sais quel demon s'est incarne a Champauvert depuis la mort de ma tante; mais j'y meurs de chagrin. A qui ouvrir mon coeur? Ah! si tu etais la! Si tu m'aimes, accours. Figure-toi que j'ai ete empoisonnee par un bouquet de roses; mais qu'est-ce que cela? Ce n'est pas la qu'est le mal! Le meme bouquet a empoisonne une des filles de service qui a voulu rire avec le poison. "Malgre toutes mes prieres on instruit l'affaire, il me faudra comparaitre comme temoin. J'aime mieux mourir. Et puis, figure-toi qu'on a arrete une pauvre fille qui aime M. de Parisis: je reponds que celle-la n'est pas coupable. Mais je ne puis pas dire le nom de l'empoisonneuse, quoique je le sache bien. C'est une desolation. C'est un scandale. Je ne sais ou cacher mes larmes. Viens me voir, si tu m'aimes. Je te dirai tout cela. Mais les journaux parleront avant moi. Oh! mon Dieu! mon Dieu! qui donc a permis que la dignite des familles, que la pudeur des femmes, que toutes les vertus soient ainsi jetees eu pature a la sottise publique. "Adieu, je meurs de chagrin." "GENEVIEVE." La marquise de Fontaneilles voulait courir a Champauvert pour consoler Genevieve, mais le marquis ne voulut pas, dans la peur que le nom de sa femme ne fut inscrit au proces. Il tient une petite lettre de Genevieve. "Vous avez oublie a Champauvert vos cinq millions et votre porte-cigare. Figurez-vous que j'ai failli pour avoir le secret de votre insouciance et de votre gaiete. Ne viendrez-vous pas chercher vos cigares et vos millions? Vous me trouverez l'ame en deuil." Octave fut touche au coeur. Il voulut courir a Champauvert, mais il remit au lendemain cette effusion. Le lendemain il fut pris par une aventure nouvelle. Mlle de La Chastaigneraye demeura seule en face de tous ses chagrins; car elle n'avait pas tout dit a son amie. Un volume de La Bruyere ou elle avait marque cette pensee: _Vouloir oublier quelqu'un, c'est y songer_, n'eut-il pas dit le plus serieux de ses chagrins? Elle qui n'avait pas peche, elle lisait Mlle de La Valliere, comme si elle eut ecoute une soeur: "Jesus-Christ est mort pour payer toutes nos dettes, il a brise le joug de notre esclavage et nous a faits ses enfants d'adoption."--Oui, disait Genevieve, Jesus-Christ a paye toutes nos dettes et nous a faits ses enfants, mais il n'a pas brise le joug de notre esclavage, puisqu'il n'a pas brise le joug de l'amour. VI DE QUELQUES DEMOISELLES CHEZ LE JUGE D'INSTRUCTION M. de Parisis courut au Palais de Justice. Il avait pour camarade de college un jeune juge d'instruction, qui s'etait signale par trois ou quatre condamnations a mort. Celui-la cherchait les crimes. Dans toute creature, il ne voyait que la tache originelle. Il avait raye le mot "redemption" de son dictionnaire; il croyait que la peine de mort etait le soldat de la vie. Aussi etait-ce un curieux spectacle que de le voir interroger un patient; on peut dire qu'il avait retabli la question, tant il tyrannisait les consciences, tant il pietinait sur les ames, tant il flagellait les esprits. Et comme tout est contraste, dans la vie privee c'etait le meilleur homme du monde. Comme Leonard de Vinci, il rachetait la liberte des oiseaux, il etait genereux aux derniers saltimbanques, et, s'il eut dechire son manteau, c'eut ete pour les epaules de deux pauvres. Quand Parisis etait entre dans le cabinet du juge d'instruction, on annoncait sept ou huit femmes--legeres--tres legeres.--plus que legeres. "J'espere que tu ne vas pas me mettre a la porte," lui dit Parisis. Mais le juge d'instruction comprenait severement son devoir, il se leva pour conduire son ami jusqu'au seuil. Octave tint bon. "Non, non, dit-il, je suis de l'affaire, tu verras que je repandrai ca et la un trait de lumiere. D'ailleurs, j'ai a te parler tres serieusement." Les femmes entraient deux par deux comme a une procession. Octave prit un livre de droit et fit semblant de ne pas ecouter. Le juge d'instruction fit semblant de ne pas s'apercevoir que son ami fut encore la. Huit de ces creatures etaient entrees; on eut dit que toutes descendaient de la charrette qui conduisait Manon Lescaut au Havre. C'etait la meme insouciance, la meme curiosite, la meme figure ou ne descendait pas l'ame. Je me trompe, il y en avait deux qui etaient restees des femmes. Une grande et une petite. Le juge d'instruction ne put s'empecher de leur demander par quelle singuliere decheance elles etaient tombees la. La petite repondit tres vivement que c'etait pour se venger de sa famille, qui l'avait humiliee par la maison de correction pour un peche tout veniel. La seconde commenca par dire, avec quelque fierte, qu'elle ne devait compte qu'a elle-meme de ses actions. Et comme le juge d'instruction eut le bon esprit d'insister gracieusement, tout a sa curiosite, elle repondit qu'il n'y a point de stations dans les chutes de femme; que du premier coup une femme perdue est une femme perdue; que peut-etre, elle aussi, elle exercait une vengeance. Octave ne lisait pas son livre de droit: il etait tout aux paroles de cette femme, il la regardait avec de grands yeux. "Madame de Marsillac!" dit-il, croyant rever. Il se pencha vers son ami et lui dit de demander a cette fille depuis quel temps elle en etait la.--Depuis un an, dit-elle. J'ai frappe a la porte de cette maison, parce que je n'ai pas trouve un lit, pas meme un lit de paille aux Filles repenties. Si Mlle Eudoxie se venge de sa famille, moi je me venge de la societe. "Mais comment pouvez-vous rester la, vous qui paraissez intelligente? Vous avez donc jete votre coeur a la porte?--Non, je souffre de l'infamie comme d'autres souffrent du repentir. C'est la meme penitence.--Mais les heures sont des siecles pour vous dans une pareille atmosphere.--Non; il y a, si vous voulez me permettre ce mot, des graces d'etat: je passe mon temps a jouer du piano et a lire des romans; je lis meme des livres de piete.--C'est une profanation.--Non! mon ame n'est pas complice." Octave n'en pouvait croire ses yeux ni ses oreilles. "Quoi! murmura-t-il, cette femme qui jouait la-bas a l'ange de vertu!" Le juge d'instruction questionna la jeune femme sur un crime dont elle avait ete temoin comme ses compagnes. "Comment vous nommez-vous? --Melanie, repondit Angele.--Votre nom de famille?--Je ne puis le dire.--Pourquoi?--Parce que si je me venge, je ne veux me venger que sur moi-meme.--Ou les coups de poignard ont-ils ete donnes?--Dans le salon, sur un des canapes.--Qui etait-la?--Ces dames et quatre ou cinq messieurs que je connais bien, mais dont je n'ai pas le droit de dire les noms. Demandez cela a une de ces dames." Et se retournant, tout en indiquant la petite femme deja interrogee: "Pas a mon amie, car elle les connait aussi, mais les autres ne pourront vous dire que leurs noms de guerre. L'un s'appelle Carrabas, l'autre Chat-Botte, celui-la Gladiateur, celui-ci Barrabas.--Que pouvaient-ils faire au salon?" Angele regarda profondement le juge d'instruction. "Vous le savez bien. Ils causaient: on a quelquefois beaucoup d'esprit chez nous. Il y vient tant d'hommes bien nes que les femmes finissent par faire leur education. Dieu a pris une cote a l'homme pour faire la femme, c'est un symbole: l'homme fait toujours la femme.--Et la femme refait l'homme, dit une fille.--C'est trop de litterature, interrompit le juge d'instruction." Et il continua gravement son interrogatoire. Angele, qui n'avait pas reconnu Octave dans l'ombre, alla s'appuyer au mur de son cote, Il lui prit la main et lui marqua la figure en passant devant elle. "Quoi! lui dit-il, je vous retrouve dans une pareille compagnie?" Angele leva les yeux et reconnut Octave, "Oh! mon Dieu, dit-elle, je ne voudrais pas pour tout au monde que ce malheur de vous rencontrer me fut arrive. Vous etiez la!" Elle baissa la tete avec un profond sentiment de tristesse. "Expliquez-moi cette enigme.--Chut! on nous ecoute; j'irai vous voir demain et je vous dirai tout; car si vous ne me connaissez pas, je vous connais bien, vous." Quand ces filles furent parties, Parisis s'empressa de parler de Violette; il voulait qu'on la mit en liberte sur-le-champ. "Je reponds d'elle, dit-il, comme d'une enfant que j'aurais elevee.--Elevee au mal, dit le juge d'instruction, je te connais.--Te voila encore avec ta fureur de trouver partout des criminels. T'imagines-tu donc que j'aie jamais tue une mouche?--Tu as tue des femmes. Il viendra un jour, mon cher, ou on recherchera le crime moral comme le crime materiel. Jeter le trouble dans un coeur, desesperer une pauvre creature dont on a tue l'energie par l'amour, la faire mourir de chagrin par l'abandon, crois-tu donc que ce ne soit pas la un crime?" Parisis etait devenu pensif. "Peut-etre, dit-il. Est-ce toi qui vas inaugurer la repression de ces crimes-la? Appelle deux gendarmes et mets-moi au regime cellulaire, car je me reconnais coupable. Mais puisque le jour n'est pas venu de cette justice du coeur, donne-moi la liberte de Violette, qui est la plus brave creature que j'aie rencontree.--Comme tu y vas! dit le juge d'instruction, qui voulait reserver toutes les prerogatives de la justice.--Cela me parait si simple et si juste! On ne s'elevera jamais assez haut contre l'odieuse prevention. Quoi! voila une fille convaincue d'empoisonnement, sans que cela se puisse jamais prouver, puisqu'elle est innocente, on la jette en prison jusqu'au jour ou il plaira au procureur imperial de l'envoyer devant messieurs les Jures, qui ont peut-etre une ame et une conscience, mais qui ont toujours peur de condamner un coupable et toujours peur d'absoudre un innocent.--Il n'y a pas d'innocents! s'ecria le juge d'instruction." Cette parole avait jailli comme la verite. "Sais-tu que tu m'epouvantes? dit Octave en souriant.--Ah! mon cher, l'etude de l'homme, c'est l'etude du crime. Nous sommes tous marques du sceau fatal.--Ce que c'est que le parti pris! Tu as donc commis des abominations et des atrocites?--Qui sait? dit le juge d'instruction en souriant a son tour. Si je n'etais occupe a prouver que les autres sont criminels, je me prouverais peut-etre que je le suis moi-meme.--Ce sera ta derniere instruction." Le duc de Parisis parla a son ami de l'empoisonnement a Champauvert. "Une belle affaire, dit le juge d'instruction, je la sais deja par coeur. Tu n'as donc pas lu la _Gazette des Tribunaux_?--Je ne lis jamais la _Gazette des Tribunaux_.--Chacun son monde. Tu es dans le monde des pecheresses et moi dans le monde des criminels; tu lis les journaux de sport et de fetes, moi je lis les proces en adultere et les causes celebres de l'amour.--C'est le meme livre, dit Octave; je lis le commencement, tu lis la fin.--Oui, mon cher duc, il y a la un medecin que j'estime beaucoup parce qu'il a voulu savoir la verite.--Tais-toi donc! un charlatan qui a voulu se mettre en relief.--Je te dis que c'est un honnete homme: si tout le monde faisait son devoir, il n'y aurait pas de crimes impunis.--Tu t'imagines que c'est la justice qui punit les crimes!--Et qui donc? Tu ne me diras pas que c'est Dieu, puisque tu ne crois pas a Dieu.--C'est la conscience. Tout homme a son tribunal en lui: il est lui-meme son juge d'instruction et son juge sans appel. Et quand il se condamne a mort, c'est bien un homme mort, c'est bien un homme mort: il a beau aller et venir parmi les vivants, il n'est plus de ce monde.--Bravo! Voila une nouvelle theorie qui supprime la justice des hommes et celle de Dieu. Tu as des idees, toi; il y a du bon dans ce systeme-la! Mais, quoi que tu en dises, l'homme qui se juge lui-meme abuse du droit de grace." Octave regarda son ami avec l'expression d'une vieille amitie. "Voyons, mon cher Maxime, donne-moi la liberte de Violette et etouffe cette affaire! Je sais bien que tu vas me dire que cela ne te regarde pas; mais je sais bien aussi que tu es tout-puissant, parce que tu es l'enfant gate du ministre de la justice.--Je te jure que je n'y puis rien. Les journaux de Paris, apres les journaux de la Bourgogne, ont parle hier de cet empoisonnement, il faut que l'affaire suive son cours; le ministre lui-meme se briserait a vouloir tout arreter." Parisis ne croyait pas que ce fut si serieux. "Mais c'est horrible! dit-il en voyant d'avance le tableau du proces. Quoi! Mlle de La Chastaigneraye serait obligee de comparaitre pour accuser Violette ou toute autre. Mais c'est impossible! elle aimerait mieux mourir!--Ah! vous voila bien, vous autres: vous vous imaginez toujours parce que vous portez un grand nom que vous serez toujours au-dessus de la loi. Tu ne sais donc pas que la loi est symbolisee par un niveau?" Octave etait desespere. "Apres tout, ne te desole pas. On priera les journaux de ne donner que les initiales.--Mais quelle folie d'aller rechercher le crime, puisque ma cousine va bien!--Et la servante? n'est-ce donc pas une femme comme ta cousine? Apres tout, cette demoiselle Violette n'ira pas sur l'echafaud. Mais enfin, si c'est elle, il faudra bien qu'elle expie sa mauvaise action.--Mais je te jure que ce n'est pas elle.--Eh bien! elle remontera dans son carrosse, car on dit que c'est une courtisane a la mode." Pour la premiere fois de sa vie, Octave se sentait vaincu par une force superieure. Il tremblait de recueillir le mal qu'il avait seme. Si Violette etait une courtisane, c'etait sa faute a lui; si elle etait accusee dans l'opinion publique, sur qui retomberait l'accusation? Sur lui-meme. "Si ce n'est pas Violette, qui donc est-ce? lui demanda tout a coup le juge d'instruction.--Je ne puis le dire, repondit Octave; la verite, c'est qu'on ne le sait pas bien. Mlle de La Chastaigneraye et moi nous avons notre idee, mais nous n'avons pas de preuves et nous n'en voulons pas chercher. Mais je puis bien te dire a toi que c'est une vengeance de famille. A quoi bon penetrer de pareils mysteres, aujourd'hui surtout qu'il faut laisser aux grandes familles tout leur prestige?--Si c'est cela, tu as peut-etre raison, dit le juge d'instruction qui etait un homme d'autorite, eleve a l'ecole de Joseph de Maistre. Va voir le ministre, qui est la justice faite homme, il voudra peut-etre etouffer le scandale de cette affaire." Le caractere de notre temps, c'est qu'il n'y a plus que des demi-caracteres. A peine les physionomies se sont-elles accusees fortement, qu'elles deroutent l'observateur par les timidites et les indecisions. Au moyen age, l'ami d'Octave eut fait condamner jusqu'a sa famille; au XIXe siecle, il n'avait que par bouffees les ardeurs de l'Inquisition. Octave serra la main a son ami: "Dis-moi, puisque je viens de retrouver l'homme dans le juge d'instruction, fais-moi voir Violette.--Que me demandes-tu la! Tu ne sais donc pas qu'elle est au secret?" Parisis sourit: "Pour la justice, mais pas pour moi." VII POURQUOI ANGELE ETAIT-ELLE PARTIE Octave alla voir le ministre; mais il eut beau prier, le ministre lui dit que les journaux avaient deja trop parle pour que la justice ne parlat pas a son tour. Il ecrivit a Violette par la meme poste, car l'homme a la cravate rouge etait revenu: "Je vous sais par coeur, chere Violette. Vous m'avez dit souvent que, pour vous, le monde c'etait moi: eh bien! je vous juge. Vous sortirez de ce guet-apens blanche comme un lys. "Votre ami plus que jamais, "DUC DE PARISIS." Il ecrive a sa cousine sans changer d'encre. "Je devine tous vos chagrins, chere Genevieve. Je vous ai quittee comme un fou; mais je vous aime comme un frere. Parlez, et j'obeirai. "OCTAVE." Toutes ces emotions n'empecherent pas M. de Parisis de se rappeler Mme de Marsillac. Le lendemain, il attendit Angele, tres curieux et tres agite, tout en pensant a Violette.--Elle ne vint pas.--Le surlendemain il attendit encore.--Elle ne vint pas. Il se decida, le soir, a lui ecrire ce billet: "Je vous ai attendue, Angele, je vous attends et je vous attendrai; il faut que je vous parle et que vous me parliez. Vous aimez peut-etre les clairs de lune a Bade, moi j'aime ta lumiere a Paris. Venez ce soir souper avec moi, je vous recevrai avec du vin du Rhin. "Pas un mot au juge d'instruction." A ce billet, Angele repondit par celui-ci: "Ne m'attendez pas, nous ne boirons pas du vin du Rhin a la meme coupe. Votre lettre m'arrive a l'heure meme ou je quitte cette odieuse maison. "Si j'y reviens jamais, je vous le dirai! "ANGELE." Ce billet irrita vivement l'esprit d'Octave. Devant la grande muraille de l'impossible, on sent qu'il vous pousse des ailes. Il voulut voir Angele. Depuis cinq minutes, Angele etait partie. "Ou est-elle allee? demanda Octave furieux.--Ma foi, monsieur, dit une femme avec un rire effronte, elle n'a pas dit son _numero_." Octave ne pensait plus a Angele, quand il recut une lettre de Champauvert. C'etait la reponse de Mlle de la Chastaigneraye au duc de Parisis: "Je pense, mon cousin, que nous avons chacun notre douleur. Je ne puis vous consoler et vous ne pouvez me consoler. "Je vous serre la main," "GENEVIEVE DE LA CHASTAIGNERAYE." Parisis laissa tomber la lettre: "Eh bien! voila qui est concis, on n'aime pas a ecrire dans ma famille." Et apres avoir relu: "Il y a de la sibylle dans cette jeune fille, elle parle toujours avec une eloquence mysterieuse." Il ne put comprimer un mouvement de jalousie. "Si je ne puis la consoler, je sais bien pourquoi: c'est qu'elle aime quelqu'un. Et pourtant...." On s'imagine peut-etre que Parisis allait rentrer en lui-meme et ne plus se mettre en spectacle dans la vie parisienne: mais qui donc aurait pu le retenir dans ses folies? On parla beaucoup alors d'une de ses aventures, au clair de la lune avec une tres grande dame, dans un des parcs qui avoisinent le bois de Boulogne. Il faillit attendre! Fut-ce pour cela qu'il ecrivit le lendemain cet aphorisme sur l'album de la dame: La vertu des femmes est comme la lune. Elle a ses phases, ses revolutions et ses eclipses. Elle fait les cornes aux amants en croissant et aux maris en decroissant. Elle se montre de face, de trois quarts, de profil. Elle se montre dans tous les quartiers--meme dans le quartier Breda. VIII DE QUELQUES PARADOXES DE MONTJOYEUX Tous les desoeuvres du Cafe Anglais ne savaient, un soir, plus que dire, ils devinrent serieux--un quart d'heure de sagesse dans cette folie de toutes les heures. Les femmes dormaient, quelque peu depenaillees dans leur luxe, perdant leurs cheveux, mais tenant bien leurs diamants. Chacun parla d'escalader la montagne abrupte de la fortune, l'un par la politique, l'autre par les journaux, celui-la par les theatres, celui-ci par l'argent des autres. Monjoyeux prit la parole: "Tout cela est fort beau, dit-il; mais vous raisonnez comme des enfants gates, qui s'imaginent qu'on peut aller chercher la lune. Or, le moyen? C'est toujours l'histoire d'Archimede: Donnez-moi un point d'appui et je deplace le monde,--dans le seul but de donner un peu plus de soleil a Paris,--car nous avons, cette nuit, quinze degres au-dessous de zero, et une capitale universelle ne peut pas durer a ce regime-la. Songez a Babylone! a Carthage! a Athenes! a Rome!--Il s'agit bien de soulever le monde! Il s'agit seulement d'avoir trois ou quatre cent mille livres de rente.--Oh! oui, rien que cela, dit une des demoiselles qui sommeillaient; si Gaston me fait une pareille liste civile, je deviendrai un ange." Monjoyeux regarda celle qui parlait. "Si elle etait un peu plus jolie, dit-il, je lui ferais trois ou quatre cent mille livres de rente, car elle serait mon point d'appui pour les grandes idees qui germent la.--Et quelles sont les grandes idees qui germent la? demanda le duc de Parisis a Monjoyeux.--Mes enfants, le Monjoyeux qui vous parle n'est par le premier venu. Comme Veuillot et beaucoup de grands seigneurs qui ne s'en vantent pas, il est ne dans un cabaret; mais il est d'un bon tonneau et d'un bon cru. Voyez-vous, mes gentilshommes, j'ai mes trente-deux quartiers de roture comme vous avez vos trente-deux quartiers de noblesse.--Noe! passez au deluge, dit Octave.--Eh bien! je suis taille sur le grand modele. Je suis un homme, et quiconque peut dire qu'il est un homme, est bien pres d'etre un grand homme. Vous m'avez siffle au theatre, parce que je suis de trop haute taille pour des yeux habitues aux prouesses des femmes. Mon jeu est heroique et vous n'aimez que les miniatures; vos comediens a la mode sont des Lilliputiens qui jouent les infiniment petits. Je suis un Shakespeare et un Moliere, ni plus ni moins; je ne jouerai bien que les pieces que je ferai moi-meme; ce qui me manque, ce n'est pas le genie, c'est le theatre. Je vous l'ai dit deja: je suis ne pour les premiers roles dans la vie, et on me condamne aux troisiemes role. Quand je veux ecrire dans un journal, quand je vais voir un directeur de theatre, quand je veux portraiturer quelqu'un, je fais peur aux gens. Ce n'est pas si simple que cela ecrire, jouer la comedie, sculpter! Le genie est un moulin qui tourne a vide quand il n'a pas du ble a mettre sous les meules. C'est mon histoire, c'est l'histoire de tous ceux qui n'ont pas commence dans le despotisme paternel des ecoles, par le Conservatoire, par l'Ecole de Rome, par l'Universite. Il est vrai que j'aurais jete toutes les ecoles par la fenetre.--Voila pourquoi tu feras l'ecole buissonniere toute ta vie.--Eh bien, non! dit Monjoyeux apres un silence, non! je ne ferai pas l'ecole buissonniere toute ma vie. Voila trop longtemps qu'on doute de moi, je veux prouver ma force: j'ai mon idee, j'ai mon point d'appui. Adieu!" Et Monjoyeux sortit, a la grande surprise de tous ses amis sans meme boire la coupe de vin de Champagne glace que venait de lui verser Mlle Jacyntha, une Hebe en fourrures, laquelle but en s'ecriant: "Je bois a Monjoyeux!--Quel pourrait bien etre son point d'appui? demanda Parisis." L'amitie de Parisis et de Monjoyeux avait commence par un duel, parce que, dans un souper de comediennes, Monjoyeux avait defendu a Octave de boire dans le verre de Mlle Aurore, une ingenue qui avait deja ce soir-la donne trois rendez-vous avec l'ingenuite d'une ingenue. Il n'y a plus que les femmes du monde tombees dans le demi-monde qui cultivent la rouerie a front decouvert. "Monjoyeux s'etait battu avec une epee trempee d'imprevu et de ressources. Octave, blesse a la main, eut son epee brisee. Il dit a ses temoins qu'il etait emerveille de son adversaire. On le rappela. "Monsieur, vous me donnerez une revanche.--Jamais, monsieur, je ne me suis battu que parce que j'ai demain un duel au theatre." On trouva cela digne d'un veritable artiste; on s'en alla content; le lendemain, Octave emmena tous ses amis pour applaudir Monjoyeux qui debutait a l'Odeon. Par malheur, la piece tomba; Monjoyeux eut beau sauver la scene du duel par des miracles, les sifflets furent le dernier mot de ce chef-d'oeuvre incompris. Monjoyeux, qui avait joue a Londres les grands roles, se brouilla quelques jours apres avec son directeur, ne voulant jouer ni les traitres, ni les peres-nobles. Or, comme tous les autres theatres avaient leur premier role accredite, il se trouva sur le pave, grand artiste incompris. Il se remit a la sculpture, tout en regrettant de ne pouvoir faire de la sculpture vivante. Octave le revit ca et la. Il le trouva dans sa misere digne et chevaleresque, jouant dans la coulisse son emploi de beau tenebreux, de mousquetaire ou de don Juan. Il l'invita a souper avec les memes comediennes. Ses amis furent charmes de cet esprit mi-gaulois, mi-parisien, qui courait gaiement sur la nappe. On l'invita le lendemain, puis encore, puis toujours, si bien que son vrai theatre etait le Cafe Anglais. Ce fut la qu'il joua ses roles improvises tout un hiver, content de son public, quoiqu'il reconnut que le public du boulevard du Crime fut encore meilleur. Celui-la etait bien une figure du dix-neuvieme siecle, avec toutes les aspirations et toutes les defaillances qui nous passionnent et nous desenchantent. Il etait parti du dernier echelon de l'echelle sociale; Monjoyeux n'etait pas un nom de terre, c'etait un sobriquet, un sobriquet de bon augure: son pere, un chiffonnier de la rue Gracieuse, le trainait avec lui dans ses equipees nocturnes. L'enfant etait si gai, malgre la pluie ou la neige, a travers l'orage ou la bise, que le chiffonnier l'appelait mon Joyeux, comme il eut dit mon Chenapan. Monjoyeux n'avait pas d'etat civil; sa mere etait accouchee dans les anciennes carrieres de Montmartre; elle n'avait pas juge bien utile d'aller dire cela a M. le Maire, d'autant plus que, dans cette belle periode de sa vie, elle se considerait comme du XIIIe arrondissement, attendu qu'elle n'avait pas de domicile fixe. Monjoyeux, qui ne riait pas toujours alors, etait bien loge, car il avait elu domicile sur le sein de sa mere. La bonne femme n'etait pas mariee, mais elle etait fidele a son compagnon nocturne; Monjoyeux n'etait donc pas l'enfant de trente-six peres. Il ne sut jamais bien s'il avait ete baptise, il ne se connaissait pas de nom de bapteme; on l'appelait quelquefois Jean comme son pere, mais le plus souvent Monjoyeux. Ce fut Pradier qui decida de sa fortune. Un matin que l'enfant n'avait pas eteint sa lanterne et s'oubliait a regarder les gravures sur le quai Voltaire, Pradier s'arreta devant lui, tout charme de sa petite figure a la Chardin. C'etait comme une vieille gravure de Saint-Aubin; vous vous rappelez ces adorables estampes: _les Petits Polissons de Paris_. Pradier lui adressa la parole; il aimait les scenes de la rue et les etudes en plein vent. Qui ne se rappelle l'avoir vu se retourner et suivre ces figures de caractere que les vrais artistes seuls saluent au passage? "Que diable, mon enfant, cherches-tu avec ta lanterne allumee? Tu ne vois donc pas le soleil?" L'enfant regarda Pradier avec de grands yeux surpris: c'etait la premiere fois qu'un homme en habit noir lui parlait avec un sourire.--C'est donc un homme, ton pere, mon petit Diogene?--Non, monsieur, c'est un chiffonnier.--Alors, tu ne le retrouveras que la nuit; viens avec moi, je te donnerai cent sous."--Monjoyeux eut l'air de ne pas comprendre, mais il suivit Pradier, qui le conduisit rue de l'Abbaye, a son atelier. Des que le sculpteur prit un crayon pour faire un croquis, l'enfant eut l'air de comprendre. "Ah! oui, dit-il, vous faites des statues. Oh! que c'est beau le marbre!--Ou as-tu vu du marbre?--Dans les eglises. J'aime le marbre." C'est l'eglise qui initie le peuple au sentiment du beau et du bien, ces deux sources paralleles qui se rencontrent au confluent de toute grandeur. Les revolutionnaires qui ont ferme les eglises n'etaient pas seulement des deicides, mais des homicides. Ils voulaient tuer l'ame. L'eglise est la grande ecole; elle enseigne Dieu, l'Art, la Poesie, la Musique a ceux-la memes qui n'ont pas le temps d'ecouter les maitres. Si un pauvre diable qui n'a jamais ouvert les yeux a la lumiere traverse une eglise, Dieu lui parle par les yeux, sinon par les voix de l'ame. Devant les chefs-d'oeuvre de la statuaire et de la peinture, en ecoutant les grandes symphonies de l'orgue, qui sont comme les voix divines sur les voix humaines, il s'arrete abime dans une admiration sourde, mais deja intelligente. S'il ne sent pas la presence de Dieu, il admire l'homme dans ses oeuvres; c'est deja une station lumineuse. Combien d'eglises qui, au moyen age, ont ete le musee d'ou sont sorties des legions d'artistes? Ouvrez les palais au peuple, mais ne lui fermez jamais les eglises. Ce fut la pensee de Pradier en ecoutant l'enfant qui posait devant lui. "Si tu aimes tant le marbre, mon camarade, veux-tu rester avec moi? -Oh! oui! s'ecria Monjoyeux? mais que dirait maman?--Ah! il y a aussi une mere. Eh bien! nous lui ferons des rentes pour qu'elle te donne ta liberte." Monjoyeux ne posait plus, il dansait. "Oui, mais, reprit-il tristement, je ne verrai plus maman!--Tu iras la voir, et elle te viendra voir. --La pauvre femme! avec ses guenilles, est-ce qu'elle pourrait entrer ici?--Oui, oui, dit Pradier, ici ce n'est pas le palais des Tuileries. Tiens, je t'ai promis cent sous, porte cela a ta mere." Et il lui donna un louis. Monjoyeux pleurait de joie. "Va! mon bonhomme, si tu aimes encore le marbre demain, reviens pour toujours ici." Monjoyeux revint le jour meme, Pradier lui donna un crayon. Il ne fut pas peu surpris de voir que l'enfant dessinait deja. Jusque-la le gamin s'etait exerce sur les murailles de Paris, pendant que ses camarades ecrivaient des maximes. On a publie les murailles revolutionnaires, on pourrait publier aussi les murailles artistes et litteraires. A dix-huit ans, Monjoyeux allait concourir pour le prix de Rome quand mourut Pradier. Ce fut le premier chagrin de sa vie. Il manqua son concours, et il fut perdu par sa liberte de main; comme Pradier, il voulait trop que le marbre parlat. Tous les arts donnent la pauvrete, mais la sculpture donne la misere. Six mois apres la mort de Pradier, il n'avait plus ni atelier ni marbre. Il frappa vainement a beaucoup de portes, sa main etait discrete et fiere, les portes se refermerent sur lui. Il n'avait eu jusque-la que deux vraies passions, deux hommes, deux originalites: Pradier et Frederick Lemaitre. Desesperant de la sculpture, il se fit comedien. Il joua le drame et la comedie avec le caractere des grands artistes. L'enfant delicat etait devenu un homme robuste, de la nature des titans, tete herissee, torse d'Hercule, un des plus beaux exemplaires de l'humanite. Monjoyeux menait la misere. Il n'avait pas plus de theatre que d'atelier, il jouait et sculptait ca et la par aventure. Mlle Rachel et Mlle Brohan lui avaient donne cinq mille francs pour deux bustes, deux portraits: la Tragedie et la Comedie. Il avait donne des representations a Londres avec Fechter pour jouer les roles de Frederick. Il parlait de faire le tour du monde. En attendant, il vivait au jour le jour, semant a pleines mains le paradoxe et la verite pendant que ses amis du club semaient l'or. Ces beaux messieurs du turf se disaient quelquefois entre eux: "Ce comedien est charmant, mais nous ne pouvons pourtant pas etre les amis d'un comedien." Et souvent ils ne le connaissaient pas dans la rue. Il ne faut pas se faire illusion, la question n'a pas fait un pas depuis Moliere. Louis XIV a daigne dejeuner du bout des levres avec le plus grand homme de son regne pour donner une lecon a ses esclaves. Aujourd'hui Louis XIV dejeunerait-il avec Frederick Lemaitre? Il n'y a que l'Eglise qui ait ouvert sa porte et son campo-santo. Les gens du monde ne recoivent guere les comediens que le jour ou on joue la comedie chez eux. Il est vrai que les comediens ne voudraient pas recevoir les gens du monde. Octave n'avait pas ces prejuges. Il donnait bravement le bras a Monjoyeux. Il l'appelait son ami; il s'etait battu une fois pour un mot contre son caractere; aussi Monjoyeux disait: "C'est a la vie a la mort entre un homme qui a recu un coup d'epee de moi et qui en adonne un pour moi."--"Je ne suis pas ton ami, je suis ton lion, avait-il dit a Octave. Si jamais tes ennemis me tombent sous la patte, tu verras ma griffe!" Depuis quelque temps on n'avait pas revu Monjoyeux a la Maison-d'Or, ni au cafe Anglais, ni aux premieres representations. On oublie vite a Paris les figures de la galerie vivante; et si on ne se revoit plus, c'est a peine si un mot dit par hasard reveille le souvenir des absents: la vague qui passe emporte tout, jusqu'au souvenir. Dans la vie agitee, qui vous prend jusqu'aux heures de sommeil pour les mille riens devorants des heures desoeuvrees, comment aurait-on le temps de se retourner vers le passe, d'evoquer des souvenirs evanouis, de regretter les gais compagnons ou les maitresses disparues? On jette le passe dans l'abime, sans vouloir se pencher pour voir s'il est bien mort. Vieux habits, vieux galons, que me voulez-vous? Autrefois, le souvenir avait des temples, aujourd'hui il n'habite plus que la boutique des defroques humaines;--naguere, on vivait de la veille et du lendemain, un pied dans le passe, le front dans l'avenir; maintenant on vit au jour le jour. Donc, Monjoyeux avait disparu sans qu'on sut pourquoi et sans qu'on se demandat quelle belle folie avait pu l'emporter. Un soir pourtant, Octave, qui regrettait cette belle figure epanouie, meme dans les quarts d'heure de misanthropie, demanda si on n'avait pas rencontre Monjoyeux. "Monjoyeux? dit Villeroy, c'est du plus loin qu'il m'en souvienne. Nous avons soupe ensemble, il y a bien six semaines, et nous nous sommes quittes pour aller nous coucher--le lendemain. Nous n'etions restes a table que depuis minuit moins un quart jusqu'a l'aurore aux doigts de Champagne rose. Ces dames des Bouffes-Parisiens avaient panache le festin. Monjoyeux n'etait pas si gris que moi, si j'ai bonne memoire: il avait ecrit--entre deux vins--un traite de metaphysique pour le _Figaro_. Ces dames ont trouve cela sublime. Il me demanda mon opinion; mais tu sais que j'ai le vin trop tendre pour avoir une opinion.--Ce brave Monjoyeux! dit d'Aspremont, je serais desespere de ne plus le revoir; j'ai etudie tous les philosophes de l'antiquite, mais je n'en ai jamais trouve un si profond.--Oui, profond comme le tonneau des Danaides? on a beau lui verser a boire, il ne s'emplit jamais.--Que veux-tu? il aura pris un engagement dans quelque theatre de province. Je suis bien sur que si on faisait faire des fouilles a Perigueux, le pays des truffes, on le retrouverait la jouant des roles de Frederick et cascadant comme les chutes du Niagara.--Non, il a des visees plus hautes, dit Harken, il sera alle s'oublier dans quelque theatre etranger, a Baltimore ou a Odessa.--Qui parle d'Odessa? s'ecria une voix bien connue." C'etait Monjoyeux. "Monjoyeux! c'est lui! dit Octave avec un vif plaisir.--Quand on parle du loup, dit le marquis de Saint-Aymour, on en voit les dents.--Oui, mon cher marquis, je suis devenu un loup: regardez mes dents! vous allez voir le carnage que je vais faire sur le pauvre monde. J'ai deja commence.--Expliquez-vous, sphinx!" Monjoyeux prit dans la poche de son habit un tres beau porte-cigare en cuir de Russie, encadre d'ornements en platine. "Voulez-vous des cigares?" C'etait la premiere fois que Monjoyeux offrait des cigares. "Tudieu! quel luxe, dit Octave; tu as donc decouvert une mine d'or ou une tante avare?--C'est bien mieux que cela! je me marie.--Oh! Monjoyeux! je vais me trouver mal; on ne tire pas ainsi a ses amis des coups de canon raye. Tu te maries?--Oui. Tu comprends qu'il ne fallait rien moins qu'une pareille catastrophe pour fumer de pareils cigares, des cigares a moi, des cigares offerts par moi--a moi.--Tu te maries! Il y a donc encore des femmes?--Il y en avait une et je l'ai prise.--E elle est belle?--Comme la beaute. Figurez-vous une Transteverine avec une figure de Milanaise. Une statue en chair, venue d'Arles a Paris sans passer par l'Academie des Inscriptions. En un mot, un chef-d'oeuvre vivant.--Et que feras-tu quand tu seras marie?--La belle question! Je ferai mon chemin." Les trois amis se mirent a rire, "Faire son chemin, dit Octave, c'est encore un vieux prejuge. Est-ce que nous sommes maitres de nous?--Eh bien! vous verrez si je suis maitre de moi et des autres.--Oui, de tout le monde, excepte de ta femme.--De ma femme comme de tout le monde.--Permets-moi d'etre fort indiscret, demanda Parisis a Monjoyeux. Quel role jouera ta femme dans ce chemin-la?--Elle jouera le role de toutes les femmes qui veulent que leurs maris fassent leur chemin.--Oh! Monjoyeux! je ne te croyais pas descendu a ce degre de scepticisme, pour dire un mot bien porte.--Tu me crois donc une ame plus haute que tous ces ambitieux qui passent la sous nos yeux, courant a leurs chimeres, escortes par tous les vices, jetant leurs maitresses, leurs femmes, leurs soeurs a toutes les concupiscences qui ouvriront la main pour leur donner a eux, qui des croix, qui une ambassade au Monomotapa, qui une concession de chemin de fer de Rome a la lune. Je ne me paye pas d'une autre monnaie que tous ces gens-la.--Apres tout, dit d'Aspremont, jouant l'esprit fort, les anciens vendaient les femmes, pourquoi les modernes les estimeraient plus--ou moins--que ne le faisaient les anciens? La femme ne devrait etre qu'un objet de luxe, qu'on se passe de main en main jusqu'au dernier encherisseur, ou plutot jusqu'a ce qu'elle devienne mere de famille.--Rassurez-vous, messieurs, dit Monjoyeux en voulant reprendre ce qu'il avait dit, j'ai raille sur des choses saintes. Pour moi, la femme est l'ame, la poesie, la conscience de l'homme; elle doit etre pour lui l'image de Dieu sur la terre. Celui-la qui la sacrifie ou la bafoue, est indigne du titre d'homme. Voila pourquoi je hais mon siecle, voila pourquoi je voudrais le souffleter en face des siecles passes et des siecles a venir. Adieu, vous aurez de mes nouvelles." Les amis se separerent. "Te voila devenu pensif, dit Saint-Aymour a Parisis.--C'est que ce fou est un sage; il nous a donne la un premier avertissement; nous vivons comme des enfants prodigues, secouons donc toutes ces aspirations feminines qui nous cassent les bras. Pour moi, je l'avoue, j'en suis arrive a n'avoir plus le courage d'aller me coucher." En effet, ce jour-la, Octave etait revenu du club au soleil levant, il avait regarde son lit, qui ne l'attendait plus, il s'etait jete sur sa chaise longue, mecontent de tout, meme du sommeil. Il sentait que parmi toutes ses femmes, deux femmes manquaient a son coeur: Genevieve et Violette. IX MONTJOYEUX JOUE UN NOUVEAU ROLE On apporta un matin cette lettre de faire-part a M. de Parisis: "M. Monjoyeux a l'honneur de vous faire part de son mariage avec Mlle Aline de La Roche." "Diable! dit Octave, de La Roche en deux mots, il ne s'encanaille pas. Quelle pourrait donc bien etre cette Aline de La Roche?" M. de Parisis avait la pretention de connaitre toutes les femmes: "Il aura deniche cela sur quelque toit du pays latin ou de Montmartre. Je lui souhaite une hirondelle, cela portera bonheur a la maison." Il jeta le premier feuillet pour lire le second: "Mme la comtesse de La Roche a l'honneur de vous faire part du mariage de Mlle Theodule-Angele-Aline de La Roche, avec M. de Monjoyeux." Il y avait au bas de la page, en caracteres imperceptibles: _Lithographie de Kardec, a Nantes_. "Oh! oh! noblesse de Bretagne! dit Parisis, comment s'y est-il pris pour faire ce coup de maitre:" Le meme jour, a la nuit tombante, comme le duc de Parisis fumait aux Champs-Elysees avec quelques amis du club, il reconnut a vingt pas de distance la tete chevelue de Monjoyeux dans un groupe de spectateurs, hommes et femmes, qui assistaient au spectacle des filles a marier ou des filles a vendre qui vont au Bois. "Je suis sur qu'il est avec sa femme, dit Octave." Il alla droit a Monjoyeux, qui lui dit; "Voici ma femme.--Ou diable ai-je vu cette figure-la?" se demanda Octave en cherchant dans une sphere ou il ne devait pas trouver. Par ce temps de blondes et de brunes, ou les brunes se font blondes et les blondes se font brunes, sans parler des rousses, ou le pastel et le crayon noir jouent un si grand jeu sur le visage, les yeux les plus fins risquent de se tromper. Octave connaissait bien cette figure, il ne la reconnut pas. C'etait une jeune femme, un peu forte, mais d'une belle envergure. Elle etait blonde et blanche, voilee d'un voile noir et d'un voile de poudre de riz. Monjoyeux reprenant sa desinvolture theatrale: "Donc, M. le duc, dit-il, j'ai l'honneur de vous presenter a Mme Monjoyeux.--Madame, dit Octave--en s'inclinant pour une noblesse de Bretagne--je suis bien heureux que mon ami Monjoyeux ait fait une pareille fin. Voila ce qui s'appelle un commencement." La jeune femme ne repondit pas un mot, elle avait rougi, elle s'etait levee a moitie, comme si elle ne sut pas quelle figure faire. "Oui, mon cher, dit Monjoyeux, vous l'avez dit, cette fin-la c'est un commencement. C'est d'aujourd'hui seulement que je me sens ne a la vie; vous allez voir bientot ce que peut un homme, avec une femme." M. de Parisis, qui regardait Monjoyeux, remarqua plus de raillerie et d'amertume que de joie dans le sourire du comedien. Il salua une seconde fois et rejoignit ses amis. "C'est Monjoyeux, lui dirent plusieurs voix, as-tu vu sa femme?--Elle est fort belle, fort timide, fort rougissante; mais elle a des mains trop fortes pour des mains bien nees. Noblesse de Bretagne, messieurs!--Je lui trouve un autre defaut: je ne sais si c'est Monjoyeux qui a fait sa figure, mais, comme disaient nos aieux, elle n'a pas le veloute de la candeur, elle est deja trop familiere a la poudre de riz et au crayon noir. Apres cela, je ne hais pas l'art dans la nature, quand c'est le pastel de Rosalba." Un vague souvenir traversa l'esprit d'Octave; on le questionnait encore, il ne repondait plus. "Te voila soucieux! Est-ce que tu deviendrais amoureux de cette jeune mariee?--Non, dit-il, elle me rappelle seulement une femme que j'ai aimee au clair de lune. Apres cela, il y a tant de femmes au Bois qui se ressemblent." Tout Paris parla avec quelque surprise du mariage inattendu de Monjoyeux. "Que va-t-il faire de sa femme?--Il va l'aimer, puisqu'elle est si belle.--On dit qu'elle n'est pas riche.--Il y a peut-etre une comedienne sous Roche.--Il rentrera sans doute au theatre.--Qui sait si la femme n'a pas un million dans le gosier, comme la Patti!--Ou un eventail de societaire de la Comedie-Francaise, comme Croizette." On comprend bien qu'une aussi grave nouvelle fut imprimee jusque dans les grands journaux, ou un jour on lut cette lettre de Monjoyeux: "Monsieur le redacteur, "On annonce ma rentree au theatre; que mes amis ne reprennent pas encore leurs sifflets; avant d'etre comedien, j'etais sculpteur, j'ai ressaisi mon ciseau et je pars pour Rome. S'il n'y a plus de marbre en Italie, j'irai sculpter les neiges de la Russie." "Agreez mes adieux eternels, car je n'emporte pas ma patrie a la semelle de mes souliers. "MONJOYEUX." On commenta cette lettre. C'etait bien le style connu de Monjoyeux; il avait sa maniere d'ecrire comme il avait sa maniere de parler. Le lendemain il n'en fut plus question: Monjoyeux disparut de l'horizon parisien. X LA COUR D'ASSISES Le duc de Parisis avait toujours sa cour; il avait beau vouloir se derober, les satellites lui prouvaient toujours qu'il est un astre. Vainement il tentait de vivre chez lui, pour s'accoutumer a une loi plus severe; mais les mauvaises habitudes le rejetaient bien vite dans le cortege des folies parisiennes. Il etait comme ces rois du dix-neuvieme siecle, qui sont entraines par la politique de leurs ministres. Il se promettait toujours d'avoir raison de tout le monde et de lui-meme, le lendemain; mais le lendemain, il se donnait un jour de plus. On n'abdique pas, d'ailleurs, si volontiers sa part de royaute dans le bruit contemporain: Octave dominait toujours sur le champ de courses, dans les coulisses et dans les loges de l'Opera, au milieu des gens d'esprit; il ne dedaignait meme pas d'etre l'idole de chair des Phrynes de rencontre et des Aspasies de contrebande. Comme Alcibiade, dans ses jours de paresse, il croyait que les femmes sont encore une legion qui donne quelque gloire au capitaine. Cependant l'affaire du bouquet de roses-the arriva devant le jury d'Auxerre. Les journaux de Paris, pour une cause aussi etrange et aussi romanesque, depecherent leurs chroniqueurs a la mode; la capitale de l'Yonne fut envahie par les etrangers, mais surtout par les Parisiens. Quelques dames trop a la mode panacherent la foule. On eut achete les bonnes places cinq louis, comme a une belle representation de l'Opera. Quand Violette parut, une voix domina tous les murmures; c'etait une paysanne qui n'avait pu s'empecher de crier: "Elle est toute blonde et toute noire." En effet, la pale figure de Violette apparaissait comme du marbre encadre dans la dentelle noire qui retombait sur ses yeux, sans cacher son admirable chevelure de jais. Elle etait toute vetue de noir. Elle marcha entre les deux gendarmes, grave et digne. Elle n'avait pu croire jusque-la qu'elle serait trainee jusque devant le jury; mais, a force de prier Dieu, elle s'etait resignee a toutes les humiliations; elle trouvait d'ailleurs je ne sais quelle secrete volupte a souffrir pour Octave et pour elle-meme: elle croyait ainsi se retourner vers sa vertu. Mlle de La Chastaigneraye avait refuse de comparaitre. On produisit des certificats de medecins constatant qu'elle ne pouvait quitter sa chambre. M. de Parisis n'avait pas fait de facons pour venir temoigner; il se fit inscrire comme temoin a charge. Il se retrouva dans la salle des temoins avec le medecin de Champauvert, avec Mlle de Moncenac, avec deux servantes du chateau, avec les paysannes qui avaient offert la corbeille de fleurs. Me Lachaud etait au banc de la defense. Il avait le front rayonnant comme un avocat qui doit gagner sa cause. Parmi les pieces de conviction, sur une table, devant la Cour, etait expose un bouquet de roses fane depuis longtemps. Le greffier se leva et lut cet acte d'accusation que je retrouve dans un journal d'Auxerre, qui n'avait donne que les initiales des noms de Parisis et de sa cousine: "Le 8 aout dernier, une jeune fille qui porte un des plus grands noms de notre pays, Mlle G---- de La C---- revenait de la messe en famille, au chateau de C----, quand les paysannes du pays lui offrirent une corbeille de fleurs. On avait appris la veille que Mlle G---- de La C---- etait l'unique heritiere de sa tante, une fortune considerable. C'etait une vraie joie dans le pays, puisqu'on savait que la jeune heritiere etait bonne aux pauvres. "Si le bien nait du mal, le mal nait quelquefois du bien. On avait voulu faire une fete a Mlle de La C----, on faillit l'empoisonner: un bouquet dominait tous les autres. Mlle de La C---- dechira le papier qui l'enveloppait et le respira a plusieurs reprises. "Tout a coup elle palit et tomba dans les bras de son amie, Mlle de M----, et de son cousin, le duc de P---- On s'imagina d'abord que c'etait un evanouissement; mais quand le medecin arriva, il ne fut pas douteux pour lui qu'elle n'eut respire le plus subtil et le plus rapide des poisons, La ne fut pas tout le mal. On rapporta le bouquet au chateau, et le bruit s'etant repandu que Mlle de La C---- s'etait empoisonnee en respirant des roses, une jeune servante se mit a rire, s'empara du bouquet et le respira a perdre haleine, comme pour se moquer de tout le monde. Elle venait de respirer la mort. "Notre epoque, Dieu merci, n'est plus familiere a ces poisons qui ont ete la terreur du quinzieme siecle; mais le temoignage des hommes de l'art prouvera tout a l'heure qu'il ne peut y avoir aucun doute sur ce point. Mlle de La C---- a ete tres malade et la jeune servante ne s'est pas relevee. "Maintenant, qui donc avait verse le poison sur les roses? Tout est romanesque en cette affaire. "Le bouquet avait ete apporte au chateau par un de ces petits Piemontais, qui font tout dans leur enfance, excepte le bien. Tour a tour ramoneurs, joueurs de guitare, montreurs de singes, en un mot, toutes les figures de la mendicite. Mais qui lui avait donne le bouquet? Il a ete impossible de retrouver l'enfant, mais on a pu suivre ses traces. Le samedi soir, il etait a Tonnerre, a l'hotel du _Lion d'or_, ou une etrangere prenait son repas du soir; selon l'habitude de la belle saison, on apporta un bou a l'etrangere. Ce bouquet passa de ses mains dans celles du petit musicien. Elle lui donna l'ordre, tout en lui donnant une piece d'or, de porter ce bouquet, avec une lettre qu'elle ecrivit sur-le-champ, a M. le duc de P----, au chateau de C----. La lettre, qui a ete retrouvee comme par miracle, est bien explicite; on verra avec quelle hypocrisie la fille Marty conseille a son amant d'offrir cet abominable bouquet a Mlle de La C----. Ainsi elle ne craint pas de faire son complice d'un homme qui, heureusement, est au-dessus de toute atteinte, et qui, d'ailleurs, n'a pas eu a offrir le bouquet lui-meme. L'enfant obeit; mais comme il etait deja tard, il coucha en route ou s'amusa en route. Il n'arriva au chateau de C---- que le lendemain matin, a l'heure de la messe. Quand il se presenta au chateau, tout le monde etait a l'eglise, moins une fille de service, la nommee Rose Dumont, qui jugea que c'etait un bouquet pour la fete, et qui le porta elle-meme sur la corbeille, que les paysannes avaient deposee sur la place devant l'eglise. "Cette etrangere, qui venait pour la premiere fois dans le pays, etait une de ces filles, trop connues a Paris, qui jettent la honte, la ruine et le desespoir dans les familles. Quelques-unes sont d'autant plus dangereuses qu'elles cachent leur perversite sous des airs de dignite et d'innocence. Mais la justice ne s'y trompe pas: ce ne sont que des masques, et la justice arrache tous les masques. La fille Louise Marty, surnommee Violette, est une de ces creatures qui ont fui le travail de bonne heure pour se livrer a toutes les souillures. On a connu celle-ci avec des chevaux et des diamants quand elle aurait du honorer ses mains par le metier que lui avait appris sa mere; car elle est d'autant plus coupable, que sa mere, d'apres tous les rapports qui nous sont venus, etait une honnete femme. "Fleuriste! voila donc quel aurait ete son dernier bouquet, un bouquet de roses empoisonnees! Toute jeune encore, elle a appris l'art de parfumer les bouquets artificiels; on ne s'etonnera donc pas quand elle empoisonnera les fleurs naturelles. "Et qui l'a poussee a ce crime? Toutes les mauvaises passions. Elle avait eu des relations intimes avec M. le duc de P----, qui ne voulait pas la revoir. Mais sachant qu'il etait venu au chateau de C---- pour un heritage, naturellement elle voulut le revoir. A son passage a Tonnerre, elle apprit que l'heritage echappait au duc. Ce fut alors, sans doute, que l'idee du crime s'empara d'elle. Mlle G---- de La C---- etait le grand obstacle; puisqu'elle avait l'argent, le duc allait l'epouser: ces creatures jugent les actions des autres d'apres leurs sentiments. Se debarrasser de l'heritiere, c'etait tout gagner: l'homme et l'argent. Mlle G---- de la C---- morte, le duc heritait, la fille Marty comptait sur sa part d'heritage. Mais comment faire? Les debats prouveront qu'elle avait emporte du poison pour effrayer son amant, peut-etre meme avec l'idee de s'en servir contre elle-meme, si tout echouait. Ce poison lui servit contre Mlle G---- de de La C----, mais ce fut la jeune servante qui en fut victime. "Ne voit-on pas d'ici la fille Louise Marty versant le poison sur le bouquet, et payant cher l'enfant qui le portait a son adresse? De la, elle court au chemin de fer pour depister les soupcons car il faut tout prevoir. Mais ce n'etait qu'une fausse route. En effet, le lendemain elle etait sur la route de Champauvert pour s'assurer du message. On l'a vue errer autour du chateau. Que dis-je! on l'a vue pendant la messe, car rien n'arrete ces filles-la dans leurs audaces, venir se pencher au-dessus de la corbeille de fleurs, comme s'il n'y avait pas assez de poison dans le fatal bouquet. "En consequence, la nommee Louise Marty, dite Violette, est accusee d'homicide volontaire avec premeditation sur la personne de Mlle G---- de La C----, et d'homicide involontaire sur la personne de la fille Rose Dumont, au service de Mlle G---- de la C----" Violette, toute troublee qu'elle fut d'etre en spectacle et en pareil spectacle, entendit pourtant cet acte d'accusation qui n'admettait pas un doute. Chaque mot tombait sur son coeur comme un coup de poignard. Non pas qu'elle craignit pour sa vie, elle en avait fait le sacrifice, mais elle etait frappee de stupeur a la seule pensee qu'on put la croire empoisonneuse. Le president proceda a l'interrogatoire, apres avoir feuillete rapidement le volumineux dossier du juge d'instruction. "Accusee, levez-vous." Violette obeit, tout en laissant transparaitre sa fierte. "Votre nom?--Louise Marty.--Pourquoi ce surnom de Violette?--Parce que j'aimais les violettes.--Ou etes-vous nee?--A Paris, mais je suis originaire de Bourgogne.--Oui, l'instruction nous apprend que votre mere, Sophie Marty, est allee faire ses couches a Paris, car vous etes fille naturelle." Violette ne repondit pas. "Avez-vous quelques souvenirs de votre enfance? Pouvez-vous nous dire si votre mere vous a parle de votre pere?--Jamais.--N'avez-vous pas vu venir chez votre mere des habitants de Tonnerre ou des environs, M. de Portien, par exemple; car votre mere avait ete femme de chambre de Mme de Portien.--Je ne sais pas, je ne me rappelle rien.--Vous auriez tort de vouloir cacher quelque chose.--Je me rappelle vaguement ce nom de Portien; mais ma mere ne me parlait jamais du passe; mon devoir n'etait pas d'interroger ma mere: mon pere ne m'avait pas reconnue. Nous avons mene dans les dernieres annees une existence bien miserable. Ma mere m'embrassait quelquefois en me disant: "Si je voulais, tu serais riche." Je la regardais avec curiosite, elle se remettait aussitot en disant: "Je suis folle!" Nous nous remettions a travailler.--Quel travail?--Ma mere raccommodait de la dentelle et je faisais des fleurs.--Vous ne vous expliquez pas ce paroles: _Si je voulais, tu serais riche?_--Il n'y a pas a s'y meprendre. Ma mere voulait me parler de mon pere; je n'en doute pas, car elle etait trop noble pour songer un instant que je pourrais etre riche si elle me vendait.--En voyant Mme Portien au _Lion d'Or_, a Tonnerre, vous ne saviez pas son nom?--Non. C'etait la seule femme qui fut dans la salle a manger, je m'adressai a elle, et elle eut la bonte de m'ecouter. Voila tout.--Vous savez aujourd'hui que votre mere a ete au service de cette dame.--Je ne l'ai appris que dans l'instruction.--Pourquoi avez-vous envoye un bouquet a Mlle La Chastaigneraye?--Je voulais dire un eternel adieu a M. de Parisis.--Il avait commence avec moi par un bouquet de violettes, je voulais finir avec lui avec un bouquet de roses. Cela etait si peu premedite, que je me fusse contentee sans doute de lui ecrire une lettre, si le hasard n'eut mis dans mes mains ce fatal bouquet.--Croyez-vous donc que le bouquet fut empoisonne avant d'arriver dans vos mains?--Non, puisque je l'ai respire et que je ne suis pas morte.--Alors, comment vous expliquez-vous que ce bouquet ait ete empoisonne a Champauvert?--Je ne sais rien. Je n'y etais pas.--Vous y etiez, vous l'avez avoue dans l'instruction. --J'etais autour du chateau et non pas dans le chateau.--La femme Barjou vous a vue sur la place publique vous approcher de la corbeille et entr'ouvrir le papier qui enveloppait le bouquet.--J'ai retire ma lettre a M. de Parisis. Si a cet instant j'ai empoisonne le bouquet, c'est que mes larmes etait empoisonnees." Le procureur imperial eut un sourire railleur et murmura: "La comedie du sentiment!" L'interrogatoire n'etait pas fini. Puisque vous vous dites innocente, qui donc est le coupable: Car c'est un fait acquis, Rose Dumont est morte du poison, et Mlle de la Chastaigneraye n'a survecu que par miracle, tant les choses avaient ete bien faites.--Je ne sais rien, si ce n'est que le bouquet est bien mon bouquet.--En retournant a Tonnerre, vous persistez a dire que vous n'avez pas rencontre le petit joueur de violon?--Je ne l'ai pas revu.--Ceci est bien singulier, car MM. les jures savent deja qu'il a ete impossible de retrouver cet enfant.--Est-ce que je suis accusee aussi de l'avoir assassine?--Non! la justice n'accuse pas, quand elle n'a pas de preuves." Et, d'un air severe, le president fit signe a Violette de s'asseoir. On appela les temoins a charge. On savait d'avance tout ce qu'ils diraient. On avait espere quelques-unes de ces revelations inattendues qui jettent une vive lumiere sur les causes obscures; mais rien. Ce fut une bien grande curiosite quand parut M. le duc de Parisis, cite par l'accusation comme temoin a charge; mais on savait bien qu'il serait temoin a decharge. Il raconta tres simplement ce qu'il avait vu, tout en declarant, sur son ame et sur sa conscience, comme s'il fut jure dans l'affaire, que l'accusee n'etait pas coupable. Il ne nia pas que le bouquet ne fut empoisonne, mais, selon lui, jamais la main de Violette n'avait verse le poison. Comme on le tenait pour tres savant en toutes choses, l'avocat de l'accusee le pria de donner quelques explications sur cet abominable empoisonnement par l'asphyxie instantanee. Il ne se fit point prier. Il rappela que depuis le seizieme siecle, si on n'avait plus le secret du poison des Medicis, il n'etait pas douteux pour lui qu'un chimiste ne put le retrouver avec la noix vomique, la cigue et l'acide prussique. Il conta que beaucoup d'experiences avaient ete faites par Magendie et Cabarrus sur des chiens, qui n'avaient pas eu le temps de respirer, tant la mort les foudroyait. Pour M. de Parisis, le bouquet n'en etait pas moins un prodige; puisqu'il avait ete cueilli a Tonnerre, vers le soir du samedi, on savait dans quel jardin; il n'avait pu traverser, de Tonnerre a Champauvert, le laboratoire d'un chimiste: et pourtant il donnait la mort a Rose Dumont, qui l'avait respire apres Mlle de La Chastaigneraye. "Aussi me permettrai-je, continua M. de Parisis, de trouver etrange que ce proces se fasse en l'absence du seul temoin qui pourrait dire la verite; le petit joueur de violon.--Pensez-vous donc, demanda le president avec raillerie, que cet enfant soit le coupable?--Non; mais je pense que puisqu'il n'est arrive a Champauvert que le lendemain, a l'heure de la messe, c'est qu'il s'est arrete en route.--Eh bien! il n'y a pas de--chimiste de Tonnerre a Champauvert?--Qui sait?--Je le sais bien, moi, dit l'avocat. L'enfant a fait l'ecole buissonniere. Mais j'espere n'avoir pas a accuser pour defendre." Parmi les temoins a decharge, Mme de Portien se presenta la premiere. Quand elle parut, on fit cette remarque pour la premiere fois: bien que Violette fut belle et que Mme de Portien fut laide, il y avait entre elles quelque ressemblance, je ne sais quel lointain air de famille. "Voyez donc, dit a sa voisine une des curieuses venues de Paris, ce petit signe de beaute au coin de la levre, elles l'ont toutes les deux." Une vague idee de la vie aventureuse de Mme de Portien courait dans l'auditoire. On avait reveille un echo de vingt ans; quand la mere de Violette etait partie pour Paris, elle etait partie avec Mme de Portien, accusee de vouloir cacher une faute avant son mariage. Nul n'avait ose dire cela tout haut, mais beaucoup l'avaient pense; or, comme cette idee etait revenue a la surface, il ne semblait pas impossible que l'accusee fut la fille de Mme de Portien, un de ces enfants perdus qu'on jette derriere soi et vers lesquels on ne se retouche jamais. Aussi fut-ce avec une vraie emotion qu'on vit paraitre Mme de Portien. Le president la salua imperceptiblement, tout en lui demandant ses noms. Elle repondit qu'elle se nommait Ange-Virginie de Pernan, petite-fille du duc de Parisis, mariee a M. Theodore de Portien, mais separee de corps et de biens depuis longtemps. "Dites-nous ce que vous savez.--Ce sera bientot dit. J'etais au _Lion-d'Or_, a Tonnerre; cette dame est venue s'asseoir a ma table, elle m'a demande s'il y avait loin pour aller a Parisis; nous avons cause quelques minutes. Une des filles de l'hotel m'a offert un bouquet que j'ai refuse; cette dame a pris le bouquet et l'a envoye a M. de Parisis, qui etait au chateau de Champauvert. Voila tout ce que je sais. J'avais dit tout cela dans l'instruction, et j'esperais ne pas etre forcee de paraitre a ce triste proces.--Mais vous etiez la quand l'accusee a empaquete le bouquet; n'avez-vous rien vu qui put eveiller vos soupcons?--Non. J'ai beau reveiller mes souvenirs...--Dans quel esprit avez-vous trouvee l'accusee?--J'ai trouve une amoureuse qui ne savait pas bien ce qu'elle disait. Cela m'a amusee un instant, parce que je pensais a mon cousin de Parisis; mais cinq minutes apres, j'etais sur le chemin de Pernan et je ne songeais plus a cela." Mme de Portien voulait se retirer, mais le president la pria d'aller s'asseoir au banc des temoins. Octave, qui etait reste au banc de Me Lachaud, alla s'asseoir a cote de sa cousine. Mme de Portien lui dit combien elle etait desolee de tout cela; elle trouvait Violette fort jolie et elle etait loin de faire au duc de Parisis un crime de son amour pour elle. "Vous avez raison, dit Parisis sans facon, de trouver que Violette est belle, car j'entends dire autour de moi que vous vous ressemblez.--Comment! je ressemble a cette fille!--Mais, ma cousine, on pourrait se ressembler de plus loin." Le tribunal ecoutait toujours les temoins a decharge. Violette avait demande le temoignage de la proprietaire de la maison qu'elle habitait rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel. Cette femme peignit l'accusee sous les couleurs les plus sympathiques; elle l'avait toujours connue honnete, laborieuse, devouee a sa mere, ne sortant le dimanche que pour aller a la messe. Elle l'avait surprise une fois qui achetait des cerises pour dejeuner; une pauvre femme etait survenue, elle avait abandonne les cerises, pour remettre l'argent a cette mendiante. Cette simple action de dejeuner d'une aumone donnait l'idee de son coeur et aurait du lui porter bonheur; mais Dieu eprouve les plus braves et les plus pures. Le president demanda au temoin si elle n'avait oui parler du pere de l'accusee. "Monsieur le president, il y aurait bien a dire; Mme Marty ne m'a fait que des demi-confidences. Si vous voulez savoir mon opinion, mais je puis me tromper, c'est que Mlle Violette, puisque c'est aujourd'hui son nom, n'est pas la fille de Mme Sophie Marty. --Ah! madame! s'ecria Violette, laissez-moi au moins ma mere!" XI LA MERE DE VIOLETTE A cet instant une femme se trouva mal. C'etait Mme de Portien. Les debats furent interrompus une minute. On emporta Mme de Portien evanouie. "Parlez, dites tout ce que vous savez, dit le president au temoin.--Eh bien, monsieur le president, je crois que Mme Marty a cache la faute d'une autre personne que je ne connais pas. Quand elle etait en retard pour payer son loyer, la pauvre femme se croyait obligee a quelque confidence. "Ah! si je voulais, disait-elle, j'aurais de l'argent, mais j'ai peur du scandale, et puis qui sait si on ne m'arracherait pas cet enfant?" Et je lui parlais du pere, et elle me repondait, le dirai-je? comme une femme qui n'a jamais eu ni mari ni amant. A travers toutes ces phrases ambigues, je croyais voir une fille innocente se sacrifiant a une fille coupable." Ce fut le tour de la mere de Rose Dumont. Cette femme vint toute eploree demander vengeance. Mlle de La Chastaigneraye avait eu beau lui donner de quoi se croiser les bras, elle ne lui rendait pas sa fille. Elle etait bien sure que le poison avait ete mis par cette etrangere qui n'avait fait que paraitre et disparaitre. Quelques autres temoignages vinrent a la suite qui firent penetrer dans l'esprit des jures la culpabilite de Violette. Octave commencait a desesperer, car Violette n'avait eu que deux bons temoignages contre vingt mauvais, quand tout a coup le president annonca que Mlle de La Chastaigneraye allait comparaitre comme temoin; il venait de recevoir un mot d'elle ou elle lui disait que, dans l'interet de la verite, elle avait cru devoir braver la fievre et venir faire son devoir. Une rumeur bientot etouffee courut dans la salle comme si on eut annonce au Theatre-Francais Mlle Rachel, quand elle etait en Amerique. Il y eut un moment d'attente. Bientot tout le monde se leva a l'arrivee de cette noble heritiere qui avait toutes les sympathies. Elle parut plus belle encore qu'on ne se l'imaginait, quoique l'admiration eut parle d'avance. Elle marcha simplement et noblement devant la Cour, mais avec la dignite de la race et la grace de la jeunesse. Le president, apres les formules coutumieres, la pria de dire ce qu'elle savait. "Mon premier mot, monsieur le president, c'est que l'accusee n'est pas coupable." Ce premier mot jeta une grande surprise dans l'assemblee. On se questionnait des yeux, on ecoutait avec anxiete. "Mais qui donc est coupable? demanda le president.--Je le sais bien, repondit Genevieve avec l'accent de la verite, mais il m'est impossible de dire le nom du coupable.--La justice est en droit de lever tous vos scrupules.--Il y a des secrets que la justice elle-meme ne peut pas arracher. J'ai tremble que l'accusee ne fut condamnee pour un crime qu'elle n'avait pas commis; je suis venue jurer sur mon ame qu'elle n'etait pas coupable, mais c'est mon dernier mot." Mlle de la Chastaigneraye s'inclina, et demanda a s'en aller. Parisis alla a elle et lui offrit son bras. Le president ne jugea pas qu'il dut la retenir. L'audience fut suspendue pendant un quart d'heure. Quand le president reprit son siege, il appela Mme de Portien. Elle etait revenue a elle; elle reparut au bras d'une dame. "Je vous prie, madame de Portien, de nous renseigner sur la mere de l'accusee, qui a ete a ce qu'il parait a votre service." Mme de Portien repondit d'une voix troublee: "Je n'ai plus qu'un bien vague souvenir; je n'ai qu'a me louer de cette fille jusqu'au jour ou elle s'est oubliee.--On nous a appris qu'elle avait ete faire ses couches a Paris, et que vous l'aviez accompagnee?--Nous allions tous a Paris a cette epoque, et, pour lui eviter l'affront aux yeux du pays, nous lui avons permis de partir avec nous." La voix de Mme de Portien s'arretait dans sa gorge; on attribua cela a l'emotion de son evanouissement. "Et savait-on dans le pays quel etait le pere de l'enfant?--La malignite publique voulait que ce fut mon mari.--Vous etiez donc deja mariee?" Mme de Portien, qui ne rougissait plus depuis longtemps, rougit encore. "Monsieur le president, le proces n'est pas la. Je vous avoue que je n'ai pas mis tout cela sur mes tablettes, avec l'idee que je serais un jour appelee a en parler en Cour d'assises.--C'est vrai, madame, mais nous cherchons la verite par toutes les voies." Sans doute une nouvelle lumiere venait de se faire dans l'esprit du procureur imperial, puisqu'il demanda la parole pour dire ceci: "Messieurs les jures, nous avions espere que la justice n'avait qu'a se prononcer: toutes les preuves parlaient eloquemment devant elle. Mais l'audition des temoins nous avertit qu'avant de vous prononcer il nous faut entendre un autre temoin, celui qui a porte le bouquet de Tonnerre a Champauvert. Un doute pourrait subsister dans l'esprit des juges et dans l'opinion publique; la justice ne doit pas etre soupconnee: nous attendrons. Des recherches nouvelles seront tentees; une enquete plus minutieuse encore sera faite pour retrouver, sinon le temoin, du moins les traces du chemin qu'il a suivi en portant le bouquet.--Pour moi, je suis bien sur, dit l'avocat de Violette, qu'il a suivi le chemin des ecoliers; s'il eut suivi le droit chemin, le bouquet n'eut pas ete empoisonne." Le president rappela l'avocat au silence, et, apres avoir consulte la Cour, il declara que l'affaire etait remise aux prochaines assises. Violette eut ete condamnee aux travaux forces, qu'elle n'eut pas ete plus epouvantee que par cette alternative de rentrer en prison sans etre jugee. Depuis quelques minutes, deux pensees paralleles se disputaient son coeur; elle avait le pressentiment que Mme de Portien etait sa mere, et elle avait le pressentiment que Mme de Portien avait empoisonne le bouquet offert a Mlle de La Chastaigneraye. XII VIOLETTE ET GENEVIEVE Octave etait desespere, mais il fallait courber le front sous le niveau de la justice. Il s'approcha de Violette et lui tendit la main comme il eut fait a sa soeur. "Octave, lui dit-elle, puisque vous connaissez le poison des Medicis, pourquoi ne m'en donnez-vous pas?--Violette, je vous en prie, soyez patiente, Dieu vous sauvera.--Dieu! lui dit-elle; pourquoi me parlez-vous de Dieu, puisque vous n'y croyez pas!" Les gendarmes attendaient; les gendarmes n'attendent pas. M. de Parisis veilla a ce que la prison d'Auxerre fut adoucie pour cette derniere station. Le juge d'instruction et le procureur imperial, qui avaient fait volte-face, permirent que Violette ne subit plus l'horrible cellule: on lui donna une chambre; on lui permit d'ecrire et de recevoir des lettres, toujours sauf le controle du greffe. Octave lui envoya des livres et des fleurs, mais le porte-clefs fut inexorable pour lui. Le procureur imperial, dans l'interet de Violette, lui conseilla de ne pas insister. Mme de Portien, toute troublee qu'elle fut, avait offert a Genevieve de l'accompagner a Champauvert, comme si elle dut retrouver une robe d'innocence dans cette intimite du voyage; mais la jeune fille refusa avec douceur et fermete. Elle refusa aussi de partir en compagnie du duc de Parisis; mais elle lui permit d'aller la voir. Octave arriva a Champauvert le lendemain vers dix heures. Genevieve lui parla de Violette en toute sympathie. "Vous avez raison, Genevieve, car c'est notre cousine." Et il raconta a Mlle de La Chastaigneraye, quoiqu'il ne le sut pas tres bien, le roman de Mme de Portien. Il avait peur que leur famille ne fut atteinte par la personne de Mme de Portien. Il aurait fallu sacrifier Violette; mais ni lui ni Genevieve ne le voulaient. Et puis, apres tout, il y avait tant de mystere dans ce poison, que peut-etre se trompait-il. Ou etait le petit joueur de violon? Il y a dans tous les proces celebres une figure singuliere qui ne semble apparaitre que pour se jouer de la justice, comme s'il fallait prouver aux nommes que nul ne peut etre infaillible. Octave ne se fit pas beaucoup prier pour passer la journee a Champauvert. Ce lui fut une douce chose de se retrouver dans l'atmosphere de Genevieve, dans les idees et les sentiments de cette belle creature, qui avait une grande ame et un grand coeur. Bien des fois deja il avait etudie les variations de l'atmosphere morale, se trouvant meilleur ou plus mauvais, selon les creatures de son intimite, meme quand il les dominait de toute sa hauteur. Il y a l'air vif de la vertu, comme il y a l'air orageux de la passion; on pourrait faire toute une geographie des sensations. On connait les habitudes d'Octave: des qu'il restait une heure avec une femme, il n'avait qu'un but, l'aimer et lui parler d'amour. Quoique avec Genevieve les barrieres fussent difficiles a franchir, tant elle se tenait dans les hauteurs de sa dignite, de sa grace, de sa pudeur, il se risqua bientot a lui dire qu'elle etait la seule femme qui fut allee jusqu'a son coeur, toutes les autres n'ayant amuse que son esprit. "Mon cousin, vous ne croyez pas a ce que vous dites, et je ne suis pas assez folle pour y croire. Vos levres ont trop profane les choses du coeur en les jetant a tout propos et a toutes les figures. Votre dictionnaire n'est pas le mien; nous ne parlons pas la meme langue: si je dis un jour _j'aime_, c'est que j'aimerai jusqu'a en mourir.--Remarquez, ma cousine, que je vous adore depuis que vous m'etes apparue dans la blancheur de la neige, et pourtant je ne vous l'ai jamais dit.--Je vous tiens compte de cette discretion, mais je ne crois pas a un amour aussi extravagant pour une pauvre provinciale.--Comme vous vous moquez de toutes les Parisiennes!" Et Octave essayait de prouver par l'action de ses regards que s'il ne disait pas par sa voix: _Je vous aime_, il le disait par ses yeux. Genevieve avait beau vouloir couper court a toute causerie sentimentale, comme elle y prenait un vif plaisir, Octave y revenait toujours. Ils se promenaient par le parc et cueillaient ainsi les heures les plus charmantes. Un instant Mlle de La Chastaigneraye changea de figure et de conversation. Sans avoir l'air d'y penser, Parisis l'entraina dans le parc boise; mais elle parla astrologie. "Quand je pense, dit tout a coup Octave, que dans cent ans nous habiterons chacun une etoile, si eloignee l'une de l'autre, qu'il faudra un million d'annees pour qu'elles tressaillent a la meme lumiere!--Pourquoi ces deux etoiles si eloignees, mon cousin?--Parce que nous aurions pu nous aimer sur la terre et que nous n'avons pas voulu.--Eh bien! mon cousin, vous vous consolerez parce que vous aurez aime Violette." Mlle de La Chastaigneraye etait jalouse de toutes les femmes mais elle etait surtout jalouse de Violette. M. de Parisis et Mlle de La Chastaigneraye ne s'etaient guere parle de l'empoisonnement du bouquet de roses: le nom de Mme de Portien, comme le nom de Violette, s'arretait sur leurs levres. Ils craignaient tous les deux d'accuser la vraie coupable. Craignaient-ils de defendre Violette? Et pourtant il n'etait douteux ni pour l'un ni pour l'autre que Mme de Portien n'eut empoisonne le bouquet. Enfin, Genevieve prit la parole sur cette tenebreuse affaire. "Mon cousin, croyez-vous donc qu'aux prochaines assises Mme de Portien ne sera pas appelee sur le banc des accuses?--Peut-etre n'osera-t-on pas, car on n'a pas de preuves contre elle.--Et pourtant, vous etes bien convaincu que cette jeune fille n'a pas voulu m'empoisonner?--Oui, ma cousine; et puisque nous parlons de "l'accusee", il faut que je vous dise encore que Mlle Violette est la fille de Mme de Portien. Je crois meme que Mme de Portien en est convaincue elle-meme aujourd'hui. Or, que fera-t-elle? Je sais que l'avocat a dresse toutes ses batteries contre elle. Apres tout, si Mme de Portien est appelee, elle s'appelle Mme de Portien, elle est deja bien loin de nous. Si elle est punie, nous ne serons pas atteints. Que voulez-vous, on a dans toutes les familles des cousines a la mode de Toulon.--Pauvre Violette!" dit Genevieve. Ce cri partait du coeur, mais d'un coeur blesse. Octave n'avait pu rejeter de son esprit le souvenir de la dame blanche se promenant au clair de la lune sous les grands arbres de Champauvert. "Il me vient une nouvelle idee, dit-il. Nous accusons Mme de Portien; mais que faisaient la vers minuit cette dame blanche et ce monsieur noir dans votre parc, la nuit d'avant l'empoisonnement par les roses-the?--Mon cousin, le monsieur noir et la dame blanche ne pensaient pas a empoisonner les autres, je vous assure; c'etaient deux lunatiques qui ne voulaient dire leurs secrets qu'a la lune, mais qui n'avaient pas de poison dans les mains." Octave n'insista pas et parla politique pour mieux rentrer dans le sujet. "Lisez-vous le _Moniteur_, ma cousine?--Oui, mon cousin, pour voir le lundi les decrets du feuilleton.--Eh bien! moi, ma cousine, je ne lis que la quatrieme page pour voir les enrichis qui se font un bapteme heraldique. Vous connaissez M. de Rochelieu, ci-devant M. Marsouin?" Octave etudia la physionomie de sa cousine. Il savait que ce gentilhomme de fraiche date habitait pres de Champauvert une vieille abbaye qu'il avait ornee de colombiers a tous les points cardinaux. C'etait peut-etre pour lui et avec lui que se promenait la dame blanche. "Oui, dit Genevieve, je connais M. Marsouin; on a trouve ici qu'il avait eu tort de ne pas s'appeler M. de la Truffardiere." Octave sentit qu'il ne faisait que de la mauvaise politique. Comme il regardait Genevieve, elle se mit a sourire avec une pointe de malice. "Puisque vous etes visionnaire, mon cousin, pourquoi me parlez-vous de visions de Champauvert, et ne me parlez-vous pas des visions de Paris?--Parce qu'a Paris, il n'y a pas de visions." Le duc de Parisis avait oublie l'etrange visite que lui avait faite une femme voilee une nuit de carnaval; il croyait a quelque mystification de comedienne, une de ces vingt femmes qui avaient une clef d'argent de la petite porte du jardin. "Mais, mon cousin, reprit Genevieve, vous avez donc oublie--que n'oubliez-vous pas?--cette apparition, dans votre hotel, une nuit de carnaval?--Ah! oui, c'est encore une des pages inexpliquees de ma vie. Une femme est venue vers moi: elle m'a parle; mon emotion a ete telle, moi qui suis bronze contre toutes choses, que je n'ai pas trouve de voix pour lui repondre ni de pieds pour la suivre. Je me sentais de marbre a travers mon demi-sommeil; le peu d'esprit qui me restait appartenait au monde des esprits, puisque je lisais Faust.--Oui, vous lisiez Faust, et la femme qui vous est apparue vous a marque votre destinee.--Oui, elle l'a si bien marquee que j'ai ferme le livre et que je n'ai jamais bien retrouve la page, car ce beau livre c'est la folie dans la sagesse, ou la sagesse dans la folie. Mais comment savez-vous tout cela? Est-ce que vous connaissez cette femme?--Non, mon cousin. Parlons politique." Toute la politique d'Octave, c'etait Genevieve; mais ce fut en vain qu'il posa devant elle cent points d'interrogation; plus il la questionnait, plus elle embrouillait les cartes: comme la Sibylle, elle se derobait sous les ramees les plus feuillues. C'etait la plus impenetrable et la plus adorable des femmes. Octave changeait tous ses points d'interrogation en points d'admiration. Le soir, Octave partit pour passer la nuit a Parisis. Quoiqu'il se trouvat tres heureux d'etre a Champauvert, il comprit que Mme Brigitte ne verrait pas d'un bon oeil qu'il prit pied chez sa cousine. Il ne fallait pas que Mlle de La Chastaigneraye fut soupconnee--meme d'etre aimee par son cousin. Quand il fut parti, Genevieve pleura. "Ah! dit-elle tristement, je suis un corps sans ame. S'il ne revient pas demain, je mourrai." Il ne revint pas le lendemain. A Parisis, ce soir-la, il se coucha fort tard. A une heure du matin, il ne dormait pas encore. Il alla chercher un livre dans la biblio- theque du chateau. Sur une table il vit un livre ouvert. C'etait _Faust_. Il pencha la tete et vit ces deux mots:--C'EST LA!--qui couraient comme le feu sur ces deux lignes: "Le sentiment est tout, le reste n'est que la fumee qui nous voile l'eclat des cieux." XIII TROIS MARIS CONTENTS A son retour a Paris, Octave joua encore les Don Juan dans les entr'actes de sa vie. La comedie que je vais conter n'a ete representee jusqu'ici sur aucun theatre, mais elle a ete jouee scene pour scene, mot pour mot, aux Champs-Elysees, no 123 et no 125, etage des balcons. C'est une comedie en un acte, un acte nocturne qui pourrait s'intituler _les Trois Maris_. Il y a cinq personnages en scene, mais les trois maris sont presque des personnages muets; il n'y a a ecrire que le duo chante entre minuit et une heure du matin par M. de Parisis et Mme le baronne de Biancay. M. de Parisis connaissait beaucoup ces nos 123 et 124 de l'avenue des Champs-Elysees. Au no 123, il etait quelquefois attendu tres discretement au troisieme etage par une noble etrangere qui s'ennuyait a l'heure ou son mari courait le demi-monde. Au no 125, il etait non moins discretement attendu, au quatrieme etage, par une tres jolie Havanaise nee dans un hamac et qui vivait toujours couchee. Il n'avait pas juge de utile de faire connaissance avec les maris, si bien qu'il ne les avait jamais vus. Or, un soir vers minuit, pendant qu'il etait au no 125, le mari, qui ne savait pas vivre, rentra sans se faire annoncer. Parisis dit gravement au mari qu'il venait pour lui demander la main de sa soeur. C'etait l'heure de demander une jeune fille en mariage; mais le mari n'avait pas de soeur. C'etait un Espagnol qui avait des habitudes americaines; il repondit a Octave en lui montrant un revolver. Octave, ne pouvant alors parler cette langue-la, se jeta sur le balcon et escalada les chardons aigus du balcon voisin. Voila le prologue de la comedie. Maintenant figurez-vous, dans l'appartement contigu, une jeune femme qui arrive du concert et qui a envoye coucher ses domestiques. C'est Mme la baronne Blanche de Biancay. Le mari est un chasseur intrepide qui, aimant mieux sa meute que sa femme, est depuis trois jours a la chasse; il est ne pour la vie rustique; il aime l'architecture des forets et non celle de Paris; il meurt d'ennui dans un salon; il s'epanouit dans un chenil. Comme sa femme n'est pas une Diane enchanteresse, il lui donne presque tout l'hiver les agrements du veuvage. C'est la femme de quarante ans qui voudrait bien faucher son regain avec un beau moissonneur arme d'une faux d'or. Elle porte son ideal dans son coeur; mais elle court risque de passer toujours a cote. Il ne faut pas desesperer: le hasard, qui n'est autre qu'un ministre aveugle de la clairvoyante nature, va jeter son ideal sur son chemin. En ce moment, M. de Parisis frappa trois coups a la fenetre. "Eh bien? on frappe a la fenetre! Qu'est-ce que cela veut dire? C'est un coup de vent, sans doute." La baronne ecouta. "Voila qu'on frappe encore! c'est original; je n'ouvrirai pas plus la fenetre que la porte." Nous ne sommes plus ici dans le cercle des grandes dames. Elle alla soulever le rideau de la fenetre. Octave etait toujours la. "Un homme sur le balcon! s'ecria-t-elle.--Madame, ouvrez-moi, de grace!--Passez votre chemin.--Madame, je vais briser les vitres." Blanche se decida a ouvrir la fenetre. "Mais, monsieur, je suis chez moi." Octave se jeta aux genoux de Mme de Biancay. "Madame, pardonnez-moi, je vous en supplie, c'est toute une histoire que je ne vous dirai jamais.--Est-ce une gageure, monsieur?--Non, madame, c'est un quiproquo. M. Sardou vous expliquera cela dans une de ses comedies. Adieu, madame." La baronne avait reconnu Parisis. "Ah! vous voulez vous en aller par la porte quand vous etes entre par la fenetre; non, monsieur, je vous defends ma porte.--Mais, madame, je ne puis pas m'en aller par le meme chemin, car je dois vous dire la verite: il y a par la un revolver. J'allais partir avec sa femme pour le bal de l'Opera--en tout bien, tout honneur,--mais il est rentre! Je me suis enfui sur le balcon pour garder mon incognito, mon Othello m'a poursuivi et me voila a vos pieds. Ah! madame, si j'ai escalade votre balcon, ce n'est pas sans danger, car vous etes defendue par des chardons fort aigus, j'ai failli y rester.--Je vous remercie de la preference; pourquoi n'avez-vous pas pris l'autre balcon? c'est celui d'une danseuse. Ainsi mon appartement n'est plus maintenant qu'une grande route. On entrera chez moi sans dire gare! On y passera pour aller a la Bourse; on y donnera des rendez-vous; je ne desespere pas d'y voir passer un jour les arbres du bois de Boulogne pour aller aux Champs-Elysees.--Adieu, madame, je suis profondement touche de cette hospitalite d'un instant, sans cela j'etais force de descendre quatre etages per-pen-di-cu-lai-re-ment! comme une goutte de pluie.--Encore une fois, monsieur, vous ne vous en irez que par la fenetre. Songez donc, si mes gens vous voyaient ici, je serais perdue. Il est minuit passe; une jeune femme ne recoit pas de visites a pareille heure.--C'est vrai, madame, je suis desole d'etre entre chez vous si matin; mais que voulez-vous que je fasse? Attendez donc ... Il me semble ... c'est bien cela ... vous etes Mme la baronne de Biancay? j'ai eu l'honneur de jouer la comedie avec vous au chateau de Marchais." Octave avait pris son lorgnon. La baronne prit sa lorgnette. "Est-ce possible! J'avoue que je ne vous avais pas encore regarde. Quoi! M. de Parisis!--Permettez-moi, madame, de commencer par deposer une carte a vos pieds; car enfin, il faut proceder par ordre. Maintenant, voici une carte cornee.--C'est cela. Et a la troisieme visite vous passez par la fenetre.--Si vous saviez comme je vous aime!--Depuis combien de minutes?--Depuis toujours; ceux qui s'aiment ici-bas se sont aimes dans une autre vie." Le duo devenait fort joli, mais il se changea malencontreusement en trio. Le mari outrage avait a son tour franchi les chardons, a son tour il frappait a la fenetre. "C'est serieux, dit la baronne. On frappe a la fenetre; c'est le mari de ma voisine." Le mari de la voisine cria d'une voix de tonnerre: "Madame, ouvrez la fenetre, ou je brise les vitres." Madame de Biancay cria: "Monsieur, je vous prie de passer votre chemin.--Madame, dit Octave, le mari se fache. Avez-vous des armes?--Oui, un poignard." L'Americain donna un coup de pied dans la glace. Parisis saisit une chaise. "Je vais lui passer cette epee a travers le corps.--Madame, un homme se cache ici, cria le mari outrage." Octave s'avanca vers le revolver: "Je ne me cache pas, monsieur, je suis chez Mme Biancay parce que je vais l'epouser. Si j'ai passe par chez vous, c'est parce que je me suis trompe de numero. Etes-vous content?--Tout s'explique. Je suis content! Je vous prie, madame, de me pardonner cette visite nocturne, si j'ose m'exprimer ainsi. Je payerai les verres casses." Octave allait offrir un bougeoir au mari content, mais il etait deja parti. Mme de Biancay se croisa les bras pour admirer l'impertinence d'Octave. "Monsieur de Parisis, maintenant que je vous ai sauve de la vengeance du mari, vous n'avez plus rien a me demander et vous allez me dire un eternel adieu.--Un eternel adieu! j'aimerais mieux m'en aller par ou je suis venu. Je vous aime et je vous supplie de m'ecouter.--Quand vous passerez par la porte.--Par la porte de l'eglise avec vous a mon bras. Vous me prenez par les sentiments. Mais vous savez bien que je suis mariee." Mme de Biancay prit un flambeau. "Si vous voulez avoir le droit de revenir, allez-vous-en.--Comment, vous mettez a la porte un homme qui passe par la fenetre.--Taisez-vous, vous me faites fremir! aussi je sais bien ce que l'avenir vous reserve. Vous finirez dans un chateau avec une gardeuse d'oies.--Non, madame, rassurez-vous, je serai foudroye comme Don Juan, dans les bras d'une belle femme qui n'aura encore rien garde du tout.--Dieu vous mene a cette terre promise!--La terre promise, c'est vous.--C'est la premiere venue.--Non, c'est vous. Avant de vous voir, je vous aimais, car vous etes mon ideal. Depuis que je vous ai vue, je vous adore.--Et les autres? Et Mlle Violette de Parme? Et la comtesse d'Antraygues? Et Mme d'Argicourt? Et celle-ci et celle-la?--Que voulez-vous! Les peches de l'espalier voisin me donnent toujours soif.--Et vous croyez que je vais descendre de l'escalier pour vous." Octave embrassa la baronne. "Quelle saveur et quel parfum!--Mais la voisine?--Serieusement, je n'ai passe chez elle que pour arriver chez vous.--C'est le chemin le plus court. Mais que dira-t-elle?--Elle pensera que vous avez sauve son honneur.--Oui! oui! en perdant le mien.--Vous etes si belle qu'il n'est pas impossible que vous ne le retrouviez.--Je ne comprends pas.--Ni moi non plus. Comme vous avez de beaux cheveux! Il vient un rude vent par cette vitre cassee. Si nous passions dans votre chambre?--Ah! M. de Parisis, ayez pitie de moi, car mon mari...." Octave avait entraine Mme de Biancay qui, deja toute echevelee, se croyait encore forte dans sa vertu. Les derniers mots de la causerie se perdirent dans le bruit du vent. Mais tout n'etait pas dit. Le mari du balcon, qui avait reflechi, revint furieux. "Non, s'ecria-t-il, on ne se sera pas impunement joue de moi, je me vengerai." Cette fois, ce n'etait plus un mari de comedie, mais un mari de melodrame. Il acheva de briser la glace. Apres quoi, deja content de cette belle action, il passa l'avant-corps tout entier. Et comme il n'y avait personne, il s'ecria:--"Ah! je tiens mon homme, cette fois." Il entra. Sans doute il allait chercher le duc de Parisis dans les pieces voisines, quand on sonna a la porte. Comme il ne savait pas bien ce qu'il faisait, il alla ouvrir. Un homme tout aussi emporte que lui entra par la porte comme un coup de tonnerre. C'etait le mari de dessous, le Maure de Venise. "C'est trop me braver, dit-il au mari du balcon, croyant avoir affaire a M. de Parisis." Il n'y avait pas de lumiere dans l'antichambre. "Mais, monsieur, je ne vous connais pas, dit le mari du balcon.--Et moi, monsieur, je vous connais trop. Vous avez monte un etage de plus parce que j'etais chez moi; vous vous etes dit sans doute que ma femme monterait chez la baronne de Biancay, car la baronne est indulgente aux actions des autres. Quelles sont vos armes, monsieur?--Mes armes! les voila!" Et le mari du balcon saisit le mari du dessous pour le mettre a la porte. Naturellement celui-ci resista par les memes armes. Et pourtant ni l'un ni l'autre n'etaient habitues a un pareil duel. C'etaient deux hommes d'honneur, plus ou moins--malheureux,--penetres des principes d'une bonne education. Cependant le duc de Parisis et Mme de Biancay s'inquietaient quelque peu de ce beau tapage. Octave remettait deja ses gants pour rappeler les maris a l'ordre, mais ce ne fut pas lui qui arriva le premier sur le champ de bataille, tant il trouvait doux d'apaiser la belle effarouchee. Ce fut le mari de Mme de Biancay. Comme elle l'avait pressenti, il pouvait rentrer cette nuit-la. Et meme elle aurait du en etre sure, puisqu'il avait annonce son retour pour la nuit suivante. Mais il y a des heures ou les femmes n'ont pas la science des hommes. Tant pis pour les hommes qui arrivent avant l'heure qu'ils ont annoncee: ils sont deux fois dans leur tort. Ce qui est certain, c'est que M. de Biancay, suivi d'un domestique qui portait une valise, arriva pour faire une charmante surprise a sa femme, au moment ou le mari du balcon et le mari du dessous s'agitaient dans son antichambre; c'etait une belle gymnastique en l'honneur de M. le duc de Parisis. "Qu'est-ce qui se passe chez moi?" se demanda-t-il tout abasourdi. Il ne fallut pas cinq secondes pour que la colere l'envahit et lui montat a la tete. C'etait un homme taille en hercule, qui n'abusait pas de sa force, mais qui, plus d'une fois pourtant, avait prouve qu'il ne fallait pas lui marcher sur le pied. Il saisit le mari et le jeta dans l'escalier. C'etait le mari du dessous. Celui-ci eut peut-etre remonte, si le mari du balcon, qui roulait a son tour, ne lui eut interdit ce chemin-la. Ce fut une belle fricassee de museaux, selon l'expression d'Octave, car je ne me permettrais pas de parler ainsi de maris malheureux. Non seulement les deux maris roulerent et continuerent leur duel, mais ils entrainerent dans leur chute le domestique de M. de Biancay et la bougie qu'il portait a la main. La bougie fut eteinte, mais on vit bientot a tous les etages d'autres maris inquiets du vacarme qui retentissait dans toute la maison. La fete de nuit fut complete, avec illuminations. M. de Biancay avait repris possession de lui-meme et de son appartement. Il s'etonnait de ne pas voir accourir sa femme, car il ne pouvait supposer qu'elle fut endormie pendant qu'on se battait chez elle. Quand M. de Parisis,--tout fraichement gante,--apparut portant aussi un bougeoir. Ils se saluerent tous les deux avec defiance. M. de Biancay connaissait vaguement M. de Parisis, M. de Parisis ne se rappelait pas M. de Biancay. "Monsieur, dit le mari sans trop prendre les airs d'un mari outrage, voulez-vous m'expliquer cette comedie?--Monsieur, j'allais vous adresser la meme question.--Mais, monsieur, puisque vous etes chez moi et que je suis absent depuis longtemps, sans doute vous savez mieux que moi ce qui s'y passe.--Pas le moins du monde, monsieur." Parisis n'etait jamais en peine. Les auteurs comiques auraient pu inventer pour lui les situations les plus perilleuses, il en fut sorti gaiement sans sourciller jamais. "Mais enfin, monsieur, permettez-moi de vous demander ce que vous faites ici a deux heures du matin?--Je devrais ne pas vous repondre, repondit Octave, mais vous y mettez vraiment trop de bonne grace pour que je ne vous confie pas mon secret. La femme du voisin, votre voisin du balcon, est nerveuse a tout casser, elle se trouvait mal, le mari est rentre comme je lui donnais des sels; il n'a pas trouve cela de son gout. Comme il etait arme et que je ne l'etais pas, comme elle me suppliait de ne pas me defendre, j'ai franchi votre balcon croyant passer par un appartement inhabite. La fenetre etait ouverte, le mari m'a poursuivi, j'ai ferme la fenetre, il a brise les vitres et a rencontre un monsieur qui avait a lui parler, car vous avez entendu leur conversation. Je ne sais pas un mot de plus.--Eh bien, dit M. de Biancay, ils continuent la conversation dans l'escalier.--Je ne suppose pas, dit Octave, que vous songiez a me mettre en tiers dans cette conversation.--Est-ce que c'est Mme de Biancay, monsieur, qui vous a donne ce bougeoir?--Oui, monsieur; Mme de Biancay, qui vous attendait, a ete une femme d'esprit: j'etais entre par la fenetre, elle a voulu me mettre a la porte. Voila pourquoi elle m'a donne ce bougeoir pour que je trouve mon chemin." Le duc de Parisis salua. M. de Biancay salua. Le duc de Parisis salua une seconde fois. M. de Biancay se demandait s'il devait le saluer d'un coup de pied, mais il se contint et entra chez sa femme. "Ah! mon ami, j'etais bien sure que vous arriveriez cette nuit, car je vous attendais.--Avec le duc de Parisis!--Quoi, c'etait le duc de Parisis? Ah! par exemple, voila un original! Cette fois, mon ami, il s'est trompe de chemin en passant par la fenetre." Le troisieme mari fut content. XIV LES FEMMES INVINCIBLES Cependant don Juan de Parisis perdit quelques batailles vers ce temps-la. Il surprit un jour presque tout le secret du jeu de cartes. Mme d'Antraygues finit par lui confier les noms de la Dame de Carreau et de la Dame de Trefle, la duchesse de Hautefort et la marquise de Fontaneilles. Alice s'obstina a cacher le nom de la Dame de Coeur par un sentiment de jalousie, car elle adorait toujours Octave et savait qu'il aimait Genevieve. Parisis connaissait trop de femmes pour reconnaitre celles qu'il ne voyait que de loin en loin. Les figures les plus opposees se confondaient dans son souvenir avec le meme souvenir amoureux. Souventes fois, il lui arrivait de causer intimement avec une femme, sans bien se rappeler son nom, comme si toutes les femmes etaient la meme, suivant l'expression d'un moraliste. Des qu'il eut surpris le secret, il se presenta vaillamment chez la marquise de Fontaneilles, qu'il ne connaissait guere, sous pretexte qu'il voulait danser pour les pauvres. Elle etait dame patronnesse de toutes les bonnes oeuvres. On allait donner un bal de bienfaisance, il fallait bien que l'esprit malfaisant y fut represente. Quand Octave entra dans le salon de la marquise de Fontaneilles, il y trouva la duchesse de Hauteroche, qui attendait son amie pour sortir. Mme de Hauteroche, comme Mme de Fontaneilles, etait une tres grande dame de la plus haute naissance, qui avait traverse jusque-la le monde parisien demi-souriante, mais s'amusant a la fete des autres, ne voulant pas jouer d'autre role que celui de femme honnete; on disait que son mari s'amusait pour elle. C'etait peut-etre une raison de plus pour qu'elle fut plus stoique dans son devoir. Ce qui est hors de doute, c'est que, jusque-la, nul n'avait marque son pied dans la neige de ses avenues. Elle etait charmante: une beaute brune et grave, adoucie par des yeux d'outre-mer profonds comme l'Ocean; elle avait ete blonde, on le devinait encore a la legerete de ses cheveux. Quand Mme de Fontaneilles vint pour prendre son amie, elle fut quelque peu surprise de la voir en tete-a-tete avec le duc de Parisis. Ils causaient avec abandon comme des gens qui se sont vus la veille. Octave etait partout chez lui. Il se leva et alla au-devant de la marquise, comme si ce fut elle qui vint en visite. Elle le remercia de faire si bien les honneurs de son salon; il ne manqua pas de developper ce paradoxe, que les gens bien nes sont tous de la meme famille, et que, meme avant d'avoir ete presentes, ils se savent par coeur. Ce fut le point de depart d'une causerie imprevue. Les deux dames se revolterent a cette idee pretentieuse d'Octave de connaitre si bien les gens qu'il ne connaissait pas. Mais lui, qui n'etait jamais pris sans vert, se rappela a propos quelques paradoxes de Lavater. Il s'engagea a dire la bonne aventure a la duchesse et a la marquise, si elles lui permettaient de les devisager un peu; il n'oublia pas de leur rappeler qu'on n'etait pas toujours masque comme la Dame de Trefle et comme la Dame de Carreau. La glace etait brisee. La duchesse dit a Octave que Mme d'Antraygues avait trahi le secret de ses amies, mais qu'elle comprenait cela, puisqu'elle savait, par oui-dire, qu'une femme n'avait pas de secrets pour son amant. Le duc de Parisis, un physionomiste raffine, trouva beaucoup de verites a dire aux deux amies. La premiere venue parmi les diseuses de bonne aventure remue des verites, puisqu'elle remue des mots: qu'est-ce donc si le diseur de bonne aventure est un homme d'esprit qui a etudie dans le coin des femmes! Pour connaitre les hommes, pratiquez les femmes; pour connaitre les femmes, pratiquez encore les femmes: c'est la sagesse des nations folles. Pendant cette seance a la Lavater, Octave eut l'art de prouver a la duchesse et a la marquise qu'il etait eperdument amoureux d'elles. Pendant qu'il leur parlait d'elles, ses yeux leur parlaient de lui. Et ce qu'il y eut de bien fait dans cette oeuvre diabolique, c'est que chacune des deux femmes fut convaincue qu'il n'aimait qu'elle-meme. Mais elles etaient au-dessus de l'amour, meme de l'amour de don Juan de Parisis. La marquise de Fontaneilles s'etait tournee vers Dieu et ne voulait pas se retourner vers son prochain. La duchesse de Hauteroche, ame plus romaine, aimait la vertu pour la vertu, s'attachant a son devoir non pas avec resignation, comme tant d'autres, mais avec vaillance, fiere des victoires de l'ame sur le corps. Octave perdit bien huit jours--huit siecles pour lui--a errer autour de ces deux vertus; il avait pourtant imagine une tactique qui lui semblait victorieuse:--Apres avoir prouve a la marquise qu'il n'etait pas amoureux de la duchesse, il prouva a la duchesse qu'il etait amoureux de la marquise, soufflant l'orage a tous les horizons.--Mais les nuages ne monterent pas jusque dans l'azur. Il ne s'avoua pas vaincu; il leva le siege et passa dans un autre camp. Mais tout en courant les petites dames, ses aspirations le ramenaient bientot aux femmes du monde, parce que s'il trouvait que l'amour est toujours le meme au dernier chapitre, quelle que soit l'atmosphere, il trouvait aussi qu'il faut chercher les variations du coeur dans les commencements. Or il n'y a de commencements qu'avec les femmes comme il faut, puisqu'avec les autres on commence toujours par la fin. XV L'ESCARPOLETTE Parisis ne se contentait pas des femmes du monde ni des femmes du demi-monde; les fillettes de tous les ordres, pourvu qu'elles fussent jolies, lui semblaient de bonne prise; son grand art, en ceci, etait de se mettre au diapason et d'entrer de plain-pied dans l'intimite des femmes quelles qu'elles fussent. Venait-il une modiste apporter un chapeau, une fleuriste apporter un bouquet, une couturiere apporter une robe, il la lorgnait; si elle etait belle, il la saluait et lui disait mille folies, au grand depit de la dame qu'on venait habiller ou coiffer; on lui reprochait de manquer de dignite, mais il disait lui-meme qu'il ne reconnaissait pas les bienseances. Combien d'aventures etaient le second chapitre de ses premieres escarmouches! Aussi, un matin, Mme d'Antraygues surprit-elle Parisis dans son jardin, qui faisait balancer, sur une escarpolette, deux jeunes modistes a qui il avait commande des chapeaux, sans doute pour coiffer ses arbres. Ces deux modistes etaient des jeunes brunes fort provocantes par l'eclat de leurs yeux qu'elles ne veloutaient pas du tout. Elles riaient comme des folles, elles criaient en tombant sur l'herbe comme de vraies pensionnaires; il fallait voir Parisis les rouler sur le gazon, les prendre dans ses bras et les remettre sur la balancoire. Mme d'Antraygues, cachee par un magnolia, assista a toute la fete; on s'amusait si vaillamment qu'elle aurait voulu en etre, si sa grandeur ne l'eut attachee au rivage. Elle se montra, les oiseaux s'envolerent. Parisis les rappela, mais le charme etait tombe. "Comment pouvez-vous vous amuser avec ces fillettes? demanda-t-elle a Octave.--Vous voulez que je vous dise le secret, lui repondit-il en riant, c'est que ce sont des femmes et que je m'amuse toujours avec les femmes." Le duc de Parisis avait d'ailleurs un gout tres modere pour les fillettes; il n'aimait pas les raisins verts, il disait que la volupte s'accommode mieux du fruit que de la fleur. Il disait encore que la femme a deux virginites, celle de la chrysalide et celle du papillon. Il aimait mieux le papillon que la chrysalide. La jeune fille n'est d'abord qu'une ebauche; elle n'est une oeuvre d'art qu'apres avoir secoue l'arbre de la science. Les libertins aiment les ingenues; les voluptueux aiment les savantes. Toutes les forets sont vierges dans le pays de l'amour. XVI LE FESTIN DE MARBRE Ce fut a peine si de loin en loin le nom de Monjoyeux retentissait aux oreilles de ses amis. Aussi ce fut une vraie surprise quand cette lettre courut a la Maison d'Or, dans le cabinet des journalistes, dans l'atelier des peintres et des sculpteurs, jusque chez M. Beule-les-Fouilles, secretaire perpetuel de l'academie des beaux-arts. "M. Monjoyeux et Mme Monjoyeux prient monsieur de leur faire l'honneur de venir souper chez eux le vendredi, 12 decembre, a minuit. "Les statues, sculptees par M. Monjoyeux, seront exposees a giorno. "Avenue de l'Imperatrice, 22." Quand M. de Parisis recut cette invitation, il se dit: "Voila Monjoyeux qui nous prepare un coup de theatre. Il va nous prouver qu'il est un homme de genie; je ne manquerai pas a cette fete." Ce fut une vraie fete. On en parla beaucoup la veille; on en parla bien plus le lendemain; mais ce fut une fete sans lendemain. Octave ne s'attendait pas a tant d'equipages devant l'hotel. Il etait alle le matin pour voir Monjoyeux; mais quoiqu'il eut beaucoup insiste pour etre recu, quoiqu'il eut remis d'un air victorieux cette carte celebre qui lui ouvrait toutes les portes, comme naguere a M. de Morny et au comte d'Orsay, un domestique fort bien style vint lui dire que ni monsieur ni madame ne pouvaient recevoir monsieur le duc, ce qui aiguillonna d'autant plus sa curiosite. A minuit, quand il fut annonce dans le premier salon, il fut ebloui par les lumieres, les femmes, les diamants; il connaissait l'hotel, ou durant deux hivers une etrangere celebre avait recu le beau monde parisien, mais il n'avait jamais vu tant de haut luxe dans les salons. Les etoffes, les tapis, les bronzes, les meubles, tout avait la marque d'une main savante et prodigue. Dans l'avant-salon, dont Cabanel avait peint le plafond, soutenu par des cariatides de Clesinger, on remarquait une marguerite a la fontaine, d'Ary Scheffer, et une Cleopatre, de Gerome, deux civilisations en contraste. Dans le grand salon plus severe quoique plus riche, Ingres, Delacroix, Meissonier et Diaz, les quatre expressions de l'art moderne, se disputaient les panneaux. "Diable! mon cher, dit M. de Parisis a Monjoyeux, vous faites bien les choses.--N'est-ce pas? dit le comedien-sculpteur; l'habitude du theatre, l'amour des chefs-d'oeuvre! mais je suis tres fier de votre approbation, a vous qui avez le plus charmant petit palais de Paris. C'est mon seul talent, et j'avoue que je suis toujours surpris de voir que les autres font bien. Donnez un million a cent hommes, et ces cent hommes gaspilleront leur million sans montrer une preuve de gout.--Si le gout etait a la portee de tout le monde, il n'y aurait rien a faire. Mais je vais vous presenter a ma femme: la voyez-vous la-bas dans cette corbeille epanouie?--Oui, c'est le dessus du panier. Tudieu! mon cher, comme elle est belle! Et vous avez le courage de travailler du marbre quand vous avez sous la main un pareil chef-d'oeuvre! Pour moi, je briserais mon ciseau pour adorer la statue vivante." Le duc de Parisis attachait son regard sur Mme Monjoyeux avec un vague souvenir. Il lui semblait la reconnaitre comme a la rencontre des Champs-Elysees. "Et pourtant pensait-il, je n'ai jamais vu cette Bretonne que Monjoyeux est alle epouser a Nantes." Mme Monjoyeux lui rappelait une figure aimee en passant. Il s'avanca vers Mme Monjoyeux, ne s'inquietant pas de deranger toutes les femmes qui l'entouraient. Il s'assit dans le groupe et parla a tort et a travers de la pluie et du beau temps, de la vie d'artiste, de ses imprevus, des jeux du hasard et des jeux de l'amour. Il eut bientot conquis toutes les femmes a son esprit railleur et charmant. Octave avait pour politique de se mettre toujours du cote des femmes, disant que dans le papottage qui court sur les eventails, il y avait beaucoup plus de sagesse a recueillir que dans les phrases sentencieuses des hommes serieux. Quand une femme cause, elle trahit l'eternel feminin, elle ouvre son coeur sans le vouloir, tandis que l'homme n'ouvre le plus souvent que sa boite a betises, tout bouffi qu'il est de vanite. Et puis, comme disait Octave, du cote des femmes la betise elle-meme a son prix. Il allait plus loin, il disait que la femme est parfaite dans le mal comme dans le bien; tandis que l'homme, sous pretexte d'etre un animal raisonnable, n'est en definitif qu'un animal. M. de Parisis fut quelque peu surpris de ne pas reconnaitre une seule Parisienne parmi toutes ces femmes qui faisaient cortege a Mme Monjoyeux. C'etait la fleur des pois de cette societe etrangere qui regne dans les Champs-Elysees et l'avenue de l'Imperatrice, Havanaises, Peruviennes, Polonaises, Espagnoles et autres expressions des mondes voyageurs. Quand on veut improviser un salon, il faut s'adresser a ces peuplades pittoresques, toujours gaies et vives, qui paraissent et disparaissent sans marquer de vifs souvenirs. "C'est cela, pensa Octave, Mme Monjoyeux n'ayant pas de racines dans le monde parisien, a ouvert sa porte aux passageres des quatre mondes. Tant mieux, ce sont de jolis oiseaux tres apprivoises qui chantent sans trop se faire prier la chanson de l'amour. Nous allons nous amuser ce soir: je suis bien sur qu'il n'y a pas une begueule ici et qu'on pourra avoir de l'esprit sans peur de l'estampille." Tout en causant avec les femmes, M. de Parisis cherchait a reconnaitre les hommes errants ou discutant en groupes dans les salons. C'etait le tohu-bohu des premieres representations, avec quelques peintres et sculpteurs en plus. Monjoyeux, en effet, n'allait-il pas donner une premiere representation? Il y avait la les critiques du lundi, les causeurs du samedi, les polemistes du dimanche, les chroniqueurs de toute la semaine. Il y avait la les gentilshommes du turf, les patriciens du Moulin-Rouge, du Cafe Anglais, de la Maison-d'Or; quelques hommes politiques, retenus par la patte aux comediennes; l'academie des beaux-arts et l'academie francaise etaient representees par leurs plus jeunes etoiles. En un mot, tout Paris. Un valet vint avertir que madame etait servie. Monjoyeux pria Octave de donner le bras a sa femme, quoiqu'il eut la les personnages consacres. M. de Parisis obeit avec sa grace accoutumee; il ne faisait jamais de facons pour passer le premier: c'est un bon pli a prendre a Paris, quand on a vingt ans. Il y a ainsi des personnalites qui s'imposent et prennent le pas sur tout le monde, sans qu'on sache pourquoi. Les hommes s'etonnaient bien un peu de toujours voir Octave jouer le premier role, quand tant d'illustrations ne venaient qu'apres lui; mais les femmes trouvaient cela tres naturel: il etait jeune, il etait beau, il etait fier; pour les femmes, ce sont la des titres plus serieux que les titres du genie. Et puis, il etait duc. Moliere a fait sauter les marquis; peut-etre qu'aujourd'hui, en face des immortels principes--des principes immortels--les marquis ne songeraient pas a faire sauter Moliere, s'il n'avait pas ses deux siecles d'immortalite? Nous avons fait tant de chemin! Le monde marche, mais il marche dans un cercle. M. de Parisis etait, d'ailleurs, un homme bien eleve, qui savait son monde; je ne parle pas de son stage en diplomatie, car il etait ne diplomate. Quand il se trouvait en face d'une illustration de haute roche, il avait l'art, avec ses quartiers de noblesse, de lui faire un piedestal; nul ne savait mieux mettre en relief dans sa vraie lumiere un homme de genie, ou meme un homme de talent. Et c'etait d'autant mieux fait, qu'il se montrait fort impertinent pour toutes les mediocrites tapageuses qui sont le desespoir des esprits d'elite. Il disait que chaque generation, dans la capitale du monde, enfante a peine laborieusement cinquante hommes dignes d'etre etudies, cinquante intelligences qu'il faut aimer et qu'il faut craindre. Octave ne s'y trompait pas, il admirait et il adorait les grands hommes d'aujourd'hui; mais, du haut de son dedain, il disait aux petits hommes montes sur les echasses de la reclame: "Retirez-vous de leur soleil." Cependant, trois portes a deux vantaux s'etaient ouvertes; on avait ete saisi par le radieux spectacle d'un atelier, un ancien theatre intime, ou Monjoyeux avait dresse une table de cinquante couverts sous les lumieres ruisselantes des plus beaux lustres du Murano. Dirai-je quel fut l'eblouissement de tout le monde devant le luxe feerique de cette salle et de cette table? Les plus belles etoffes des Indes, brochees d'or et d'argent, retombaient a larges plis sur les murs et s'etoilaient par des candelabres en cristal de roche. Sous chaque candelabre se profilait une elegante jardiniere ou un svelte brule-parfums; ici un email cloisonne, la une merveille de Sevres. On marchait sur un tapis de Smyrne moussu et fleuri. La table etait magnifique; les festins de Paul Veronese ne donnent pas une idee de ces splendeurs toutes modernes. A la place de toutes ces miseres argentees ou dorees qui jouent au luxe, Monjoyeux avait mis deux statues; le surtout etait un admirable buste a deux tetes, representant les deux faces de la femme, le bien et le mal, l'ange et le demon. C'etait le portrait de Mme Monjoyeux. Aucun des convives, tout en la reconnaissant, n'osa prononcer son nom. Pourquoi ce symbole? Le regard courait de surprise en surprise, l'esprit se perdait aux enigmes. "Mesdames et messieurs, dit Monjoyeux en s'inclinant avec sa bonne grace accoutumee, sous pretexte de vous convier a un festin, j'ai voulu vous montrer mes oeuvres. Je ne sais pas si vous les trouverez dignes de vous et dignes de moi; mais je sais bien que le souper sera exquis, c'est l'oeuvre de Mme Monjoyeux. Un cri d'admiration s'etait eleve autour de toute la table. "La critique est de rigueur, mais l'admiration est interdite, dit Monjoyeux en s'asseyant; voyez cela tout a votre aise, faites comme si je n'etais pas la. Le poete Destouches a dit: "La critique est aisee et l'art est difficile;" mais depuis que Janin, Theophile Gautier et Saint-Victor font de la critique avec toutes les magnificences de l'art, nous avons change tout cela. C'est l'art qui est facile, c'est la critique qui est malaisee.--Vous en parlez bien a votre aise, Monjoyeux, dit M. de Parisis. Vous avez raison, d'ailleurs: la critique est malaisee devant de pareilles oeuvres; il y a longtemps que je n'ai vu le marbre moderne me parler si eloquemment.--Oui, dit un musicien, ces lignes si blanches, et si harmonieuses chantent comme des melodies de Gounod.--On dit que les dieux s'en vont, dit un neo-grec; les dieux peut-etre, les deesses, point. Voyez plutot, ces deux belles statues qui marchent sur la table viennent toutes radieuses de l'Olympe." Une jeune femme demanda ingenument quelles etaient ces deux deesses; son voisin, un journaliste repondit: "Je reconnais dans celle-ci Cybele ou, si vous aimez mieux, la Nature. Voyez comme elle eclate dans sa jeunesse! Quel rayonnement!--Mais, l'autre? dit la jeune femme.--L'autre, madame, je ne la connais pas." De bouche en bouche, la meme question courut toute la table. "Quelle est cette statue,--quelle est cette dame,--qui pourrait bien me dire son etat civil,--est-ce une jeune vierge?--est-ce une jeune epouse?" M. de Parisis lui-meme demanda a Mme Monjoyeux quel etait le symbole revele par cette figure. "Quoi! vous ne la reconnaissez pas? dit Mme Monjoyeux, vous l'avez pourtant bien souvent frequentee.--Je ne m'en souviens pas; vous que je n'ai jamais vue, madame, il me semble que je vous connais; mais cette figure, aucune idee ne me la rappelle.--Je vous dis, monsieur, que vous ne connaissez que cela. Une femme qui marche de son pied de marbre sur les roses blanches comme sur la neige ... une femme qui regarde de son oeil candide le bleu des nues ... Cherchez bien." A cet instant, les questions furent toutes si vives que Monjoyeux dit en souriant: "Eh quoi! mesdames, eh quoi! messieurs, vous ne reconnaissez pas la Vertu! Il y a donc bien longtemps qu'elle n'est plus a Paris?--La Vertu, dit une Espagnole, elle n'est pas habillee comme cela. La vertu prend ses robes chez Worth.--Comment, madame, dit un poete, vous ne savez donc pas que la vertu n'est vetue que de sa pudeur?--A Athenes, c'est possible, dit une Ecossaise, mais a Paris, la pudeur est une robe trop legere.--Mais le marbre aussi est une robe impenetrable, dont la chaste blancheur protege la femme; une femme en marbre n'est jamais nue.--C'est vrai, dit M. de Parisis, mais ce marbre tressaille et fremit comme la chair, c'est la seule critique que je fasse devant ce chef-d'oeuvre. Monjoyeux a fait de sa Vertu une femme plutot qu'une deesse.--Votre critique est un eloge, dit Monjoyeux a Octave. La Vertu est une femme et non une deesse; j'aurais pu la faire plus penchee, plus chretienne, plus ascetique; j'aurais pu lui donner les paleurs des vierges byzantines, mais je n'ai pas ainsi compris la Vertu. Pour moi, c'est la femme dans toute sa force et dans toute sa splendeur. Si elle est la Vertu, c'est parce qu'elle domine la nature jusque dans sa luxuriance. Elle a triomphe de sa beaute et de son sang, elle foule aux pieds dans les roses les epines enflammees de la volupte. N'est-ce pas, messieurs, que cela a son cachet Metternich? Disant ces mots, Monjoyeux leva son verre de vin du Rhin et but apres avoir salue sa voisine. Le souper s'annoncait gaiement: les savoureux parfums des faisans, des becasses, des gelinotes, des ecrevisses, des truffes, se melaient aux vertes senteurs des roses, des fraises et des framboises, aux bouquets des vins de Bordeaux et des vins de Bourgogne, des vins d'Ai et des vins de Johannisberg; sans parler des vagues odeurs qui s'echappaient des femmes, epaules et chevelures. Tous les esprits s'enivraient deja et entraient en campagne armes des plus beaux paradoxes. Mais la causerie avait beau courir par tous les meandres de l'imprevu, les yeux ne pouvaient se detacher des figures sculptees par Montjoyeux; la Cybele et la Vertu, les groupes d'enfants joueurs, le buste a deux faces, tout prenait le regard et l'ame des convives, tant la beaute traduite par le marbre a d'empire sur les esprits. "Parler en prose devant de si belles choses, ce n'est pas bien parler, dit une Parisienne qui etait en face du poete; voyons, monsieur Homere, faites des vers a Phidias.--Des vers! Pour qui me prenez-vous?--Pour un poete, tout betement.--Un poete! Il n'y en a plus qu'un, ce merveilleux joueur de rimes, Theodore de Banville, qui raille tout, meme sa poesie, dans des vers charivariques.--Et Hugo?--Oh! celui-la est un Dieu!" Cependant, on admirait la Cybele et la Vertu. La Cybele semblait sculptee par le ciseau vivant et fleuri d'Allegrain; c'etait la meme abondance et le meme charme. La grande deesse avait la poesie d'une amante et la fecondite d'une mere. C'etait une fete pour les yeux de suivre le jeu de la chevelure, la beaute du profil, les ondoiements et les serpentements de ces lignes savantes qui couraient avec la grace antique des epaules aux seins, des hanches aux cuisses, sur les bras luxuriants comme sur les jambes fieres. Le marbre avait une force et une saveur incomparables; c'etait Cybele ruisselante de vie, moins robuste que si elle fut sortie des mains de Phidias, moins divine peut-etre, mais plus humaine. La Vertu etait une belle figure tout a fait nue. Un sculpteur mediocre eut copie les anciens qui representaient cette figure voilee. Mais la chaste blancheur du marbre n'est-elle pas une robe virginale? Et, d'ailleurs, si la Vertu est nue, elle ne le sait pas. Elle est trop divinement candide pour songer qu'elle n'a pas de peplum, de draperie ou de robe. Elle ne se defendait de l'amour que par la candeur de son attitude. Monjoyeux etait un philosophe qui savait que les femmes qui se defendent avec violence sont celles qui tombent bientot vaincues, car la violence c'est deja la passion. Cette statue, c'etait bien la Vertu. Elle levait les yeux et cherchait l'amour du ciel. Il y avait en elle de la nymphe antique, mais il y avait aussi de la jeune fille chretienne. Le sculpteur l'avait detachee des passions terrestres avec cet art souverain qui triomphe des rebellions du marbre. Les nymphes de Diane se fussent agenouillees en passant devant elle et auraient baise sur la neige l'empreinte de ses pieds legers; les vierges de Vesta auraient respire, dans son atmosphere, je ne sais quelle douceur et quelle vertu divines,--l'air vif des regions sereines qui chasse les orages de l'ame. Ce beau marbre appelait et retenait le regard charme. On le contemplait de face, on tournait autour avec le meme charme. La Vertu etait belle comme si elle devait donner encore plus de regrets a l'Amour. L'artiste l'avait coiffee avec un gout savant; il avait noue une grappe de fleurs dans sa chevelure ondulee a l'antique. Il y avait dans le visage, dans le cou, dans les epaules, dans les bras, dans le torse, dans les jambes, dans toute la figure, une jeunesse de contour, une preoccupation de style, une caresse amoureuse et chaste du ciseau, qui ne sont familieres qu'aux maitres. "N'est-ce pas, s'ecria Monjoyeux, que c'est beau de voir la Vertu?--Oui, en marbre," repondit le duc de Parisis. XVII UN TOAST A LA FEMME M. de Parisis, tout en jetant un mot a droite, a gauche, en face de lui, en homme bien ecoute, cherchait a penetrer dans l'esprit et dans le coeur de Mme Monjoyeux. Plus il regardait, et plus elle lui rappelait une femme qu'il avait connue. "N'avez-vous pas ete blonde, madame?--Non, monsieur." Octave regardait de plus pres la dame. Pour lui, toute l'enigme de la fete etait la. Aussi s'inquietait-il bien moins que ses voisins du symbolisme des figures de marbre qui dominaient la table; la vraie statue, c'etait la femme du sculpteur. Mais, comme tous les sphinx, Mme Monjoyeux ne se laissait pas penetrer. Soit qu'elle fut bete, soit qu'elle ne le fut point, elle avait l'art de le paraitre a propos. A certaines questions, elle repondait par un sourire qui n'etait ni la malice, ni la niaiserie, mais qui en exprimait vaguement l'effet. Tantot elle repondait de travers, rompant les chiens, puis jouait a l'ecole buissonniere; si Octave lui parlait de l'empereur de Russie, elle lui repondait que le pape etait un fort galant homme, puisque le jour ou elle s'etait agenouillee pour baiser sa pantoufle, il avait daigne lui tendre la main. "C'est etrange, pensait Octave, cette femme est restee Bretonne, quoique ses yeux accusent ca et la des perversites de fille d'Eve." Selon sa coutume, M. de Parisis tentait des mots risques; alors Mme Monjoyeux le regardait avec une candeur de vraie Bretonne. Octave s'aventurait alors sur une autre route; curieux en toutes choses, il suivait les femmes partout ou elles voulaient le conduire, meme sur les Alpes de la vertu, les pieds dans la neige, le front dans le ciel. Il trouvait une autre volupte a changer d'horizon. Les natures amoureuses ne gardent l'amour qu'en variant ses images a l'infini. Avec Mme Monjoyeux, si M. de Parisis devenait austere, elle se hatait de le ramener au sourire, quelquefois meme a l'eclat de rire. Il ne croyait pas, d'ailleurs, que ce fut un jeu savant: c'etait sans doute le hasard des idees et des mots. "Comment trouvez-vous mon mari? dit tout a coup Mme Monjoyeux; a tort ou a raison, il me trouve bien faite...--Il m'est impossible, madame, interrompit Octave qui ne faisait jamais de compliments, d'avoir une opinion sur ce point delicat.--Une opinion sur ce point delicat, vous l'aurez tout a l'heure, ecoutez-moi jusqu'au bout. Mon mari n'est pas un de ces artistes qui font une statue d'apres une statue; comme il dit qu'une statue est une femme, il prend ses modeles parmi les femmes...--J'ai compris, madame: ces seins adorables de la Cybele, ces hanches savoureuses, ces jambes de chasseresse, ce sont vos seins, vos hanches et vos jambes.--Chut! dit la jeune femme, si on nous ecoutait." Elle baissa la tete comme pour cacher sa rougeur. "Eh bien! madame, dit Octave, mon opinion est maintenant toute faite; ce chef-d'oeuvre de l'art, c'est le chef-d'oeuvre de la nature; les generations futures remercieront les dieux d'avoir donne une pareille femme a un pareil sculpteur.--Mais, moi, je ne me consolerai jamais d'avoir ete ainsi trahie dans ma nudite." La jeune femme continuait a pencher la tete, comme si tout le monde avait le secret de sa beaute. "Pourquoi cette fausse pudeur? reprit M. de Parisis. Vous etes traduite mot a mot, et je ne doute pas que la traduction ne soit digne de l'original, mais c'est la chair traduite en marbre; or, le marbre ne rougit jamais, parce que le marbre est au-dessus de cette pudeur atmospherique inventee par des couturieres qui avaient des robes a placer. Si la femme rougissait de montrer quelque chose, elle devrait rougir de montrer sa figure, puisque la figure est l'expression des sept peches capitaux." Et une fois dans ce steeple-chase du paradoxe, Octave debita toutes ses opinions avancees sur la pudeur du nu. "En effet, dit Mme Monjoyeux, la robe n'habille pas." Aux deux bouts de la table, en face de M. de Parisis, partout l'esprit courait gaiement sur la nappe; la gaiete resplendissait comme une lumiere nouvelle, sur les coupes, les roses et les raisins. Monjoyeux remarqua que les femmes prenaient des expressions de bacchantes et que les hommes devenaient irresistibles, parce qu'ils ne savaient plus ce qu'ils disaient. Il jugea qu'il etait temps de porter un toast pour etre ecoute. Sa coupe de vin de Champagne etait pleine; il la presenta a sa voisine, et lui dit qu'il allait bien parler, puisqu'il allait porter un toast a la femme. "Chut! mesdames, dit la voisine de Monjoyeux, le sculpteur va parler!" Tout le monde porta la main a son verre, tout le monde ecouta. On connaissait la phraseologie pittoresque de Monjoyeux, on ne doutait pas de son eloquence, de ses idees originales, de ses saillies imprevues. C'etait une bonne fortune de l'entendre. Monjoyeux s'etait leve, la coupe a la main, le front souriant, le sourire moqueur. Il secoua sa criniere comme un lion qui part pour la chasse; il promena son regard sur ses convives et sur ses statues; il jeta un coup d'oeil etrange sur sa femme et porta ce toast: "Mesdames et messieurs! je bois a la femme!" Tous les hommes se leverent et burent a la femme, "Chut! dit une dame, il ne faut pas boire, il faut parler; on n'a pas si souvent l'occasion d'entendre faire l'eloge des femmes. "Eh bien! dit Monjoyeux, ecoutez-moi et ne m'interrompez plus." Il trempa ses levres dans la coupe: "_Je bois a la femme!_ parce que la femme est l'alpha et l'omega, le premier et le dernier mot, l'enfer et le paradis, le mal et le bien, la chute et la redemption. "L'homme s'agite, la femme le mene. C'est que la femme est tout a la fois le bien et le mal, la quatrieme vertu theologale et le huitieme peche mortel. Comme l'ange rebelle, qui se souvient du ciel et qui travaille pour l'enfer, la femme est commencee par Dieu et achevee par Satan. "_Ou est la femme?_ disait le magistrat que vous savez, a chaque proces que plaidaient ses justiciables. "_Ou est la femme?_ repetent avec le subtil questionneur tous ceux qui veulent expliquer a peu pres raisonnablement l'histoire des peuples et le roman des ames. "Quand un sculpteur a fait une belle statue,--_ou est la femme?_ Quand un poete a fait un beau livre,--_ou est la femme?_ Quand un heros a gagne une bataille,--_ou est la femme?_ "Dans l'Olympe, le dieu de la pensee est un homme; mais Apollon, que fait-il sans les neuf muses? Or, toutes les femmes sont des muses, muses des passions et des crimes, des heroismes et des miseres. "Elus ou reprouves, dechus ou rachetes, notre destinee commune se rattache a l'Eden ou a Bethleem: nous relevons tous d'Eve ou de Marie. "_Ab Jove principium!_" s'ecrie le poete fervent. Mais s'il veut que nous confessions Jupiter, il faut que, sous les antres de Crete, il nous ait arretes d'abord dans le groupe souriant des nourrices du jeune dieu. "Le ciel lui-meme n'aurait plus sa chaleur et sa lumiere, sans cette presence reelle de la femme! "La lyre d'Apollon ne commence a vibrer que sous le souffle leger de Daphne qui s'enfuit. Sans Isis, Osiris n'est que la moitie d'un dieu; sans Sita, Rama serait a peine un heros! Quand l'ame du vieux Faust echappe aux griffes tenaces de Mephisto, elle flotte incertaine de sphere en sphere. En vain chemine-t-elle a travers les etoiles: ce ne sont pas les saints et les martyrs qui donneront un refuge a la pelerine errante. Mais elle a retrouve celle qui fut Marguerite, mais elle a ete touchee par le rayon de la mere sept fois douloureuse, elle est sauvee, elle est en possession de sa destinee bienheureuse, elle est entree en possession de l'_eternel feminin_! "Redescendons sur terre. Aussi bien la femme n'est pas suzeraine seulement sur les cimes sacrees; Marie l'egyptienne et sainte Therese ont des soeurs; voyez-vous d'ici l'escadron volant des courtisanes de tous les pays, des deesses en chair et en os, qui vont au sabbat des passions; celles-la imposent le mot d'ordre a toute l'infernale compagnie d'ici-bas; mais les unes et les autres gardent une egale influence. "Pour rassurer contre quarante ans d'epreuves l'ame orageuse de Michel-Ange, mon divin maitre, il suffit du mystique attachement de la marquise de Pescaire. Pour ruiner et depraver Andre del Sarte, il ne faut qu'un caprice vaniteux de sa Lucrece. "Depuis Eve, qui n'aimait pas assez Adam, et depuis Zuleika, qui aimait trop Joseph, les individus et les empires vivent au gre de quelques femmes. "L'Orient et l'Occident s'ebranlent pour Helene, la veuve aux cinq maris; Hercule est vaincu par Omphale; Antoine est dompte par Cleopatre; Eurydice entraine Orphee dans les Champs-Elysees; Merlin est emprisonne par Vivianne; Fastrade, morte, enchaine Charlemagne sur son tombeau; Beatrice eleve Dante jusqu'aux bleus sentiers du paradis. "Ce n'est pas Hiram, c'est Balkis qui batit le temple de Jerusalem; c'est la veuve adultere de Ninus qui dresse les portiques de Babylone; c'est la courtisane Rhodope qui assemble les masses enormes des Pyramides; mais c'est Thais la courtisane qui brule les palais de Persepolis. Aspasie trone au sommet d'une des grandes periodes, Hersilie ou Veturie arrete la fureur des soldats qui s'egorgent; mais que la Pompadour, marquise de hasard, jette sa pantoufle au plafond en signe de guerre, et les armees de l'Europe bivaqueront sept ans sur les champs de bataille. "Donnez des couteaux a Judith, qui va delivrer Bethulie, et a Mlle de Corday, qui s'imagine sauver la France. Mettez la hache aux mains de la Jeanne de Beauvais et l'etendard fleurdelyse aux mains de la Jeanne de Domremy: Dieu agit par le ministere de ces violentes et de ces inspirees. "Est-ce Dieu encore, est-ce Satan qui collabore avec la Florentine au 24 aout 1572? "Et vous, Marie Stuart, et vous, Marie la Sanglante, et vous, Elisabeth, o grande vestale de l'Occident! et vous, Catherine de Russie, qui avez regne sur le roi Voltaire, et vous, Germaine de Stael, o prophetesse eloquente! qui avez trouble les nuits de Napoleon, dites quelle force secrete vous poussa en avant, dans ces luttes ou vous avez temoigne une timidite si fiere et une energie si virile. Ah! vous le saviez, tempetueuses heroines: le spectre des affaires humaines appartient a qui sait vouloir, et les hommes s'inclinaient pour saluer nos volontes souveraines qui passaient." Monjoyeux se versa du vin de Champagne: "Qui s'avise de contester aujourd'hui l'incontestable autocratie des femmes? S'il restait un athee pour la nier au moment meme ou la raison d'Etat abroge la loi salique, ce n'est pas moi qui essayerais de guerir sa misogynie, et je n'irai pas, pour si peu, visiter, dans le char de ma rhetorique, Sapho sur son rocher trop hante, Paule de Viguier a son balcon de Toulouse, Mme de Sevigne en son hotel Carnavalet, ou Mme Recamier a l'Abbaye-aux-Bois. "Laissons Mme Roland sur son echafaud triomphal et Mlle de La Valliere dans son illustre solitude. "N'outrageons pas, par un commentaire indiscret, tant de charmantes visions des tombeaux, Mme Henriette ou Mme de Longueville, Marie Touchet ou Mlle de Romans. Vous savez votre histoire des rois de France, rois qui regnent sous le gouvernement de leurs femmes ou de leurs maitresses. La, au lieu de dire: Ou est la femme? Diogene vient avec sa lanterne, et dit: Ou est l'homme? "Un jour de revolution, le ministre des affaires etrangeres n'eut pas le temps d'enlever son portefeuille; celui qui vint apres s'ecria: _Je tiens le mot du sphinx!_ Il ouvrit le portefeuille: il y trouva un portrait de femme, puis un autre portrait de femme, puis une lettre de femme, puis une autre lettre de femme. "La femme est le dernier mot du Createur. Le grand maitre avait d'abord sculpte les mondes, puis le mastodonte, puis l'aigle, puis le lion, puis l'homme; il termina par la femme. Ce fut alors qu'il se reposa pour se contempler dans son oeuvre. "Je bois a la femme! parce que sans la femme que vous voyez la, en face de moi, je n'eusse pas sculpte ces bustes, ces groupes, ces statues, qui prouvent, j'imagine, que je ne suis pas un desherite. "Sans cette femme, qui est en face de moi, on dirait encore de moi comme naguere: "Monjoyeux! un hableur! qui promet toujours d'etre un homme de genie, qui ne se montre au theatre que pour se faire siffler, qui n'entre a l'atelier que pour sculpter des mots." Grace a cette femme, j'ai sculpte du marbre. "Ou est la femme?" "La femme, la voila! C'est toujours la femme qui fait le miracle; pour le pauvre diable, la femme endimanche la vie; pour les artistes, elle donne une ame au genie. Mais pour le sculpteur qui n'a pas de marbre, que fait-elle? Ecoutez bien." La figure de Monjoyeux prit une expression tout a la fois amere, byronnienne, satanique. "J'etais las d'entendre mes ennemis, mes amis me corner aux oreilles les conquetes des autres, les oeuvres de celui-ci, les chefs-d'oeuvre de celui-la: ce qui voulait dire que je ne faisais rien. Ne rien faire, messieurs! c'est deja beau, savez-vous! C'est etudier et c'est admirer. Les sots ne se croisent jamais les bras. Toutefois, si c'est une vertu de ne rien faire pour entrer aux academies, il ne faut pas en abuser, comme a dit Chamfort. Un soir que Parisis, Saint-Aymour, Villeroy, Miravault, me mettaient au defi de prouver mes forces, je suis rentre chez moi, ou, durant deux nuits et deux jours, j'ai surexcite ma volonte. La Volonte! une femme celle-la! une fiere femme, quand on l'aime jusqu'au sacrifice. Apres deux nuits et deux jours, je suis sorti, mais criant comme Newton apres ses deux annees de visions celestes: "J'ai trouve!" "Cinq minutes apres, on a pu me voir entrer bravement,--je ne rougis jamais, car je suis comme l'ancien, je porte mon ame sur mon chapeau,--dans une maison quelque peu celebre par ses folies nocturnes et diurnes. Que ceux qui ne connaissent pas la maison, messieurs, me jettent la premiere pierre." M. de Parisis remarqua l'agitation et la paleur de Mme Monjoyeux, qui regardait le sculpteur avec effroi et avec colere. "Je n'y restai pas longtemps, poursuivit Monjoyeux. Je ressortis bientot ayant au bras une femme voilee, qui n'etait pas precisement vetue comme une femme du monde qui va a la messe. Comme je ne voulais pas porter la queue de sa robe dans les rues, nous montames dans le premier fiacre venu, qui nous conduisit chez moi. A peine arrive, la femme avisa ma chambre a coucher et se deshabilla a demi pendant que je lisais une lettre. "Non, lui dis-je. Vous vous imaginez peut-etre que c'est une maitresse que je suis alle prendre dans cette joyeuse maison ou je vous ai trouvee si insouciante, si oublieuse et si belle. Non! si vous voulez, vous serez ma force et non ma faiblesse. Je vous ai choisie non pour humilier la femme, mais pour venger la femme; je vous ai choisie pour faire la satire en action de mon siecle." Elle ne comprenait pas du tout, je mis mon coeur a nu devant elle, je lui demasquai toutes mes batteries. "Si vous voulez jouer un grand role, lui dis-je, venez avec moi; vous serez mon compagnon d'armes dans la guerre terrible que je vais faire a la societe. Vous ne changerez pas de metier, mais vous remonterez d'un degre, parce que c'est le dernier mot de l'oeuvre qui moralise l'oeuvre. La-bas, ou je vous ai prise, vous etiez au premier venu qui donnait un louis a la porte. Dans le monde ou nous allons, vous serez encore au premier venu, mais les louis se multiplieront a l'infini: je dirai que vous etes ma femme." "Cette fille rougit pour moi; elle ne rougissait plus pour elle. Ne rougissez pas, lui dis-je, vous comprendrez un jour pourquoi nous jouons ces deux roles. Donc, je dirai que vous etes ma femme. Je suis ideologue, sculpteur, machiaveliste, vous irez solliciter pour moi des monuments a faire et a defaire; je suis un grand homme politique, comme tous ceux qui n'ont rien a faire: nous courrons le monde, et, comme trop d'hommes politiques, je sauverai tous les Etats. C'est vous encore qui serez le trait d'union entre moi et le pouvoir, a Petersbourg comme a Paris. Une femme a manque a Machiavel, voila pourquoi il est mort de faim. Je vous jure que si vous etes belle--sans etre rebelle,--nous n'aurons pas fait vainement le tour de l'Europe. Nous deviendrons riches, moi glorieux, vous plus eblouissante, et toute ma fortune si bien acquise sera pour vous." Cette fois, elle comprit. Jouer un pareil role, pour une pareille femme, c'etait deja de se degager de ses langes immondes. Ce n'etait pas d'ailleurs la premiere venue. Elle etait bien nee et elle avait a se venger. Elle voulut m'embrasser: "Non, lui dis-je, je ne vous connais pas, je ne vous embrasserai jamais; vous serez une femme pour tout le monde, excepte pour moi." Et en effet, messieurs, cette femme que vous voyez la, en face de moi, ce n'est ni ma femme ni ma maitresse." Un cri traversa la salle. La jeune femme tomba evanouie dans les bras de Parisis. Jusque-la, elle avait espere que Monjoyeux ne la demasquerait pas; il lui avait promis de ne pas la trahir; elle ne pouvait croire a cette brutalite; mais c'en etait fait, il venait, d'une main fiere, d'arracher le masque et de la rejeter a toute sa honte. Il ne mesurait pas l'abime. Il voulait frapper fort et frapper juste. Voila tout. "Ce n'est rien, dit-il en homme experimente, ce n'est rien: c'est une femme qui se trouve mal." Et il poursuivit: "Nous commencames le lendemain. Est-ce la peine de vous le dire? Ma volonte, armee de cette femme, a triomphe de tout; j'ai ete, du premier coup, l'ami des princes, courtise par les courtisans. Nul n'a resiste a cette femme. J'ai improvise de belles statues, car j'avais avec moi quatre praticiens romains, des fiers a marbre; j'ai donne a chaque prince la geographie future de l'Europe, tous ont reconnu que j'avais le secret de toutes les politiques. Mais ce n'est pas le genie qui m'a donne tant d'or, tant de croix et tant de titres, car je suis comte italien, baron bavarois, grand d'Espagne, pacha, prince valaque. Non! c'est la beaute de cette femme qui a tout fait. Et combien de femmes aujourd'hui qui ont fait la meme besogne!" Il salua sa compagne dans cette oeuvre infernale. "Pardonnez-moi, madame, si je vous ai mise en scene au denouement de ma comedie." Puis, se tournant vers les femmes qui faisaient mine de vouloir sortir pour sauver leur dignite: "Encore un mot, mesdames, je vous en prie." Il monta sur la table, arme d'un marteau. "Il faut bien qu'on le sache, je me depouille de tous ces oripeaux indignes de moi." Il arracha ses commanderies et les jeta a ses pieds. Il prit dans sa poche des parchemins qu'il alluma aux bougies. Le silence etait plus profond et plus terrible autour de lui. Il y avait quelque chose du jugement dernier dans ce soufflet donne a son siecle sur la joue d'une courtisane. Il frappa d'un premier coup de marteau la figure de la Vertu. "Je ne veux pas qu'il reste rien de cette oeuvre impie." Un cri de douleur retentit par toute la salle. Frapper un chef d'oeuvre, c'est frapper l'humanite elle-meme. On cria autour de lui. "O divine Vertu! dit-il sans ecouter, je te revere trop pour permettre que ce marbre souille ose transmettre ton adorable figure." Il donna un second coup de marteau. La statue fut defiguree. Il se retourna soudainement et marcha sur les roses et les camelias qui jonchaient la table jusqu'au piedestal de Cybele. --Et toi, sainte Nature! s'ecria-t-il, toi qui es l'image de Dieu, toi dont les adorables mamelles m'ont allaite, toi qui as mis au monde les Grecs du temps de Socrate, les Italiens du temps de Leonard de Vinci, les Francais du temps de Moliere et du temps de Saint-Just, je ne veux pas qu'un indigne souvenir te puisse profaner. Je t'ai representee dans ta souveraine beaute; mais ce marbre a subi les attouchements impudiques de l'or." Et il frappa la statue sur le front, sur la joue, sur les levres. En une seconde, c'en etait fait de ce chef-d'oeuvre. Vainement Parisis s'etait elance pour empecher cette profanation. Monjoyeux, comme un Titan dechaine, ne se fut laisse dominer que par la foudre. Tout le monde etait debout; la paleur, l'effroi, la tristesse etaient repandus sur les figures. La plupart des convives ne comprenaient qu'a demi. On se demandait s'il etait fou. "Mesdames et messieurs, dit-il en s'inclinant une derniere fois, fier d'avoir cree son oeuvre et fier de l'avoir sacrifiee, je redeviens Monjoyeux comme devant. Je crois que j'ai acquis le droit de me croiser les bras comme je faisais." Il prit un cigare sur la table. "De toute fortune, je ne me garde que ce cigare,--la derniere fumee!--Je retourne a ma chaumiere de la rue Germain-Pilon. Adieu, mesdames! adieu, messieurs! Je ne suis plus ici chez moi." Et se tournant vers celle qu'on appelait Mme Monjoyeux: "Adieu, madame Venus, adieu! Vous avez ete heroique dans le mal; si je vous avais aimee, vous eussiez ete heroique dans le bien.--Adieu! Nous ne nous reverrons jamais. Vous etes ici chez vous. Faites que les hirondelles viennent batir leurs nids a vos fenetres." Il sortit, le front leve, la demarche hautaine, comme Frederick- Lemaitre dans _Ruy-Blas_. Les femmes qui etaient la ne porterent pas leurs flacons a la jeune femme, toujours a demi evanouie, qui croyait rever, qui etouffait dans son humiliation et qui ne trouvait pas la force de s'humilier tout haut. Ces dames mettaient en toute hate leurs pelisses et leurs chapeaux, "Que dira-t-on de nous demain? se demandaient-elles toutes. Quelques-unes s'enfuirent, les plus curieuses demeurerent. Les hommes commentaient diversement ce que Monjoyeux appelait sa satire en action. "C'est un fou, disaient les uns.--C'est un sage, disaient les autres.--C'est un sage et un fou," pensait Parisis, qui avait reconnu enfin Mme de Marsillac. XVIII HISTOIRE DE MADAME VENUS Cependant Mme Venus s'etait levee et voulait parler a son tour: "Encore un instant, mesdames les femmes comme il faut, je prends la parole et on ne refusera pas de m'entendre." Les dames, plus curieuses encore qu'indignees, se tournerent vers Mme Venus. Elle avait subi les rudes paroles de Monjoyeux comme on subit un coup imprevu. Le premier sentiment est la defaillance, mais le coeur se releve, les tempes s'enflamment, la vengeance prend le mors aux dents. Tout emportee qu'elle fut toujours par sa nature, elle s'etait contenue, elle avait aime Monjoyeux, elle avait eu l'adoration de son genie: elle n'avait pas voulu, car elle etait genereuse, se jeter a sa traverse pour lui couper son effet, comme on dit au theatre. Elle se reservait son role. Quand elle prit la parole, elle rougit, le sang lui monta a la gorge; elle faillit ne rien dire; mais apres cette premiere secousse, elle retrouva sa voix et ses idees. "Ne vous imaginez pas, mesdames, dit-elle en essayant de railler, que je vais me laisser egorger comme une colombe a l'autel du sacrifice. Monjoyeux est un grand comedien comme il est un grand sculpteur, il lui fallait une femme pour jouer son jeu, il m'a prise ou il m'a trouvee. Mais cette femme n'etait pas la premiere venue; moi aussi je voulais jouer mon jeu, moi aussi je voulais me venger. "Etes-vous bien sures, mesdames, qu'entre les levres et la coupe, il n'y a pas un abime? On dit a la jeune fille: "Ce lit nuptial s'appelle la vertu, tu n'aimeras pas celui que tu aimes, pour epouser celui que tu n'aimes pas." C'est la loi du monde depuis que le roi du monde s'appelle l'argent. L'odieux argent, dites-vous, l'odieuse pauvrete, dis-je; entre l'argent et la pauvrete, il y a tous les crimes. "Je ne veux pas m'humilier jusqu'a vous dire qui je suis. Une fille, si vous voulez, mais une femme aussi. Je garde mon secret. Quelle que soit la chute, sachez-le bien, le coeur garde un battement pour Dieu; plus la nuit est profonde, plus l'ame se tourne vers le ciel. Adieu, mesdames, vous etes toutes, je n'en doute pas, des vertus inaccessibles. Peut-etre une de vous, en rentrant le soir, ira tirer les verrous sur la porte de sa fille, non pour preserver la fille qui dort dans son lit virginal, mais pour preserver l'amant de la mere qui se cache dans le lit conjugal." Les femmes n'avaient guere ecoute, mais la sacrifiee avait eu des auditeurs serieux. Tout le monde se regardait et se demandait le secret de cette comedie; mais se tournant vers Octave, Mme Venus lui dit: "Monsieur de Parisis, je ne veux confier mon secret a personne, hormis a vous seul." Ces mots eloignerent les derniers invites. "Et maintenant que nous sommes seuls, dit Parisis en prenant la main de la jeune femme, vous aller me confier le secret de votre vie.--Je vous dirai tout, car il vous a fallu un grand courage pour rester avec moi apres tous ces sarcasmes; mais ne restons pas la, devant ces debris d'un odieux festin, qui est pour moi une orgie de l'esprit sinon des levres." Les domestiques, qu'on avait renvoyes, etaient revenus peu a peu et semblaient se demander a qui il fallait encore obeir. "Retirez-vous, dit la dame du logis d'une voix douce et calme; il ne me faut que ma femme de chambre, que je vais retrouver la-haut." Et elle passa devant Octave. Le duc avait souffert de tous les coups portes a cette femme d'une main brutale. Il lui avait fallu un vrai caractere pour rester avec elle en face de tous ceux qui la fuyaient. Il risquait d'entamer sa dignite heraldique. Il pouvait bien, le soir, courir les folies nocturnes avec ses amis, mais en face des gens du monde il etait toujours reste un homme du monde. Au haut de l'escalier du premier etage, apres avoir traverse une antichambre, la dame se retourna vers lui et lui fit signe de s'asseoir sur le divan d'un petit salon, doucement eclaire par une lampe pompeienne. "Je m'etonne, lui dit-elle, que vous me demandiez le secret de ma vie; ne l'avez-vous pas devine, vous qui etes un homme d'esprit, vous qui m'avez surprise a Bade?" Octave avait reconnu Angele depuis qu'elle s'etait evanouie, comme si elle eut laisse tomber ce masque d'innocence qu'elle s'etait fait. "C'etait vous! Je le croyais et je ne le croyais pas.--Vous savez pourtant bien avec quel art une femme peut faire, defaire et refaire sa figure.--Oui; en changeant la couleur de ses cheveux, en accentuant ses sourcils, en marquant un grain de beaute pour changer l'expression, on se fait une autre femme.--J'avais jure que vous ne me reverriez jamais; que vous ne feriez pas la lumiere sur la nuit de Bade; qu'une fois au moins, dans ma vie, je garderais quelque prestige dans le souvenir d'un galant homme; mais notre rencontre chez le juge d'instruction m'avait arrache cette illusion.--Je suis un homme d'esprit, dit M. de Parisis, c'est pour cela que je reconnais que tout est impossible et que tout est invraisemblable.--Comme mon histoire! Et pourtant mon histoire est toute simple. Je vais vous la conter avec l'abandon d'une pauvre fille qui serait au confessionnal." Angele leva les yeux comme pour retrouver les meandres du passe. Octave se renversa sur un coussin tout en attachant son regard sur la jeune femme. "Mon cher ami, vous ne connaissez pas la pauvrete? Eh bien! vous aurez toutes les peines du monde a me comprendre. Celui qui n'a pas traverse la misere noire, comme disent les pauvres gens, la misere qui a faim et qui a froid, ne pressent pas toutes les angoisses de l'enfer. Le pauvre n'existe pas et il souffre toutes les existences. Le pauvre est un inconnu que personne ne veut recevoir, parce qu'il arrive dans la vie sans lettres de recommandation. Je m'appelle Angele-Helene de La Roche-Parmailles. Je vous livre le nom de mon pere, le baron de La Roche-Parmailles, parce que vous etes un galant homme et que vous comprenez tout. Je ne l'ai jamais dit a personne. J'ai pris quelquefois le nom de Montrigeac, qui fut un des fiefs de notre famille. Helas! ou sont les fiefs? ou est la famille? La premiere revolution a supprime les fiefs, la prochaine supprimera la famille, si ce n'est deja fait! Mon pere n'etait pas riche, il etait garde du corps quand il epousa ma mere. En 1830, il accrocha son epee et se fit gentilhomme campagnard. Mais il aimait ma mere et ma mere aimait Paris; il vendit la petite terre de Parmailles pour complaire a ma mere. On vint a Paris, on prit pied rue du Bac, au coin de la rue de Varennes, dans une maison ou j'ai vu mourir Mme Dorval. La pauvre femme! elle me caressait les cheveux sans se douter que je serais plus malheureuse encore qu'elle ne le fut, elle qui mourut de chagrin. Il n'y avait jamais d'argent a la maison, mon pere voulait faire figure avec ses anciens camarades, ma mere voulait aller dans le monde. Le capital etait entame, il ne restait plus que quatre-vingt mille francs quand on les risqua pour chercher fortune. Quoique mon pere fut reste fier, il se laissa convaincre qu'il pouvait, sans deroger, s'associer dans un hotel garni, l'hotel de ----, ou d'ailleurs il ne devait jamais paraitre. Dans deux associes, il y a presque toujours un fripon, celui qui n'a pas d'argent. Au bout de deux ans, l'associe de mon pere avait quatre-vingt mille francs et mon pere avait des dettes. Vous voyez d'ici le desastre: mon pere en mourut. "Ma mere, le dirai-je! etait plus malheureuse encore que coupable, elle chercha a se consoler. Quand les femmes ne trompent pas, ce sont elles qui sont trompees. Ma mere etait loyale, elle risqua sa vertu, elle donna ses derniers jours de beaute; on lui avait promis une fortune, elle croyait aux contrats du coeur, on ne lui donna qu'un eclat de rire. Elle courut toute desesperee se refugier chez une de ses amies a Montmartre. Une femme dechue aussi, qui n'avait sauve que des epaves. J'avais quatorze ans, vous voyez le tableau, vous voyez l'exemple. Pas une ame au monde qui veillat sur nous. "Nous vivions avec cette femme. Quel pain que celui-la! Des hommes venaient ca et la, je comprends a moitie, j'etais revoltee, ma mere se revolta elle-meme, car elle ne voulait pas descendre jusque-la. Avec les derniers bijoux, on loua une chambre. Ma mere prit une aiguille et travailla heroiquement depuis le soleil levant jusqu'au soleil couchant, car la lumiere achetee coute trop cher. "J'allais concourir pour le Conservatoire, mais ma maitresse de piano, une mechante femme, croyant que notre misere n'etait pas vraie, voulut etre payee et m'abandonna. C'etait la derniere planche de salut. On nous avait fait quelque credit en me croyant deja une artiste: tout le monde se detourna. "Je me jetai dans les bras de ma mere et je pleurai longtemps. Ma mere pleura plus longtemps que moi. Je voyais ses belles larmes tomber sur d'affreux torchons qu'elle ourlait, car elle n'avait pas le droit de pleurer les bras croises. Oh! les travaux forces a perpetuite! on ne les connait pas au bagne de Toulon: c'est au bagne de Paris qu'il faut les voir! "Je pris une aiguille moi-meme et je travaillai avec ma mere. Total: trente sous par jour. Et pas une heure pour relever la tete, pas une heure, excepte le dimanche quand nous allions nous cacher derriere un pilier pour ecouter la grand'messe a Notre-Dame-de-Lorette. C'etait notre seul luxe. Je masquais les reprises de ma robe en me serrant contre ma mere. Bientot il ne me fut plus possible de sortir ensemble: nous n'avions plus qu'une robe! "Je priais Dieu; mais si Dieu se montrait, ou serait la vertu? Dieu est en nous, qui nous montre le bien et le mal; Dieu, c'est la conscience. "Je priais encore, je priais toujours; je ne pouvais croire alors a de pareilles epreuves. Il nous fallut souffrir la faim et le froid, toutes les miseres, que dis-je, toutes les humiliations. Quand on parle de cela aux gens riches, ils ne comprennent pas; ils sont comme les voyageurs qui ne voient que les rives d'un pays et qui n'en devinent pas les deserts, les abimes et les volcans. "Nous nous trompions ma mere et moi; nous reprenions encore sur nos levres, pour nous regarder, le sourire des meilleurs jours. Cette derniere expression de ma mere souriante dans sa douleur mortelle m'est restee dans l'ame; je la vois toujours ainsi, comme ces saintes femmes qui allaient au supplice avec une flamme divine dans les yeux, parce qu'elles marchaient pour la gloire de Dieu. "On m'a souvent parle de la charite, je l'ai meme vue en peinture, mais je vous jure que la charite ne s'est pas montree une seule fois pendant notre misere. Je me trompe: une femme est venue un jour, qui avait de l'or dans la main et qui a parle a ma mere; je ne comprenais pas bien et deja je voulais embrasser cette femme,--une marchande a la toilette qui vendait plus de femmes que de robes,--mais je compris bientot; elle venait proposer a ma mere de vendre mon coeur, de vendre mon ame. "Les pauvres esclaves qu'on vend en Orient ne donnent pas leur ame parce qu'elles ne connaissent pas leur ame, mais la femme chretienne donne sa part de paradis le jour ou elle vend son corps. "Vous devinez bien que ma mere mit cette odieuse creature a la porte, mais ce fut le dernier coup. Le soir meme, quand ma mere se coucha plus tot que de coutume, ce fut pour ne plus se relever. Je ne pouvais croire a la mort de ma mere; pendant plus de trois semaines ce fut une agonie, ce fut presque une agonie pour moi-meme. J'ai veille ma mere toutes les nuits; le jour, je tombais de fatigue et de chagrin sur le bord de son lit; le medecin ne vint que deux fois, quoiqu'il m'eut promis de venir souvent, mais ce n'etait pas le medecin des pauvres. Quelques voisines me donnaient cinq minutes ca et la, mais j'etais presque toujours seule. Un matin ma mere sembla se ranimer: "Ah! si tu m'apportais des oranges et du raisin, il me semble que cela irait bien." Je n'avais pas un sou, mais je mis mon chapeau et mon mantelet, je descendis en toute hate et je courus chez cette abominable marchande a la toilette, car je savais ou elle demeurait. C'etait tout pres, rue Fontaine-Saint-Georges. Avant d'arriver chez elle, je m'arretai devant une boutique de fruitier ou je vis des oranges et des raisins. "Ah! pensai-je, comme ma mere sera heureuse!" Les raisins etaient magnifiques, quoiqu'on fut en janvier; on avait entr'ouvert une boite ou ils semblaient m'appeler par leur belle couleur doree. "Enfin, me voila chez la marchande a la toilette. Que vous dirai-je? Je ne venais pas pour faire des facons; le sacrifice etait deja consomme; j'avais demande pardon a Dieu, je priais pour mon ame, mais j'apportais mon corps a toutes les souillures. "Ce qui m'a toujours surprise et revoltee, c'est qu'on trouve a toute heure un homme pour cet odieux sacrifice. Celui qui vint ce jour-la n'etait pas, comme il arrive quelquefois, un vieillard qui se retourne vers la jeunesse, c'etait un jeune homme qui cherchait des emotions, a peu pres comme ces enfants cruels qui tuent une colombe a coups de canif. Cette horrible profanation d'une pauvre fille, qui tout a l'heure croyait a tout, et qui desormais ne croira plus a rien, s'est accomplie dans l'arriere-boutique de la marchande a la toilette. Je regardai ce jeune homme avec stupeur. Savez-vous quelle etait sa volupte? C'etaient mes larmes, c'etait mon effroi, c'etaient mes sanglots. Paris renferme des Heliogabales par milliers." Ici Angele s'interrompit. Parisis remarqua qu'elle ressentait encore toute l'horreur de cet attentat; elle avait pali, la fievre l'agitait, elle criait toujours vengeance. Elle se leva et fit quelques pas dans l'attitude d'une muse tragique. "Vous etes belle ainsi, lui dit Octave.--Je vous demande pardon, dit-elle simplement; je me croyais seule tant j'etais retournee loin dans le passe." Elle retomba dans un fauteuil et continua: "Ma mere eut ses raisins et ses oranges. Elle mangea une orange et une grappe de raisin, sans se douter du prix qu'elles me coutaient. Puis, tout a coup, comme si l'idee lui en fut venue, elle rejeta ce qui restait et tomba dans le delire. La nuit meme elle mourut. "J'avais encore cent quatre-vingts francs; cet argent ne me brula pas longtemps les mains, ma mere ne fut pas enterree dans la fosse commune, mais, helas! son linceul n'en fut que plus souille, puisqu'il etait le prix de ma honte. "Vous devinez quel fut mon degout pour toutes choses, surtout quand, au convoi de ma mere, je ne vis venir que la marchande a la toilette. Et comme elle priait Dieu! c'etait a croire que Dieu l'inspirait. "Quoique je fusse alors a deux pas de la mort, j'etais energique. Je resolus de me venger. Dieu m'avait trop abandonnee pour que je n'abandonnasse pas Dieu. On m'a dit que vous etiez athee: eh bien! moi, quand je m'agenouillai sur la terre qui recouvrait ma mere, je ne pouvais pas prier. Je fus logique, puisque Dieu n'existait pas, puisque le monde n'etait qu'un marche de dupes, puisque l'argent avait raison de tout, puisque la vertu n'etait qu'une legende. Je levai la tete avec dedain, et d'un air railleur je dis a la marchande a la toilette: "Et maintenant que Dieu m'a pris ma mere et que vous m'avez pris mon ame, que me reste-t-il?--Je serai ta mere," me dit-elle. Sur ce mot, je la quittai avec horreur. "Je ne rentrai meme pas a la maison. J'eus encore un souvenir du ciel; je marchai d'un pas ferme vers le refuge Sainte-Anne, aux Filles repenties. Mais il n'y avait pas une place, pas un lit de paille! Je me decidai tout a fait a me venger d'une pareille societe, ou il n'y avait ni une place pour travailler, ni une place pour prier Dieu. Je pris une patente pour le vice legal. "Je me vengeai de moi sur moi-meme. Je dis mon nom tout haut; je me trompe, je ne gardai que mon nom de bapteme:--Angele,--un nom bien fait pour une pareille mission, et je pris le nom de celui qui m'avait donne l'horreur de l'humanite en me donnant l'horreur de l'amour. Il se nommait M. de Marsillac; voila pourquoi vous m'avez connue a Bade sous le nom de Mme de Marsillac." Octave avait ecoute silencieusement. Il pria Angele de lui expliquer sa figure a Bade. "Comment! lui dit-elle, vous n'avez pas compris? Vous m'avez vue a Bade sous ma figure toute naturelle. Trois fois en trois ans, je me suis donnee un mois pour respirer un peu d'air vif dans la vie. La premiere annee, je suis allee aux bains d'Ostende; la seconde annee, aux Pyrenees; la troisieme annee, a Bade. Je devenais alors, pendant tout un mois, une honnete femme dans le sens le plus rigoureux du mot; aussi ne fut-ce pas un jeu que je jouai avec vous a Bade. Si vous n'aviez eveille en moi un vif sentiment,--l'avoue- rai-je,--c'etait l'amour qui me surprenait pour la premiere fois, --l'amour sur le fumier de mon corps,--j'eusse resiste stoiquement. Vous avez vu le lendemain comme je me suis enfuie honteuse de ma defaite, parce que je m'etais jure a moi-meme de ne pas souiller mes vacances.--Etrange femme que vous faites! murmura le duc de Parisis. Savez-vous que vous etes admirable dans vos decheances comme dans vos rappels de vertu!--Je ne suis pas admirable: j'ai le courage de ma situation et j'ai le courage de mon coeur. Ce qui me soutient quand je me souille, c'est l'idee de la vengeance; ce qui me releve devant moi-meme, c'est qu'au milieu de ces infamies, j'ai garde mon ame fiere. Vous avez lu _Rolla_?--Si j'ai lu _Rolla_! je le sais par coeur.--Eh bien! il y a beaucoup de vers qui entrent dans ma vie comme des fleches d'or. Vous dirai-je qu'une nuit Monjoyeux faillit en finir avec moi comme le heros d'Alfred de Musset, mais je voulus mourir aussi; ce fut ce qui le sauva, parce qu'il trouva cela melodramatique de mourir a deux. Ce qu'il y a de plus etrange, c'est que je n'ai ete pour lui qu'une etude et un modele. Meme avant qu'il ne me prit pour jouer son grand jeu, j'etais allee poser dans son atelier; il me trouva fort belle, mais l'admiration de l'artiste ne fut point alteree par l'amour du voluptueux. Il m'avait vue souvent dans le salon--de conversation --avec les autres femmes, sans aller plus loin. Une seule fois, il monta dans ma chambre, je lui avais, malgre moi, ouvert mon coeur; ce soir-la il etait desespere, il voulait mourir, il voulait me prendre pour le marbre de son tombeau, mais, comme je vous l'ai deja dit, je voulus mourir aussi, voila pourquoi il ne mourut pas. Six mois apres, il revint et me dit a l'oreille: "Tu te venges ici de l'humanite, moi aussi je veux me venger; veux-tu jouer un grand role?" Vous savez le reste, je ne voulais pas eternellement m'acclimater dans ce bourbier; quoi que je pusse faire, je ne risquais pas de tomber beaucoup plus bas: je me sentais une vive sympathie pour Monjoyeux, je jurai d'etre a lui comme une esclave qu'il aurait achetee. Je fus donc pour tout le monde, excepte pour lui, Mme Monjoyeux. XIX LE THE DE MADAME VENUS Angele pencha la tete: "Ou plutot, reprit-elle, je fus pour tout le monde Mme Tout-le-Monde--Mme Venus, comme disait Monjoyeux.--Ainsi, dit M. de Parisis, vous avez pris votre role au serieux.--Oui, certes, ce n'etait pas un simulacre. Jamais Danae n'a vu tomber de pareilles pluies d'or. Monjoyeux, dans son jeu railleur, terrible, insense, me jetait dans les bras de quiconque avait les mains pleines d'or, de diamants et de croix. Je ne pouvais pas trouver etrange de faire des facons pour une poignee d'or, moi qui n'en faisais pas pour une poignee d'argent.--Je vous avoue que je ne croyais pas qu'au dela des fortifications, la femme, quelque belle qu'elle fut, put trouver le chemin de Corinthe.--Mon cher duc, vous etes dans les vieilles idees. Paris n'a plus comme vous que des sceptiques qui n'ont que des passions de vingt-quatre heures--et encore si la nuit dure vingt-quatre heures. Il faut courir, je ne dirai pas les provinces, mais les capitales etrangeres, pour trouver des paladins serieux, de ceux-la qui vous mettent aux oreilles, sur la poitrine, les perles et les diamants des reines de l'ancien regime.--En un mot, des hommes de l'age d'or.--Oui! riez d'eux, parce que vous n'avez ni assez d'argent, ni assez d'amour pour les imiter; mais ce sont de vrais hommes, ceux-la. Au lieu d'attacher leur nom aux biens de ce monde, ils attachent leurs biens a la beaute d'une femme. Croyez-vous donc qu'une femme ne soit pas un joli coffre-fort? Ne raillons personne. Tout le monde a tort et tout le inonde a raison." Parisis rappela que c'etait son principe. Angele continua: "Vous vous imaginez peut-etre que je vais quitter cette maison comme a fait Monjoyeux, laissant la clef sur la porte et en emportant une cigarette? Nenni! nenni! mon cher. Je veux me relever de mes humiliations de ce soir; non pas par la vertu qui ne veut pas de moi, mais par la fortune qui ne fait fi de personne. Vous me verrez au Bois ces jours-ci dans une daumont qui fera du bruit, par ses quatre chevaux, aux quatre coins du monde. Les journaux diront tant de mal de moi que je deviendrai celebre avant la fin de la saison. Et alors nul ne sera digne, parmi les plus dedaigneux, de denouer la ceinture de Mme Venus.--Excepte moi!--Vous, vous ne comptez pas, parce que vous comptez trop. Or, puisque je suis chez moi, voulez-vous prendre du the?" Angele sonna. Un domestique se presenta a moitie endormi; mais elle lui donna l'ordre de servir le the avec un air de souveraine grandeur qui le reveilla subitement. Il comprit qu'elle etait la maitresse de la maison. Octave se rappela le the de Mme d'Antraygues quand le domestique apporta un service de Saxe. Mme Venus avait profane ses levres dans la porcelaine de toutes les nations, dans le vieux Japon, comme dans le vieux Chine, dans le vieux Sevres, comme dans le vieux Saxe, jusque dans la faience hollandaise et dans la majolique italienne. Quoique Octave trouvat quelque peu ridicule de dedaigner la bouche qui a bu, quand on ne dedaigne pas la coupe ou on a bu, tout en se souvenant de Mme de Marsillac, il etait encore assez delicat pour ne pas chanter avec Mme de Monjoyeux la ballade du _Roi de Thule_. Il ne jeta donc pas, ce soir-la, sa coupe a la mer. "Adieu, dit-il a Angele, la force des choses nous rejettera en face l'un de l'autre.--Adieu, dit-elle tristement, ce jour-la je vous dirai mon secret, car j'en ai encore un a vous dire." Tout le monde parla bientot du luxe, des chevaux, des cheveux et des amants de Mme Venus. XX LE SOUPER DU COMMANDEUR Octave etait de ce celebre diner des athees, qui a souleve l'indignation des journaux religieux, comme si les nuages etaient cloues au ciel. On sait que le diner des athees, qui se donnait les samedis a la Maison d'Or du pays latin, fut illustre par quelques figures fort a la mode aujourd'hui, et qui seront encore celebres demain. Un soir que Parisis allait diner a la Maison d'Or du pays latin, au celebre cenacle des athees, il arriva bras dessus bras dessous avec un historien qui a ecrit l'histoire de Dieu parce qu'il ne croit pas a Dieu. Comme il allait entrer, il vit arriver avec fracas une dame a la mode dans une demi-daumont, ce qui etait un spectacle pour tout le quartier. Il reconnut bientot Mme Venus, car elle n'avait plus d'autre nom. Elle en etait a son quatrieme bapteme. Ce devait etre le dernier. Elle donna la main a Octave en descendant de voiture: "Ah! que je suis heureuse de vous voir! lui dit-elle avec une veritable expansion. Il me semble qu'il y a un siecle que je ne vous ai vu, il me semble que je serai un siecle sans vous voir.--Vous etes en bonne fortune, ma chere?--Oui. Je suis attendue la-haut par Ali-Baba. Pendant que vous allez diner comme des Parpaillots, nous dinerons comme des Turcs. Saluez mon amie, qui est une turquoise." Disant ces mots, et pendant que Parisis essayait une plaisanterie du serail a la dame, Angele tourna la tete avec inquietude, comme si elle eut peur d'etre suivie. "Je ne vous cache pas, dit-elle en depassant Octave, que j'ai M. Othello, mon dernier amant, a mes trousses." Puis, se retournant vers Parisis, elle lui dit a l'oreille: "Quand m'offrirez-vous du the chez vous? Voila mon vrai festin! Ce jour-la je vous dirai mon secret." Octave serra la main d'Angele et rejoignit ses amis. On se mit a table: un convive renversa une saliere. Grand emoi dans tout le cenacle! Pas un qui ne prit du sel et ne le jetat derriere lui pour apaiser les dieux irrites. On se regarda, comme si on dut trouver Judas autour de la table. "Saluons! dit un savant,--un des quarante,--la philosophie preside ici." La philosophie, c'etait un bas-bleu, un bas-bleu par excellence qui a etudie les passions dans son coeur, et qui sait bien comment tombe une femme. C'est une plume d'or qui dit que la parole est d'argent: voila pourquoi elle ne parle pas a table. A cet instant, un convive attarde ouvrit la porte. Ce fut un bien plus grand emoi, quand on apercut un treizieme convive. Le treizieme convive s'avanca pour se mettre a table; mais tout le monde se leva avec epouvante et prit son chapeau. Le dernier venu, qui avait son chapeau a la main, s'eclipsa pour ne pas appeler sur lui meme la vengeance des dieux. On dina gaiement jusqu'a la premiere entree. Un journaliste, versant a boire a son voisin, cassa une coupe a vin de Champagne: on faillit se signer. "C'est un jour nefaste, s'ecria un ancien; casser un verre dans lequel on n'a pas encore bu!--Comment donc, s'ecria un moderne, c'est de bon augure: rappelez-vous le festin de Faliero.--Par le doge! dit un poete chevelu, oeil d'aigle et de colombe, voila deux couteaux en croix! Est-ce contre nous que le poignard s'aiguise?" Un historien critique neo-grec qui a passe par Venise, ciseau de Praxitele, palette de Titien, s'ecria: "Serons-nous toujours asservis a ces enfantillages? Ne sommes-nous pas sous le portique?--Voyons, dit un eclectique qui voulait marier Dieu et le diable, l'ame et le neant, ne soyons pas si absolus; n'oublions pas que plus d'un d'entre nous cache sous son sein une medaille de la Vierge.--Ou la croix de sa mere, dit un romancier a deux figures.--N'oublions pas, reprit l'eclectique, que plus d'un de nous, en rentrant ce soir, saluera chez lui quelque belle madone veillant sur un berceau, ou quelque doux portrait de mere partie pour le ciel.--Question d'art, dit l'historien critique.--Mais l'art, qu'est-ce autre chose que l'expression de la grandeur humaine s'elevant jusqu'a la grandeur divine?--Tu parles trop bien, bipede saugrenu, reprit le Merovingien. Tu vas devenir charentonesque, si tu te fais si majestueux. A quoi bon convaincre ces Philistins?" A propos d'art, on parla poesie, peinture et musique. Comme il est convenu que deux musiciens sur quatre ont le mauvais oeil, presque tous les convives conjurerent les jettatores chimeriques en faisant la fourche de Satan avec leurs doigts. Une superstition de plus! Et pourtant il y avait la de veritables grands esprits, qui sont l'honneur des dernieres annees dans la poesie, dans l'histoire, dans l'art et dans la science. Ils croyaient honorer l'intelligence en arrachant d'une main hardie la derniere herbe des prejuges. Quelques-uns se disaient athees, mais nul ne l'etait; nier Dieu, c'est deja le reconnaitre; s'il n'existait pas, il ne serait pas nie. Un second philosophe parla ainsi: "Dieu a voulu dejouer la logique humaine: comme nous n'entrons jamais dans la coulisse du theatre ou il joue son grand role, nous n'avons pas le secret de la comedie. Par exemple: comment Dieu, qui doit etre le bon Dieu, a-t-il pu nous condamner a l'origine, dans la figure d'Adam et d'Eve? Puisqu'il etait Dieu, c'est-a-dire l'universel et l'infini, il savait que la femme pecherait et entrainerait l'homme dans sa chute; c'etait donc un jeu cruel. Quel, est le pere de famille qui voudrait condamner d'avance toute sa lignee?--Dieu n'a voulu la chute que pour la redemption, dit le bas-bleu.--A moins, dit un senateur, que Dieu ne sache pas mieux que nous l'histoire du lendemain, entraine lui-meme dans le tourbillon des mondes qu'il a crees, mais qu'il ne domine pas, comme un pere de famille qui devient bientot l'esclave de ses enfants.--Un Dieu aveugle! Il est bien plus simple de dire que Dieu n'existe pas.--Si Dieu n'existait pas, nous n'aurions pas l'idee de Dieu.--Tais-toi, tu n'est qu'un orgueilleux; tu as frequente les poetes classiques; tu trouves que ce n'est pas assez de descendre des croisees, tu veux descendre de plus haut.--Alors Dieu ne serait qu'une question de livre heraldique, un soleil d'or sur champ d'azur." Le senateur voulut etre profond: "Crois-moi, puisque le monde est eternel, c'est qu'il n'a pas eu de commencement. Que serait venu faire Dieu?--Et le chaos.--Es-tu bien sur que le chaos ne soit pas encore le chaos, et qu'il ne sera pas toujours le chaos? Dieu, c'est la vie universelle, c'est le pain et le vin du cenacle, le pain et le vin du cenacle materiel. Nous avons tous notre part de divinite passagere, comme les vagues de l'Ocean ont leur part de soleil.--Il n'est pas plus difficile de croire a la Trinite.--La Trinite! c'est le Vrai, le Bien et le Beau, trois figures en une seule, ou une figure a trois faces. Les philosophes de l'antiquite ne disaient-ils pas que ces trois grandes vertus, qui ne vivaient que dans l'ame des hommes, etaient superieures a tous les dieux?--A tous les dieux faineants de l'Olympe, puisque le Vrai, le Beau, le Bien inspiraient des idees, des oeuvres, des actions,--Voila les trois types de l'humanite, voila les trois dieux, les trois dieux eternels.--Ce sont les dieux de notre ame; mais les dieux de notre corps?--Ce sont les trois dieux de la nature: l'air, le feu, l'eau.--Et que faites-vous de la terre?--C'est l'homme qui est la terre, berceau et tombeau de la vie universelle." Chacun batissait sur la nappe son petit chateau de cartes philosophique. Parisis prit ainsi la parole: "Pour moi, la force n'est pas sur les choses, mais dans les choses. Rien de ce qui se fait sur la terre n'est l'oeuvre du ciel. Heraclite avait raison: l'univers n'a ete cree ni par les dieux ni par les hommes; il a ete et sera toujours un feu vivant qui se ranime et s'eteint pour se ranimer encore. Mais Heraclite etait timide dans ses idees, car il fait apparaitre Jupiter, quand il dit que la comedie du monde est un jeu que Jupiter joue avec lui-meme. Moi, je ne reconnais de Dieu que dans l'imagination des poetes et des femmes. Ce ne sont pas les dieux qui ont cree l'homme a leur image, mais ce sont les hommes qui ont cree Dieu a leur image. Ou plutot ce sont les hommes qui sont les dieux, puisqu'ils ont la puissance creatrice, materielle et immaterielle, le reel et l'ideal. Corneille a cree Mlle Corneille et Chimene; Moliere a fait Mlle Moliere et Celimene. Quelle folie de vouloir qu'un Dieu se cache dans la coulisse pour faire mouvoir les polichinelles et les poupees de la scene du monde! De meme que nous respirons pour notre corps l'air vivifiant, notre front allume sa pensee dans un rayonnement invisible comme l'air, mais qui est la source de feu de toute pensee. Il y a la lumiere pour l'esprit comme il y a la lumiere pour les yeux. Tout homme est un monument d'architecture, l'oeuvre la plus reussie de ce grand architecte qui s'appelle la Nature. Et ma comparaison n'est pas un jeu de rhetorique. Oui, l'homme n'est autre chose qu'une maison plus ou moins ouverte a la lumiere qui passe; si les fenetres sont basses, si l'architecture a domine, si elle est ombragee par des montagnes ou des arbres, elle est sombre, on y respire mal; c'est l'antre des visions nocturnes; si, au contraire, elle est batie sur la montagne, dans le style grec, la lumiere y vient toute rayonnante; c'est la lumiere de l'intelligence et de la verite. Il faut donc que les fenetres de l'homme soient bien ouvertes sur la lumiere de l'esprit, cette aureole de tout front qui pense. Tous les grands hommes ont vu par de grandes fenetres." Octave saisit une coupe: "Messieurs, ne laissons pas tomber la maison en ruines." Il but et ajouta gaiement: "Quand ma maison tombera en ruines, tout sera dit et tout sera fini. La lumiere qui est mon intelligence ne mourra pas, parce que rien ne meurt, mais elle eclairera une autre maison mortelle qui ne s'appellera plus Octave de Parisis. Rappelez-vous ce qu'a dit le grand Shakspeare: "Cesar change en argile, lui qui faisait trembler le monde, "servira a boucher le trou d'un mur pour repousser le vent." Et aujourd'hui, messieurs, cette lumiere qui s'appelait Cesar, qui sait si elle ne s'eteint pas dans un idiot, parce que les fenetres de son cerveau auront ete manquees? Pauvres hommes que nous sommes, nous nous croyons des phenix: il n'y a qu'un phenix, c'est la terre toujours renaissante. Que si on veut a tout prix une part d'immortalite, qu'on la prenne la." Un voisin de Parisis se recria: "Voila comme pense Don Juan Parisis!--Croit-on, reprit Octave, que saint Bernard, a force de flagellation, ce qui etait un sacrilege a la nature, soit parvenu a mieux penser que moi parce qu'il comprimait ses passions pour faire dominer l'esprit pur; n'aurait-il pas ete un plus grand homme s'il se fut jete dans les bras d'Heloise? C'eut ete plus eloquent que de lui parler latin." Et apres avoir ainsi creuse l'abime du neant, sans qu'aucun des convives voulut y tomber, mais tout simplement comme un simple defi a la Don Juan,--quand on sait que le Commandeur ne viendra pas,--tous se leverent pour partir, prenant en pitie ces pauvres bourgeois qu'ils allaient rencontrer dans la rue, emmaillotes toujours dans les langes de la religion. Voila que tout a coup la porte s'ouvre! Une femme apparait, toute blanche et toute sanglante! Elle pousse un cri et vient tomber a la renverse sur cette table encore tout egayee des plus beaux paradoxes. XXI CI GIT MADAME VENUS Ce fut comme un coup de foudre. Tout le monde se pencha pour voir cette femme. Tout le monde reconnut qu'elle etait belle, meme dans les sanglots, meme dans le sang, meme dans les tortures de l'agonie. Octave s'etait precipite: il avait reconnu Mme Monjoyeux. "Angele!" dit-il en lui prenant la main. La pauvre femme se tordait dans sa douleur, mais elle etait toute a son salut. "Donnez-moi un crucifix!" s'ecria-t-elle. Le premier philosophe fit le signe de la croix sur le front de la courtisane. "Monsieur de Parisis! murmura-t-elle d'une voix deja perdue. Je meurs ... Un lache vient de m'assassiner ... Je vous savais la ... Je viens vous demander une priere...." Octave, tout en voulant la secourir, se tourna vers ses amis. "Eh bien! messieurs, dit-il d'un air quelque peu solennel, qui va prier pour cette femme?" Nul ne songea a rire. Octave ne riait pas non plus. Une seconde femme entra. C'etait l'amie de Mme Venus, qui dinait avec elle dans le cabinet voisin, et qui raconta l'histoire en quelques mots. Angele avait ete surprise par un amant dedaigne, qui, sur son refus de le suivre, l'avait frappee d'un coup de poignard. Et il avait frappe juste. Angele tournait ses yeux mourants vers Octave avec un vrai sentiment d'amour. "Elle parlait sans cesse de vous, monsieur de Parisis, reprit sa compagne; elle avait dit qu'elle vous reverrait avant de partir." Et avec une triste expression, cette femme continua: "Elle vous revoit avant de partir." Tout le monde ecoutait, tout le monde etait pris par l'emotion la plus vive. On eut dit les douze apotres penches respectueusement vers la Madeleine. Angele n'avait plus que le souffle. Elle essaya de soulever la tete, elle murmura ces mots: "Octave ... je meurs ... J'ai brave Dieu, Dieu m'a punie ... Priez Dieu pour moi!--Et ce secret que vous ne m'avez pas dit?--Ce secret: je vous aimais!" Angele venait d'expirer sur ce mot. Octave la regarda doucement, lui qui raillait toujours. "Pauvre femme!" dit-il en posant un baiser sur le front de la morte. Et se tournant vers ses camarades d'atheisme: "Messieurs, leur dit-il, il y a pourtant une heure ou l'on croit a Dieu, c'est quand on voit la mort purifier la vie. Cette femme que vous voyez la etait une femme galante, si galante qu'on l'a surnommee Mme Tout-le-Monde et Mme Venus: eh bien! cette blancheur qui se repand sur elle, n'est-ce pas l'aurore de sa redemption?" Un des douze apotres s'ecria: "CI-GIT MADAME VENUS! que les dieux lui ouvrent le ciel!" LIVRE III LA DAME DE COEUR * * * * * I DEUX LARMES DE GENEVIEVE Le duc de Parisis avait entrevu Mlle de La Chastaigneraye dans l'avenue de la Muette, marquant son joli pied sur la neige. Depuis ce temps, un homme nouveau naissait en lui a son insu qui menacait de detruire l'ancien. Cette vie a tous les vents etait desormais dominee par une pensee. Jusque-la, a tous les horizons qui l'appelaient, il voyait des femmes, mais un plus pur horizon attirait surtout son ame: l'horizon ou rayonnait doucement cette adorable figure de jeune fille dans la virginite des vingt ans. C'etait pour la lumiere sacree le reve lumineux de l'avenir, l'arc-en-ciel de bon augure sur l'orage qui l'enveloppait encore dans ses nuees et ses eclairs. Octave avait beau vouloir s'affermir dans son atheisme par l'intimite de quelques stoiciens antiques et par la science de quelques docteurs modernes, il pressentait l'inconnu et l'invisible devant la belle et chaste figure de Genevieve, comme si la nature aveugle n'avait pu faire un pareil chef-d'oeuvre avec les mains du hasard. Mlle de La Chastaigneraye parlait donc a son esprit comme a son coeur, mais elle parlait surtout a son coeur: elle lui rappelait sa mere, quoiqu'elle ne lui ressemblat pas, mais parce qu'il y a des airs de tete qui evoquent toute une legion de figures poetiques. Combien de spheres distinctes dans ce inonde ou tout se touche! C'est comme le paradis du Dante. Ceux qui nient la force de l'ame n'ont donc pas etudie toute son action divine? La prescience sera toujours plus forte que la science, parce qu'elle voit de haut et de loin. Ce n'est pas le souvenir de l'image corporelle qui s'impose, c'est l'ame elle-meme qui, pour les yeux d'une autre ame, a revetu la forme visible. Octave avait beau s'eloigner de Genevieve, se perdre dans ce Paris bruyant, ou l'on oublie plus vite qu'en faisant le tour du monde, il voyait partout cette fiere et charmante image, parce qu'elle avait pris possession de son ame. Il fut retourne au Perou ou en Chine sans qu'elle restat en chemin. Elle s'imposait avec la douceur qui penetre, elle dominait par la grace; c'etait la soeur, c'etait l'amante, c'etait la conscience. Cet homme, qui ne voulait pas croire a Dieu, n'osait nier les anges, tant il sentait la presence reelle de l'ange gardien dans Mlle de La Chastaigneraye. Octave souffrait de ne pas voir Genevieve; il vivait toujours dans le meme tourbillon, mais il ne se passait pas de jour qu'il ne se retournat vers Champauvert et qu'il ne demandat a son ame si elle ne voyait rien venir. Il se fut peut-etre decide a retourner a Parisis pour etre plus pres d'elle, pour la voir, ou meme pour l'entrevoir. Il n'avait jamais eu bien peur pour lui-meme de la legende des Parisis, et il disait volontiers: "Que m'importe! si j'avais seulement une annee de bonheur!" Mais il se prenait a redouter pour Genevieve la terrible legende: L'AMOUR DONNERA LA MORT AUX PARISIS. L'AMOUR DES PARISIS DONNERA LA MORT! Cependant il etait decide a partir, quand, un matin, il recut ce billet de la marquise de Fontaneilles: "Monsieur le duc de Parisis a, je n'en doute pas, oublie le numero de mon hotel, je crois meme qu'il a oublie ma figure, car, hier, je l'ai vu conduisant son mailcoach a peu pres comme Apollon conduit le char du soleil: Dieu me garde! j'ai souri, et il ne m'a pas saluee, lui qui salue tout le monde comme un empereur. "Si je dis a M. le duc de Parisis qu'il me trouvera demain au retour du Bois, daignera-t-il descendre de l'Olympe pour me serrer la main? "MARQUISE DE FONTANEILLES." Est-ce une embuche? se demanda Octave. Est-ce un pas fait vers moi? Raille-t-elle pour se cacher son coeur ou raille-t-elle pour se moquer? Qui sait? Depuis que je ne la connais plus, elle veut peut-etre faire ma connaissance. Il se rappela ses tentatives galantes echouant devant les hautaines coquetteries de la marquise; il n'avait pas de rancune; il alla le lendemain, vers six heures, a l'hotel de Fontaneilles, esperant que la premiere heure de la revanche avait sonne et qu'il allait recommencer son jeu savant pour vaincre la dame de Trefle. Il comptait sans la Dame de Coeur. Quand il dit son nom au valet de chambre, il fut frappe d'un pressentiment. Je ne sais quoi de triste traversa son ame. "Monsieur le duc est attendu dans le petit salon," lui dit le domestique. Comme Octave depassait la porte, il vit venir a lui une femme tres emue et tres pale. Cette femme etait Mlle de La Chastaigneraye. Il lui prit les mains pour l'embrasser, mais il vit des larmes dans ses beaux yeux: "Des larmes! Genevieve. Des larmes, vous qui ne pleurez jamais?--Octave, vous rappelez-vous la legende des Parisis: L'AMOUR DONNERA LA MORT AUX PARISIS. L'AMOUR DES PARISIS DONNERA LA MORT! Mlle de La Chastaigneraye avait la pudeur des larmes, elle gardait avec fierte le secret de son coeur. Elle n'avait pas ces lachetes des profanes amours qui vont s'humiliant jusqu'a l'esclavage. Sa dignite lui etait trop chere pour qu'elle courbat la tete sous la passion, quelque ardente que fut sa passion. Voila ce qu'elle se disait; mais quand arriva Octave, qu'elle n'attendait pas sitot, il la surprit dans ses larmes, elle qui ne pleurait pas. C'etaient les larmes du sacrifice. Elle venait apporter son amour, son coeur, sa vie, pour les immoler. Tous les reves d'or de ses nuits sans sommeil, toutes les illusions parsemant les horizons de Champauvert, comme de blanches colombes qui se fuient et se cherchent, il fallait leur dire adieu. Genevieve n'etait pas de celles qui se consolent de l'amour dans l'amour. Elle ne croyait pas que l'ame put contenir deux images aimees, celle qu'on ne veut plus aimer et celle qu'on veut aimer. Elle aurait eu horreur d'elle-meme si elle eut songe un instant a profaner ce qui avait ete la religion de son coeur. Elle croyait que Dieu fait une ame pour une ame et que Dieu seul console les ames depareillees. Aussi le jour ou Mlle de La Chastaigneraye resolut de ne plus aimer M. de Parisis, elle se tourna vers le ciel. Quiconque aurait vu cette jeune fille tomber agenouillee, appuyant saintement sur son coeur un crucifix d'ivoire, eut ete touche de sa douleur et de sa resignation. Elle fermait la porte, d'une main stoique ou plutot d'une main chretienne, a toutes les joies de la vie. Il ne lui fallait pas, comme a tant d'autres, la cellule d'un couvent pour s'isoler dans le silence, dans la mort, dans Dieu. Elle avait l'heroique volonte des grandes ames; le monde avait beau lui montrer toutes les tentations, elle pouvait descendre la montagne en bravant Satan. Les esprits forts, les sceptiques, les athees, sont sans doute des ames d'elite qui s'elevent toujours au-dessus des passions humaines, puisqu'ils rient si gaiement des consolations divines; la terre n'a que des joies pour leur orgueil, puisqu'ils ne veulent jamais regarder le ciel. Pas un de ceux-la, pourtant, n'eut assiste au sacrifice de Genevieve sans etre atteint par l'emotion de cette ame, qu'ils jugent mortelle, mais qui brave leur condamnation. Mlle de La Chastaigneraye voulut d'abord cacher ses larmes: "Non! pensa-t-elle, mes larmes lui diront combien je l'aime." Octave avait pris les deux mains de sa cousine pour l'embrasser. Il mouilla ses levres a ces belles larmes. "Genevieve! ma chere Genevieve! vous pleurez?--Non, repondit-elle en essayant un sourire, il n'y a que les enfants qui pleurent. Ces larmes que je voulais vous cacher, ont jailli de mon coeur malgre moi; montrer des larmes, ce n'est pas toujours pleurer." Genevieve s'etait remise sur le canape; Octave s'assit devant elle, gardant toujours ses mains dans les siennes. "Je vous en prie, Genevieve, dites-moi votre chagrin!" Mlle de La Chastaigneraye regarda le duc de Parisis avec une tendresse irrevable. "Mon chagrin, Octave! c'est que je vous aimais et que je ne vous aime plus." Elle avait dit ces mots doucement et lentement avec une expression penetrante. Octave fut emu dans toute son ame. Il leva les deux mains de Genevieve a ses levres et les baisa avec passion. "Genevieve, si vous m'aviez aime, vous m'aimeriez toujours.--Est-ce bien vous qui dites cela? vous qui faites de l'amour une partie de plaisir ou une partie de campagne.--Genevieve, vous ne me connaissez pas. Je vous aime, je vous ai toujours aimee, je n'ai aime que vous et je n'aimerai jamais que vous." Genevieve regardait Octave comme si elle entendait parler hebreu. Il continua: "Comment n'avez-vous pas compris, que, dans les prodigalites de la vie, on peut tout jeter par la fenetre, hormis son coeur? Je suis indigne de vous, je le sais; j'ai traverse toutes les passions de la jeunesse sans garder les vertus de l'orgueil; mais, depuis que je vous ai vue, j'ai senti que je n'avais jamais donne mon coeur." La jeune fille souriait tristement. Il compara l'amour au soleil: tout feu et toute lumiere. "C'est vous, lui dit-il, qui m'avez donne le feu et la lumiere. Jusqu'a vous, j'etais le voyageur des contes arabes, qui ne se reveille jamais que la nuit et qui ne connait que les lointaines clartes des etoiles. Toutes ces femmes qui ont passe dans ma vie, etaient comme des etoiles perdues, a des millions de lieues de mon coeur.--Vaine eloquence, dit Genevieve; ne me comparez pas au soleil, car vous ne verrez plus mes rayons. Je viens tristement vous dire adieu et vous apprendre une grande nouvelle." Octave, qui maitrisait ses emotions comme le cavalier qui d'un seul mot arrete soudainement son cheval, se laissa emporter cette fois. "Une grande nouvelle, vous m'effrayez!" Il ne riait pas. Il pressentit que sa cousine allait lui annoncer son mariage avec quelque prince francais ou etranger. La douleur le saisit. Depuis un an, Genevieve etait le rivage, l'horizon, le reve de son ame. Tout a la tempete, tout a l'orage, tout a l'inquietude, il aspirait a cet ideal. Supprimer de sa vie l'image de Genevieve, c'etait supprimer son coeur. Il ecoutait silencieusement, comme si sa destinee eut parle par la bouche sibyllique de Genevieve. "Mon cousin, reprit Mlle de La Chastaigneraye, j'ai l'honneur de vous faire part du mariage de M. le duc Jean-Octave de Parisis...." Octave respira; Genevieve s'etait interrompue, il s'imagina qu'elle n'osait prononcer son nom, ce doux nom de Genevieve. Il la savait si etrange, qu'il ne devait pas s'etonner de cette maniere originale de lui annoncer leur mariage. Il se sentait bien heureux et l'avenir lui rouvrait sa porte d'or. Il voulut reprendre une des mains de Genevieve, mais-elle degagea sa main tout en relevant la tete avec sa fierte accoutumee. "Mon cousin, reprit-elle, d'une voix plus ferme et plus breve, j'ai l'honneur de vous faire part du mariage de M. Jean-Octave, duc de Parisis, avec Mlle Violette de Pernan-Parisis." II LA FOLIE DE LA RAISON Octave regarda Genevieve comme pour lui demander si c'etait une gageure. Elle comprit sa pensee a son expression. "Mon cousin, lui dit-elle gravement, je vous parle ainsi parce que Violette est ma cousine et qu'elle est digne d'etre ma soeur. Ne l'accusez pas, ou je me leve et je ne vous revois plus. Vous avez fait tout le mal, c'est a vous a le reparer. Vous allez me dire que le mal est irreparable, parce que Violette a eu d'autres amants; ce serait un mensonge, je sais Violette par coeur, je l'ai vue dans sa prison, elle s'est confessee a moi mot a mot; elle a trompe tout le monde pour ne pas vous tromper; c'etait un jeu cruel ou elle s'est blessee presque mortellement. Elle voulait se venger de votre dedain; elle ne s'est vengee que sur elle-meme. Mais comme c'etait un grand coeur, elle s'est preservee. L'opinion publique l'a condamnee, mais Violette a garde le droit de s'absoudre.--C'est elle qui vous a dit cela? murmura le duc de Parisis." A ces mots, Mlle de La Chastaigneraye se leva rapide, blessee, indignee. "Quoi! c'est vous, monsieur de Parisis, qui doutez de la vertu de Violette?--Eh bien! je vous crois, dit Octave en l'arretant, mais je serai seul a vous croire.--Non, la verite finit toujours par etre la verite. Qui donc osera nier la vertu de Violette quand elle sera la duchesse de Parisis?--Tous ceux qui l'ont vue dans ses folies de l'ete passe.--Il y a un prince, il y a un Espagnol et un Russe qui se sont donne les airs d'etre ses amants, mais ils savent bien qu'ils ne l'ont pas ete. Et s'ils l'oubliaient....--Je vous comprends, ma cousine, je vous jure que je n'ai pas besoin d'epouser Violette pour leur faire mordre la poussiere s'ils s'avisaient de parler d'elle desormais.--Oui, mais vous epouserez Violette. Les assises vont s'ouvrir: elle sera acquittee. On trouvera cela tres beau a vous, ce sera un exemple eclatant a la face de votre siecle.--L'exemple du ridicule! O belle romanesque! J'avoue que si je faisais cela, j'inquieterais quelques seducteurs timores, mais la morale n'y gagnerait rien. Il faut qu'il y ait des Violettes comme il y a des Genevieves.--Je vous dis que vous ferez cela. J'ai tout arrange, j'ai fait de ma fortune,--ou de la votre, si vous voulez,--cinq parts; ou plutot, nous avons dechire tous les testaments: un million a chaque branche; donc, Violette a un million, puisqu'elle est la fille de Mme de Portien.--Je l'epouserai d'autant moins, puisque me voila separe d'elle par un million." Octave prit les mains de sa cousine et lui dit avec des yeux idolatres: "Genevieve, je vous ecoute avec admiration, mais tout ce que vous me dites la, c'est la folie de la sagesse.--La folie de la sagesse! Je ne comprends pas.--Vous voulez, comme toutes les grandes ames, refaire le monde a votre image. Je sais que vous dessinez bien; or, je vous le demande, peut-on faire des retouches a un tableau ancien? L'homme ne creera jamais que des infiniment petits dans l'oeuvre de la nature; la perfection de ce monde vit des imperfections comme le bien vit du mal. Au moins, vous, ma cousine, vous avez une consolation, c'est de croire a un autre monde, revu, corrige et augmente.--En un mot, mon cousin, vous refusez d'epouser Violette?--Mais, ma cousine, j'ai refuse au premier mot." Mlle de La Chastaigneraye se leva encore une fois. A cet instant, la marquise de Fontaneilles souleva la portiere. "Faut-il frapper trois coups? dit-elle en souriant.--Non, dit Genevieve, tu sais bien que tout ce que j'avais a dire a M. de Parisis, je devais le dire devant toi. Viens a mon secours, car j'ai echoue dans ma mission." Octave etait alle au-devant de Mme de Fontaneilles. "Ma chere marquise, lui dit-il, soyez mon avocat, puisque ma cousine ne veut pas comprendre.--Que lui dites-vous?--Je lui dis que je l'aime.--Eh bien, mon cher duc, elle a bien raison de ne pas vous comprendre." Octave s'etait assis a cote de la marquise, en face de Genevieve qui demeurait debout. "Asseyez-vous donc, Genevieve, dit Mme de Fontaneilles.--Non, repondit Mlle de La Chastaigneraye, je n'ai plus rien a dire." La marquise se tourna vers Octave: "Voyons, monsieur de Parisis, ne laissez pas partir Genevieve." Octave avait l'eloquence de la parole, mais surtout l'eloquence des mains. Quand il voulait persuader une femme, il lui prenait la main, et sa cause etait a moitie gagnee. Au moment ou il prit la main de la marquise, elle le regarda en tressaillant: il jaillit de ses yeux un eclair qui fit pareillement tressaillir Octave. Le demon qui le possedait toujours,--le demon que Genevieve, par sa presence, avait exorcise,--se reempara de lui. Son regard tomba tout a propos sur les seins de la marquise, qui faisaient transparaitre leur beaute a travers une legere robe du matin, dans un corsage simple et vague qui caressait au lieu d'emprisonner. Octave devait mourir dans l'impenitence finale, puisque toutes ses emotions ne l'empecherent pas de reconnaitre encore une fois que la marquise avait des beautes incomparables pour un voluptueux. Et d'ailleurs, elle lui avait resiste, il ne voulait jamais s'avouer vaincu. Cependant Genevieve, toute a sa douleur, ne vit pas, heureusement--ou plutot malheureusement,--ce tressaillement de son cousin et de son amie. Mais elle vit que la main de la marquise restait trop longtemps dans la main d'Octave; elle fit un pas pour s'en aller.--Quoi! tu t'en vas fierement et sans me donner la main? dit la marquise, qui avait repousse celle d'Octave avec quelque colere, comme si elle fut humiliee du plaisir eprouve--un poison qu'elle venait de boire avec delices,--sans y songer.--Oui, dit Genevieve, vous me comprendrez peut-etre, mais vous ne me comprenez ni l'un ni l'autre. Je vais retourner a Champauvert, je ne reviendrai plus jamais a Paris.--A moins, dit-elle apres un silence, que M. le duc de Parisis ne vienne me demander la main de Mlle Violette." Ni Octave ni la marquise ne croyaient que Mlle de La Chastaigneraye fut si serieuse; mais vainement ils tenterent de la retenir. Le coupe de la duchesse de Hautefort attendait Mlle de La Chastaigneraye dans la cour: elle etait deja sur le perron quand son amie lui dit qu'elle allait l'accompagner, ce qui naturellement mettait Parisis a la porte.--Ma chere Genevieve, dit-il en s'en allant, je veux venir vous revoir chez la marquise.--Non, murmura-t-elle, j'ai dit." Il pria en vain, il se brisa contre un silence inflexible. "Etrange fille! plus etrange que jamais! pensait-il en traversant la cour. Elle a dit! Mais, moi, je n'ai pas dit!" III LES DEUX COUSINES L'affaire du bouquet de roses-the devait revenir aux assises de l'Yonne sous quelques jours. Le procureur imperial avait fait une visite a Mlle de Portien et lui avait promis de venir la revoir, sans lui dire combien elle etait compromise par une sourde vindicte publique. On pretendait avoir vu chez elle le petit joueur de violon; on l'accusait meme de le cacher. Elle dit au procureur imperial qu'elle ne descendrait pas jusqu'a se defendre. Le magistrat lui dit qu'il reviendrait; mais, le lendemain, elle recut l'ordre d'aller au parquet d'Auxerre. Que se passa-t-il dans son esprit? Ce qui est certain, c'est qu'on vint lui servir a dejeuner et qu'elle ne dejeuna pas. Elle prit un peu de cafe et se retira dans sa chambre. Une heure apres, elle etait morte. J'ai lu l'interrogatoire d'une de ses servantes, une de ces filles de campagne tour a tour cuisinieres et couturieres, qui font la cuisine le soir et les robes le matin. Cette fille, nommee Athenais Duru, declara ceci au juge d'instruction: Mme de Portien, fiere au milieu de ses gens, ne leur disait jamais rien de sa vie ni de sa pensee. Elle etait avare et depensiere. Comment depensait-elle son argent? Ce n'etait pas dans son petit chateau. Quatre fois par an, elle allait passer quinze jours a Paris, ou elle laissait le plus clair de ses revenus. Comment vivait-elle a Paris? Elle descendait a l'hotel Lord-Byron, ou elle prenait le titre de comtesse d'Arcourt et ou elle se montrait dans tout l'attirail de la derniere mode. Elle vivait a son gre quinze jours par saison. Le reste du temps, toute seule a Pernan, elle revait, lisait ou gourmandait ses gens. Son mari apparaissait de loin en loin; quand il arrivait, le petit chateau se reveillait un peu, car le sieur de Portien etait gourmand et donnait a la cuisiniere, des son arrivee, les menus a la mode dans les journaux. Quand Mme de Portien recut l'ordre d'aller au parquet d'Auxerre, elle monta donc dans sa chambre. On la vit un instant a la fenetre. Jeta-t-elle un regard de regret sur le chateau de Parisis, dont on voyait les grands bois, sur les montagnes lointaines? sur le chateau de Champauvert, perdu a l'horizon? sur son petit parc a elle, ou elle avait passe quelques bonnes heures avec des amoureux d'occasion? On ne sait. Une demi-heure apres, on vit sortir par la porte du jardin le petit joueur de violon, qu'on cherchait vainement par toute la France, jusqu'en Italie. Le jardinier le questionna, mais il passa la porte sans mot dire. Le jardinier le suivit des yeux; des qu'il se crut seul, il prit dans sa poche une poignee d'or et la regarda avec une joie d'enfant. Les gens du chateau n'avaient jamais vu ce petit joueur de violon: d'ou sortait-il? la etait le secret. Tout le chateau etait en eveil, car on savait bien, la comme ailleurs, que Mme de Portien serait inquietee pour l'affaire du bouquet de roses-the. Peu de temps apres le depart du petit joueur de violon, la servante Athenais crut entendre un cri, quoiqu'elle fut a quelque distance de la chambre de sa maitresse. Elle courut et voulut ouvrir la porte. Mais Mme de Portien avait pousse le verrou. Cette fille eut peur d'etre indiscrete. Elle attendit. Mais le soir, s'etonnant de ne pas revoir Mme de Portien, elle avait repris un autre chemin. Le cabinet de toilette s'ouvrait par une autre petite porte sous tenture, sur une aile abandonnee du chateau, qui ne servait que de fruiterie et de lingerie, et qui avait un escalier descendant aux communs. La servante monta cet escalier et arriva a la porte du cabinet de toilette. Elle avait bien juge: cette porte n'etait pas fermee a l'interieur. Quelle fut la surprise de cette fille en voyant sa maitresse renversee au milieu de la chambre, la figure contractee, les yeux ouverts, les bras etendus: horrible spectacle pour une paysanne qui n'avait pas vu les drames de l'Ambigu. Elle la souleva dans ses bras; mais Mme de Portien etait morte. Deja les mains etaient froides comme le marbre. La servante appela au secours. Ce fut un grand bruit, qui, d'echo en echo, courut en quelques heures jusqu'a Tonnerre. A minuit, le procureur imperial d'Auxerre apprenait que Mme de Portien etait morte subitement. Il envoya chercher le medecin de Champauvert, et, au point du jour, il se trouvait avec lui au chateau de Pernan. On trouva Mme de Portien couchee sur son lit, mais dans l'attitude et avec l'expression que la fille Athenais avait remarquees la veille. "Je vous ai appele, dit le procureur imperial au medecin, parce que je suis sur que Mme de Portien s'est empoisonnee avec le poison du bouquet de roses-the. --Je n'en doute pas, dit le docteur apres avoir examine a la loupe les levres et les narines de la morte." Une lettre cachetee, sur le secretaire, portait cette suscription: _A Monsieur le duc Octave de Parisis._ En vertu de son pouvoir discretionnaire, le procureur imperial decacheta la lettre, croyant trouver le secret de cette mort inattendue. Voici ce qu'il lut: "Mon cher cousin, je meurs de chagrin, car on a ose me soupconner. Je desire que ma fortune soit donnee a Violette, a cette pauvre fille qui n'est pas la coupable, car la coupable, je la connais. Mon crime a moi, mon seul crime, c'est que Violette est ma fille, et que je l'ai abandonnee. Je meurs dechiree de remords. Que Violette me pardonne. Soyez son frere, comme vous etes le frere de Mlle de La Chastaigneraye. Dans une heure, je serai morte. Tout en me condamnant, priez pour moi. J'ai eu beau faire, la destinee a ete plus forte que moi. "Adieu, mon cousin, je vous embrasse. "EDWIGE DE PERNAN-PARISIS." Le procureur imperial dit qu'il fallait finir ainsi, pour ne pas finir plus mal. C'est deja quelque chose que de savoir se rendre justice. "Que Dieu lui pardonne," dit le medecin par habitude de langage, car c'etait un medecin qui ne croyait pas a Dieu. Le procureur imperial lut encore ces quelques lignes sur une feuille de papier que le vent avait emportee dans un coin de la chambre: "Ceci est mon testament: "Je donne et legue a Mlle Louise de Pernan-Parisis, surnommee Violette, injustement soupconnee d'un crime qu'elle n'a pas commis, tout ce que je possede au jour de ma mort, en biens, meubles, immeubles, titres de rente et bijoux. A la charge par elle de faire servir a M. de Portien, une rente de trois mille six cents francs qui lui sera payee tous les mois, a Paris. "EDWIGE DE PERNAN-PARISIS." "Ecrit au chateau de Pernan." Le jardinier vint declarer qu'une demi-heure avant la mort de Mme de Portien, il avait vu sortir un gamin de douze a quinze ans, qui avait traverse le parterre et s'en etait alle par la porte du jardin. "C'est encore un trait de lumiere, dit le medecin. Voila le dernier mot." Des que le procureur imperial put retourner a Auxerre, il fit jouer le telegraphe dans toutes les directions, ce qui ne l'empecha pas de mettre en campagne la gendarmerie. Pendant qu'on le cherchait bien loin, le joueur de violon etait deja a Auxerre, dans un cabaret hante par les femmes de mauvaise vie. Le procureur imperial, qui etait un philosophe, remarqua la figure du jeune Boheme. Il avait une charmante tete, qui eut arrete Leopold Robert a Naples. Murillo en eut fait un adorable Pouilleux. Yeux vifs, bouche de feu, air malin, l'Espagne et l'Italie semblaient rire voluptueusement dans cette figure de rencontre. Mme de Portien remarquait-elle tout cela? On lui trouva dix-sept louis: il en avait depense trois depuis la veille, trente sous sur sa route et le reste dans le cabaret. Ses premieres reponses au juge d'instruction prouverent qu'une lecon de silence lui avait ete faite: mais des qu'on lui promit que sa liberte lui serait rendue, qu'on lui acheterait un beau violon et qu'on lui remettrait ses dix-sept louis, il parla avec abondance de coeur. Voici l'interrogatoire: "La belle dame de Paris vous avait donne, au _Lion-d'Or_, un bouquet de roses pour le porter a Champauvert.--Oui, je suis parti tout de suite; mais, au bout d'une demi-heure, je me retourne pour voir passer une caleche: c'etait l'amie de la dame. Elle fait arreter la voiture et me fait signe de venir lui parler. "Mon enfant, me dit-elle, vous allez monter a cote du cocher, j'ai une lettre a vous donner pour Champauvert." J'etais bien content.--Le cocher a-t-il entendu?--Non, elle me parlait bas. Elle a ajoute: "Ne dites cela a personne, c'est une surprise que je veux faire." Voila que je monte a cote du cocher, mais on ne suivit plus le meme chemin.--Ou etes-vous alle?--Cette betise! au chateau de la dame.--Et que se passa-t-il la?--Rien. Elle me donna a souper elle-meme.--Et a quelle heure etes-vous parti pour Champauvert?--Le lendemain, au point du jour.--Que vous dit Mme de Portien?--De remettre le bouquet a la demoiselle du chateau, et de revenir chez elle sans dire un mot; elle m'avait promis de me donner un louis d'or.--Et pourquoi n'avez-vous pas remis le bouquet a Mlle de La Chastaigneraye?--Cette betise! parce qu'elle etait a la messe. Il y avait au chateau une servante qui s'est chargee de la commission.--Et etes-vous retourne a Pernan?--Oui; pas si bete que de perdre mon louis d'or.--Et qu'etes-vous devenu?--Cette betise! je suis reste la, sans rien faire, bien nourri et bien loge.--Mais pourquoi restiez-vous la?--Parce que la dame m'avait promis de me reconduire en Italie et de faire la fortune de ma mere.--Et que faisiez-vous au chateau?--Cette betise! j'etais comme un prince; seulement je m'ennuyais, parce que j'etais dans une chambre ou l'on ne pouvait pas ouvrir les persiennes ni jouer du violon. A cela pres, j'etais bien heureux.--Expliquez-vous mieux.--Eh bien, la dame n'avait dit a personne que j'etais la pour ne pas faire de chagrin a sa famille. Je vivais cache; c'etait toujours elle qui me donnait a manger; tous les jours elle jouait aux cartes avec moi, en me disant que nous partirions bientot.--Mais on ne jouait pas toujours aux cartes?--Cette betise! Elle venait me voir trois ou quatre fois par jour, elle me contait des contes, elle me montrait ses belles robes, elle m'a donne une montre et une bague.--Les gens du chateau ne vous ont jamais vu?--Ils m'ont peut-etre vu a mon arrivee; mais ils croyaient que j'etais parti.--Que vous disait Mme de Portien?--Elle me disait qu'il fallait bien l'aimer, et ne jamais dire que j'avais porte un bouquet a Champauvert, parce que la belle dame de Paris avait empoisonne le bouquet et qu'on l'accuserait elle-meme de l'avoir empoisonne.--Hier, avant votre depart, que vous a dit Mme de Portien?--Elle m'a effraye, tant elle etait blanche. Elle m'a embrasse et m'a dit, en me donnant une poignee d'or: "Va, mon enfant, je ne puis partir avec toi pour l'Italie; tu vas t'en aller a petites journees; tu cacheras bien ton argent et tu joueras du violon en Italie." Mais elle ne m'a pas rendu mon violon parce qu'elle l'avait brule. Mon pauvre petit violon, quel beau feu il a fait! Elle disait qu'il y avait un sort dedans qui me porterait malheur. Voila pourquoi elle l'a jete au feu.--Etes-vous venu a Auxerre?--Cette betise! C'etait mon chemin.--Et pourquoi etes-vous entre dans ce mauvais cabaret.--C'est que j'avais du chagrin de ne plus voir la dame.--Expliquez-vous?--Cette betise! Je voulais revoir des femmes bien habillees!" Ce mot du jeune Boheme fut une nouvelle revelation pour la justice. Mais le proces n'etait pas la. Mme de Portien s'etait resignee a mourir. Elle s'etait repentie a la derniere heure: la justice des hommes devait s'arreter devant son tombeau. Esperait-elle cacher par sa mort la main de l'empoisonneuse? Comme elle l'avait dit a Octave dans sa lettre d'adieu, elle avait subi sa destinee sans trouver la force de la vaincre. Elle s'avoua vaincue. Comme elle n'avait jamais pense a Dieu dans sa vie, elle n'y pensa pas a sa mort. Nous n'irons pas plus loin dans cette etude que nos deux heroines, Genevieve et Violette, nous ont imposee. Certes, ce n'est pas pour peindre une grande dame que nous avons traduit Mme de Portien devant notre tribunal. L'avocat de Violette vint lui apprendre cette triste nouvelle de la mort de Mme de Portien. "Votre mere vous sauve en mourant pour vous, lui dit-il. Il faut lui pardonner." Violette tomba agenouillee: "Ma mere! Pourquoi aimais-je tant l'autre?--C'est que l'autre etait la mere de votre ame." Depuis qu'on avait laisse plus de liberte a Violette, il ne s'etait presente que deux personnes pour la voir: son avocat et Mlle de La Chastaigneraye. Genevieve, dans un moment d'heroisme romanesque, etait allee a Auxerre pour consoler cette pauvre fille; pour la mieux consoler, elle lui avait dit: "Vous etes ma cousine." Comme une bonne fee qui veut laisser des esperances, elle s'etait complu a lui promettre de meilleurs jours, car elle songeait deja a la marier au duc de Parisis, lui donnant a lui comme a elle une dot d'un million. Elle cachait cette belle action en dechirant le testament. Et ainsi elle ne se contentait pas de donner deux millions, elle en perdait deux encore, puisque les autres heritiers de Regine de Parisis reprenaient leurs droits et leurs parts. L'affaire du bouquet de roses-the revint aux assises de mai, ou l'innocence de Violette fut proclamee au milieu des applaudissements a peine contenus. Me Lachaud eut cette fois l'eloquence du silence. La voiture de Mlle de La Chastaigneraye etait a la porte du tribunal, Violette y monta, avec une soeur de charite qui l'avait assistee en ces dernieres semaines. Elle etait si pale et si defaite, que les paysans juraient, en la voyant a cette nouvelle station, qu'elle n'avait pas un mois a vivre. Quand elle arriva a Champauvert, elle trouva Genevieve a la premiere marche du perron qui lui tendait les bras. Violette s'inclina respectueusement, avec la religion pour la vertu, et demanda la grace d'embrasser cet ange de bonte qui avait daigne venir a elle jusque dans sa prison. Elle repandit un torrent de larmes, heureuse et desolee: heureuse d'etre ainsi accueillie, desolee de ne pas apporter un front pur sous des levres si pures. "Enfin, dit-elle avec un sourire et en levant les yeux au ciel, je puis mourir maintenant!" Mlle de La Chastaigneraye avait entraine Violette dans sa chambre. "Mourir! lui dit-elle; ce serait vous donner tort: vous vivrez, je le veux. M. de Parisis le veut aussi, car il vous aime.--Non, dit Violette tristement; s'il m'eut aimee vraiment, je serais encore a la rue Saint-Hyacinthe. Mais je lui pardonne, puisque j'ai souffert pour racheter ma faute." Genevieve rappela a Violette qu'elle etait desormais riche. "Vous etes, comme Octave et comme moi, heritiere de notre tante Regine. Votre part est d'un million.--Eh bien! je payerai mes dettes, dit Violette en rougissant.--Je crois que je comprends, dit Genevieve en rougissant aussi.--Puisque vous avez ete assez bonne pour descendre vers moi dans ces tenebres, je veux vous dire, pour n'en plus parler jamais, que je vais renvoyer tout ce qui m'a ete donne dans mes folies, et je vous jure encore que M. de Parisis seul a ete mon amant; les autres n'ont eu que mes promesses." Il se fit un silence entre les deux jeunes filles. Violette avait peur de profaner l'ame toute blanche de sa cousine; Genevieve avait peur de rejeter Violette dans les humiliations du passe. "Apres quoi, reprit Violette, j'irai aux Filles repenties.--Non, dit rapidement Mlle de La Chastaigneraye, vous irez habiter le chateau de Pernan, et mon cousin Parisis viendra vous demander votre main, je vous en reponds: il finira par voir le neant de sa vie; il voudra se racheter par une belle action.--Jamais! s'ecria Violette, jamais! S'il arrivait a M. de Parisis d'avoir un jour de raison, ce ne serait pas pour moi, ce serait pour vous; car, n'en doutez pas, il vous aime.--Il y a un abime entre nous: votre malheur.--Laissez-moi a ma destinee; je sens qu'il n'y a plus pour moi que Dieu sur la terre; j'irai aux Filles repenties, on m'oubliera, et j'oublierai.--Non, votre devoir est d'aller a Pernan; de sanctifier, par vos prieres et vos charites, la maison de cette pauvre femme, plus folle que coupable, je n'en doute pas. C'est votre mere, Violette; vous devez cela a sa memoire." Violette s'inclina et demeura silencieuse. IV LA CONFESSION DE GENEVIEVE En son adoration pour Genevieve, Violette voulut lui obeir; elle se hasarda a aller habiter Pernan, la petite terre de Mme de Portien. Il lui avait deja fallu, d'ailleurs, faire deux voyages a ce chateau abandonne, une vraie solitude en ruines, pour le testament et la succession de sa mere. La premiere fois, elle y etait allee avec Mlle de La Chastaigneraye comme en pelerinage, les levres toutes pleines de prieres pour sa mere qui, sans doute, n'eut pas commis son crime si elle n'eut pas rencontre sa fille. La seconde fois, elle y alla avec une jeune fille de Champauvert que protegeait Genevieve, Mlle Hyacinthe de Montguyon. C'etait une vraie musicienne perdue en pleine campagne; fille d'un general mort au Mexique, elle vivait d'une petite pension, mais surtout des generosites anonymes de Genevieve. Le dimanche elles jouaient de l'orgue ensemble pour l'edification du cure et la joie des paysans. Dans la semaine, Mlle Hyacinthe--un nom de fleur comme celui de Violette--jouait de la harpe au chateau avec un sentiment exquis. A Pernan, voyant pleurer Violette en face de cette solitude lamentable, Mlle Hyacinthe lui dit avec cette douceur d'ange que lui avait inspiree Mlle de La Chastaigneraye: "Si vous voulez, madame, je resterai ici avec vous." Violette la prit dans ses bras. "Oh! je remercie Dieu, s'ecria-t-elle, je croyais n'avoir qu'une amie, mais il m'en donne deux!" Et apres cette effusion de deux ames soeurs: "Oh! oui, restez avec moi! Vous me sauverez de la mort et vous me sauverez de la vie." Elles s'arrangerent comme deux soeurs. En quelques jours le chateau reprit un air de fete a travers son deuil. Les fenetres, presque toujours fermees, s'ouvrirent toutes grandes. Hyacinthe mit des fleurs partout; mais, par un sentiment delicat, elle oublia les roses. Des son arrivee, Violette donna dix mille francs aux pauvres en disant que c'etait Mme de Portien qui les donnait par son testament. Mais personne n'y fut trompe; on savait bien que Mme de Portien ne pensait pas aux pauvres: aussi ce fut une vraie benediction sur le passage de Violette, surtout quand on apprit coup sur coup les bonnes oeuvres qu'elle s'efforcait de cacher: la creation de deux lits pour les pauvres de Pernan a l'hospice de Tonnerre, le don d'un orgue a l'eglise, la fondation d'une ecole de soeurs dans ce petit village ou les filles allaient encore avec les garcons. Mlle de La Chastaigneraye vint voir Violette un jour et surprit les deux jeunes filles chez une pauvre femme qui avait quatre enfants malades. "Dieu soit loue! dit Genevieve, vous allez faire tant de bien ici que vous ne songerez jamais a vous en aller.--Et vous, ma chere voisine? dit Violette en baisant les mains de Genevieve pendant que sa cousine lui baisait le front. Consentirez-vous a etre heureuse?" Hyacinthe, voyant que Mme de La Chastaigneraye gardait le silence sans dissimuler une expression de tristesse, dit avec emotion: "Oh! tout le monde sera heureux." Mais Genevieve, non plus que Violette, ne voulaient prendre ce mot pour elles. Quelques jours apres, Violette et Hyacinthe allerent a Champauvert. Elles trouverent Genevieve qui priait a l'eglise, toute seule dans la chapelle ou Parisis avait lu le testament des cinq millions. "Vous priez pour moi, n'est-ce pas? dit Violette a sa cousine.--Non, dit Mme de La Chastaigneraye, je prie pour moi." Violette parut surprise: "Pour vous! Pourquoi priez-vous pour vous? Genevieve ne repondit pas, mais elle se dit a elle-meme: "Je prie parce que j'ai beau jeter mon coeur sur le marbre de cet autel, il se revolte et domine ma raison." C'est de ce temps-la qu'il faut dater une lettre de Genevieve a la marquise de Fontaneilles. Ma belle Armande, Tu t'es toujours moquee de moi pour mes airs romanesques. Tu vas me trouver bien plus fantasque encore, car je viens te prier aujourd'hui de me chercher, a Paris, un couvent pour y cacher mon chagrin. Si je ne t'avais ouvert mon coeur, je serais deja morte. En verite, je ne sais pas ce que je fais sur la terre, mais j'y suis retenue par ton amitie. Tu es si belle, que c'est pour moi une vraie joie de te voir, aussi je ne veux rentrer au couvent qu'en gardant la liberte de te recevoir et d'aller chez toi. Tu vas dire encore que je ne fais rien comme personne! En effet, il faut vivre de Dieu ou vivre du monde. Que veux-tu? quoique je sois tres absolue, je suis quelquefois comme cette femme a deux figures, qui regardait le paradis et l'enfer avec le meme amour. Je crois que c'est la faute de ma tante Regine. Tu sais comment elle etait romanesque par l'imagination. Tous les jours elle enfantait un reve nouveau qui, comme tous les reves, helas! ne durait qu'un jour. Elle a eu bien tort de ne pas me confier a toi dans mon enfance. Mais elle avait horreur de Paris et de la vie moderne; elle me rejetait dans le passe tout en repandant les couleurs les plus tendres et les plus gaies sur ses vieilles idoles. Moi, je l'ecoutais en aspirant, comme toutes les jeunes filles, aux choses de mon temps. J'avais peur d'etre ridicule par mon esprit tout affuble de vieilles idees. Voila pourquoi j'avais des jours de hardiesse comme une heroine de roman, pour me prouver a moi-meme que je n'etais pas trop embeguinee. Tu sais que j'aimais Octave de toute eternite. Je ne sais plus quand cette folie m'a prise. J'etais toute petite, il etait deja grand, il retournait a Paris, il m'a semble qu'il m'emportait mon coeur. Je le suivis dans l'avenue du chateau de Champauvert ou il etait venu voir ma tante Regine, j'avais ma poupee a la main, je pleurais toutes mes larmes; quand il disparut au loin, je regardai ma poupee, comme pour lui dire mon chagrin: elle riait.--Ah! tu ne pleures pas, toi! m'ecriai-je avec colere. Et je jetai ma poupee par-dessus la haie. Depuis ce jour, je ne regardai plus jamais ma poupee--dans la main des autres--car moi je ne voulus plus jouer avec les poupees. Tous les ans, nous esperions voir revenir Octave. Il ne revint pas. Comme moi, il etait orphelin, mais pendant que je restais emprisonnee au pays natal, il courait tous les mondes. Un jour tu t'en souviens, tu vins a Champauvert passer une saison avec ta mere. Quelle joie d'avoir une amie! une grande amie qui avait tout vu et qui savait tout, d'autant que tu etais pour moi l'ideal des filles. Ce fut par tes yeux que je vis Paris, le monde des fetes, le monde de l'esprit. Par malheur pour moi, tu te marias et tu ne revins plus; ma tante, me voyant mourir d'ennui, finit par se decider a passer un hiver a Paris, dans ce petit hotel que tu avais loue pour nous au voisinage d'Octave. C'est ici que commence mon roman; car toute femme a au moins son premier chapitre. J'etais a moitie folle, surtout apres avoir revu mon cousin a ce premier bal de la cour, ou je fis mon entree dans le monde. Je te fais aujourd'hui ma confession, car je ne te disais pas tout. Je me figurais que pour etre aimee d'Octave, lui qui etait aime de toutes les femmes, lui qui aimait toutes les femmes, il me fallait frapper son esprit. Aussi jamais comedienne ne mit en jeu de plus etrange comedie. Ce que c'est que de n'etre point Parisienne et d'avoir trop d'imagination! Les jeunes filles qui vivent dans les folies du jour sont moins folles que je ne l'etais, moi qui avais vecu dans la sagesse! Tu m'avais donne une femme de chambre de grande maison a mon arrivee a Paris, Mlle Charmide. C'etait un monstre de perversite. Elle avait passe par les choeurs de l'Opera; la petite verole l'avait jetee dehors; mais elle avait eu le temps de connaitre "tous ces messieurs." Elle me conta mot a mot la vie de mon cousin. J'etais furieuse et charmee! Quand elle parlait, je lui imposais silence; des qu'elle ne parlait plus, je lui disais de continuer. Le croirais-tu, je voulais hair mon cousin! mais plus je le fuyais, plus je le retrouvais devant moi! Dieu a donc voulu ce mariage perpetuel du bien et du mal, de la vertu et du vice, du paradis et de l'enfer. Cette fille etait allee chez Octave avec une de ses amies:--avant la petite verole--elle me peignit cet hotel celebre, ce fameux escalier derobe ou montaient tant de curieuses. Elle me proposa de m'y conduire.--Jamais! m'ecriai-je.--Le lendemain, cette fille me montra la clef, un vrai bijou, que lui avait confie son ex-amie, sur la promesse qu'on la lui payerait fort cher. Une heure apres, j'en parlais a ma tante.--Quelle folie! me dit-elle, puisque nous irons par le grand escalier.--J'insistai. Ma tante, qui avait ses quarts d'heure de fantaisie, consentit gaiement a cette escapade, sachant que je n'avais rien a risquer quand elle etait la--et meme quand elle n'etait pas la. Ce fut pour nous une vraie partie de plaisir: nous savions que M. de Parisis etait chez Mme de Metternich, si je me souviens bien. Je ne m'arretai plus dans cette fatale folie. Charmide m'amusait par tous ses contes; elle se consolait ainsi des malheurs irreparables de la petite verole qui l'avait condamnee a jouer les seconds roles: mais elle y mettait de la passion. Pour mieux m'encourager dans cette idee qu'on ne prend le coeur des hommes qu'en frappant leur esprit, elle me citait les plus beaux exemples. Je voulais te parler de tout cela, mais j'avais peur de toi. Tous les purs je faisais un pas dans ces tentatives perilleuses. Ainsi, le soir de notre premier bal costume, croirais-tu a ceci: Je savais que mon cousin devait se deguiser en Faust, voila pourquoi je me deguisai en Marguerite. Mais ce ne fut pas tout. J'imaginai d'aller le surprendre avec ma tante, a l'heure de son depart. Voila quel etait mon dessein. Je devais faire du bruit dans sa bibliotheque; sans doute, il serait venu: Faust aurait vu Marguerite, et, comme j'etais belle en Marguerite, sans doute il eut juge qu'il avait tort de ne pas voir sa cousine, sans compter que cette apparition eut mis quelque poesie dans l'entrevue. Me voila donc entrainant ma tante, toutes les deux avec de grandes pelisses noires et voilees comme des Espagnoles. Charmide nous avait accompagnees jusqu'a la porte du jardin, pour s'assurer qu'il n'y avait personne sur ce chemin si bien hante. J'a une petite lanterne sourde toute cachee sous ma pelisse. Nous traversons la serre, nous montons l'escalier, nous voila dans la bibliotheque. Ma tante frappe du pied; mais Octave ne vient pas. On voyait par la portiere la lumiere de ses bougies. Je me hasarde, je souleve la portiere, je le vois a moitie endormi, la tete penchee sur un livre. Emportee par je ne sais quelle inspiration, je vais jusqu'a lui, et lui montrant du doigt la page ouverte: C'EST LA! lui dis-je. J'avais vu qu'il lisait Faust. Il se leva et se tourna vers moi:--C'EST LA! me dit-il tout surpris. Je m'eloignais a reculons sur le point d'eclater de rire pour cacher mon emotion, car j'etais plus effrayee de mon audace qu'il ne pouvait l'etre. Il saisit un candelabre pour me suivre, car j'avais deja depasse la porte. Comment les bougies s'eteignirent-elles? je n'en sais rien, sans doute par sa precipitation a me suivre et par le vent que leur jeta la portiere en retombant. J'avais manque mon entree, puisque je n'avais pas songe a retirer ma pelisse. Je me jugeai si ridicule dans ce role, que j'entrainai ma tante malgre elle, en lui disant que je ne voulais pas etre reconnue.--Enfin, dit ma tante en descendant l'escalier, il faut bien que les enfants s'amusent. Ce n'etait pas la un jeu d'enfant. Je me figurais avoir frappe un grand coup dans l'esprit d'Octave. Je me trompais. Ce ne fut pour lui que l'emotion d'un moment, il s'imagina que c'etait un jeu de quelque comedienne en disponibilite ayant une clef de la petite porte. J'ai su depuis qu'il avait ete bien plus frappe en me voyant tout betement passer avec ma tante dans l'avenue de la Muette qui prouve que le coeur ne se laisse prendre que par les choses simples et naturelles. Et maintenant, ma chere Armande, tu sais le reste. Marguerite a rencontre Faust au bal; il l'a aimee pendant cinq minutes. La Dame de Pique l'a intrigue quelques jours apres; il a aime la de Pique. A Dieppe, Octave m'a aimee pendant cinq minutes, mais Violette attendait. A Champauvert, mon cousin m'a aimee pendant cinq minutes, mais nous etions separes par cinq millions. Aujourd'hui, je rougis d'avoir joue un role et de l'avoir si mal joue. Voila pourquoi je n'ai pas garde ta femme de chambre; cette folle etait pour moi le mauvais esprit; si je l'avais ecoutee, tout Paris parlerait aujourd'hui de moi. J'ai eu d'autres quarts d'heure romanesques. A Champauvert, j'ai tente une autre comedie. Mlle de Moncenac en robe blanche--ma robe blanche--s'est deux fois promenee sous les fenetres d'Octave, et moi, vetue d'un manteau noir, j'allais a sa rencontre comme un amoureux d'opera. Je voulais qu'il fut jaloux. O jeu d'enfant! Il n'y a pas encore bien longtemps que j'ai voulu parler a Octave par la voix du miracle ou de l'inconnu. Il me quittait le soir pour aller coucher a Parisis. En arrivant au chateau, il trouva un volume de Faust ouvert avec ces mots--C'EST LA!--au crayon rouge en marge de ces deux lignes: ..._Le sentiment est tout, le reste n'est que fumee nous voilant l'eclat des cieux._ Toutes les tristesses ont assailli mon coeur: Ma pauvre tante Regine est morte. J'ai respire des roses: elles etaient empoisonnees! J'aime Octave: il aime Violette! Tu vois bien que Dieu seul est mon avenir. Si tu savais comme Champauvert est devenu desole. Tout ce qui riait autrefois pleure aujourd'hui. Hate-toi de me trouver un refuge a Paris; si je restais ici huit jours de plus, j'y resterais toujours, mais a cote de ma tante Regine. J'ai tout dispose pour mon depart, j'irai aujourd'hui faire mes adieux a La Roche l'Epine, au tombeau de mon pere et de ma mere. A bientot; je t'embrasse, aime-moi toujours et ecris-moi bien vite. GENEVIEVE DE LA CHASTAIGNERAYE. P.S. Je ne te parle pas de Violette. Je t'ai deja ecrit toute l'histoire du proces. Violette est aussi triste que moi. Il y a des jours ou je la hais. C'est elle qui m'a pris mon bonheur. La pauvre fille! ce n'est pourtant pas sa faute. Si tu savais comme elle essaie de racheter cela! Elle fait tres bonne figure a Pernan. On ne s'imaginerait jamais en la voyant qu'elle a e la mode parmi les filles perdues. Depuis qu'elle a repris son attitude et son expression, c'est un ange de douceur, mais c'est aussi un ange de beaute; est-il possible qu'elle soit la fille de cette malheureuse femme! J'oubliais de te dire que si je me refugie au couvent, c'est aussi pour elle; car tu as beau me dire que je suis folle, Octave epousera Violette des que j'aurai disparu de ce monde, elle l'aime et il l'aime. Et meme, s'il ne l'aimait plus, pourrais-je epouser Octave en face de cette pauvre fille eploree qui s'est perdue pour lui? Mme de Fontaneilles repondit par ces lignes: Tu es a moitie folle, tu ne verras jamais le monde comme il est, ma chere reveuse. On n'epouse pas sa maitresse quand on s'appelle le duc de Parisis, et quand on a une maitresse qui s'appelle Violette. Je t'ai dit tout cela. C'est egal, comme tu deviendrais tout a fait folle dans ta solitude de Champauvert, je t'ai cherche une cellule bien capitonnee avec une fenetre ouverte sur de grands arbres, a cinq minutes de chez moi. A ton arrivee, tu descendras chez la duchesse de Hautefort. Pauvre coeur malade! il faut te guerir, Dieu sera ton medecin. Je baise tes beaux yeux noirs et tes adorables cheveux blonds. ARMANDE DE FONTANEILLES. Violette ecrivait alors ceci a Mme d'Entraygues: Vous m'avez ecrit des lettres si tendres dans ma prison, que je voudrais pleurer dans vos bras et y pleurer longtemps. Helas! en quittant la prison d'Auxerre, je suis rentree dans une autre: la prison du remords et du repentir, d'ou je ne sortirai jamais. Je suis bien malheureuse. Vous oubliez peut-etre, a force de gaiete, mais, quoi qu'on fasse, le coeur est toujours triste. Dieu est bon, pourtant, car en me condamnant a tant de lar il m'a donne deur amies: vous, ma chere Alice, et Mlle de La Chastaigneraye, qui daigne descendre jusqu'a m'appeler sa cousine. Oh! que c'est beau, la vertu! Je suis en adoration devant Genevieve, ce qui ne m'empeche pas de vous aimer beaucoup. J'ai passe quelques jours au chateau de Champauvert. Sur les prieres de Mlle de la Chastaigneraye, j'ai fini par me dec a venir habiter le petit chateau de Pernan, d'ou je vous ecris. C'est triste a mourir; mais pourtant j'y suis chez moi, et j'espere bien que vous viendrez m'y voir. Voyez jusqu'ou va l'ingratitude! J'ai une troisieme amie dont j'ai oublie de vous parler. C'est Mlle Hyacinthe, une jeune fille du pays, qui me donne son sourire eternel. Je veux la bien doter et la bien marier; mais pas tout de suite, parce que j'ai horreur de la solitude. Est-ce la que je vais finir mes fours, si j'ai le courage de vivre? Le duc de Parisis vous aura dit que j'etais devenue riche par la volonte de Genevieve. Je n'ai vas besoin de vous confier que j'ai rendu tous les bijoux et que j'ai renvoye les cent mille francs au prince. Je croyais que te prince aurait donne cela aux pauvres, il a mieux aime le donner a une danseuse. J'ai aussi ma volonte: je veux que le duc de Parisis epouse Genevieve. Il me semble qu'une fois marie, il sera plus loin de mon coeur. Ah! ma chere Alice, si vous saviez comme je l'aime! Ecrivez-moi ou venez me voir. VlOLETTE DE PERNAN-PARISIS. Mme d'Antraygues repondit ces quelques mots: Oui, ma chere Violette, j'irai vous voir, car j'ai beau rire, cela me fera du bien. Tout est triste dans l'amour. Et pourtant c'est la meilleure chose ... quand c'est l'amour du coeur. Puisque vous etes riche, envoyez-moi vingt mille francs. Mon ex-mari m'a brouillee avec toute ma famille pour se venger de n'avoir pas d'argent lui-meme, car vous savez qu'il a tout joue. Vous comprenez bien, ma chere Violette, que j'ai accepte toutes les clameurs de l'opinion publique; mais je ne souffrirais pas qu'on m'accusat de vivre de mes folies. Femme perdue, c'est vrai, mais point courtisane. Je suis comme vous, je ne me consolerai pas. J'ai beau me dire que la curiosite console de tout, plus je cherche et moins je trouve. Je vois beaucoup une de vos amies d'un jour, Mlle Rebecca, surnommee la Fille de la Bible. C'est une mauvaise comedienne; mais c'est la plus a la mode a cette heure; elle etait aux courses dans une daumont irreprochable. Son amant? me demanderez-vous. Son amant s'appelle M. Tout-le-Monde. Je crois bien que M. de Parisis lui a donne une petite clef d'argent, mais ce n'est ni la clef de son tresor ni celle de son coeur ... vous le savez bien. Je vous embrasse sur vos beaux yeux bleus, des violettes dans la rosee. Ne pleurez plus. ALICE. V POURQUOI CLOTILDE MOURUT VIERGE Ce fut avec une vraie joie que le duc de Parisis apprit le triomphe de l'innocence de Violette. Peut-etre fut-il retourne a Auxerre pour la ramener a Paris, s'il n'eut craint de rencontrer Mlle de la Chastaigneraye. Et d'ailleurs qui sait si Violette eut voulu d'un pareil compagnon de voyage, maintenant qu'elle ne parlait plus que de se refugier en Dieu. Octave aima mieux, selon son habitude, laisser passer les choses, trouvant qu'il avait la main trop malheureuse pour toucher a la destinee des autres. Et puis, il aimait trop Genevieve pour aimer assez Violette. Il se promettait bien d'aller bientot a Champauvert sous pretexte de travaux a faire a Parisis. Mais il ne dominait pas sa vie aventureuse, le torrent l'entrainait toujours, parce qu'il n'avait pas le courage de suivre son coeur. Le duc de Parisis amenait la joie et jetait le deuil partout, on se prenait a lui parce qu'il avait toujours le charme, parce qu'il jouait la passion quand il etait a peine amoureux, parce qu'il entr'ouvrait je ne sais quelle perspective toute d'or et de pourpre. Son ami Saint-Aymour l'emmena un jour a la chasse en Picardie, au chateau de Montreuil. Il fut tres recherche dans les chateaux voisins; c'etait a qui lui ferait une hospitalite princiere: non seulement on ouvrait sa maison, mais on ouvrait son coeur. Ce fut toute une revolution dans ce pays que la passion ne hante guere, si ce n'est la passion de l'argent. Octave fut conduit au chateau de Beaufort, chez la duchesse de Fleury, de la famille du Roi des Halles. Il y avait la une jeune fille, petite-fille de la duchesse, une adorable creature, blonde et pale, toute a Dieu, qui ne savait rien du monde, parce qu'elle ne lisait que l'Evangile. La premiere fois que Mlle Clotilde de Beaufort vit Octave, c'etait a diner, un vrai diner de chateau du bon temps, ou l'on resta a table quatre heures durant: le temps de jouer deux tragedies au Theatre-Francais, le temps de commencer et de finir une passion au bois de Boulogne; le temps de jouer et perdre sa fortune au club. Octave etait a cote de Clotilde. La jeune fille croyait jusque-la que la vie etait une oeuvre de paix et de patience dans l'esprit de Dieu, entre une mere qu'on aime et des enfants qu'on adore. Elle ne voyait encore le mari que comme un mythe--ou comme un nuage a l'horizon qui lui gatait presque la serenite du ciel. Octave fut pour elle une revelation, parce qu'il lui donna l'amour avec ses regards magnetiques, sa voix d'or et ses contes charmants. Ce fut comme un coup de foudre. Vers onze heures du soir, quand tout le monde prit conge, M. de Parisis promit de revenir le lendemain. Il s'etait pris lui-meme a ses piperies. Mlle Clotilde de Beaumont lui apparaissait comme un doux pastel a conquerir. C'etait un dejeuner de soleil. Le lendemain, Clotilde ne pouvait se detacher de la fenetre, jusqu'a l'heure ou elle vit passer un cavalier sur le versant de la montagne, a travers les ramures ca et la depouillees. La romanesque enfant s'imagina que Parisis lui apportait l'amour. Il fut charmant, il eut toutes les eloquences pour la mere et la fille. Clotilde pensait deja qu'il ne quitterait plus le chateau; mais comme il comprit qu'il ne pourrait parler a la fille sans voir les yeux de la mere, il partit pour toujours. Parisis ne s'obstinait jamais contre l'impossible. Tout etait fini pour lui, quand tout etait a peine commence pour la pauvre Clotilde. Que si vous vouliez suivre le mot a mot de l'histoire de cette jeune fille qui mourut pour avoir regarde Octave, comme Racine mourut sous un regard de Louis XIV, il faudrait lire cent lettres du marquis de Saint-Aymour a la duchesse de Hautefort. Le jeune marquis etait amoureux de Clotilde et il avait quelque peu la maladie de la plume. Voici la derniere: "Une fois malade, elle ne voulut rien faire pour vivre. L'amour malheureux aime la mort. Sa mere ne voulait pas comprendre. Et d'ailleurs pouvait-elle la jeter dans les bras de Parisis? "Plaignez-moi, je l'adorais et j'en etais arrive a la consoler par les illusions. Je lui faisais croire que Parisis venait les jours se promener sentimentalement de son cote. Je montais moi-meme le cheval monte par Octave, quand il etait venu au chateau. Je courais la montagne en face de la fenetre de Clotilde en lui envoyant des baisers. "Quoique mourante, elle se trainait au bout du parc pour voir Parisis de plus pres. Une fois, l'illusion fut plus grande que jamais: elle accourut avec des cris de joie et de douleur. Je me suis trouble comme elle; j'ai oublie que je n etais, que je ne devais etre que le fantome de son amour. Je me suis preci dans la montagne, j'ai franchi la haie et la ruisseau du p La pauvre femme, toujours egaree, a ferme sur moi ses bras, si longtemps, si vainement ouverts! "Enfin, c'est vous!" m'a-t-elle dit d'une voix eclatante en appuyant sa tete sur mon coeur. "Et moi tout eperdu, tout palpitant, je la pressais dans mes bras avec l'amour des anges; je la regardais, je regardais le ciel: je me croyais dans l'autre vie. "Et tout a coup elle a leve les yeux sur moi: "Ce n'est pas lui!" s'est-elle ecriee. Je lui ai pris la main. Elis m'a repousse avec frayeur et avec colere. Je restai cloue devant elle, le coeur en demence. Elle s'evanouit presque. J'essayai de la secourir, mais elle me repoussa encore et mourut bientot en disant: "Ce n'est pas lui!" "J'etais la realite, elle ne cherchait que la vision. "Si vous voyez Parisis, ne lui dites pas cela, il rirait de moi et il rirait de la morte!" Voila la fin du recit du marquis de Saint-Aymour tel qu'il l'ecrivit, dans un style un peu tendu, trop sentimental, presque declamatoire, comme ecrivent les gens du monde qui ont peur d'ecrire comme ils parlent. La duchesse de Hauteroche lut avec emotion cette histoire d'une pauvre femme, qui avait vu son ideal en Parisis, et qui etait morte pour avoir touche a la realite. "Ce Parisis! dit-elle. Il a ose me dire qu'il m'aimait! C'est vrai qu'il est charmant." Elle eut peur de cette image fatale. VI L'HEURE DU DIABLE La duchesse de Hauteroche pensait donc quelque peu a Octave. Elle etait un jour descendue de sa caleche a la vacherie du Pre Catelan. Toutes les tables etaient occupees; elle se tint debout un instant, mais, ployant sa fierte sous elle, elle trouva de bon gout de s'asseoir comme les autres dames, quelle que fut la compagnie. Comme elle posait son ombrelle sur la table, elle reconnut sa voisine: c'etait la comtesse d'Antraygues, qui, elle aussi, etait venue la toute seule. Les deux amies ne s'etaient pas vues depuis les hauts faits d'Octave de Parisis, avenue de la Reine-Hortense. La comtesse etait allee chez la duchesse, mais on sait qu'elle fut accueillie avec un si haut dedain qu'elle ne se hasarda pas a la revoir. Elles se rencontraient bien de loin en loin, mais a distance; la duchesse souriait vaguement comme pour exprimer qu'elle n'avait pas oublie le passe, mais qu'elles ne suivaient plus le meme chemin. Ce jour-la, a moins de faire un grand chagrin, la duchesse fut bien obligee de parler a la comtesse; ce fut ce qu'elle fit avec une grace charmante, quoique avec quelque reserve. "Ah! bonjour Alice, je suis contente de vous voir, je ne vous croyais pas a Paris." La comtesse d'Antraygues fut touchee de cet accueil, connaissant la fierte de son ex-amie.--Ma chere duchesse, je suis a Paris, parce que Paris est le seul pays ou le coeur oublie.--Vous ne vous etes pas revus avec M. d'Antraygues," hasarda la duchesse. Elle voulut peut-etre dire avec M. de Parisis. "Non, Dieu merci! repondit Alice. Vous savez le proverbe arabe: Il ne faut jamais se retourner vers son ennemi, si ce n'est pour le tuer. Si j'avais a frapper quelqu'un, ce serait moi." On apporta du laid froid et du pain de seigle a la duchesse, "Est-ce que vous venez souvent ici? demanda-t-elle a Alice.---Oui, je n'ai plus de voiture. L'an passe, je promenais mes chevaux, aujourd'hui je promene moi-meme.--Dites-moi, est-ce qu'il ne vous est pas reste une vraie fortune apres la separation?--Rien, rien, rien. J'ai vecu de mes bijoux." Et essayant de sourire: "Aujourd'hui, je suis comme Cleopatre, je bois ma derniere perle." La comtesse acheva de boire sa coupe de lait. "Je vous aime trop, dit la duchesse, pour vous faire des reproches steriles, mais comment avez-vous pu jouer une existence comme la votre dans un pareil coup de des?--Comment? mais ce n'est pas moi qui ai joue, c'est M. d'Antraygues. Ce n'est pas ma folie qui nous a ruines, c'est la sienne. Il avait tout perdu, parce que j'avais eu la betise de toujours signer. Je n'en serais donc pas plus riche a l'heure qu'il est, sinon que je serais une honnete femme comme vous. Mais, vous savez, une honnete femme sans argent n'est pas encore bien posee sur le pave de Paris! Et puis, voulez-vous savoir l'etat de mon ame? Je ne me suis jamais repentie un instant de ce que j'ai fait. Ceci vous etonne, sans doute? C'est que vous n'etes pas sur l'autre rive et que vous ne pouvez comprendre." La duchesse grignota son pain et sembla chercher a comprendre. "Vous avez revu M. de Parisis?--Oui. Mais ce n'est pas parce que je l'ai revu que je ne me repens pas, c'est parce que je l'ai aime.--Eh bien! je ne comprends pas. Vous ne me ferez pas croire qu'une heure d'amour paye un siecle de chagrin." Alice soupira. "Je ne vous le ferai pas croire, mais je le croirai toujours, parce que cette heure d'amour on l'a attendue longtemps, on l'a savouree avec delice, et on s'en souvient jusqu'a la mort. Qui sait si la vie est autre chose?--Qui sait!" Ce mot avait echappe a la duchesse devenue pensive. "Ainsi, reprit Alice, je vous tiens pour la femme la plus vertueuse, pour la plus noble creature, mais vous amusez-vous beaucoup?--Non! je m'ennuie profondement. Je n'ai pas, comme vous, pris la couronne de roses, je n'ai guere cueilli que des scabieuses, mais j'aime ces fleurs-la. Et puis, je ne crois pas que le but de la vie soit de s'amuser.--Moi non plus. J'ai voulu dire que la vertu ne vaut pas ce qu'elle coute. Croyez-vous donc que Dieu ait condamne la femme a cette lutte mortelle contre son coeur? Rappelez-vous les paroles de l'Evangile: Il sera pardonne a celle qui aura aime. Aimer! sentir un coeur qui bat contre le votre! voir des yeux qui se perdent dans vos yeux! abriter son ame en peine dans une ame de feu! Aimer! c'est rouvrir la porte du Paradis, meme pour descendre au Paradis perdu." La duchesse regardait Alice avec sympathie. "Ah! oui, dit-elle, vous avez aime. Maintenant, je vous comprends. On me parle toujours de ma vertu; eh bien, du haut de ma vertu, je vous pardonne." Alice serra la main de la duchesse. "C'est bien, ce que vous me dites la! car pour vous la vertu n'est pas un mot. Je sais que vous etes une femme d'un autre siecle. Vous allez meme plus haut que la vertu; s'il y avait un chemin de roses, et un chemin d'epines, vous choisiriez le dernier.--Ne me canonisez pas si vite, ma chere." La duchesse regarda autour d'elle comme si elle eut craint d'etre epiee ou d'etre entendue: "Voulez-vous nous promener un peu, Alice?" Les deux amies prirent un sentier sous les grands arbres. "Ecoutez, Alice, reprit la duchesse, vous etes une femme de coeur, et je puis bien vous faire des confidences. J'ai aujourd'hui trente-quatre ans; j'ai vu tomber ma jeunesse sans un seul rayonnement, comme si je n'avais vecu que par des jours de pluie. Tout a ete triste autour de moi. Ma figure est si severe que nul ne s'est jamais arrete pour medire que j'etais belle. On m'a accablee sous le respect. On a pose un perpetuel point d'admiration devant ma vertu; je suis de toutes les fetes du monde, mais surtout de tous les sermons et de toutes les oeuvres de charite. Des que j'entre dans un salon, c'est pour entendre parler des enfants pauvres, du refuge de Sainte-Anne ou de la Ruche des Abeilles. Vous l'avouerai-je? j'ai eu mes moments de doute dans mon rude pelerinage, car je ne vous parle pas de mon mari, un ami qui n'a jamais ete mon amant, pour dire comme vous. Je me suis demande plus d'une fois si on ne pouvait pas etre bonne aux pauvres sans etre si rigoureuse envers soi-meme. Dieu me tiendra-t-il plus de compte de mes aumones parce que mes mains seront plus blanches? Qu'importe qu'elles soient plus blanches si elles sont pleines d'or?--Je vais vous repondre franchement, dit la comtesse. Oui, Dieu vous tiendra compte de vos mains blanches. Mais quand Dieu m'aura pardonne, qui sait si nous ne serons pas assises toutes les deux dans la meme sphere! Et s'il y a un enfer, cet enfer, tout terrible qu'il soit, ne m'arrachera pas le souvenir de mon heure d'amour." La duchesse serra la main d'Alice. "Oui, vous avez raison. Je veux tout vous dire. J'aime M. de Parisis.--Je le savais, dit la comtesse." Mme de Hauteroche, toute surprise, regarda son amie. "Et comment le savez-vous?--Parce que si vous n'aimiez pas Octave, vous ne m'auriez pas parle si longtemps. C'est lui que vous cherchiez dans mon coeur." La duchesse ne trouva pas un mot a dire contre cette verite. Elle murmura en baissant la tete: "Oui, je l'aime." Mme d'Antraygues dit a la duchesse que tout le jeu de cartes y passerait. "Voyez-vous, ma chere amie, les femmes ne jouent pas impunement avec Octave de Parisis. Je me suis jetee dans ses bras la premiere; la marquise de Fontaneilles y tombera aussi, un jour qu'elle aura oublie de faire le signe de la croix; Mlle de La Chastaigneraye l'adore jusqu'a en perdre la raison,--et vous-meme, que je croyais hors d'atteinte,--vous voila saisie." La duchesse releva la tete avec fierte: "Oui, je l'aime, mais j'arracherai cette mauvaise herbe de mon coeur, dusse-je arracher mon coeur." Elle raconta a Mme d'Antraygues comment elle avait rencontre Parisis chez la marquise de Fontaneilles; elle parla de son esprit a tout dire, meme ce qu'il ne faut pas dire, de son charme irritant. Il leur avait fait la cour a toutes les deux, mais il avait echoue. "Vous appelez cela avoir echoue? dit Alice. Mais l'amour ne triomphe pas toujours a sa premiere bataille. C'est souvent un laboureur pacifique qui seme en octobre pour moissonner en juillet." L'ombrage devenait de plus en plus sombre, la duchesse et son ex-amie pouvaient se croire bien loin de Paris, tant elles avaient trouve le silence et la solitude. Des paroles brulaient les levres de Mme de Hauteroche; elles etaient la comme emprisonnees. La duchesse n'osait parler tout haut. Elle s'aventura pourtant: "Je vous etonnerais bien, ma chere Alice, si je vous disais que plus d'une fois j'ai reve a ces enivrements dont vous etes revenue plus belle encore, il faut l'avouer, comme si la passion etait le dernier mot de la beaute pour les femmes." Le visage de la duchesse s'empourpra comme un soleil couchant. "Vous ne m'etonnez pas du tout. Presque toutes les femmes ont ces heures de tentation; voila pourquoi elles sont sublimes quand elles arrivent toutes blanches dans le linceul; voila pourquoi il faut leur pardonner quand elles ont traverse toutes les joies et toutes les angoisses de l'amour.--Oui, reprit la duchesse, comme si elle continuait sa pensee, il m'est arrive de songer a ces legendes ou on donnait son ame au diable pendant une heure pour toute une eternite de damnation.--Oui, et plus la damnation est terrible et plus l'heure est attrayante.--Je remercie Dieu d'avoir eloigne M. de Parisis de mon chemin. Il est venu chez moi quatre fois: il n'a pas compris qu'a la derniere entrevue j'etais d'autant plus severe que j'avais plus peur de lui; voila pourquoi je suis devenue indulgente aux fautes des autres. Jusque-la, je n'avais pas vu l'abime.--L'abime! Elle y tombera," pensa Mme d'Antraygues. Elles etaient revenues vers la vacherie. "J'oubliais, dit tout a coup la duchesse, il y a une heure qu'on m'attend au bord du lac." Et elle embrassa la maitresse d'Octave. C'etait bien la maitresse d'Octave qu'elle embrassait. Mme d'Antraygues ne s'y trompa point et elle murmura: "C'est un souvenir qu'elle me prend sur les joues." Le soir, Alice rencontra Parisis: "Mon cher duc, vous perdez vos batailles au moment meme de la victoire; j'ai rencontre aujourd'hui une femme que vous avez aimee huit jours et qui n'eut pas resiste le neuvieme." Octave chercha dans ses souvenirs. "La Dame de Carreau!" s'ecria-t-il.--"Ah! je ne vous dirai pas son nom. C'est elle, je n'en doute pas. J'ai senti trop tard,--on n'est pas parfait,--qu'elle aurait fini par m'aimer, car, vous savez, je n'ai jamais doute de moi.--Vous avez raison. Pour inspirer de la confiance aux autres, il faut avoir confiance en soi." A quelques jours de la, Octave, rencontrant la duchesse de Hauteroche, lui dit qu'il avait des tableaux italiens dignes de son admiration. Il lui savait un sentiment d'art tres distingue, il serait ravi qu'elle voulut bien lui donner son opinion. "Si vous habitiez le Louvre, dit la duchesse, j'irais peut-etre.--Madame, quand on est comme vous sur un piedestal de marbre de Carrare, on est si loin des atteintes des hommes qu'on peut aller partout,--surtout chez un amateur d'art.--Un amateur d'art! C'est egal, je vous prends au mot, dit la duchesse, j'irai demain voir vos madones." A celle-la, Octave ne donna pas une clef d'argent: la duchesse passa par la grande porte. Tout l'hotel etait sur pied, fleur a la boutonniere, comme un jour de grande reception. Octave avait peur que la duchesse ne vint avec une amie. Elle vint toute seule. Elle admira l'hotel, elle admira l'ameublement, elle admira les tableaux, mais vit-elle tout cela? Le duc de Parisis la recut avec une grace toute respectueuse, mais avec cette douceur penetrante qui va jusqu'a l'ame. La duchesse n'avait plus peur d'elle, parce qu'elle n'avait plus peur de lui. Elle etait allee jusque dans la chambre d'Octave, sous pretexte de voir des emaux de Leonard Limousin et une Vierge de Perugin. Tout a coup la pendule sonna trois heures. C'etait l'heure du diable qui sonnait. La duchesse tressaillit. La meme pensee avait traverse son ame et l'ame d'Octave. "Une heure a moi! se disait-il.--Une heure a moi!" se disait-elle. Se comprirent-ils? Octave prit les mains de la duchesse et la regarda avec des yeux allumes dans l'enfer. Elle palit, elle chancela, elle voulut fuir. "Non! lui dit-il, en joignait ses mains autour de son cou. Non! je t'aime!" Elle voulut se degager. Mais la douceur des mains la retint. Octave l'embrassa sur les cheveux et sur les yeux pour l'aveugler; ses levres egarees brulerent le front et tuerent la vertu. La nature reprenait ses droits: l'ame etait etouffee, la femme eclatait a travers l'ange. "Eh bien! oui, dit-elle dans son egarement, je veux t'aimer pendant toute une heure!" Elle repandit ses cheveux d'or sur son front comme pour voiler sa rougeur. C'etait l'heure du diable. Interrogez Satan, il vous racontera comment on perd le ciel. Quatre heures sonnerent leur douce sonnerie a la pendule d'Octave. Cette douce sonnerie, ce fut pour la duchesse la trompette du jugement dernier. Il lui sembla que le monde allait trembler, que les etoiles tombaient deja du ciel et que le soleil se voilait la face. Mais rien n'avait change autour d'elle. Elle leva la tete: la Vierge de Perugin la regardait toujours avec le meme sourire. Elle dit adieu a Octave. "Nous ne nous reverrons jamais!" murmura-t-elle en se cachant. "Nous ne nous reverrons jamais!" dit Octave qui ne voulait pas contrarier les femmes. La duchesse avait repris son grand air, sa dignite romaine, sa severite heraldique. En se voyant passer dans le miroir de Venise, elle se reconnut telle qu'elle etait avant sa chute. Mais en se voyant passer dans son ame, elle ne se reconnut pas! VII LES VISIONS DE MADEMOISELLE JULIA Le duc de Parisis se consolait facilement du chagrin qu'il faisait aux femmes. Il detournait la tete de la femme qui pleurait pour ne voir que celle qui souriait. Il ne croyait pas aux esprits, mais il y faisait croire. Ecoutez cette histoire. Parce qu'on n'entendait plus parler de M. Home, parce que M. Victorien Sardou avait retourne le portrait de Swedenborg sous celui de Beaumarchais, on disait que les esprits etaient remontes dans les deux. Mais le royaume des esprits descend de plus en plus sur la terre; son premier departement est Paris, ou il y a des ministres des deux sexes. L'action ne se passe pas dans la Foret-Noire, mais dans un fort bel hotel de la Chaussee-d'Antin. Quoi que Saint-Simon put en dire, les hotels de la Chaussee-d'Antin sont fort bien hantes. En depit de l'ecole romantique, les maisons qui tronent dans la rue de Provence, dans la rue de la Victoire, dans la rue Neuve-des-Mathurins, voient monter et descendre dans leurs escaliers un assez joli nombre de drames romantiques et de ballades a la lune. J'arrive a l'histoire de ma beaute "pale comme un beau soir d'ete." C'est une fille de bonne maison,--air candide, esprit malin.--Ses parents la voulaient marier. La delicieuse enfant declina le mari. Mais a quoi donc revent les jeunes filles, si ce n'est a se marier? La mere prit sa fille a part et lui dit: "Nous voulons ton bonheur, d'ou qu'il vienne; mais un mari ne t'enleverait pas a notre amour en te prenant dans ses bras. Je me suis donnee a ton pere et n'en suis pas plus malheureuse. Veux-tu donc te donner au diable?" Le pere tint le meme discours que la mere; l'epoux parla comme l'epouse; mais il ne vint qu'un sourire sur les levres de la belle. "Pourquoi ce sourire? dirent ensemble M. et Mme de Canillac.--C'est que j'aime quelqu'un, repartit la jeune fille en prenant son air le plus grave et le plus mysterieux. C'est que j'aime quelqu'un qui n'est pas votre protege, comme est M. de Terray, ou M. de Mortagne, ou M. de Langeac. Vous ne connaissez pas celui que j'aime! Je vous dirai un jour ce qu'il est. D'ici la, ne cherchez pas a tromper ma destinee avec un autre. Mais le pere et la mere etaient inquiets. On voulut forcer enfin la jeune et belle mysterieuse. "Ne pouvez-vous nous montrer celui que vous aimez et qui vous aime?" La mere supplia, le pere fit mine d'ordonner, les amis questionnerent malicieusement. Julia resta encore quelque temps sans repondre; elle refusait de s'amuser au Bois, aux soirees, aux bals, aux courses. Un beau soir,--car les soirs sont eternellement beaux qui parlent d'amour,--Julia repondit avec assurance et sans rougir: "Vous le saurez, ce secret; j'aime un beau gentilhomme du siecle de Louis XV; il est colonel d'un regiment du roi; il a gagne la bataille de Fontenoy; son ame est elevee, ses manieres sont chevaleresques, sa parole est eloquente a mon coeur. Mais il est aussi discret que glorieux, et il ne veut m'apparaitre qu'aux instants ou je suis seule; alors je puis le contempler dans l'ideal, l'entendre dans le reve, l'aimer dans l'inconnu, l'adorer dans l'impossible." On jugea que tout cela etait un peu trop fou. On appela Victorien Sardou, qui repondit: "Je suis revenu de l'autre monde; mon esprit a tue les esprits. Beaumarchais a decide que je me moquais de lui et que ma plume n'avait pas besoin de sa main pour la conduire." On appela M. Home, _Ecce homo_, mais celui-ci demanda a s'enfermer une nuit avec la jeune spirite, pour voir de pres ses belles visions. M. Home etait marie: on l'envoya passer la nuit avec sa femme. La mere, qui ne dormait plus des songes de sa fille, se resigna a veillera la porte de la chambre aux visions. On prit gaiement le the en famille, selon la coutume. A onze heures, la jeune fille fit un joli baillement et alluma sa bougie. "Bonsoir, papa; bonsoir, maman." On lui souhaita la bonne nuit. Elle ferma la porte. La mere mit son fauteuil devant le seuil et attendit. Une heure se passa dans le silence. Quand sonna minuit, on entendit un bruit, _le bruit dans le mur_, comme disent les legendes. La mere voulut entrer, mais refrena sa curiosite. Elle ecouta des deux oreilles en ouvrant la bouche. Ce qu'elle entendit, ce fut presque le duo de _Romeo et Juliette_. "C'est vous, mon inconnu?--C'est vous, ma bien-aimee?--Comme je vous attendais.--Mais, depuis hier, je ne vous ai pas quittee.--Oui, mais vous etiez invisible et j'aime a vous voir.--Aussi me suis-je decide a vous apparaitre une fois encore. Que vous etes belle, Julia!--Oh! mon Dieu! vous avez eteint la bougie.--Mon adoree! je suis un pur esprit et mon baiser ne vous touchera pas.--Mais vous m'avez touche la main.--C'est la force de l'illusion.--Ciel! vous m'avez embrassee..." Un soir, au moment que les meres de famille appellent le moment critique, la mere de Julia entra subitement dans la chambre de Julia. "Qu'ai-je entendu, mademoiselle?--Maman, c'est l'Esprit." On alluma la bougie,--et on vit qu'on ne vit rien. La mere courut a la fenetre, quoiqu'il n'y eut pas de balcon; elle courut a la cheminee, quoiqu'il n'y eut pas de truc a la Richelieu. Elle ne vit que la nuit et n'entendit que le silence! "Adieu, mademoiselle, ne revez plus tout haut, car je suppose que vous faisiez par desoeuvrement les demandes et les reponses." La mere se remit dans son fauteuil. Mais le joli duo recommenca. Et sur une gamme plus vibrante. "Julia, comme vous etes belle dans la nuit!--C'est pour me dire cela que vous avez eteint la bougie!--Julia, comme je vous aime!--Mais, monsieur, vous avez beau dire que c'est une illusion, je sens bien votre main sur mon coeur...." La mere reparut. Meme comedie. La belle etait seule. "Mademoiselle, il y a ici quelqu'un.--Oui, maman quelqu'un d'invisible qui ne se montre a moi que si je suis seule.--Ce sont des contes." Et la mere se remit a chercher et ne trouva personne. Le lendemain, on fit venir quatre medecins, qui deciderent que le coeur de Julia etait a gauche et que la paix du monde etait troublee par les petits esprits. Les grands medecins sont de grands politiques. Ce texte aurait besoin d'etre illustre par la gravure pour devenir plus lumineux, ou plutot cette taille-douce aurait besoin d'explication. EXPLICATION DE LA GRAVURE. L'hiver passe, j'ai rencontre Mlle Julia a un bal d'ambassade. Elle a valse trois fois avec un sceptique qui lui offrit de faire parler les esprits: c'etait M. Octave de Parisis. DEUXIEME EXPLICATION DE LA GRAVURE. Mlle Julia aune femme de chambre qui couche dans son cabinet de toilette. Cette femme de chambre a l'art mysterieux d'introduire les esprits. COMMENTAIRE RISQUE. Le cabinet de toilette de Julia a deux portes: la premiere est une porte sous tenture qui ne crie pas sur ses gonds, une vraie porte d'amoureux; celle-la vient dans la chambre de Julia; la seconde est une porte toute simple qui donne sur l'escalier de service. Les esprits ne sont pas humilies de passer par la, meme quand ils se donnent la figure du duc de Parisis. VIII LA SOLITUDE DE VIOLETTE Cependant Violette ne s'acclimatait pas a Pernan. Avec sa fievre, son amour, son repentir, elle ne pouvait vivre dans cette solitude rustique ou sifflait gaiement le merle, ou chantait amoureusement le rossignol. Pour la paix des champs, il faut la paix du coeur. Violette n'entendait ni le merle ni le rossignol. Elle ecoutait pleurer les brises et sangloter les fontaines. A quelques pas du chateau, Mlle Hyacinthe la surprenait tous les soirs, abimee dans ses reveries, assise au bord d'un ravin profond, qui etait l'image de la mort par ses roches brisees, ses cavernes profondes, ses ronces brulees, veritable refuge des oiseaux de nuit. Quand, le soir, Violette n'etait pas penchee dans l'escarpement du ravin, elle etait au cimetiere, croyant prier pour sa mere, mais priant pour elle-meme. Le matin, il semblait qu'elle reprit du coeur a la vie. Elle se jetait sur les journaux, qui lui parlaient de Paris, comme si chaque gazette devait lui apporter un peu de cette douce poussiere qui avait couvert ses pantoufles rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel, ou ses bottines mordorees avenue d'Eylau, pres de l'hotel d'Octave. Comme les journaux parlaient souvent du duc de Parisis, c'etait pour elle comme un coup de soleil quand ce nom rayonnait sous ses yeux. Elle savait sa vie, elle devinait ses aventures; mais c'etait surtout les lettres de la comtesse d'Antraygues qui le representaient dans ses folies, Comme elle avait toujours ete serieuse, meme dans sa mascarade de trois mois, comme elle etait devenue plus serieuse, elle s'affligeait de toutes les folies d'un homme doue pour les grandes choses, qui trahissait son nom et son avenir; mais elle ne desesperait pas, disant toujours qu'il prendrait de fieres revanches. On se rappelle que Mme d'Antraygues avait demande vingt mille francs a Violette. Violette s'etait empressee d'etre agreable a son amie, tout en lui rappelant qu'elle s'ennuyait beaucoup de ne pas la voir. Un jour, a l'heure du dejeuner, Mme d'Antraygues arriva bruyamment. Alice avait remplace la gaiete par le bruit, comme font toutes celles qui ne veulent pas se repentir et qui refusent de voir leurs blessures. La comtesse trouva Violette bien changee, mais plus belle encore, si la beaute est une expression divine. Le marbre en est la plus belle traduction; a-t-il besoin des tons roses de la vie pour charmer les yeux du corps et les yeux de l'ame? Violette avait perdu a jamais la fraicheur des jeunes annees; mais dans cette figure plus accentuee et plus pale, la vraie femme s'exprimait mieux encore. Et puis ses beaux yeux--ciel profond--n'avaient-ils pas une eloquence plus penetrante? "Comme vous etes devenue belle!" dit Alice en embrassant Violette. Violette presenta sa jeune amie a la comtesse: "Si vous voulez voir la beaute sur la terre, la voila! dit-elle avec l'accent de la verite." Mlle Hyacinthe n'etait pas precisement l'ideal de Phidias ni de Raphael--ni de Jean Goujon, ni de Prudhon,--mais elle avait la beaute agreste et simple qui ne connait guere la mode et que la passion n'a pas consacree encore: on peut dire qu'elle s'habillait de son charme et de son sourire. On dejeuna avec une gaiete melancolique, on se promena dans la campagne et par les jardins du chateau, on visita l'eglise, on alla gouter dans une tour en ruines. Le soir, les trois femmes etaient heureuses par l'amitie. Toutes les trois adoraient la musique. On veilla jusqu'a minuit, les mains sur le piano, caressant tous les airs aimes, evoquant le genie de tous les maitres. La vraie musicienne etait Mlle Hyacinthe. Violette jouait mal et Mme d'Antraygues avait plus de brio que de sentiment. "Vous rappelez-vous? dit Alice a Violette, vous m'avez dit que M. de Parisis vous avait appris la valse de _Faust_?--Si je me rappelle!" dit-elle en palissant. Et elle joua la valse de _Faust_--elle qui jouait mal--comme Gounod la joue lui-meme, avec toutes les eloquences du coeur et de la passion! IX LES DEUX COUSINES Le lendemain, les trois amies eurent une visite tout a fait inattendue: le duc de Parisis, qui etait venu avec d'Aspremont et Monjoyeux passer quelques jours au chateau de Parisis. Octave voulait revoir tout a la fois Genevieve et Violette. Il savait que les deux cousines etaient devenues deux amies. Quoi-qu'il fut emporte par l'amour--vers l'une et vers l'autre--il se promettait de n'etre plus pour elles qu'un ami. Il etait d'ailleurs venu a Parisis avec son ami Violet-le-Duc, pour commencer la restauration du chateau dans le plus pur style Louis XII. Monjoyeux et Saint-Aymour l'accompagnaient. A tout autre moment, il eut eprouve une vraie joie a ce travail qui allait remettre en toute splendeur une des plus curieuses seigneuries feodales; mais une tristesse profonde envahissait son coeur. C'est qu'on ne batit ou qu'on ne restaure un chateau que pour une femme aimee, c'est que Parisis pressentait que la femme aimee ne viendrait pas habiter son chateau. Sa premiere visite fut pour Mlle de La Chastaigneraye. Elle n'avait pas varie dans son idee, elle voulait qu'il epousat Violette. Elle l'accueillit avec une douceur d'ange: mais elle cacha si bien son coeur, que son cousin s'imagina qu'elle ne l'aimait plus. Aussi ce fut une simple visite de ceremonie ou on parla de tout, hormis de soi-meme. "J'espere bien, mon cousin, dit Genevieve, que vous irez voir Violette a Parnan.--Oui, ma cousine," dit Octave, croyant raviver la jalousie de Genevieve. Mais elle fut impassible, comme si elle habitait desormais d'autres regions. Elle lui dit d'ailleurs une fois encore qu'elle s'etait tournee vers Dieu et qu'elle allait se retirer du monde. "Grand Dieu! se recria Parisis, mais ou irez-vous donc?--Dans une solitude sanctifiee par les prieres. Ici, quoi que je fasse, j'habite une solitude toute profane. Voyez ces tableaux, voyez ces livres, voyez ce piano, voyez cette harpe; je ne suis pas de celles qui se resignent sans avoir sous les yeux l'exemple de toutes les resignations.--Ma cousine, dit Parisis, vous avez marche ce matin sur des asphodeles ou des soucis. Je reviendrai bientot, si vous voulez arracher les mauvaises herbes qui poussent sous vos pieds.--Revenez, mon cousin; pour moi, des qu'on travaillera a la restauration de Parisis, j'irai vous voir si je ne suis pas partie." Octave etait alle voir Violette le lendemain. Il trouva la meme figure, la meme douceur, mais la meme indifference bien jouee. Il voulait railler un peu; mais la triste expression qui s'etait gravee profondement sur la figure de Violette arreta la raillerie sur ses levres. Mme d'Antraygues lui prit le bras et l'entraina sous les arbres. "Cette pauvre Violette, lui dit-elle, savez-vous qu'elle en mourra? Je vous ai deja averti.--Ou avez-vous vu des femmes mourir de chagrin?--A Paris et en province, mon cher. Moi qui vous parle, je mourrai de chagrin, mais passons. J'etais venue pour embrasser Violette et repartir aussitot; je suis si malheureuse de son malheur, que je vais rester avec elle toute une semaine. On ne se console d'un amour que dans un autre amour: Violette n'en aimera pas d'autre que vous. Mais peut-etre la consolerai-je, moi! car si l'amitie console de l'amour, c'est l'amitie d'une femme, surtout quand cette femme est amoureuse dans la meme paroisse. O monstre aux griffes roses!--Bouche de femme, paroles perdues! dit Octave dans une fumee de cigare.--Vous vous imaginez peut-etre que vous ne laissez tomber de vos levres que des paroles de votre Evangile, o don Juan de Parisis! Je vous le dis encore, rien ne consolera Violette de vous avoir trouve et de vous avoir perdu." X LE CHATEAU DE CARTES Octave causa avec Violette apres avoir cause avec Alice. Ils etaient seuls dans le salon; la comtesse avait entraine Hyacinthe. Apres un silence, Violette dit en regardant Octave: "Cela me fait tant de mal de vous voir, que j'eprouve un etrange contentement; arrangez cela comme vous pourrez.--Si vous m'aimiez encore, je dirais que vous etes heureuse parce que vous etes malheureuse; c'est inexplicable, mais cela est, parce que l'amour est une douleur, est une volupte." Violette retint un soupir: "_Si je vous aimais encore!_ vous avez raison; je ne vous aime plus. C'est une bouffee du passe qui me revient jusqu'au coeur; grace a Dieu, je suis delivree de toutes ces angoisses." Violette reprit le masque de la serenite. Octave lui saisit la main; mais elle cacha si bien son emotion qu'il jugea que, pareille a Genevieve, elle n'avait garde de l'amour que le souvenir. La conversation changea de theme. On parla de la vie rustique et des joies innocentes qu'elle donne au coeur; on ouvrit une parenthese sur Paris, mais Violette la ferma bien vite. Octave tenta de lire l'avenir de Violette par ce qu'elle disait ou par ce qu'elle ne disait pas; mais il ne vit que des nuages. La nuit etait venue peu a peu. Violette se leva pour se rapprocher de la fenetre. Octave la suivit. "Je vais partir," lui dit-il. Ce simple mot tomba dans le coeur de Violette comme le glas de la mort. Il lui sembla que c'etait la derniere fois qu'elle voyait Parisis. Parisis! l'amour et la mort dans sa vie; Parisis! tout ce qu'elle avait aime depuis qu'elle n'aimait plus que lui. "Vous allez partir!" repeta-t-elle d'une voix lente et triste. Elle regarda Octave qu'elle ne voyait plus bien. Tout a coup, rejetant tout cet attirail de pieux mensonges qui voilait son coeur, elle se jeta dans ses bras et elle eclata en sanglots. "Violette, ma Violette, dit-il doucement, pourquoi pleures-tu? je t'aime!--Oh! dis-moi cela encore; je veux mourir, mais je veux mourir avec ce mot dans le coeur. Dis-moi encore que tu m'aimes!--Tu le sais bien!" Octave entendait a peine Violette, tant ses paroles etaient coupees par les sanglots. "Mais je t'ai toujours aimee, ma Violette! Avant de te voir, je n'aimais pas, je ne cherchais que des aventures! Avec toi j'ai trouve mon coeur." Et ainsi ils se dirent les choses les plus tendres et les plus senties. Tous les deux obeissaient a une de ces expansions qui jettent deux coeurs, deux ames dans la meme pensee. C'est l'amour a sa supreme periode. Quand il a hante ces divins sommets, il s'est epuise a demi, il retombe de ses aspirations, il retrouve la terre et regrette le ciel. Mais le ciel n'est pas la patrie des hommes ni des femmes, meme quand ils sont amoureux. Violette retomba sur la terre, Il lui sembla qu'elle avait donne tout le feu de sa vie dans ce divin embrassement, son coeur battait a se briser, la fievre l'avait envahie, le reve brulait son front. "Adieu, Octave! lui dit-elle tristement.--Adieu! je ne comprends pas. Je ne veux pas comprendre," murmura-t-il. Il tenta avec toutes ses graces irresistibles de perpetuer cette minute d'amour. Rien ne lui coutait, pas meme le mensonge. Il etait de bonne foi avec Violette, puisqu'il venait de retrouver son coeur dans le sien. Il lui dit qu'il voulait vivre avec elle et vivre pour lui. "Vivre pour moi, dit-il, n'est-ce pas vivre pour toi! Vivre pour toi, n'est-ce pas vivre pour moi!" Et comme Violette semblait douter: "Tu sais mon dedain des plus hautes ambitions; j'ai toujours dit que l'amour etait le premier et le dernier mot de la vie. Avoir a son bras une femme, si je l'aime et si elle m'aime, c'est avoir le souverain bien. Nous habiterons Parisis et nous serons heureux." Ces derniers mots, quoique bien naturellement et bien tendrement dits, ramenerent Violette a la raison. Elle ne put s'empecher de penser que si Octave eut parle a Genevieve, il ne lui eut pas dit: "Nous habiterons Parisis et nous serons heureux." Elle traduisit ainsi ces mots: "Nous serons heureux a Parisis, mais nous ne serions pas heureux ailleurs, parce que Paris repudierait un pareil bonheur."--Non! dit-elle, on n'est heureux nulle part avec Violette, parce que Violette, au lieu d'apporter sa part de bonheur, n'apporterait que les larmes du repentir.--Pourquoi le repentir? Quel est ton crime? Maintenant que je te connais, je sais que tout cela n'etait qu'un jeu cruel pour me punir. J'ai merite d'en souffrir, j'en ai souffert, mais j'ai oublie." Octave avait reprit la tete de Violette sur son coeur. Elle n'eut pas le courage de relever la tete. Pendant cinq minutes encore, elle continua ce doux reve d'etre aimee. "Et pourtant, murmura-t-elle, si je voulais etre heureuse!" Pauvre fille! elle ne savait pas que la volonte qui brave tous les obstacles s'arrete frappee de mort devant ce chateau de cartes qui s'appelle le bonheur. XI UN AUTRE BOUQUET MORTEL On sonna a la grille du chateau. Violette eut le pressentiment que c'etait une mauvaise nouvelle, sans doute parce que ce coup de sonnette l'arrachait a son reve. Deux minutes apres, le valet de chambre entrait, portant d'une main un majestueux bouquet et de l'autre une lettre sur un plat d'argent. "Pour moi? demanda Violette. Cela me vient sans doute de Mlle de la Chastaigneraye.--Peut-etre, dit Octave; mais avant d'en etre bien sure, ne vous avisez pas de respirer le bouquet; j'ai toujours peur des roses de Tonnerre." Violette donna l'ordre au valet de chambre d'allumer les bougies. Pendant que le duc de Parisis regardait le bouquet avec defiance,--un magnifique bouquet compose de fleurs symboliques,--Violette tournait la lettre dans ses mains, tout en disant: "Ce n'est pas l'ecriture de Genevieve!" Elle passa la lettre a Octave. "Je ne veux ni de la lettre ni du bouquet." Elle allait sonner, mais Octave la retint. "Attendez donc; nous ne sommes pas a Paris, n'allez pas desoler quelque bonne voisine de campagne ou quelque coeur reconnaissant, car je sais que vous avez fait beaucoup de bien dans le pays.--Mais il y a des armoiries sur le cachet.--C'est que ce petit coin de la France est bien habite." Violette obeit. "Si vous n'etiez pas la, je vous jure que je ne lirais pas cette lettre." Elle lut rapidement les premiers mots et la signature. "Voyez plutot!" dit-elle en palissant. Elle jeta la lettre a Octave, qui la ramassa en jetant le bouquet. Il lut ce joli compliment: "Ma chere Violette de Parme et de Plaisance, "Jugez de ma bonne fortune! J'achete un chateau qui fait l'oeil au chateau de Pernan, et voila que vous habitez le chateau de Pernan. Moi qui avais peur de m'ennuyer! Avec une voisine comme vous, je vais devenir tout a fait Bourguignon. Je vous envoie un bouquet cueilli par moi-meme, c'est le dessus du panier. Si vous connaissez le langage des fleurs, vous jugerez de mon eloquence. Quand voulez-vous souper ensemble? car enfin, il faut bien que je vous rende, entre onze heures et minuit, un de ces festins que vous nous donniez, au prince et a ses amis, avec toutes les graces d'une femme qui sait bien vivre. "Je vous baise le pied et la main. "Marquis D'HARCIGNIES." Octave contint sa fureur. "Violette! dit-il gravement, chaque mot de cette lettre rentrera avec mon epee dans le corps de ce faquin. Je garde la lettre. Demain, a huit heures, le marquis n'en ecrira plus--de la meme main--ou, s'il en ecrit encore, ce ne sera pas a vous. Pas un mot de ceci." En ce moment, le valet de chambre entra pour dire que le messager du marquis attendait la reponse. "La reponse! dit Parisis en contenant a grand'peine sa colere, le duc de Parisis la donnera lui-meme au marquis avant une heure." Le domestique sortit sans bien comprendre. "Vous voyez bien, Octave, dit tristement Violette, que tout est fini pour moi! Je remercie Dieu de m'avoir rouvert pendant quelques minutes cette porte du paradis ou je vous ai retrouve, mais c'est mon dernier moment. D'ailleurs, croyez-le bien, une fois hors de cette ivresse, je serais revenue a ma pensee de tous les instants: il faut que vous epousiez Genevieve.--Il faut que je vous venge, voila toute ma pensee. On m'a dit que le prince etait chez le marquis, il lui servira de temoin, j'imagine. Je veux que le prince dise tout haut la verite, devant le marquis et devant mes temoins; il faut qu'il jure qu'il n'a pas ete votre amant." Mme d'Antraygues et Hyacinthe survinrent alors. Violette pria sa jeune amie de se mettre au piano. "Oh! le beau bouquet! s'ecria la comtesse en se penchant pour ramasser les fleurs symboliques du marquis d'Harcignies.--Chut! dit Octave en donnant un coup de pied dans le bouquet, ce sont des fleurs empoisonnees.--Des fleurs empoisonnees!--Oui, dit Violette. Vous vous rappelez le bouquet de roses-the qui a failli tuer Genevieve? Eh bien! il y avait moins de poison dans ces fleurs-la que dans celles que vous voyez sur ce tapis." Mlle Hyacinthe, heureuse de sa promenade avec Alice, faisait retentir le piano des airs les plus vifs d'Offenbach, ce maestro de l'imprevu qui traduit quelquefois en francais l'esprit railleur de Henri Heine. Quand Octave rentra a Parisis, il dit a Monjoyeux et a d'Aspremont qu'il lui fallait un duel pour le lendemain a huit heures. Il raconta l'histoire du bouquet symbolique. D'Aspremont et Monjoyeux allerent vers minuit chez le marquis pour lui infliger une lettre d'excuses. Mais M. d'Harcignies, apres avoir pris la plume, la jeta en disant: "J'aime mieux me battre." Le lendemain, a huit heures, comme Octave l'avait dit, le marquis d'Harcignies payait cruellement ses impertinences bien naturelles. Mais en ce monde, il y a toujours quelqu'un qui paye la dette des autres. Octave croyant frapper a la main, frappa au coeur. Le prince Rio prit son ami dans ses bras et dit avec amertume qu'il n'y avait pourtant pas de quoi tuer un si galant homme. Octave se redressa furieux! "J'allais oublier! dit-il au prince. Je vous somme de dire ici la verite; vous allez la dire devant ce sang repandu: Mlle de Pernan, ma cousine, celle qu'on appelait Violette dans ses jours de comedie, n'a pas ete votre maitresse!" Le prince etait un galant homme comme le marquis: il s'offensa de cette sommation. "Monsieur! je ne recois de sommations que des huissiers, et encore les huissiers s'arretent a ma porte. Voila pourquoi je ne vous repondrai pas." En disant ces mots, le prince prit l'epee du marquis deja toute tachee de son sang.--Eh bien! dit Parisis, puisque vous avez une epee, je suis plus absolu. Je ne quitterai le terrain que si vous dites tout haut la verite. Mais vous commencerez par retirer vos paroles de tout a l'heure: "_Il n'y a pas de quoi_."--Et d'abord, dit d'Aspremont, je constate que le prince n'a plus qu'un temoin et que vous ne pouvez pas vous battre." Monjoyeux prit la parole: "M. de Parisis n'a que faire de deux temoins. S'il faut deux temoins au prince, me voila! Le prince est trop bon prince pour me repudier a cause de ma naissance: mon pere etait chiffonnier, mais il a vecu en homme libre, c'est un titre de noblesse. Et d'ailleurs, si nous ne sortons pas tous de la salle des Croisades, nous sortons tous de l'arche de Noe.--Vous avez raison, monsieur, dit le prince. Soyez tout a la fois le temoin de M. de Parisis et le mien." Monjoyeux s'entendit sur le duel avec les deux autres temoins. Au moment de se mettre en garde, le prince dit ceci d'une voix bien accentuee: "Mon idee bien arretee etait de ne repondre a M. de Parisis qu'apres un coup d'epee; mais il possede si bien le coup du coeur, qu'il pourrait bien me couper la parole. Je ne ferai donc pas de facons pour dire que je n'ai pas ete l'amant de Mlle Violette de Parme. Maintenant, tuer un homme parce qu'il a mal parle a une femme, je dirai toujours qu'il n'y a pas de quoi.--Eh bien! dit Parisis en jetant son epee, c'est assez comme cela. Je ne suis pas venu ici pour venger la femme, mais pour venger une femme. Gavarni a dit: "On ne se bat pas a cause d'une femme, on se bat d'abord contre quelqu'un et pour soi ensuite." Gavarni a tort contre moi: je n'ai pas voulu me battre contre quelqu'un ni pour moi, je me suis battu a cause d'une femme." On se quitta tristement, mais sans rancune. Octave exprima ses regrets avec une vraie noblesse de coeur. Il avait voulu blesser, il n'avait pas voulu tuer. La mort du marquis d'Harcignies ne reconforta pas Violette, non plus que la declaration du prince. Quand l'opinion publique a frappe une femme, cette femme, fut-elle une sainte, n'en revient jamais, parce qu'il n'y a pas de medecin pour cette mortelle blessure. XII OU ETAIT ALLEE VIOLETTE La mort du marquis d'Harcignies fit un grand tapage et reveilla toutes les curiosites a peine assoupies qui rouvraient les yeux sur Violette. Ce fut donc un nouveau chagrin pour elle. Toutefois, comme Parisis venait de dire hautement qu'il ne fallait pas mal parler d'elle, peut-etre se fut-elle remis de ce duel bruyant qui troublait sa solitude. Mais la pauvre fille devait etre poursuivie a outrance par les souvenirs vivants de sa vie de courtisane platonique. Quelques semaines a peine s'etaient passees, la comtesse d'Antraygues, revenue a Paris, lui ecrivait de braves lettres pour l'affermir dans sa retraite, lui demandant pour un temps prochain un petit pavillon du chateau. Mlle Hyacinthe etait toujours la avec ses consolations, sympathique a ses douleurs, sympathique a ses esperances, tout en niant les peines de coeur par ce charmant sourire de celles qui n'ont pas aime. Voila qu'un matin le bruit se repand que Pernan possede un jeune medecin. Jusque-la il fallait courir a deux lieues quand on avait une migraine. "C'est toujours une figure de plus, dit Hyacinthe.--Oui, dit Violette, mais si je tombe malade, vous savez que je ne veux pas voir la figure d'un medecin." Ce jour-la les deux jeunes filles, fort occupees a faire des confitures de fraises, ne parlerent plus du nouveau venu, mais on leur annonca vers trois heures que le docteur Pierrefitte demandait a etre recu par Mlle de Pernan. "Pierrefitte," dit Violette. Elle ressentit un coup au coeur. Ce nom lui rappelait un jeune homme qui avait soupe un soir avec elle dans une folle compagnie du cafe Anglais. C'etait un de ces etudiants amoureux de la vie--parce qu'ils voient la mort de pres--qui passent tous les soirs la Seine pour prendre leur part du mouvement sur les boulevards, dans les cafes a la mode, aux concerts des Champs-Elysees, aux fetes de nuit de Mabille et aux soupers de la Maison d'Or, quand ils ont quelques louis de reste. C'etait peut-etre parce que M. Pierrefitte avait trop soupe qu'il venait se faire medecin de campagne dans son pays. Violette avait retenu ce nom de Pierrefitte, parce que la verve de l'etudiant amusait tout le monde. Elle ne doutait pas que ce ne fut le meme Pierrefitte. "Repondez que je ne puis recevoir," dit-elle au valet de chambre. C'etait bien dommage pour Pierrefitte, car il l'eut trouvee plus adorable que jamais dans la grande cuisine du chateau, les bras nus, les mains rougies par les fraises. Mais Pierrefitte, qui aimait trop a gouailler, n'aurait pas eu le bon gout de ne pas la reconnaitre. Il se fut sans doute avise d'evoquer les images de Paris. Violette decida qu'elle ne le verrait jamais. Le lendemain il se presenta encore, puis le surlendemain, puis tous les jours de la semaine. On avait beau lui dire que madame ne voulait pas recevoir, il insistait en disant qu'il voulait etre recu. Que pouvait faire une femme contre cette tyrannie? "Ah! dit Violette, si Octave etait la!" Mais Octave ne pouvait pas toujours etre la pour effacer un a un tous les temoins des folies de Violette. "Ma chere Hyacinthe, dit-elle a son amie, je vois bien que tout est fini pour moi. J'avais jure de ne plus remettre les pieds a Paris, je me croyais oubliee dans cette solitude; mais chaque fois que l'esperance renait dans mon coeur, une main brutale coupe la fleur et vient l'arracher. Et mon coeur saigne. Et je meurs de chagrin. Ne m'en veuillez pas si un jour vous ne me voyez plus." Hyacinthe embrassa Violette et voulut encore une fois la raviver a sa gaiete, mais elle commenca a desesperer d'elle. Vainement elle jouait ses airs les plus chers, vainement elle l'entrainait a ses promenades les plus aimees, Violette devenait etrangere a tout, meme a l'amitie de cette belle et bonne creature que Dieu avait mise sur son chemin comme un ange gardien visible. "Si vous aviez un grand chagrin, quelle mort choisiriez-vous? demanda un jour Violette a son amie.--Voila une question! s'ecria Hyacinthe. Si j'avais un grand chagrin, je pleurerais beaucoup et je me consolerais, parce que Dieu console tous les coeurs de bonne volonte." Violette, toute a ses idees, n'ecoutait pas ces bonnes paroles, "Moi, dit-elle, je me suis tire un coup de revolver, la mort n'a pas voulu de moi. Dans ma prison, j'ai ete trois jours sans manger; mais, de tous les courages, le plus grand, c'est de mourir de faim. Vingt fois j'ai appuye le poignard contre mon sein, le poignard m'est toujours tombe des mains. J'ai l'effroi de l'acier et du sang. J'ai une pudeur rebelle qui me defend de me jeter a l'eau, parce que je serais deshabillee par les premiers venus. Ah! si on pouvait s'enterrer soi-meme!--Vous m'epouvantez! dit Hyacinthe, vous m'epouvantez dans cette etude que vous avez faite de la mort. Moi, je ne comprends qu'une maniere de se tuer, c'est de se jeter par la fenetre dans un moment de desespoir, quand on n'est plus maitresse de soi.--Il y a aussi le poison, dit Violette, mais je ne veux pas m'empoisonner." Elle avait pense a sa mere. Elle devint silencieuse; "Heureusement, dit Hyacinthe, que Dieu vous tient par la main et vous empechera de faire des folies." Violette donna doucement sa main a Hyacinthe. "Et pourtant, lui dit-elle, songez que si je n'etais plus la, Octave epouserait Genevieve. Je suis malheureuse et j'empeche le bonheur de ceux que j'aime le plus." Le soir, vers onze heures, pendant que Mlle Hyacinthe dormait profondement, Violette quitta le chateau de Pernan et n'y reparut jamais. Voici le petit mot qu'elle avait laisse pour son amie: "Adieu, je ne vous reverrai plus. Mariez-vous et acceptez en souvenir de moi la bague que vous trouviez jolie et que j'aurais du vous donner deja. Acceptez aussi cent mille francs de dot que vous remettra mon notaire le jour de votre mariage. Jusque-la, vivez avec Mlle de La Chastaigneraye. "C'est beau la vertu! Je viens de vous voir dormir, moi je n'aurai plus ce sommeil-la que dans la mort. Et encore, je n'aurai pas vos reves! Adieu encore, je vous embrasse. "VIOLETTE." Ou etait allee Violette? Il fut impossible a Mlle Hyacinthe comme a Mlle de La Chastaigneraie de suivre sa trace. On envoya un telegramme a Octave, qui remua vainement tout Paris. Ce fut un vrai desespoir pour lui comme pour Genevieve et Hyacinthe. "C'est moi qui aurais du partir la premiere!" dit Mlle de La Chastaigneraye. Mais la marquise de Fontaneilles, tout en lui preparant un pavillon a l'Abbaye-au-Bois, lui avait dit de l'attendre a Champauvert. Elle voulait gagner du temps, esperant toujours la decider a epouser Octave, ne doutant point que don Juan de Parisis ne fut heureux de faire une fin qui serait encore pour lui un commencement. XIII LE TROISIEME LARRON Il y a en France, depuis que les femmes sont toutes blondes, deux recoltes serieuses: la moisson des bles et la moisson des chevelures. Il n'y a donc plus que des blondes. C'est comme a Venise dans le siecle d'or, c'est comme a Versailles dans le siecle de Louis XIV. Non seulement sous le Roi-Soleil toutes les La Vallieres etaient blondes, mais les hommes ne voulaient plus que des perruques blondes. Voyez le duc de Lauzun, un blond, le comte de Guiche, un blond--blondasse, dit Saint-Simon;--Henriette d'Angleterre etait blonde, blonde etait Mlle de La Valliere, tres blonde Mme de Montespan, presque rousse Mlle de Fontanges. Le duc de Parisis, qui eut aime les blondes a la cour de Louis XIV, comme dans le Decameron de Giorgone, comme dans les festins de Paul Veronese, aimait aussi les blondes du temps present. Mais on a deja vu que ce n'etait pas un homme exclusif; il ne faisait pas un crime a une belle femme d'etre brune, il aimait aussi les chataines et ne dedaignait pas les "Venus aux carottes." Mais on peut dire qu'il marchait surtout dans le cortege des blondes. Mais pour lui la vraie blonde etait Mlle de La Chastaigneraye. Sa luxuriante chevelure, contenue dans ses ondulations par une main pudique, car elle seule touchait a ses cheveux, avait la nuance la plus douce aux yeux: c'etait le vrai blond a son premier coup de soleil, le blond d'Eve avant le paradis perdu. Quoique Parisis fut beau et spirituel, il etait toujours l'irresistible Parisis. Les femmes n'ont pas toutes le sentiment de la beaute virile et n'aiment pas souvent l'homme qui les domine trop par l'esprit. Mais Parisis semblait fait pour montrer aux poupees l'amoureux de l'ideal nouveau. Plus de faux sentimentalisme, plus de sonnets a la lune, plus d'aspirations vers les etoiles: l'homme et la femme dans l'amour. N'est-ce pas tout un monde? A quoi bon se perdre a l'horizon, sur les rivages platoniques, quand on a sous la main la poesie visible. Aspasie dit un jour a Platon, qui l'avait promenee dans tous les sentiers perdus du sentimentalisme: "Que de chemin nous avons fait!--Pour arriver ou? demanda Platon.--Au commencement," repondit la courtisane. "Que de temps perdu!" dira celui qui aime les chemins de traverse. Celui-la prend tout ce qu'il trouve sous sa main. "Ne perd pas qui veut son temps," repondra celui qui voyage pour n'arriver point. Celui-ci fait le tour du monde sans mettre pied a terre. Il arrive devant Naples.--Voir Naples et mourir!--Et il n'entre pas dans la ville. Platon deraisonne, car l'amour est une ivresse; or, comment s'enivrer sans mordre a la grappe? Les platoniciens disent qu'Hercule, aux pieds d'Omphale, n'ecoutait que les battements de son coeur. Mais quand Hercule filait le parfait amour aux pieds d'Omphale, c'etait apres avoir accompli ses douze travaux. Octave ne filait pas aux pieds d'Omphale, et pourtant, chez une comtesse blonde,--paroisse Saint-Thomas-d'Aquin,--il avait ete retenu trois jours devant sa tapisserie. Elle filait une blanche colombe pour un coussin: il filait le parfait amour. Le quatrieme jour, la colombe fut immolee. Le grand art de Parisis etait d'arriver a temps. Henry de Pene a parle comme La Bruyere quand il a dit: "Le plus souvent, ce que la femme aime, ce n'est pas l'amant, c'est l'amour." Parisis le savait bien, il ne parlait jamais de lui. Cette histoire de la comtesse blonde fit quelque bruit l'an passe--rive gauche et rive droite. Le Cours-la-Reine est une promenade dechue. On y trouve quelques jolis hotels; mais comme les arbres y sont encore fort beaux, on aime mieux les arbres des Champs-Elysees, qui ne donnent pas d'ombre. Une apres-midi, vers deux heures et demie, le duc d'Ayguesvives, un ministre etranger qui represente fort spirituellement une republique ideale, fumait sous les arbres du Cours-la-Reine avec un de ses amis, pareillement ministre etranger, surnomme Nyvapas. Je suis tente de croire que ces deux diplomates ne changeaient rien alors a la geographie du monde; peut-etre faisaient-ils l'histoire du Cours-la-Reine. Sans doute, ils ne sortaient pas de leur sujet; mais d'ou vient que pendant qu'ils parlaient si bien, une jeune dame passait sous les arbres, blonde comme les gerbes,--en robe de taffetas violet, garnie de valenciennes, ceinture flottante, nouee a contresens, sans doute pour qu'on la puisse denouer sans qu'on s'en apercoive, cache-peigne de roses mousseuses, sur une coiffure revolutionnaire, gants ris perle. Voila la femme,--je me trompe,--voila la mode. La femme n'etait pas voilee; mais elle jouait si bien de l'eventail avec son ombrelle, qu'on ne pouvait pas voir sa figure. C'etait bien dommage, car c'etait une femme fort agreable, sinon fort jolie. Un menton trop accuse, mais une bouche charmante. Et des dents! Octave de Parisis lui trouvait les plus beaux yeux du monde; par malheur pour moi, elle ne me regardait pas avec ces yeux-la, aussi je me contente de dire qu'elle avait des yeux temperes--dix degres au-dessus de zero.--Sans doute Octave de Parisis faisait monter le thermometre a la chaleur des tropiques. D'ou venait cette fraiche creature? J'en suis bien fache pour le faubourg Saint-Germain, mais elle ne venait pas du faubourg Saint-Antoine. "Savez-vous pour qui, dit un des deux ministres, cette femme qui est descendue de voiture avenue d'Antin s'egare sous ces arbres?--La belle question! C'est pour vous.--Non, je crois que c'est pour vous. Vous la connaissez bien? C'est Mme de ----.--Elle savait donc que vous veniez ici?--Non! Je l'ai rencontree tout a l'heure en voiture." La dame regardait a la derobee les deux amis et paraissait inquiete. Elle s'eloigna un peu. Avait-elle peur d'etre reconnue? Se promenait- elle pour l'un d'eux? Alors, pourquoi l'autre restait-il la? Le duc d'Aiguesvives se rappela que la veille il avait ete fort brillant au concert des Champs-Elysees, dans le groupe de la dame. Il avait raille avec tout l'esprit de Lauzun les femmes embeguinees dans leur vertu, les comparant a ces respectables interieurs de chateaux gothiques ou les araignees font la toile de Penelope. Il ne lui parut pas douteux que la dame ne vint pour lui. Mais l'autre ministre etranger etait un fat qui s'imaginait toujours qu'un homme du Sud avait pour lui toutes les blondes. "Tout bien considere, dit-il, elle est la pour moi." Mais le duc d'Aiguesvives ne fut pas convaincu. "Non, mon cher, c'est pour moi qu'elle est venue, et vous etes trop galant homme pour ne pas me dire adieu.--Je vous dis que je l'ai vue en voiture, elle m'a souri adorablement. Je vois bien qu'elle veut me parler.--Eloignez-vous par l'avenue Montaigne; des que vous ne serez plus la, je reponds qu'elle viendra droit a moi.--Mais c'est une tyrannie!--Vous avez des illusions, mon cher; moi, je n'en ai pas.--Pile ou face a qui s'en ira?--Eh bien! jetons en l'air un louis.--Face!" s'ecria le duc d'Ayguesvives. Des que le louis fut a terre, les diplomates se baisserent tous les deux. Or, pendant qu'ils gagnaient ou perdaient ainsi Mme de ----, le duc de Parisis etait arrive sur le champ de bataille et avait offert son bras a la jeune femme. "Eh bien! dit le duc d'Ayguesvives, il parait que c'est le duc de Parisis qui a gagne?" XIV LA FEMME DE NEIGE C'est du Nord que nous viennent aujourd'hui les femmes romanesques. Combien d'histoires invraisemblables, depuis vingt ans, la destinee s'est complu a ecrire de sa plume d'or ou de fer, qui avaient pour heroines des Danoises, des Norvegiennes, des Russes ou des Polonaises! Ce ne sont pas toujours des anges de beaute, mais enfin ce sont des femmes: plus d'une d'entre elles, d'ailleurs, a sa beaute originale. Celles qui ne sont pas jolies ont encore une saveur de terroir, je ne sais quoi qui rappelle la perce-neige. Le soleil ne produit que des merveilles, tout ce qu'il touche devient or, mais les femmes dorees n'ont plus ce charme penetrant, cette douceur fuyante, cette morbidesse corregienne des femmes qui ont hante la neige. Octave rencontra un soir au concert des Champs-Elysees une jeune femme, grande et blanche, un peu penchee par la reverie, qui se promenait seule. Tout le monde la remarquait et jasait sur elle. Les hommes du controle avaient chuchote en la voyant passer, mais ils n'avaient ose lui dire de rebrousser chemin, sous pretexte qu'elle n'avait point de cavalier ou de suivante. Sa fierte native leur imposait silence. M. de Parisis etait dans un groupe de jeunes femmes railleuses du beau monde, qui se vengent le plus souvent par l'intemperance de la langue des temperances du coeur. On se moquait beaucoup de la jeune femme grande et blanche. "C'est le roseau pensant de Pascal, dit une femme savante.--C'est une femme qui nous vient des pays brumeux, voila pourquoi elle s'est habillee d'un fourreau de parapluie.--Blanche comme le marbre, une vraie figure a mettre sur un tombeau.--Quand on pense qu'elle vient ici pour chercher un homme, mais ses yeux sont deux lanternes sourdes.--Si Debureau etait ici enfarine, ce serait bien son homme.--Son homme! dit Octave en se levant, ce sera moi." On partit d'un eclat de rire. "Vous! vous faites donc vigile et jeune maintenant.--Non! mais il y a si longtemps que je fais le mardi gras avec des Parisiennes dont je sais le refrain, que je suis curieux d'entendre une autre chanson." Et il alla bravement a rencontre de l'inconnue. M. de Parisis etait de ceux qui savent si bien la langue de l'esprit humain, qu'il ne disait jamais une betise. Aussi nul ne savait mieux aborder une femme inabordable. La plupart se brisent aux recifs ou se font mitrailler par l'ennemi; mais il arborait si a propos son drapeau, et montrait des manoeuvres si savantes qu'il n'echouait jamais. Il rencontra l'etrangere. "Madame, permettez-moi de vous offrir mon bras." La jeune femme s'arreta avec surprise et voulut passer outre sans repondre; mais en voyant le grand air de M. de Parisis, elle lui dit en adoucissant sa colere subite: "Monsieur, je n'ai pas l'honneur de vous connaitre.--Et moi, madame, dit Octave avec un gai sourire qui montrait jusqu'a son coeur, c'est precisement parce que je n'ai pas l'honneur de vous connaitre que je vous offre mon bras." La jeune femme obeit involontairement, subjuguee par la volonte d'Octave. "Je ne comprends pas bien, dit-elle; vous voyez que je suis etrangere! je croyais savoir le francais, mais vous avez a Paris de si etranges facons de traduire les choses, que je ne suis pas familiere a votre grammaire.--Vous ne sauriez que quatre mots de francais que je vous comprendrais. Il y a la langue des esprits superieurs qui se parle par les yeux, par le sourire, par la raillerie, par toutes les evolutions, par toutes les eloquences de l'ame; cette langue-la, vous la savez mieux que moi, parce que vous etes une femme et parce que vous etes etrangere.--Parce que je suis une femme, peut-etre; mais pourquoi parce que je suis une etrangere?--Ne confondons point. Il y a des etrangeres qui restent chez elles, tant pis pour celles-la; mais il y a des etrangeres qui restent a Paris, ce sont nos maitres, j'ai failli dire nos maitresses.--Vous voyez que vous-meme vous n'etes pas sur de bien parler.--En un mot, la femme du Nord ou du Midi, la femme du Nord surtout, qui ose s'aventurer a Paris, n'y vient que parce qu'elle est sure d'elle-meme, sure de sa force, sure de son esprit, sure de sa domination. Voila pourquoi vous etes venue a Paris, madame, voila pourquoi vous comprenez.--En verite, monsieur, le serpent ne sifflait pas de plus jolis airs a Eve. Je m'appelle Eve, mais je ne suis pas du Paradis. On me nomme la Femme de Neige: je ne veux pas voir le soleil. Adieu, monsieur. Maintenant que nous nous connaissons, adieu." Mme Eve degagea lestement son bras et s'inclina vivement avec une imperceptible moquerie. C'etait tout juste au moment ou Octave passait devant le groupe d'ou il s'etait detache pour aller a l'abordage. Il ne voulait pas echouer, surtout devant de pareilles spectatrices. Sans s'emouvoir le moins du monde, il prit doucement et fermement l'autre bras de Mme Eve. "Ce n'est pas tout, lui dit-il, j'ai commence une phrase, permettez-moi de l'achever.--J'ai peur que votre phrase ne soit comme ma robe a queue, une periode a perte de vue. C'est egal, je vous ecoute; nous allons nous compromettre tous les deux, mais enfin, comme je n'ai peur que de moi-meme, parlez." Et il parla. Et il parla si bien, et il parla si mal, qu'au second tour la Femme de Neige etait conquise; c'etait la premiere fois qu'une langue doree resonnait jusqu'a son coeur. M. de Parisis avait le grand art de verser le sentiment au bord de la coupe. Sa raillerie meme le servait, il se moquait de tout, hormis du coeur; il jouait la comedie de l'amour en comedien convaincu. Et que de force dans son jeu! Je ne parle pas seulement des eloquences de l'esprit, mais de celles du regard et de la voix, mais de celles de la main. A tout propos, pour convaincre une femme, il lui prenait la main, et avec tant de douceur et tant de magnetisme, qu'il communiquait comme par magie son ame et son amour. Je dois dire que sa main, d'un admirable dessin, etait tout a la fois fine et forte. C'etait la main de Leonard de Vinci qui brisait un fer a cheval, qui soulevait une femme comme une plume au vent et qui denouait une chevelure pour s'y egarer avec la legerete d'un enfant. Au troisieme tour, Octave vint s'asseoir avec elle en face du groupe ou on commencait a ne plus douter de son triomphe. "Vous etiez tout a l'heure avec ces dames, dit la jeune femme; que vont-elles dire?--Beaucoup de mal de vous et de moi. Aussi demain, le sort en est jete, vous serez celebre a Paris; apres demain, tout le monde voudra vous connaitre; dans huit jours, chacun se racontera une histoire qui ne sera pas vraie.--Que voila une jolie perspective!--Soyez de bonne foi, vous n'etes pas venue a Paris pour autre chose. Etre le roman, la chronique, l'heroine, la lionne, ne fut-ce que pendant une heure, c'est avoir sa part de royaute. Or, qu'est-ce que la vie sans cela?--A votre point de vue, dans l'horizon parisien, ce qui prouve que vous n'entendez rien aux choses de coeur.--Moi! se recria Octave; voulez-vous partir pour Christiania? J'irai avec vous m'exiler dans le bonheur au fond d'une villa rustique, sous les trembles argentes, foulant du pied l'herbe vierge ou la neige immaculee." Mme Eve etait--naturellement--une femme romanesque qui aimait tout, qui fuyait tout, qui courait a tout; une de ces ames inquietes qui ont soif de l'ideal, qui se brisent au reel; tantot amoureuses du bruit, tantot eprises du silence; tantot curieuses et soulevant leur masque, tantot repliees sur elles-memes et pleurant jusqu'aux peches qu'elles n'ont pas commis. La femme de Neige comprit que M. de Parisis avait, comme elle, une imagination ardente et courant a tous les horizons, emportant en croupe l'illusion et le desenchantement tout a la fois. Ce qu'elle cherchait sans l'avouer, c'etait moins un homme pour aimer son corps que pour promener son ame dans tous les labyrinthes de la passion. Cette Eve etait curieuse comme Eve. On jouait la marche du _Tannhauser_. "Aimez-vous la musique allemande? demanda-t-elle a Octave.--Oui, repondit-il, j'aime la musique de l'avenir comme la musique du passe; j'aime la musique francaise comme la musique italienne. D'ailleurs, la musique, comme l'amour, n'a pas de patrie. Comment voulez-vous marquer des frontieres a l'oiseau qui vole et au vent qui passe? Qui m'eut dit que ce soir a dix heures je serais violemment et eperdument amoureux d'une Norvegienne? --Eperdument, violemment, ces deux adverbes-la font admirablement, dirait une Francaise.--Oui, madame, ne riez pas. Et remarquez bien qu'un amour qui eclate comme aujourd'hui sur les airs de Verdi, de Wagner et de Gounod, ne peut pas mourir demain. Tant que ces airs-la chanteront dans mon ame ou autour de moi, je vous aimerai. Par exemple, cette valse de _Faust_ que nous entendons la, qu'on vient de commencer, c'est la premiere fois que je la trouve si belle, parce qu'elle traduit soudainement toutes les emotions de mon coeur. Je sens que Marguerite est la et qu'elle me fait monter au septieme ciel par les spirales inouies des architectures aeriennes." Octave pensait bien a Mlle de La Chastaigneraye, a sa chere Marguerite du bal de l'ambassade. "Vous parlez comme un poeme, dit la jeune femme, il n'y manque que la rime et la raison." Octave prit Eve au mot. "Oui, me voila devenu aussi sublime et aussi bete que M. de Lamartine ou M. Victor Hugo. Que voulez-vous, on n'est pas parfait. Ce que c'est que d'etre amoureux!" Eve regarda en silence le duc de Parisis. Il etait amoureux, puisqu'il etait toujours amoureux. Si ce n'etait pas d'elle, c'etait d'une autre; mais elle prit pour elle toute la vivante expression qui eclatait dans ses yeux. "Eh bien! lui dit-elle, vous etes un esprit superieur. Ce n'est pas avec vous se perdre dans les infiniment petits de la passion. Prenons donc le chemin de traverse, seulement je vous avertis que je vais vous surprendre, car j'irai plus vite que vous.--Non, dit Octave en souriant, votre chemin ne sera pas plus rapide que le mien; j'arriverai avant vous.--Mais vous ne comprenez donc pas que j'essayais de jouer la comedie?--Et moi aussi! Mais nous ferons comme ces amoureux de theatre qui finissent par se prendre au serieux." Octave entraina la dame un peu malgre elle, par la force du coeur,--par la force du poignet. Les etrangeres les plus severes sur elles-memes ne font jamais de facon a Paris, s'imaginant qu'elles n'ont rien a craindre de leur conscience. Cependant, on se demandait au concert pourquoi cette adorable femme blonde s'etait aventuree au bras de Parisis. Tout le monde voulait les montrer du doigt: mais ils n'etaient plus la. Ou etaient-ils? Eve etait montee dans la voiture du duc; ils avaient fait un tour de Bois; ils etaient entres a l'hotel de Parisis. Sans doute pour admirer les objets d'art--aux flambeaux! Elle ne s'avouait pas vaincue; mais elle s'abandonnait avec ivresse a l'imprevu de cette passion soudaine. On sait qu'Octave etait l'homme du moment, qu'il n'accordait pas de merci, qu'il etait avant tout l'amoureux de la premiere heure. Pygmalion avait embrasse la femme de marbre: Octave de Parisis embrassa la Femme de Neige. Il reconduisit vers minuit la dame chez elle. "Pourquoi etes-vous triste? lui demanda-t-il.--Pourquoi serais-je gaie? lui repondit-elle. On s'en va toujours d'un amour comme d'un feu d'artifice,--avec la nuit dans l'ame." Elle comprenait bien qu'avec Parisis il n'y avait pas de lendemain. "Adieu, lui dit-elle a la porte de l'hotel de Bade, je partirai demain.--Pourquoi?" Elle repondit en souriant avec amertume. "Parce que j'ai la nostalgie de la neige." Et elle ajouta d'une voix plus emue: "J'ai ete fondue au soleil." XV PAGES DETACHEES DE LA VIE D'OCTAVE Le duc de Parisis, quoiqu'il aimat profondement Mlle de La Chastaigneraye, quoiqu'il ne revat pas de bonheur plus doux que celui de vivre avec une belle creature qui ne vivrait que pour lui, etait retenu, lui qui bravait toutes les superstitions, par un vague effroi de la legende des Parisis, non pas pour lui, mais pour Genevieve. La question d'argent n'etait plus une question, parce qu'il se trouvait plus riche que sa cousine. Comme son maitre en l'art de vivre, M. de Morny, Parisis avait encore de l'argent, meme quand il n'en avait plus. Ce n'etait pas certes un de ces faiseurs d'affaires qui se jettent comme des etourneaux--ou comme des oiseaux de proie--dans le grenier d'abondance des familles pour y gaspiller jusqu'au grain d'or des semailles. Il jouait a la Bourse avec une grande surete de coup d'oeil. En attendant qu'il realisat son reve politique,--ambassadeur a Constantinople--il prouvait par l'exemple qu'il croyait a la duree de l'empire ottoman, puisqu'il jouait sur les fonds turcs, conduisant la hausse et la baisse comme il conduisait ses chevaux haut la main. Ses amis trouvaient cela fort beau. Il leur disait; "Pourquoi ne faites-vous pas tous comme moi? vous supprimeriez la question d'Orient, puisque vous affirmeriez le credit ottoman. Il n'y a pas de meilleur Chassepot que la piece de cent sous. Croyez-moi, le dernier mot de la politique est celui-ci: L'argent, c'est la paix armee. Tu es le Girardin du Club, lui dit le prince Rio, tu as une idee par nuit comme il a une idee par jour!" Donc, si le duc de Parisis ne voyait rien venir du cote des Cordilleres, il remuait toujours a Paris quelques bonnes poignees d'or. Et on en remuait chez lui. Quand il donnait une fete nocturne, deux coupes antiques etaient pleines d'or dans le salon de jeu, comme autrefois le duc de Luynes. Ceux qui perdaient allaient puiser a la source en laissant leur carte. Parisis disait que c'etait de la plus stricte hospitalite. S'il me fallait indiquer quelques traits de temperament et de caractere, j'en trouverais par milliers. On disait de lui, tout en raillant un peu, comme si la verite n'etait jamais absolue: "Les muscles d'Hercule caches sous la beaute d'Antinoues." On avait dit cela aussi de Roger de Beauvoir. Le duc de Parisis avait eu vingt rencontres, prouve sa force sans parler de son heroisme en Chine. Un jour qu'il conduisait aux Champs-Elysees, il vit un cocher qui rudoyait une femme; c'etait une jeune Anglaise qui avait paye et qui ne comprenait rien au pourboire. Le cocher, fort en gueule, l'assaillait d'epithetes toutes francaises. Il y avait deja une galerie qui s'amusait du spectacle. Octave avait remis les guides a son valet de pied et etait descendu par je ne sais quelle fantaisie, car il n'etait pas ne reformateur et croyait qu'il est dangereux de deranger un grain de sable pour l'harmonie de l'univers. La dame etait fort jolie. Il ordonna au cocher de la saluer et de lui faire des excuses; le cocher repondit par un coup de fouet qui rejaillit sur l'Anglaise. Octave saisit le cocher sur son siege et le jeta a terre comme une poignee de sottises. Et la dessus il retourna a ses chevaux. Mais le cocher s'etait releve furieux pour lui assener un coup de poing. Cette fois le duc de Parisis s'abandonna a toute sa colere, frappa le cocher sur la tete et le tua du coup. "Voila de la belle besogne," dit un passant qui connaissait le numero de longue date. Octave donna sa carte a un sergent de ville en disant qu'il irait lui-meme avertir le Prefet de Police. Apres quoi il remonta sur son phaeton et continua sa promenade sans beaucoup plus d'emotion que s'il eut tue un Chinois. "Oh! mon Dieu! dit l'Anglaise, j'ai oublie de donner mon nom a ce gentleman.--Soyez tranquille, dit quelqu'un dans la foule, je connais M. de Parisis, vous etes trop jolie pour qu'il ne vous rencontre pas un jour ou l'autre." Au Rond-Point, Octave se trouva dans un embarras de voitures. Il tenta vainement de dominer les chevaux, qui prirent le mors aux dents et furent en quelques secondes emportes comme des aigles. En face du Cirque, le valet de pied fut jete au milieu des promeneurs; Octave fit alors une manoeuvre que tout le monde admira: il sauta a cheval sur la Folle, la plus emportee de ses deux betes. La Folle le reconnut et fut maitrisee comme par miracle. Quand Parisis descendait l'avenue de l'Imperatrice ou l'avenue des Champs-Elysees avec la rapidite d'une locomotive, dans la serenite des dieux de l'Olympe, tout le monde le regardait avec des battements de coeur. Il jonglait avec ses chevaux comme l'Indien avec ses couteaux. Il dessinait des meandres imprevus dans les flots d'equipages de toutes les formes qui criaient sur les deux rives de l'avenue. On se demandait toujours si ses chevaux avaient pris le mors aux dents. Les dilettantes parisiens, qui ne pouvaient entrer en lutte, se consolaient en disant que cela finirait par une catastrophe. Parisis ne paraissait pas robuste; il etait surtout devenu fort par sa volonte. Il ne croyait pas a la medecine, il ne croyait qu'a la nature, cette mere genereuse qui defie la mort pour ses enfants, qui les nourrit de son lait jusque dans les jours de fievre et de delire. Il avait un medecin. Il faut bien avoir un avocat, meme quand on a pour soi la justice. Un soir qu'il etait malade, son medecin, qu'il n'avait pas appele, survint et parut effraye. "Ah! oui, mon cher docteur, je crois que cette fois j'en ai pour six semaines: la fievre, les levres pales, le diable dans la tete, des jambes de quatre-vingts ans, en un mot, comme disait Fontenelle, une grande difficulte d'etre.--Bravo! dit le docteur, cette fois vous allez croire a la medecine." M. de Parisis mit son scepticisme sous l'oreiller. "Oui, mon cher docteur, je vous promets meme une consultation. Demain, vous appellerez Caburus, Ricord et Desmares, total quatre medecins, quatre oracles, quatre lumieres de la science; vous causerez politique et vous deciderez que tout va mal dans l'Etat, mais que tout va bien chez moi.--En attendant, dit le medecin, je vais vous faire une ordonnance, promettez-moi de la prendre au serieux.--Oui, mon cher docteur, a une condition: Nous allons boire chacun une bouteille de vin de Champagne. Vous connaissez mon vin de Champagne?--Exquis, on ne le fait que pour vous; mais chacun une bouteille! c'est de la folie!--Deux si vous voulez." Octave sonna et demanda du vin de Champagne. Vous me promettez d'y tremper a peine vos levres? reprit le medecin.--Je vous promets, mon cher docteur, de me soumettre a toutes vos medecines; mais, que diable! donnez-moi un quart d'heure de grace." On presenta les coupes. Octave trempa si bien les levres dans la sienne, qu'il la vida huit fois pendant son quart d'heure de grace. Il avait ses idees. Le docteur n'avait plus les siennes a la quatrieme coupe. Octave pouvait boire pendant toute une nuit sans se griser; il avait trop de tete pour se laisser vaincre par le vin. Il ne se grisait bien qu'en respirant la savoureuse odeur de certaines chevelures, qui caressaient son front quand ses levres s'egaraient sur le cou. Deux heures apres, le medecin trebuchait dans les vignes de Noe et conseillait a Octave de prendre trois fois medecine. M. de Parisis versa au docteur trois coupes de plus. A minuit, Octave entrait au club parfaitement gueri; cette petite debauche de vin de Champagne avait ravive toutes les forces de la nature et jete dehors toutes les mauvaises influences. A minuit, le medecin rentrait chez lui parfaitement malade. "Qu'on aille chercher un medecin, dit sa femme.--Non! s'ecria-t-il avec fureur, qu'on aille chercher de Parisis!" Sa femme vit bien qu'il battait la Champagne. Un des livres familiers a Octave etait les _Dames galantes_ de Brantome, cet autre sceptique, ce Montaigne des Valois et des Valoises, qui commence toujours ses histoires par ces mots si naivement railleurs: "J'ai cogneu une tres honneste dame." Le celebre conteur a connu ces tres honnetes dames dans le meilleur monde, le plus souvent a la cour. C'est toujours une haute coquine qui ne serait pas recue dans le demi-monde d'aujourd'hui. On a dit que ceux qui ne reussissaient pas dans la vie etaient ceux-la qui ne jugeaient pas les hommes aussi betes qu'ils le sont. Octave appliquait ce precepte aux femmes, disant que ceux-la qui ne reussissaient pas ne croyaient pas les femmes aussi--Eves--qu'elles le sont. Or le seigneur de Brantome doit reconforter les timides sur ce chapitre, par l'exemple de ces "tres honnestes dames," qui ont du faire baisser le pont-levis de beaucoup de chateaux forts. Quand je relis Brantome, je benis Dieu de m'avoir fait naitre dans le siecle de la vertu. Il n'y a plus aujourd'hui que des rosieres. XVI LA CHIFFONNIERE Ces messieurs et ces demoiselles soupaient bruyamment un soir a la Maison d'Or. La etait Parisis, le duc d'Aiguesvives, Miravault, Saint-Aymour, d'Aspremont, la Taciturne, Tourne-Sol, Cigarette, Trente-Six Vertus et Fleur-de-Peche. C'etait l'eternel souper que vous savez: on touche a tout, on trempe ses levres dans tous les vins, on parle contre toutes les lois de la grammaire, on cultive le neologisme, on est ruisselant d'insenseisme. D'esprit? pas beaucoup: Parisis, en soupant encore, obeissait au desoeuvrement comme on obeit lachement a un mauvais camarade qui vous domine, qui vous prend le matin, qui vous mene ou il lui plait, qui dispose de vous comme de lui-meme. Monjoyeux et Leo Ramee venaient quelquefois ensemble souper avec ces dames et ces messieurs. Il faut bien etre de son temps; il y avait toujours quelque figure nouvelle plus ou moins curieuse a etudier--au point de vue du marbre, disait Monjoyeux, au point de vue de la palette, disait Leo Ramee. Ce soir-la, Leo Ramee apparut seul sur le seuil de la porte a la fin du souper. "Et Monjoyeux? demanda Parisis.--Je ne l'ai pas vu aujourd'hui; il m'a dit hier que je le trouverais cette nuit avec toi." Tout le monde dit un mot sur Monjoyeux, un mot qui tomba sympathique de la bouche des hommes, un mot qui tomba amer de la bouche des femmes. Toutes avaient la religion de Mme Venus. Elles contaient son histoire avec des pleurnicheries sentimentales. Les femmes ne pardonnaient pas a Monjoyeux d'avoir joue de la femme, parce qu'elles ne comprenaient pas sa haute satire. Elles ne lui pardonnaient pas non plus de n'avoir jamais d'argent! Mlle Fleur-de-Peche prit pourtant sa defense parmi ces dames. Elle le trouvait beau; elle avouait qu'il etait bien mal habille; mais elle l'aimait mieux ainsi qu'elle n'eut aime M. Million habille de billets de banque. On demanda a la Taciturne son opinion; elle repondit d'un air convaincu:--_Ni oui ni non_. Et pour etre eloquente elle ajouta: _Question d'argent_. A cet instant, il se fit dans l'escalier un bruit qui retentit jusque dans le cabinet privilegie entre tous. "C'est M. Monjoyeux qui fait une farce, dit le garcon en apportant des cigares." Or, voici quelle etait la farce de M. Monjoyeux: il apportait dans ses bras une malheureuse chiffonniere, jeune encore, mais tuee par la misere, qu'il avait trouvee devant la Maison d'Or, trainant son crochet sans trouver la force de remplir sa hotte. Toutes les femmes partirent d'un bruyant eclat de rire; mais les hommes ne rirent pas: tous savaient que Monjoyeux etait fils d'une chiffonniere, tous comprenaient le sentiment de charite qui l'inspirait. "C'est cela, dit Monjoyeux en posant respectueusement la pauvre femme sur le divan, riez, mesdames! riez encore! riez toujours! Quoi de plus gai? Une malheureuse creature qui meurt de faim! Voyez-vous, mesdames, dans les chiffons, qu'ils soient fanes comme chez vous ou qu'ils soient fanes comme les chiffonnieres, chacun pour soi, Dieu pour tous. Celle qui n'a pas rempli sa hotte la nuit n'a plus que l'hopital, et si on ne veut pas d'elle a l'hopital, elle n'a plus que la rue." Les femmes ne riaient plus. Et comme les femmes sont extremes en tout, celles qui avaient ri le plus haut se mirent a l'oeuvre pour secourir la chiffonniere. "Qu'on apporte une soupe serieuse, dit Monjoyeux, et non pas la soupe a l'oignon de ces dames." La chiffonniere regardait tout le monde avec inquietude. Elle etait si peu habituee a la charite chretienne, elle avait vecu si loin de ses semblables, dans ce Paris sceptique ou les pauvres n'ont pas d'amis,--d'amis visibles,--qu'elle ne pouvait croire encore a ce beau mouvement de Monjoyeux et a cette soudaine sympathie qui souriait autour d'elle. On lui apporta une croute au pot, la derniere du pot-au-feu, qu'elle mangea avec un vif plaisir. Monjoyeux l'avait mise a table, mais elle se tenait a distance. "Allons donc! lui dit-il, nous faisons bien les choses, nous autres! mettez les coudes sur la table." C'etait a qui la servirait, parmi les femmes. Mlle Tourne-Sol lui passa son verre. "Non! dit Monjoyeux, elle n'aurait qu'a boire tes pensees!" Et il donna un verre a la chiffonniere. C'etait une femme de vingt-cinq ans, deja fletrie par la misere et le chagrin. Elle veillait la nuit et ne dormait guere le jour. Il y avait de tout dans cette figure: de la beaute et de la laideur, de l'intelligence et de l'idiotisme, de la candeur et de la passion. Peu a peu elle se familiarisa et risqua quelques paroles. Elle raconta sa vie en trois mots: Fille d'un chiffonnier, souvent battue parce qu'il etait toujours ivre, mere sans avoir eu d'enfants, parce que sa mere etait morte lui laissant quatre petites soeurs. "Messieurs, dit Monjoyeux, cette brave creature qui nous fait l'honneur de souper avec nous, ne vous y trompez pas, c'est la synthese de l'humanite. Comme l'humanite, elle aspire a la croute au pot, mais c'est l'ideal inaccessible. Adorons l'humanite dans cette femme, que ses haillons nous soient chers, que ses douleurs viennent jusques a nos ames, que ses larmes sanctifient a jamais cette table profanee." Monjoyeux, assis a cote de la chiffonniere, se leva et l'embrassa sur le front avec un sentiment indicible de respect et de fraternite. "Au nom de ma mere, lui dit-il gravement, je vous embrasse.--Votre mere! pourquoi? lui demanda-t-elle en le regardant avec douceur.--Parce que je suis du batiment! Ma mere etait chiffonniere; je ne m'en vante pas, mais je n'en rougis pas." Et se tournant vers Parisis: "Mon ami, lui dit-il, rejouis-toi, non pas parce que je vais te demander une poignee d'or pour cette femme, mais parce que j'ai trouve un but a ma vie. Je vais tout a l'heure rentrer dans mon atelier avec amour, je veux desormais travailler pour cette femme et ses quatre petites soeurs. Je suis heureux pour la premiere fois, parce que je me sens riche du bien que je ferai." Les femmes pleuraient. Monjoyeux se tourna vers Miravault: "Miravault, vous avez des millions et vous etes pauvre; faites comme moi: vous serez riche.--Voila qui est bien parle, dit Leo Ramee en serrant la main de Monjoyeux.--C'est que je parle comme je pense." Et revenant a Parisis: "Mon cher ami, prete-moi cent sous pour commencer ma fortune. Je vais, pour point de depart, prendre un fiacre pour reconduire cette femme--non pas tout a fait comme tu fais quand tu reconduis ces dames." Parisis voulut que Monjoyeux et la chiffonniere prissent sa voiture. "Ce n'est pas tout, dit Tourne-Sol, tu-nous feras une grace, je suppose que ta charite n'est pas jalouse. Nous allons tous donner de l'argent a cette pauvre femme." La moisson fut bonne. Les gens qui s'amusent sont les plus genereux envers les gens qui souffrent. Le lendemain, Parisis alla dire bonjour a Monjoyeux dans son petit atelier de la rue Germain Pilon. Il le trouva au travail, plus allegre qu'il ne l'avait vu. "Vous avez raison, Monjoyeux, lui dit-il, les deux grands mots de la vie sont ceux-ci: le Travail et la Charite. --Oui, dit Monjoyeux; mais vous en oubliez un troisieme que vous croyez connaitre, mais que vous ne connaitrez bien que quand vous aurez epouse Mlle de La Chastaigneraye." Monjoyeux ajouta d'un air quelque peu theatral: "Le troisieme mot de la vie, c'est l'Amour. Vous ne connaissez que sa soeur, la Volupte." XVII L'HOTEL DU PLAISIR, MESDAMES On se raconta tout bas, un jour dans Paris, une nouvelle quelque peu etrange. Plusieurs grandes dames--de vraies grandes dames, disait-on,--avaient leurs petites maisons comme les grands seigneurs du XVIIIe siecle. Qui avait repandu cette nouvelle a Paris? Trois amis: le duc d'Ayguesvives, le comte de Harken et Monjoyeux. Ils se promenaient aux Champs-Elysees; c'etait au retour du Bois, vers six heures; ils reconnurent une femme tres a la mode qui parlait a son valet de pied, a l'angle de la rue du Bel-Respiro. Elle lui indiquait la rue Lord Byron. Le cocher qui avait compris, tourna par la rue du Bel Respiro et conduisit la dame au numero 12 de la rue Lord Byron. Elle sauta legerement sur le trottoir, franchit la grille, contourna le jardin et monta le perron avec la legerete d'une biche, avec la fierte d'une conscience sans peur et sans reproche. Que pouvait-elle bien faire dans cette mysterieuse petite maison toute blanche, revetue de lierre, batie par l'architecte Azemar, entre un jardinet et une serre? Les trois amis avaient suivi la dame de loin, en vrais desoeuvres qui n'ont pas encore faim pour aller diner. A peine le coupe s'etait-il eloigne, allant au pas comme un coupe qui doit revenir bientot, qu'un second coupe arriva au grand trot devant la grille; celui-la savait son chemin. Une autre dame, pareillement une grande dame, monta le perron avec la meme legerete, sinon la meme fierte. "Que diable vont-elles faire dans ce petit hotel? demanda d'Ayguesvives, qui etait le plus curieux parce qu'il connaissait mieux les deux dames." Pas de portier a l'hotel, pas ame qui vive dans la rue. C'etait l'heure ou toutes les familles etrangeres qui habitent Beaujon commencaient un diner serieux qui dure regulierement une heure et qui n'est jamais trouble par les journaux du soir comme les diners parisiens. Survint une troisieme grande dame, toujours dans son coupe, toujours legere comme l'innocence. "C'est une oeuvre de charite," dit Monjoyeux. Passa un marmiton qui portait une tourte monumentale. "Mon bonhomme, lui demanda Harken, est-ce que tu connais ce pays?--Oui da, j'y viens tous les jours depuis un mois.--Qui donc habite ce petit hotel:--Il n'est pas habite.--Comment! il n'est pas habite? Mais il est plein de monde!--Ah! oui; on y passe, mais on n'y reste pas.--Comment s'appelle-t-il?--Il s'appelle l'Hotel du Plaisir-Mesdames." Les trois amis se mirent a rire. "Pourquoi donc?--Je ne sais pas. C'est peut-etre qu'il y a la des marchandes de plaisir." Le gamin avait l'air si fute qu'il fut impossible aux trois amis de saisir le sens de ses paroles. Ce fut le tour d'une quatrieme dame, encore une grande dame, mais celle-ci etait venue a pied. D'Ayguesvives la reconnut, quoique la nuit tombat et qu'elle fut voilee. C'etait Mme de Montmartel, surnommee la belle aux cheveux d'or. "Messaline blonde! dit d'Ayguesvives, c'est bien elle, partie carree, car maintenant elles sont quatre, si nous avons bien compte.--Je ne suis pas curieux, murmura Harken, mais je donnerais bien quatre louis pour avoir une stalle a ce spectacle-la." Tous les trois devoraient des yeux la facade de l'hotel. On avait allume des bougies, mais la lumiere transpercait a peine par les rideaux de soie. "Si nous sonnions? dit Monjoyeux qui etait toujours un peu gamin.--Sonnez, Monjoyeux, dit d'Ayguesvives, vous direz que vous vous etes trompe de porte.--Non, dit Harken, ce serait un crime de lese-amitie; la vie privee est muree, passons notre chemin.--C'est bien dommage, reprit d'Ayguesvives entraine par Harken; que diable peuvent-elles faire dans cette maison, ces grandes dames, qui ont toutes les allures de petites dames?--Viens, viens, viens, tu liras cela dans le journal du soir." Ils rencontrerent un quatrieme ami au coin de la rue de Balzac; c'etait le prince Rio. "Chut! dit d'Ayguesvives en se retournant, ne le rencontrons pas, il va peut-etre a l'Hotel du Plaisir-Mesdames." Quand les trois amis virent que le prince suivait la rue Balzac, sans entrer dans la rue Lord Byron, ils allerent a lui. "Mon cher prince, lui dit Harken, vous qui connaissez la geographie du quartier, connaissez-vous l'_Hotel du Plaisir-Mesdames_?--Non; qu'est-ce que cela veut dire?--Nous n'en savons rien." On raconta ce qu'on avait vu. _O tempora! o mores!_ Une demi-heure s'etait passee; les trois coupes qui erraient de ca et de la revinrent a la grille et reprirent chacun leur grande dame. La troisieme referma la grille. "Et Messaline blonde, dit d'Ayguesvives, est-ce qu'elle garde l'hotel?" Les lumieres du rez-de-chaussee avaient disparu. "C'est le moment de sonner, puisqu'il n'y a plus qu'une femme, dit Monjoyeux." Tout en riant, il avait mis la main sur l'anneau du timbre: le timbre resonna malgre lui. Harken, d'Ayguesvives et le prince s'eloignerent comme devant un coup du sort mysterieux. Monjoyeux resta bravement a son poste, decide a affronter le peril; mais on ne vint pas. Ce fut alors que le marmiton repassa en chantant: "Voila le plaisir, mesdames; voila le plaisir!--Mon bonhomme, lui dit Monjoyeux, on ne vient donc pas ouvrir quand on sonne a cette porte?--Non, monsieur, j'ai souvent vu sonner, mais je n'ai jamais vu ouvrir.--L'hotel n'a pas une autre porte pour sortir?--Non, monsieur, de l'autre cote c'est le jardin de l'hotel Bobrinskoi." Monjoyeux, presque effraye d'abord d'avoir sonne, s'irrita de voir qu'on ne venait pas lui ouvrir la porte, et pourtant il n'avait pas la pretention d'entrer dans cette maison mysterieuse, ou on ne voyait passer que des femmes. "Messeigneurs, dit-il a ses amis allons diner, voila le plaisir des hommes, nous parlerons du plaisir des dames." On entendait au loin le marmiton chanter: "Voila le plaisir, mesdames! Voila le plaisir!" D'Ayguesvives connaissait la comtesse Bobrinskoi, cette grande dame russe qui a apporte a Paris, avec ses marbres italiens, ses tableaux flamands et ses meubles en porcelaine de Saxe, l'art perdu des anciennes causeries. Il alla pour la voir, mais il ne trouva chez elle qu'un de ses amis, un peintre italien, Raimondo Marchio, qui ne fit pas de facons pour repondre aux questions du duc; il le conduisit dans le jardin qui separait les deux hotels. "Est-ce qu'on ne se met jamais a la fenetre, demanda d'Ayguesvives.--Jamais. Une seule fois j'ai vu trois dames que j'aurais voulu peindre, tant elles representaient mon ideal pour les trois vertus theologales que le pape m'a demandees.--Ce sont donc des dames de charite?--Non, mais elles etaient groupees avec un abandon charmant, s'appuyant l'une sur l'autre, dans la desinvolture italienne; celle du milieu etait la plus belle: celle-la je l'ai reconnue, car elle habite les Champs-Elysees.--Mais qui est-ce qui habite l'hotel.--Oh! pour cela, nous n'en savons rien. Il est d'ailleurs si peu habite, qu'on appelle cela un pied-a-terre.--Ma foi, c'est un joli pied. Connaissez-vous le proprietaire?--Oui, un original de la rue du Cherche-Midi a quatorze heures; la comtesse a voulu lui acheter ce petit hotel pour agrandir son jardin. Il lui a repondu ceci, ou a peu pres: "Madame, je suis au soleil et vous vous etes a l'ombre; je suis Diogene, et vous etes Alexandre, je ne vends pas mon soleil." D'Ayguesvives comprit qu'on ne saurait rien par un pareil proprietaire. "Croyez-vous que ces dames payent leur loyer?--Sans doute, mais je n'ai pas vu en quelle monnaie." D'Ayguesvives regarda le peintre italien. "Mais vous etes convaincu que ce sont des femmes du monde?--Oui, mais panachees de quelques femmes du demi-monde, car, il y a quelques jours, il m'a bien semble reconnaitre une deesse des Bouffes, sans compter que Mlle Theresa y a chante ses chansons.--Ce doit etre fort amusant, ce petit interieur-la! Est-ce que ces dames ne lancent pas des invitations? Je voudrais bien m'inscrire.--Oh non! il parait qu'on s'amuse entre soi." Tout en regardant le petit hotel, d'Ayguevives etait de plus en plus convaincu qu'on avait bien choisi pour se cacher. Certes, ce n'etait pas la une maison de verre: a gauche et a droite un pignon sans fenetre; au nord un jardin etranger, celui de la comtesse, mais masque par la serre au rez-de-chaussee et les persiennes du premier etage; au midi une facade visible, mais au bout d'un jardin inaccessible. D'Ayguesvives s'en alla comme il etait venu, sans se vanter a ses amis qu'il avait si bien cherche pour ne rien trouver. "C'est egal, se disait-il avec impatience, je ne desespere pas d'avoir le mot de cette enigme." Il alla voir Mme de Montmartel pour poser des points d'interrogation. Mais, de meme qu'il avait tourne autour de l'hotel sans pouvoir y entrer, il tourna autour de la belle railleuse. Elle lui dit: "Vous connaissez le mot du bon Dieu: "Frappez et on vous ouvrira," mais moi je ne suis pas le bon Dieu: on frappe et je n'ouvre pas.--Oh! oh! si c'etait Parisis, vous ouvririez!--Parisis! dit Messaline blonde, celui-la ne frappe pas, car il passe par la fenetre." XVIII LES INSEPARABLES Alors on parlait beaucoup de deux soeurs fort belles, une brune et une blonde: Mme de Neers et Mme de Montmartel. La brune aimait l'eglise; la blonde aimait les fetes. Aussi Mme de Montmartel fut-elle surnommee Messaline blonde; tandis qu'on donnait a sa soeur le bon Dieu sans confession. Parisis eut un duel avec le mari de Mme de Montmartel, quoiqu'il ne fut pas son amant; tandis qu'il fut toujours tres bien dans les papiers de M. de Neers, quoique Mme de Neers lui fut tombee dans les bras un jour d'extase. Et pourtant, ce jour-la, comme les autres, elle etait coiffee a la vierge, en opposition a sa soeur qui etait coiffee a la diable. Parisis qui avait raison de toutes les femmes mondaines, echoua donc devant les eclats de rire de Mme de Montmartel. Ce qui n'empecha pas l'injuste opinion publique d'infliger sa reprobation a cette belle femme et de lui donner le surnom de Messaline blonde, parce qu'elle avait horreur des poses vertueuses. Elle se moquait des aveuglements de l'opinion, avec son amie, la belle Berangere de Saint-Real, une autre blonde, non moins joyeuse, qui avait soif de curiosites. Elles se rencontraient a l'Hotel du Plaisir-Mesdames. Mme de Montmartel disait a Berangere de Saint-Real, qui lui parlait de Mme de Neers: "Savez-vous la difference qu'il y a entre moi et ma soeur? C'est que je suis une chercheuse et qu'elle est une trouveuse. Je cherche toujours et je ne trouve pas, tandis qu'elle ne cherche jamais et qu'elle trouve toujours." Ce qui sauvait Mme de Montmartel, c'est qu'elle avait un ideal; ce qui perdait Mme de Neers, c'est qu'elle n'en avait point: la comtesse s'etait fait un Dieu de l'amour; pour la marquise, l'amour c'etait un homme. Mme de Montmartel avait un esprit rapide qui devorait tout en une seconde. Des qu'un amoureux chantait sa serenade, elle le jugeait aussi bete et aussi fat que les autres; elle se disait que ce n'etait pas la peine de tenter l'aventure avec lui. Elle s'arretait toujours a la preface, disant que le livre ne meritait pas d'etre lu. Mme de Neers, au contraire, ne faisait pas de preface; elle entrait de plain-pied dans le roman, sauf a sauter beaucoup de pages, sauf a fermer le livre si le heros l'ennuyait. Mme de Montmartel aimait les commencements; elle ne faisait pas de facon pour donner son ame au diable. Mais je ne sais quelle fierte d'epiderme reservait son corps. Tandis que Mme de Neers donnait son corps tout en reservant son ame a Dieu. Mme de Montmartel etait bien plutot soeur par l'esprit et par le coeur de Berangere de Saint-Real, puisqu'elles avaient les memes aspirations et les memes curiosites. On les attaquait beaucoup sur la douceur de leur amitie. La malice parisienne ne permet pas aux femmes la familiarite avec les hommes ni l'intimite avec les femmes, si bien qu'elles sont condamnees a vivre seules ou avec leurs maris, ce qui est souvent tout un. Il semble pourtant bien naturel que les femmes qui se disent opprimees --ce n'est pas mon opinion, au contraire--s'entendent entre elles en comite secret pour combattre les hommes ou pour se venger de leurs mefaits; voila pourquoi on a peut-etre eu tort de les accuser d'avoir trop aime l'Hotel du Plaisir-Mesdames. Elles allaient la, sans doute, comme les hommes vont au cercle pour se distraire de leurs femmes. Peut-etre allaient-elles la pour secher les larmes de la tyrannie ou plutot de l'esclavage, les pauvres colombes, aussi c'etaient les colombes de Venus qui battaient des ailes dans l'Hotel du Plaisir- Mesdames. Rien n'est plus malaise a une femme que de garder l'aureole de toutes ses vertus, meme quand elle reste vertueuse; si elle valse, on ne lui permet pas de valser avec un homme, sous pretexte que la valse est un cercle de flammes agite par l'enfer; c'est le tourbillon du diable. Si deux femmes valsent entre elles, ce qui est un adorable tableau, la malignite publique les accuse pareillement: pourquoi ces enlacements, ces serpentements, ces ondoyements, si ce n'est pour braver la nature? Dans les bals, qui ne se rappelle avoir vu valser Mme de Montmartel et Berangere? C'etait la fete des yeux: tantot Berangere appuyait sa joue sur le sein de celle qui l'entrainait, tantot elle renversait la tete avec l'abandon de la bacchante. Toutes les deux gardaient pourtant les attitudes chastes des femmes du monde, mais cette chastete meme ne donnait que plus de saveur a leur emportement. Quand elles se rencontraient, elle se jetaient au cou l'une de l'autre, avec toute la passion de la beaute pour la beaute, et les bras s'entrelacaient si bien pendant l'etreinte, qu'un jour la Chanoinesse rousse leur dit en souriant: "Prenez garde, vous y resterez!" C'est que la Chanoinesse rousse ne croyait pas a l'amitie des femmes. Je ne suis pas si sceptique; si Berangere et Mme de Montmartel s'embrassaient si eperdument, c'est--qu'elles s'aimaient beaucoup.-- XIX LES POIGNARDS D'OR On a quelque peu parle aussi de cette jeune beaute extravagante qui voulut se faire justice d'un coup de poignard; les journaux ont imprime une page de son histoire en hasardant les initiales de son nom. Disons cette histoire sans jeter ce nom tres respecte a la curiosite romanesque: nous nommerons Mlle Wilhelmine. Elle etait douce comme si toutes les bonnes fees fussent venues a son berceau; mais, sans doute, la mauvaise fee aussi l'avait frappee de sa baguette. Wilhelmine fit son entree dans le monde au milieu des enthousiasmes. Combien d'amoureux qui se fussent sacrifies pour elle! Beaucoup de beaute, beaucoup d'argent, beaucoup d'esprit. Mais sur tout cela la raison ne repandait pas sa lumiere. Wilhelmine se conduisait comme une folle, disant a tout propos: "Je ne suis pas maitresse de moi." Sur son cachet elle avait fait graver la sentence arabe: C'est ecrit la-haut, faisant ainsi Dieu responsable de toutes ces equipees. Le duc de Parisis, qui la rencontra dans la societe anglaise de Paris, eut naturellement la curiosite de vouloir etre de moitie dans ses extravagances, c'etait pour lui une etude entrainante; il disait que c'etait par philosophie, mais c'etait par amour. Un soir, dans une causerie presque intime, elle lui dit tout a coup: "Montrez-moi donc un de ces petits poignards d'or dont on parle tant autour de moi?--Chut, lui dit-il, ces poignards-la sont des joujoux qui tuent." Mais Wilhelmine etait un enfant gate: elle voulut voir les poignards avec tant d'obstination, que Parisis osa lui dire, comme a la premiere coquette venue: "Eh bien, venez demain chez moi et je vous les montrerai.--J'irai," dit-elle. Sans doute le rouge lui monta au front, car elle se leva et se perdit dans le bal. Le lendemain, elle ne se fit pas attendre a l'hotel du duc de Parisis. "Vous voyez, dit-elle d'un air de vaillance, j'ai pris la premiere heure, car je n'ai pas peur de vos poignards." Son coeur battait bien fort, mais elle cachait son coeur. Parisis joignit les mains sur sa tete et lui baisa les cheveux. "Je vous attendais, lui dit-il.--Eh bien, puisque je suis venue, expliquez-moi le jeu de vos poignards." Il la fit asseoir bien pres de lui, trop pres de lui. "Croyez-vous aux influences occultes? lui demanda-t-il.--Je crois a tout, meme au diable, repondit-elle, d'un air brave.--Vous croyez aux jettatores?--Oui, je crois au mauvais oeil. La journee est bonne ou mauvaise, selon la premiere figure que nous voyons.--Eh bien, moi, j'ai mis un pied dans la cabale; je crois que tout le monde est gouverne par des esprits invisibles toujours maitres de nos actions; les sorcieres de Macbeth sont de vieilles folles, mais la sorcellerie est pourtant l'expression d'une verite. J'ai decouvert dans un vieux livre, miraculeusement venu jusqu'a moi, que tout homme qui portait malheur devait forger des poignards d'or pour conjurer le mauvais destin.--Vous portez donc malheur?" Parisis ne voulut pas, a ce qu'il parait, s'expliquer la-dessus. "Peut-etre, dit-il a Wilhelmine, mais grace a mes poignards d'or, je suis sur de preserver les femmes que j'aime.--Et comment faites-vous pour cela?--C'est bien simple: je leur enfonce un de ces poignards dans les cheveux, il m'est meme arriver d'en enfoncer deux, pour plus de surete contre l'esprit du mal." Wilhelmine partit d'un grand eclat de rire. "C'est vous qui etes l'esprit du mal, puisque vous perdez toutes les femmes que vous rencontrez.--Hormis vous." Parisis regarda profondement Wilhelmine. "Moi comme les autres; depuis que je vous ai vu, je ne vois plus mon chemin." Apres avoir dit cela, Wilhelmine se revolta contre elle-meme et voulut s'en aller. Mais par une tactique savante, Parisis la retint en lui disant: "Vous n'avez rien a craindre, je ne vous aime pas." Elle se retourna, et voulut lui prouver qu'il l'aimait. Quand elle sentit qu'elle allait, elle aussi, tomber dans la gueule du loup, elle s'ecria: "Je veux bien vous aimer, mais je ne veux pas de vos poignards." On s'aima donc. Parisis, plein de foi dans la vertu de ses poignards d'or, ne voulut pas tenir compte de la bravade de Wilhelmine; il en prit un--un vrai bijou--pour le ficher dans sa belle chevelure brunissante, mais elle le saisit dans sa main et le jeta a ses pieds. "Si je suis perdue, dit-elle en pleurant, ce n'est pas ce poignard qui me sauverait." Elle avait voulu jouer avec l'amour! Elle s'enfuit et ne revint pas, malgre les prieres de Parisis. Parisis lui porta malheur. Il y a des femmes qui se consolent de leur premiere chute dans les ivresses ou dans les troubles d'une seconde chute. Wilhelmine avait eu une heure de vertige; mais elle s'etait indignee contre elle-meme, jusqu'a vouloir en mourir; rien ne pouvait l'arracher au souvenir humiliant de sa faute, c'etait l'enfant pris par le feu, qui s'enfuit avec epouvante, mais qui emporte le feu. Wilhelmine sentit qu'elle serait consumee dans sa honte. Elle ne voulut plus reparaitre dans le monde, elle repoussa les caresses de toute sa famille, elle s'enferma dans sa chambre comme dans une cellule, toute a son desespoir. Parisis fut lui-meme desespere quand il apprit par une lettre incoherente cette retraite dans les larmes. Cette lettre etait navrante: la fierte qui se revolte contre la honte! La pauvre Wilhelmine s'efforcait d'y cacher son coeur blesse par des eclats de rire; mais il comprit et il regretta d'avoir ete de moitie dans cette folie. Il s'etait imagine que celle qui lui tombait sous la main etait une de ces jeunes filles predestinees au peche; il l'avait prise en se disant: "Autant moi qu'un autre." Il n'avait pas compris que c'etait une vertu qui s'immolait dans l'amour. A la fin de la lettre, Wilhelmine, a moitie folle, le priait de lui envoyer un de ses poignards d'or pour conjurer les mauvais esprits. Il n'avait aucune raison pour ne pas obeir a ce caprice. La femme de chambre qui avait apporte la lettre reporta le poignard d'or. Les journaux nous ont appris le reste. Le lendemain matin, on trouva la jeune fille baignee dans son sang. Wilhelmine n'avait pas mis le poignard d'or dans ses cheveux: elle s'en etait frappe le coeur. XX UN CARABIN ARRACHE UNE DENT A MLLE REBECCA Nous ne suivrons pas Octave dans les mille et une aventures du demi-monde et du monde des theatres. La encore il retrouvait des grandes dames dechues ou des comediennes qui jouaient les grandes dames sur la scene. Naturellement, toutes le voulaient conquerir pour l'afficher, sinon pour l'aimer un quart d'heure. Il disait avec sa haute impertinence ce mot renouvele de Brantome: "Il leur faudrait pour m'afficher tout le papier de la Cour des Comptes." Il se resignait a se debarrasser des femmes,--en les prenant. Mais quelques-unes tenaient bon; elles le trouvaient si charmant, qu'elles s'acharnaient a lui avec fureur. Il lui fallait tout son haut dedain pour les rejeter loin de lui. Mais il lui arrivait lui-meme de se laisser piper pour quelques semaines a ces passions de hasard. Il ne faut pas s'imaginer que le duc de Parisis fut un mondain sans philosophie. Il ne vivait pas comme un Sibarite sans souci du mystere de la vie. L'esprit a aussi ses voluptes; Octave se detachait de ces vulgaires viveurs qui ne vivent que pour vivre, tout entiers a la gourmandise corporelle; il avait toutes les gourmandises; la soif de l'amour n'apaisait pas en lui la soif de l'intelligence; aussi prenait-il peut-etre plus de femmes par l'intelligence que par l'amour. En effet, sans vouloir faire la femme meilleure qu'elle n'est, il faut avouer que c'est d'abord par l'ame qu'on la prend. Devant toutes les choses de la vie, Parisis posait un point d'interrogation. Ce fut ainsi qu'il voulut etudier la mort jusque dans l'amour. Une comedienne celebre dans les theatres de genre, plus celebre encore dans les clubs par ses gaillardes aventures, Mlle Rebecca,--pour ne pas l'appeler par son nom,--rencontra Parisis dans son dernier voyage aux courses d'Epsom. En arrivant a Londres, il daigna souper avec elle, un jour qu'il devait souper avec le prince de Galles, le duc de Cambridge, le marquis d'Englesea et le prince Alfred.--Octave aimait mieux une femme bete que quatre hommes d'esprit; il lui promit de repasser l'Ocean en sa compagnie; il fut adorable, elle fut irresistible: il parait qu'ils furent heureux en Angleterre. Mais Octave ne voulut plus etre heureux en France, disant qu'il fallait laisser cela aux Anglais. Rebecca etait une fille de trop d'esprit pour insister: elle n'avait pas l'habitude, d'ailleurs, de s'eterniser dans un amour; elle changeait d'amants comme de bottines: c'etait la fille la mieux chaussee du monde. A Paris, Octave revit ca et la Mlle Rebecca. Il lui trouvait une saveur mi-anglaise, mi-francaise a nulle autre pareille. Un jour il lui fallut aller a Saint-Lazare, puisque Mlle Rebecca avait ete surprise avec quelques dames de bonne compagnie dans une maison surnommee la maison de Sapho, une succursale de l'hotel du Plaisir-Mesdames, ou l'on jouait dans les entr'actes. Rebecca ne se releva pas de cet echec; quand cette fille violente, femme de tempetes dans un verre d'eau, sortit de Saint-Lazare au bout de trois mois, elle tomba malade de fureur. Les bons jours etaient deja passes pour elle. Dans son theatre, ses meilleures amies disaient qu'elle avait donne des representations a Saint-Lazare. On la remercia. Ses amants eurent peur d'etre la dans sa decheance. Elle perdit tout en quelques semaines et retomba malade. Octave, qui oubliait toutes les filles galantes sans jamais vouloir retourner la tete, eut la fantaisie de revoir encore Rebecca. Croyait-il qu'il retrouverait tout d'un coup dans sa compagnie je ne sais quelle chanson de jeunesse, je ne sais quel parfum de chevrefeuille, je ne sais quel tableau d'orgie a couleurs eclatantes? C'etait l'ivrogne qui a garde le souvenir d'un mauvais cabaret ou il a bu une bonne pinte. Octave alla boulevard Malesherbes pour retrouver la comedienne de hasard. Mais ces oiseaux-la ne perchent pas longtemps sur la meme branche; tantot c'est un coup de vent qui les jette loin de la; tantot c'est un rayon qui les appelle plus loin; quelquefois l'orage les emporte avec le rameau brise. Parisis entra dans la maison qu'il connaissait bien; mais l'eternel "Qui demandez-vous?" l'arreta au passage. Quoiqu'il n'eut pas l'habitude de repondre aux voies harmonieuses du rez-de-chaussee, il repondit qu'il demandait Mlle Rebecca. Sur quoi on lui repliqua qu'il y avait belle heure que Mlle Rebecca n'habitait plus son appartement. "--Elle est rue des Martyrs, 16--pour en faire encore des martyrs." Ce fut pour Octave une vraie surprise; il avait juge que Mlle Rebecca ne devait pas dechoir; or, retomber du boulevard Malesherbes, ou elle occupait un appartement de deux mille francs par mois,--quatre salons, ameublement en bois de rose, ecurie pour quatre chevaux,--dans la rue des Martyrs, ou les filles les plus huppees ne payent pas deux cents francs par mois, c'etait une vraie deroute. Octave alla rue des Martyrs, non plus pour chercher une heure de gaiete, mais pour consoler celle qui venait d'etre vaincue dans son ascension. "Mlle Rebecca? demanda-t-il.--Mlle Rebecca n'est plus ici. Elle est a l'hopital Beaujon." Le concierge apprit a Octave que Mlle Rebecca etait malade en revenant dans la maison qu'elle avait autrefois habitee. Elle souffrait depuis longtemps de la poitrine, en disant toujours que ce n'etait rien. Elle etait arrivee avec une meute de creanciers, marchandes a la toilette, tapissiers, preteurs sur gages, carrossiers, tous ceux qui vivent du luxe des filles. A peine arrivee rue des Martyrs, on etait venu pour saisir ses dernieres hardes; elle avait vendu jusqu'a ses reconnaissances du Mont-de-Piete. "Le croiriez-vous, Monsieur? on riait toujours de ses cheveux rouges; on disait qu'ils n'etaient pas a elle; la verite, c'est qu'elle avait la plus belle chevelure du monde. Eh bien! comme son medecin lui conseillait de la couper pour reposer sa tete, elle a demande un coiffeur pour lui vendre ses cheveux. Mais comme on lui amena un coiffeur qui lui rappela une ancienne dette, elle ne parla plus de vendre ses cheveux." Octave alla a l'hopital Beaujon; mais il eut beau faire: c'etait un mercredi, on lui dit de revenir le lendemain avec le numero d'inscription, car en entrant a l'hopital, on perd son nom, on n'est plus qu'un chiffre. Le lendemain, Parisis retourna a l'hopital. Il n'avait pas le numero; mais comme le jeudi tout le monde a le droit de parcourir les salles, il jugea qu'il lui serait facile de reconnaitre Mlle Rebecca. Mais vainement il alla dans toutes les salles, il passa devant tous les lits sans voir celle qu'il cherchait. Il questionna un interne, qui finit par se rappeler que deja deux femmes lui avaient demande ce nom et qu'il les avait vues s'arreter salle Sainte-Claire au numero 4. "Malheureusement, dit l'interne, le numero 4 est a cette heure a l'amphitheatre de Clamart, mais comme il est parti cette nuit, vous pouvez encore arriver a temps.--Arriver a temps!" murmura Parisis. Il demanda comment elle etait morte. L'interne repondit qu'elle etait morte comme les autres. Et comme s'il fut frappe par un souvenir il ajouta: "C'etait une juive, elle a voulu mourir chretienne; le cure de Saint-Philippe-du-Roule est venu pour son abjuration: tout le monde a ete edifie ici, excepte moi. Quel Dieu va-t-elle trouver la-haut?" Octave avait commence le pelerinage, il voulut aller jusqu'au bout. Clamart est l'amphitheatre par excellence; c'est la que viennent tous les sujets des hopitaux de Paris: Rembrandt pourrait tous les jours y retrouver sa lecon d'anatomie. On sait que l'amphitheatre de Clamart est bati sur le terrain de l'ancien cimetiere, dont on retrouve encore un coin aujourd'hui tout ombrage de cerisiers, de saules, de pruniers et d'aubepine. On y salue d'anciennes pierres tumulaires rongees par la lune, par la pluie, par la gelee. C'est un cimetiere plus sauvage que la mort, puisque jamais les vivants n'y viennent. L'amphitheatre est dans la forme des anciens cloitres, mais sans galeries couvertes: les promenoirs sont quatre parterres a la francaise, separes par une fontaine. Octave respira en passant une penetrante odeur de giroflee et d'herbe fauchee. On le conduisait vers le directeur qu'on ne trouvait pas. Les parterres lui souriaient par l'eclat des bouquets, mais il reconnut bientot qu'il etait dans le pays de la mort. Des voitures noires, sans portieres, sans vasistas, plus desolees que les voitures cellulaires, survenaient a chaque instant pour vomir des cadavres. Octave s'approcha. Plus de cinquante cadavres, hommes, femmes, enfants, etaient deja jetes pele-mele dans la salle d'attente. Un mort d'hopital qui n'est pas reclame n'en a pas fini avec les peregrinations et les aventures. Quoique devant une des fenetres ouvertes, Octave n'osait regarder, comme s'il eut craint de voir tout a coup apparaitre celle qu'il cherchait. Le directeur survint. Par respect pour la mort, Octave avait jete son cigare; mais le directeur, qui fumait lui-meme, lui conseilla de fumer. Il eut bientot dit pourquoi il venait. "Eh bien! lui dit le directeur, cherchons. "Par malheur, murmura un des hommes de peine qui voulait rire en attendant "l'heure de la distribution," on ne reconnait pas ici les gens a leur habit." En effet, c'est la nudite dans toute sa misere. Que doit dire l'ame, si elle voit ainsi son corps! Mais l'etude n'est-elle pas aussi une priere? Le medecin qui cherche la vie dans la mort n'a ni un homme ni une femme sous les yeux,--il a un sujet. Octave entra dans cette grande salle toute inondee de lumiere, ceinte de beaux arbres chanteurs. Il vit des femmes, il vit des jeunes filles, il ne reconnut pas Rebecca. "C'est qu'elle a ete de la premiere distribution, dit le directeur, a moins qu'elle ne soit pas encore arrivee." Deux hommes de peine apparurent avec une civiere: ils venaient pour la seconde distribution. Ils prenaient les cadavres pour les transporter avec une philosophie qui surprit Octave; l'un avait une rose sur les levres, l'autre etait a peine a la derniere croute de pain de son dejeuner. Parisis alla dans la premiere salle de la dissection. Quoiqu'il fut venu la pour chercher Rebecca, un sentiment plus eleve l'agitait: une fois de plus son esprit redescendait dans l'abime du neant, comme pour y chercher les ames de tous les corps abandonnes. Selon sa coutume, il posait des questions. "Helas! lui repondait le directeur, Montaigne disait: "Que sais-je?" moi je dis que je ne sais rien. Si je vous montre dans sa chair et dans ses os le sublime ecorche de Houdon, j'avouerai que Dieu en creant un homme a cree une merveille; mais si je vous montre tout a l'heure au microscope une fourmi, vous reconnaitrez que la merveille est plus grande encore, puisqu'elle indique mieux l'infini, puisque cet exemplaire lilluputien est tout aussi merveilleusement imprime que l'exemplaire in-folio. Si Dieu a fait tout cela, c'est un grand artiste: si Dieu ne l'a pas fait, le hasard est un grand maitre." Survint un professeur celebre: "Ou est l'ame?" lui demanda Octave qui le connaissait bien. Le professeur ouvrit un cerveau. "Helas! lui dit-il, je ne vois pas plus l'ame ici que je ne vois Dieu dans le ciel." Octave avait jete ca et la un vague regard dans la salle: cinquante etudiants, par groupes de trois ou quatre, etudiaient l'operation de l'os maxiliaire. Tout a coup il s'ecria: "La voila!" Il avait reconnu Rebecca au moment ou un etudiant lui arrachait une dent pour mieux trancher la machoire. C'etait un horrible spectacle. Il palit et s'approcha. Le professeur fit signe a ses eleves de suspendre leur travail. Octave avait reconnu Rebecca a ses longs cheveux rouges, qui descendaient jusqu'a terre, humides et epars. Elle avait garde toute sa beaute biblique; la mort y avait imprime plus de caractere encore. Mais, dix secondes plus tard, la joue eut ete coupee: deja un etudiant approchait le scalpel. "Vous voyez, dit le professeur, que les hopitaux respectent leurs morts; on les a accuses de vendre les chevelures, regardez celle-ci!--Oui!" dit Parisis tristement. Il la connaissait bien, cette chevelure-la! L'etudiant qui avait arrache une dent a Rebecca la replaca par un sentiment de respect pour la mort, car pour lui, depuis que Parisis avait reconnu Rebecca, ce n'etait plus un sujet, c'etait une femme. Octave lui dit gravement: "Monsieur, je vous remercie." La levre superieure avait ete relevee; l'etudiant y appuya le doigt avec douceur pour la refermer; la bouche reprit le dessin que la mort lui avait imprime. Quelques secondes encore, Octave regarda en silence cette figure aux belles lignes, qui faisait songer aux femmes de la Bible. Un autre etudiant, ayant apporte un suaire, le repandit comme une chaste robe sur ce pauvre corps abandonne qui, jusqu'a l'arrivee d'Octave, n'avait ete vetu que de la pudeur de la Science. Octave detourna le linceul pour voir encore une fois cette figure que la passion avait profanee et que la mort faisait blanche devant Dieu. Il lui prit la main et la baisa doucement. Le meme jour, il lui donna un tombeau au cimetiere des juifs, et il y mit cette epitaphe: POURQUOI VOUS DIRAIS-JE MON NOM! LIVRE IV LA TRAGEDIE * * * * * I LA CONFESSION DE VIOLETTE Que ces tableaux du musee secret de la vie moderne s'effacent de nos yeux sous les douces images de Violette et de Genevieve. On n'avait pas recu de nouvelles de Violette depuis sa fuite. Un ami d'Octave lui dit qu'il l'avait vue a Rome. Une amie de Mme de Fontaneilles lui dit qu'a Biarritz on s'etait montre du doigt une jeune fille voilee qui passait pour Violette de Parme. Rien de plus. Ou etait-elle? Sur quel rivage hospitalier avait-elle porte son desespoir? Un matin, Genevieve recut une lettre timbree de Madrid. C'etait une lettre de Violette. "Madrid! Que peut-elle faire a Madrid?" se demanda Mlle de La Chastaigneraye. Et elle devora cette longue lettre qui etait la confession de Violette. Madrid, ce 12 aout. "Ma chere Genevieve, "Quand cette lettre tombera sous vos beaux yeux, je ne serai plus de ce monde; pardonnez-moi, si je joue, moi aussi, la Dame de Coeur. "Il faut se confesser avant de mourir. Je vous choisis pour mon confesseur, c'est devant vous que je veux m'humilier dans l'esprit de Dieu, c'est a votre coeur que je veux tout dire. "Ce n'est pas faute de pretre que je vous choisis; j'en ai trouve partout depuis que je fuis la France, depuis que je me fuis moi-meme. A l'heure ou j'ecris, j'en vois un a la fenetre voisine qui lit son breviaire; mais que lui dirais-je? Je ne suis pas de sa paroisse: Ecouterait-il bien les paroles d'une etrangere qui porte un coeur comme le sien sans doute, mais qui meurt d'une passion qu'il ne comprendra pas? "Vous, Genevieve, vous me comprendrez, parce que vous m'aimez. "Je vous ai dit ca et la, dans les hasards de la causerie, une page de la vie de mon coeur. Je vais me confesser toute. "Mes premieres annees meritent-elles bien qu'on s'y arrete? J'ai vecu toujours abritee par cette adorable femme toute de travail et de priere que je croyais ma mere. Mais n'etait-elle pas ma mere? J'ai lu depuis l'histoire de d'Alembert et de Mme de Tencin. Vous savez que d'Alembert avait ete abandonne par cette grande pecheresse de la Regence, qui avait fait de son frere un cardinal et qui faisait de son fils un enfant perdu. Cet enfant perdu fut un enfant trouve et retrouve, grace a une vitriere qui lui donna son lait, son pain, son sang. Elle lui donna une ame. Elle en fit un homme. S'il porta des fruits, cet arbre de science, ce fut par la greffe; s'il fut un homme, ce fut par sa seconde mere. Aussi ai-je compris ces terribles paroles qu'il dit a la premiere quand elle revint a lui: "Je ne vous connais pas! Ma mere, c'est la vitriere!" "Moi, je n'aurais pas eu la brutalite de d'Alembert, sans doute, parce que je suis une femme. Mais tout en accueillant ma premiere mere, je fusse restee l'enfant de la seconde, si toutes les deux avaient vecu. Et si la seconde eut ete toujours ma mere, je puis dire que j'eusse ete toujours sa fille, car je m'explique bien pourquoi elle me cacha a ma premiere mere, c'est qu'elle la connaissait, c'est qu'elle avait peur de me perdre, c'est qu'elle voulait vivre pour moi. "Tant qu'elle vecut, je fus heureuse. Elle avait choisi pour mes mains delicates un travail charmant. Pendant qu'elle raccommodait de la dentelle, je faisais des fleurs. Je trouvais bien doux de veiller a cote d'elle, je ne croyais pas travailler, et il se trouvait que j'avais gagne ma journee. "Dans les heures de repos, je lisais, et je ne lisais que des livres pieux. Maman etait severe, elle avait veille comme une sainte a ma premiere communion. Elle m'avait explique avec l'accent chretien tous les miracles et toutes les beautes du christianisme; je ne vivais que dans le monde des purs esprits, aucune mauvaise pensee n'etait venue en deca de notre porte. "Certes, nous n'etions pas riches, mais nous ne pensions pas que la richesse fut un bien. Nous avions un petit appartement sous les toits, mais tout y etait gai, les fenetres avaient pour horizon le ciel et les arbres du Luxembourg. Je ne me contentais pas de fabriquer des fleurs; pour les mieux connaitre, j'en cultivais. J'ai lu que je ne sais plus quel philosophe voyait la nature dans un fraisier, moi je m'etais fait toute une compagnie, un monde avec des roses, des violettes, des pervenches, des giroflees; j'avais meme un arbre sur ma fenetre, un lilas qui emerveillait tous nos voisins; j'avais aussi un fraisier, mais c'etait par gourmandise, car j'y cueillais jusqu'a cent fraises par an. "Que serait-il arrive si maman eut vecu? "J'avoue que je n'aurais pas eu grand plaisir a epouser un homme de ma condition; quoique je n'eusse pas lu de romans, j'avais mon ideal comme s'il coulat encore en moi un peu du sang des Parisis. Je ne saurais vous dire comme mon orgueil s'eveilla quand j'appris que ce beau monsieur qui avait ose me parler dans la rue, et que j'aimais deja malgre moi, etait un duc. "Genevieve, ce fut mon premier peche. Et voyez le malheur; que le demon vous a touche, vous etes presque a lui. La porte de l'orgueil fut pour moi la porte de l'enfer. "Maman mourut. Elle m'avait plusieurs fois parle de son pays; elle me disait que nous ferions bientot le voyage pour aller voir une grande dame de ses amies qui me ferait peut-etre une dot si je trouvais un brave homme pour m'epouser. Plus d'une fois elle pleura en m'embrassant; je n'osais l'interroger, car je ne voulais pas lui parler de mon pere, puisqu'elle ne m'en parlait pas. Quelques mots surpris dans l'escalier pendant le commerage des voisines m'avaient avertie vaguement que ma mere n'etait pas mariee. Mais elle etait si pieuse et si bonne, que je me disais: Dieu lui a pardonne. "Quand elle tomba malade, elle me retint un jour devant son lit pour me faire des confidences, puis tout a coup elle se re en disant: Non, je n'en mourrai pas, nous parlerons de cela plus tard, quand nous irons en Bourgogne. Elle ne croyait pas a sa mort prochaine, mais elle mourut soudainement d'un anevrisme. La parole lui manqua pour me dire la verite; quand j'arrivai devant son lit, elle expirait. "Louise! Louise! dit-elle, Dieu...." "Elle ne dit pas un mot de plus; elle aurait pu prononcer peut-etre quelques paroles, mais elle n'eut pas le courage de me dire en mourant: "Je ne suis pas ta mere." "La misere est venue s'abattre sur ce pauvre petit appartement en deuil, tout me manqua a la fois: ma mere, le travail, le courage! Ce fut alors que survint M. de Parisis. Il me sauva de la misere, il m'emporta dans un reve d'or; mais je n'etais sauvee que pour etre perdue. "Je n'avais pas eu le temps de feuilleter les papiers de maman Ce n'est que depuis ma sortie de prison que j'ai pu decouvrir l'histoire de ma naissance, en lisant des lettres et des brouillons de lettres que ma mere cachait dans un petit coffret en bois noir ou je ne croyais trouver que des factures. "Est-ce la peine de vous parler des lettres de Mme de Portien et des reponses de maman, ou plutot des lettres de ma mere et des reponses de sa femme de chambre? Pendant la premiere annee, ma mere s'inquieta de moi, elle vint me voir une fois, elle gronda sa femme de chambre de lui ecrire trop souvent, elle lui recommandait de dire _mon enfant_ et non _votre enfant_. Au bout d'un an, il n'y avait plus de lettres de Mme. de Portien; elle voulait tout oublier pour mieux faire tout oublier. Je trouvai des brouillons de lettres de maman ou la pauvre femme parlait avec adoration de la petite Louise. A ma premiere communion, elle ecrivit encore, ce fut la derniere fois. Ce qu'il y a d'admirable, c'est que dans ces lettres elle ne lui parle jamais d'argent. Et Mme. de Portien n'en parlait pas non plus. "Maintenant, quel fut mon pere? La est le secret eternel, mais ce ne fut pas ce M. de Portien. Je ne dis pas cela pour calomnier ma mere, je dis cela parce que je me confesse et que je vous dois toute la verite. "Je vais mourir et je ne me plains pas. J'ai eu ma part de bonheur. J'ai adore M. de Parisis; les jours que j'ai passes avec lui ont ete des siecles. Qu'ai-je a regretter? Je vous jure, o ma douce et sainte Genevieve, que c'est pour moi une joie encore de penser que je me sacrifie a votre bonheur. Moi vivante, vous n'epouseriez pas Octave, voila pourquoi je meurs heureuse. La vie est ainsi faite, il faut savoir se retirer de devant le soleil des autres. J'etais comme l'arbre empoisonne: vous seriez morte sous mon ombre. "En face de Dieu qui m'entend, en face de vous qui etes l'image de la vertu, je le declare encore, car je veux vous prouver que je ne suis pas tout a fait indigne du doux nom de cousine que vous m'avez donne. Je n'ai pas eu d'autre amant que le duc de Parisis. Il a ete cruel en m'abandonnant. Vous savez qu'il m'avait envoye un bon de dix mille francs comme a la premiere venue. J'ai jure de me venger. Et je me suis vengee! "Ah! j'avais une vengeance bien noble. C'etait de retourner rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel, de travailler jour et nuit, de mourir a la peine. "Mais Mme. d'Antraygues, qui connaissait les hommes, m'enseigna l'autre vengeance. Il ne faut pas la condamner, car c'est un brave coeur; elle a ses heures de fragilite, mais elle a garde toute sa noblesse d'ame. "Sur ses conseils, je me jetai donc la tete la premiere dans ce tourbillon de la comedie parisienne, dans ce steeple-chase de toute la folie du luxe et de l'amour. La pauvre Violette, foulee aux pieds, devint l'orgueilleuse Violette de Parme. Ce fut Mme. d'Antraygues, qui me donna mon premier billet de mille francs avant de partir pour l'Irlande. J'avais ete tres malade, presque condamnee, mais elle me dit que j'etais plus belle que jamais, la premiere fois qu'elle me conduisit boire du lait au Pre Catelan par des chemins detournes, car elle se cachait et je ne voulais pas me montrer. "C'etait sans doute parce que nous nous cachions que nous fumes surprises. Le prince Rio vint vers nous et demanda a la comtesse l'honneur de m'etre presente. Vous avez raison, lui dit-elle, car celle que vous voyez la, dans tout l'eclat de ses vingt ans et de sa beaute, est une princesse par la grace de Dieu. Elle ne vous dira jamais son nom; elle ne veut etre connue a Paris que sous le nom de Violette de Parme. "L'orgueil qui m'avait perdue parce que M. de Parisis etait duc, me perdit encore une fois parce que celui qui nous parlait etait prince. Je sentis tout de suite que je ne l'aimerais pas, mais c'etait l'homme qu'il me fallait pour jouer mon jeu. Je ne fis pas trop de facons pour aller diner avec lui dans un salon du Petit-Moulin-Rouge. Je savais que le duc y allait quelquefois, je ne desesperais pas de le rencontrer et de passer fierement devant lui au bras du prince. "A la fin du diner, on etait eperdument amoureux de moi, on m'offrait des diamants, un hotel, des equipages. Je ne rentrai pas chez moi; mais tout en allant chez le prince, j'etais bien decidee a ne pas etre sa maitresse. "Le prince me trouva bizarre, mais il etait bon prince; ce qu'il aimait en moi, c'etait ma figure. Lui aussi etait un orgueilleux, c'etait deja quelque chose que de m'afficher. Il y a des qui veulent etre, il y a des gens qui veulent paraitre. Ma "bizarrerie" ne l'empecha pas de me donner cent mille francs et de me meubler, avec le luxe du plus pur Louis XVI, un hotel rue de Marignan, ou il vint trois fois par semaine diner avec ses amis, des hommes du monde, des journalistes, des hommes politiques, des diplomates et des artistes. "C'etait bien un peu le monde de Parisis; mais comme on ne m'avait pas connue avec lui, naturellement personne ne me reconnut chez le prince. "Cette vie-la, je vous l'avouerai, me plut beaucoup, quoique je souffrisse beaucoup, quoique je souffrisse toujours. J'esperais venir a bout de mon coeur; mais point. Plus je m'eloignais d'Octave, plus je le retrouvais. "Il etait en Angleterre quand je fis ma premiere entree dans le monde du Bois. On vous a parle du bruit qui retentit autour de moi. Quand on voit monter peu a peu une courtisane cela n'etonne personne.--Ah! c'est celle-ci!--Ah! c'est celle-la!--Connue! reconnue! tout est dit. Mais quand une courtisane apparait un grand luxe sans qu'on puisse dire d'ou elle vient, toutes les curiosites sont en eveil, elle triomphe avec eclat. C'est un feu d'artifice qui n'a pas ete annonce. "Le prince ne pouvait croire a son bonheur; jusqu'a minuit, c'etait le plus heureux des hommes, mais a minuit, je m'enfermais dans ma chambre et je me jetais voluptueusement dans la solitude de mon lit. "Je n'etais pourtant pas une sainte. Je me hasardais dans tous les perils, j'etais coquette avec tous les hommes, comme une femme qui veut se faire une cour. J'eprouvais une joie secrete de me prouver que j'etais vertueuse sous le masque d'une pecheresse. "Ce fut ainsi que j'allai un soir a Mabille a l'insu du prince; ayant appris la langue du pays avant d'y entrer, decidee a repondre a toutes les apostrophes. J'avais dine en folle compagnie, et je crois bien que j'avais bu un peu trop de vin de Champagne. "Je vous ai dit comment j'y avais rencontre Octave, comment il s'etait repris a moi selon les predictions de Mme d'Antraygues. Mais, en le retrouvant, je ne retrouvai plus mon coeur. Il y avait de l'orage dans le ciel. "Vous savez mieux que moi l'histoire de Dieppe. Je ne lui ai pas dit toute ma jalousie, mais je compris alors qu'il vous aimait. Les femmes qui aiment ont la double vue. Vous me haissiez et je vous haissais; dans ma jalousie aveugle, croyant frapper Octave au coeur, je m'enfuis avec ce grand d'Espagne qui n'avait de grand que sa grandesse. Tout naturellement je fus tout aussi "bizarre" avec lui qu'avec le prince. "Mais j'avais beau vouloir m'etourdir, je ne vivais que pour Octave; mon ame etait toute a sa pensee, mes yeux le cherchaient partout. "Mais vous savez le reste. Vous savez ma rencontre avec ma mere. Je vous avouerai que la force du sang ne se trahit pas alors. Et pourtant, quoique Mme de Portien n'eut pas une figure sympathique, je me souviens que j'eprouvais quelque plaisir a la voir. C'est peut-etre un prejuge, mais il me semble qu'elle ne me parut pas etre une etrangere pour moi. "La pauvre femme! Dans quelques heures je la reverrai, si Dieu lui permet ce bonheur de revoir un enfant qu'elle a abandonne. Qui sait si elle aussi n'a pas subi cette fatalite du coeur qui trahit toujours les vertus de la femme? "Vous avez voulu tenter une belle chose. Vous avec dit a Octave de m'epouser pour arracher de ma main ces violettes de Parme qui la souillent. Mais la vertu est comme les sources vives, elle ne remonte jamais. Ce n'etait pas moi qui devait epouser Octave; un mariage aussi eclatant eut montre ma chute plus grande encore. "Grace a vous, grace a cette douce Hyacinthe que vous m'aviez donnee, j'ai failli prendre racine a Pernan pour y vivre dans le repentir et la charite. Vous savez que les souvenirs vivants m'en ont chassee. "Et d'ailleurs, je voulais mourir. Je voulais mourir pour vous, sinon pour moi. Croiriez-vous que vingt fois le courage m'a manque? Une femme qui ne s'est pas tuee du premier coup ne trouve plus la force de se tuer. "Le courage m'est enfin revenu. "Suis-je digne de revetir le linceul blanc? Ai-je assez expie mes fautes? Ma prison a ete un long supplice, ma delivrance ne m'a pas delivree de mes chagrins. Vous avez ete un ange pour moi, aussi c'est a vous que je demande des prieres. "Avant les prieres, j'ai une grace a vous demander: c'est d'epouser Octave, car je ne veux pas que ma mort soit inutile. Et puis il me semble que je serai dans votre bonheur. "Ne me pleurez pas, je meurs contente. "Vous m'avez donne un million, je vous legue un million. Ce que j'ai depense etait la fortune de ma mere. "J'aime tant a causer avec vous, ma chere Genevieve, que j'allais oublier l'heure de la mort. "Adieu! a Dieu! "VIOLETTE DE PERNAN-PARISIS." Et d'une ecriture plus fievreuse, Violette avait jete ces mots apres sa signature. "Quand vous vous promenerez avec Octave dans le parc de Par ou de Champauvert, si vous voyez a vos pieds une pauvre petite violette des champs--pas une violette de Parme!--ne la foulez pas dans la poussiere; penchez-vous pour la cueillir, respirez-la et donnez-la a votre mari. Il se souviendra de moi, mais vos mains auront sanctifie le souvenir. "Adieu!" Mlle de La Chastaigneraye pleura beaucoup en lisant la confession de Violette. Elle sentait que c'etait un coeur et une ame qui parlaient. "Ah! oui, dit-elle en se rappelant cette douce figure, c'est Violette qu'il faut appeler la DAME DE COEUR." Violette etait entree si profondement dans la vie de Genevieve, qu'il lui semblait qu'en la perdant elle perdait quelque chose d'elle-meme, un battement de son coeur, un rayon de son ame. "Et pourtant, dit-elle, j'etais jalouse jusqu'a en mourir!" II OCTAVE A PARISIS Mademoiselle de La Chastaigneraye ecrivit a la marquise de Fontaneilles: "Ma chere Armande, "Je suis desesperee plus que jamais. Je recois une lettre de Violette, et cette lettre c'est l'adieu d'une femme qui va mourir. "Cette fois, si tu ne viens pas tout de suite, je pars pour l'Abbaye-au-Bois. Je t'embrasse. "GENEVIEVE." Mlle de La Chastaigneraye avait un trop noble coeur pour songer a epouser Octave devant le tombeau de Violette. La marquise de Fontaneilles pria par un mot le duc de Parisis d'aller la voir. "Mon cher duc, lui dit-elle, ne perdez pas une heure; cette pauvre Violette est morte, c'est par un devouement sublime pour Genevieve et pour vous-meme. Partez de suite pour Champauvert, dites que j'y serai demain avec le marquis. Il faut que dans quinze jours Mlle de La Chastaigneraye soit la duchesse de Parisis." Octave partit une heure apres, non sans avoir tente d'entrainer avec lui la marquise. Il arriva la nuit a Parisis; le lendemain, a midi, il descendait de cheval dans la cour de Champauvert, quelque peu surpris de ne pas voir apparaitre Genevieve, car des qu'on voyait poindre une figure dans l'avenue, on avertissait la jeune chatelaine. Un domestique s'avanca sur le perron. "Monsieur le duc ne sait donc pas que mademoiselle est partie!--Partie! Depuis quand?--Depuis hier?--Elle est allee a Paris?--Oui, monsieur le duc.--Quand doit-elle revenir?--Oh! pour cela! ni moi non plus, repondit le domestique dans la mode de son pays. On a parle ici du couvent, presque toute la maison a ete remerciee et je vais rester seul ici avec ma femme. On a donne l'ordre de vendre les chevaux.--C'est serieux, pensa Parisis." Il remonta a cheval. Il voulut repartir pour Paris, mais il se ravisa et se contenta d'ecrire a la marquise de Fontaneilles: "Chere marquise, "Nos destinees jouent aux quatre coins. Pendant que je viens a Champauvert, Genevieve va a Paris. Faut-il que je rebrousse chemin ou qu'elle revienne sur ses pas? Jugez. J'attends! "PARISIS." Le lendemain, Parisis recut un telegramme qui ne renfermait qu'un mot: Attendez. Octave attendit. Il ne craignait pas de trop s'ennuyer, car il y avait au chateau une armee d'ouvriers. Le spectacle du travail des autres est une vive recreation pour l'esprit, surtout quand le travail des autres est pour soi-meme. En l'absence de l'architecte, Parisis pouvait donner de bons conseils pour les details de la restauration du chateau. Il n'etait pas ne artiste, mais il avait le sentiment de l'art dans toutes ses faces, peinture, sculpture, architecture, art antique, art chretien, art de la Renaissance, art rococo, art moderne; superieur en cela a Monjoyeux lui-meme, qui etait absolu dans son style, qui n'aimait pas Louis XII et qui eut massacre les plus jolis motifs pour metamorphoser a son gre le caractere du chateau. Octave ne croyait pas que Violette fut morte. Toutefois son souvenir attristait encore la solitude de Parisis. III LE DEFI A DIEU Ce jour-la, Octave feuilleta la bibliotheque du chateau. Il avait ouvert cinquante volumes. Il avait traverse a vol d'oiseau, on pourrait dire a vol de hibou, toute l'histoire des philosophes, mais penetrant surtout dans les sciences occultes, quoique le caractere de son esprit l'appelat toujours dans les regions lumineuses. C'etait un dimanche. Tout le monde du chateau etait a une fete voisine. Il n'avait voulu retenir personne. Il etait donc seul. Le soir amenait l'ombre, le ciel s'etait voile. Il se rappela qu'il n'etait pas alle a la chapelle, on lui avait remis depuis longtemps les clefs de la crypte. Il etait presque nuit quand il entra dans la chapelle. A la mort de son mari, la duchesse de Parisis eut une telle horreur de la nuit qu'elle ne dormit jamais sans lumiere, pareille en cela a Mme de Montespan qui se voyait deja dans le linceul des que l'ombre se repandait sur elle. Quand on descendit a son tour la duchesse de Parisis dans la chapelle souterraine, Octave qui savait avec quelle terreur sa mere envisageait la nuit, voulut qu'une lampe brulat perpetuellement devant son tombeau. Aussi des qu'il ouvrit la porte de la crypte, il vit passer un pale rayon de lumiere. Il descendit avec une sourde emotion, s'efforcant de ne voir dans la mort que la mort elle-meme, voulant supprimer les sombres corteges que lui font les poetes et les visionnaires. Quand il fut aux derniers degres de l'escalier en spirale, il s'arreta, regarda tous les cercueils et les salua avec piete. C'etaient pour la plupart des cercueils de pierre et de marbre, tous ranges autour d'un autel ou le jour des Morts le cure de Parisis venait dire la messe. Quelques-uns des cercueils, les derniers, etaient en bois de hetre recouvert de velours a clous d'argent. C'etaient les derniers venus. Parisis retrouvait parmi ceux-la son pere et sa mere. Il vint se pencher au-dessus et appuya les deux mains comme s'il touchait les deux morts bien-aimes. Quoiqu'il n'eut pas l'habitude de s'agenouiller, par un mouvement involontaire et soudain il tomba a genoux et mit ses levres sur le velours de chaque cercueil. Il lui sembla qu'il sentait des tressaillements sous ses levres. Je ne sache pas un athee qui n'ose rayer d'un trait de plume l'immortalite de l'ame. Et pourtant s'il n'y a qu'un pas de la vie a la mort, il n'y a qu'un pas de la mort a la vie. Octave se leva. Il regarda cette eternelle lumiere qui ne brulait que pour ceux qui ne voient plus et retourna vers l'escalier. Quand il fut sur la derniere marche, il salua gravement comme a son arrivee. Il lui sembla que les morts lui disaient adieu. Dans le silence funebre, il crut entendre ce mot qui l'obsedait toujours: "C'EST LA!" Il remonta silencieusement l'escalier; mais des qu'il eut referme la porte, il murmura en essayant de sourire: "Non! je ne veux pas que ce soit la." Il se sentait protege par sa mere. "Je defie tous les esprits de m'enchainer a la destinee des Parisis, je brise les liens de la legende et je m'affranchis de tout en bravant tout." Quoiqu'il se crut maitre de lui et de sa destinee, il ne fut pas fache de se retrouver au grand air et d'allumer un cigare. Le cigare, l'ami de l'homme depuis que le chien l'a trahi--depuis qu'il y a des chiens enrages. La vie de chateau, depouillee de toutes ses suzerainetes, n'est plus possible que si on y apporte la vie de Paris. Je sais des chatelains qui ne recoivent de Paris que le journal; ceux-la se nourrissent trop de la vie ideale; il leur faut alors une grande force d'imagination pour trouver que tout est bien, meme si comme Candide ils cultivent leur jardin. Octave, qui n'avait pas prevu son voyage, n'avait rien emporte du boulevard des Italiens, pas meme un journal. Aussi, apres le diner, il ne lui resta qu'une ressource, celle de remontera la bibliotheque. Cette fois il feuilleta des romans; il n'avait pas la main heureuse ce jour-la: il tomba sur le _Moine_ de Lewis. Il l'avait lu deja, il le relut a vol d'oiseau, mais trop encore pour ne pas se penetrer de la terreur que repand ce chef d'oeuvre. Le vieux Dominique, qui lui avait servi a diner, vint lui demander s'il voulait du feu. "Oui, dit Octave, qui n'aimait pas la solitude; le feu est un gai compagnon: d'ailleurs cela fera plaisir aux grillons, aux araignees, aux moucherolles qui habitent cette bibliotheque, sans compter que tous ces livres-la ne seront pas faches de se rechauffer un peu, car ils me semblent tous morfondus." Il y avait au bout de la bibliotheque une cheminee en bois sculpte du temps de Francois 1er ou couraient des salamandres. La bibliotheque etait alors une salle d'armes. Au XVIIIe siecle, autre temps autres moeurs, la plume avait conquis ses droits de haute noblesse; on recueillit tous les livres epars dans le chateau et on les logea dans cette grande piece abandonnee. Octave fut content de voir du feu. En se chauffant les pieds, il se vit dans la glace et faillit ne pas se reconnaitre. La vie meditative qu'il menait depuis le matin avait altere son expression railleuse. En outre, il avait bien un peu neglige ses cheveux et ses moustaches. "Diable! dit-il, si je restais toute une saison en province, je ferais une drole de rentree a Paris." Il traina un canape devant le feu et s'y renversa, toujours un livre a la main. Ce livre, c'etait Descartes. Il avait voulu refaire le tour des idees dans les tourbillons du grand philosophe. Au premier tourbillon il s'endormit. Quelle heure etait-il quand il se reveilla? Le feu s'eteignait, les quatre bougies brulaient encore, mais ne devaient pas bruler longtemps. Il voulut sonner. Il y avait encore un cordon, mais il n'y avait plus de sonnette. Il appela, mais tout le monde etait a la fete. Il ouvrit la fenetre. Un orage etait survenu, un coup de tonnerre retentit; le vent se dechainait dans les grands arbres: de noires nuees sillonnees d'eclairs ensevelissaient le chateau. C'etait le dernier orage de la saison, mais il devait laisser un beau souvenir. A travers les grandes voix du tonnerre et du vent, Parisis entendit au loin les violons, ces violons rustiques qui ne seraient pas etouffes par la trompette du Jugement dernier. "C'est bien, dit Octave, on s'amuse la-bas; ne soyons pas un trouble-fete, d'autant qu'apres tout je trouverai bien mon lit tout seul. Quelle heure est-il?" Il n'y avait qu'un sablier dans la bibliotheque. Sans doute un des Parisis avait voulu exprimer que meme avec les philosophes il ne faut pas perdre son temps. Quand une fois le sommeil du soir vous a pris dans ses chaines, on a toutes les peines du monde a briser les liens. Octave avait beau etendre les bras, il resta a moitie aneanti sur le canape ou il s'etait rejete comme en fuyant l'orage. L'orage etait bien pour quelque chose dans cet ensevelissement de ses forces. Il avait continue par ses reves son voyage dans le pays des Esprits. "Suis-je assez bete, murmura-t-il, pour me laisser envahir par toutes ces reveries de philosophes ou de chercheurs, qui n'ont jamais aime la terre parce qu'ils n'avaient pas cent mille livres de rente pour s'y trouver bien! La terre est notre patrie passee et notre patrie future, nous n'en avons point d'autre. Le tonnerre a beau gronder, il ne m'epouvante pas. La science nous a conduits dans la coulisse, nous savons maintenant comment on fait le tonnerre." Mais Parisis avait beau se dire toutes ces belles choses, une vague terreur s'etait repandue sur lui. "Il faut bien l'avouer, poursuivit-il d'un ton moins fier, a force de science, nous savons que nous ne savons rien de Dieu." Il avait beaucoup discute avec les philosophes d'aujourd'hui, il avait dine avec les plus fiers apotres de l'atheisme, mais ils accusaient ca et la des phrases superstitieuses. Parisis se moquait de toutes les superstitions, mais il eut ete desespere de rencontrer le matin un de ces musiciens redoutes par leur mauvais oeil, d'autant plus terrible qu'il porte bonheur a eux-memes. "Eh bien! dit tout a coup Octave, je veux en finir avec ces derniers nuages de la betise humaine." Sur la cheminee, il n'y avait qu'une glace sans tain. Il se leva et marcha droit au fond de la bibliotheque, devant un grand miroir qui descendait du plafond jusqu'au parquet. Le miroir n'etait eclaire que par la reverberation des quatre bougies. "J'oubliais! dit Parisis. Pour que les esprits se manifestent, il ne faut que trois lumieres." Il retourna sur ses pas et eteignit la quatrieme bougie. "Maintenant, dit-il en revenant au miroir, il doit etre minuit, et le moment est bien choisi, puisque le vent siffle et que le tonnerre tonne. Montre-toi, Satan!" Il se regarda. Or lui, qui jusque-la n'avait jamais eu peur de qui que ce fut au monde, il eut peur de lui-meme. Dans cette lumiere douteuse, il se trouva d'une paleur mortelle; il essaya de sourire, mais son expression demeura grave et triste. Il attendit bravement, se regardant toujours. Un eclair passa, il vit une vague image dans la glace. Une fenetre s'ouvrit avec fracas, les bougies s'eteignirent, et Octave, qui se regardait toujours dans la glace, vit deux figures. L'effroi le saisit: il appela Dominique et retourna vers la cheminee pour rallumer les bougies. Il n'osait regarder. Cependant, quand il eut fait jaillir le feu d'une allumette, il ouvrit bien les yeux. Une femme s'avancait vers lui. Il laissa tomber l'allumette.... IV LA MORTE ET LA VIVANTE Quelle etait cette femme qui s'avancait ainsi vers Octave? "Elle!" s'ecria-t-il avec effroi. Il croyait voir Mme Revilly. Il s'imagina qu'elle etait sortie de son tombeau pour venir lui reprocher sa mort. Vous n'avez pas oublie Mme d'Argicourt, cette blonde Bourguignonne haute en amour, avec laquelle il avait valse--la valse des Roses. --Vous n'avez pas oublie non plus que, par un singulier jeu du souvenir, Octave s'etait imagine, en la revoyant apres la mort de Mme de Revilly, que c'etait Mme de Revilly elle-meme qu'il revoyait. Son aventure avec ces deux femmes avait ete si rapide, il les avait si peu vues avant de les aimer, que ces charmantes figures se confondaient dans sa memoire. Il avait beau vouloir recomposer les deux figures, des que son esprit recommencait le dessin de l'une, la figure de l'autre s'imposait. Cette nuit-la, a peine eut-il distingue vaguement les traits de Mme d'Argicourt, qu'il s'imagina que Mme de Revilly etait devant lui. Tout autre, a sa place, se fut peut-etre evanoui, mais il dominait sa peur, toujours resolu a ne croire a rien. Il reconnut bientot que ce n'etait pas la un fantome, car Mme d'Argicourt parla tout haut. Or, comme il ne craignait pas les esprits, il ne craignait pas non plus les vivants. Il est vrai qu'il n'etait pas arme ce soir-la; mais quoique sans pistolet et sans poignard, trois ou quatre voleurs eussent encore mordu la poussiere s'ils se fussent hasardes au chateau. Il alluma enfin une bougie, apres quoi il fit deux pas au-devant de Mme d'Argicourt. "Mon cher duc, lui dit-elle gaiement, vous etes introuvable; je vous cherche partout; pas ame qui vive dans ce chateau!--C'est vous, madame? dit Octave avec une joie soudaine, tout en saisissant la main de la baronne; je ne vous attendais pas ici!--A cette heure, surtout, n'est-ce pas? Si je viens vous dire bonjour a minuit, c'est que je me suis perdue dans vos grands bois. Vous ne savez donc pas que je suis presque votre voisine pendant la chasse? J'ai dine chez ma soeur, a deux lieues d'ici; on m'a dit que vous etiez en villegiature. J'ai voulu vous surprendre le soir, ne pouvant pas, d'ailleurs, venir le jour. J'esperais bien arriver plus tot, car je ne voulais pas faire une pompeuse entree de minuit, mais l'orage m'a fait perdre deux heures et demie; il m'a fallu m'abriter dans une cabane de bucherons. Quel temps! quel tonnerre!--Ne m'en parlez pas; voyez si ce n'est pas le diable qui entre par cette fenetre!--Dites-moi, mon cher duc, ce que vous pouvez faire dans une bibliotheque sans y voir clair?--J'evoquais les esprits, ou plutot je me moquais des esprits.--Vous m'epouvantez!--Il y a bien de quoi! Je m'ennuyais; j'avais peur de passer la nuit tout seul, je priais le diable devenir me tenir compagnie. Mais voulez-vous que je vous dise pourquoi le diable n'est pas venu?--Dites.--C'est que je ne crois pas au diable.--Eh bien! moi, je vais vous dire pourquoi le diable n'est pas venu,--o paien endurci dans le peche!--c'est que Dieu voulait se montrer a vous." Et d'un air de moquerie: "Voila pourquoi je suis venue.--Oui, vous avez raison, car si Dieu s'est jamais montre sur la terre, c'est par la figure de ses plus belles creatures.--Eh bien! maintenant croyez-vous en Dieu?--Oui, puisque je crois en vous." Octave embrassa la jeune femme sur le front. Elle le pria de lui montrer le theatre de ses evocations ou de ses defis au diable. Il prit la bougie et la conduisit devant le miroir. "C'est etrange! dit-il en s'approchant.--Que voyez-vous donc?" Octave venait de voir apparaitre la blanche figure de Mme de Revilly, comme s'il fut toujours le jouet de cette etrange vision qui lui montrait l'une pour l'autre. "Je vois que le miroir est casse.--Il ne l'etait donc pas?--Non, si j'ai bonne memoire; cela m'explique pourquoi je me suis vu double et pourquoi je vous vois double. --Comment, vous me voyez double?--Oui ne voyez-vous donc pas Mme de Revilly a cote de vous?--Vous me faites froid! Etes-vous assez fou?--Oui, je veux rire, dit Octave qui ne riait pas.--Mais qui a casse ce miroir?" Parisis comprit que la question des superstitions etait encore a resoudre. "C'est le coup de vent, apres avoir ouvert la fenetre.--Cela n'est pas prouve; mais d'ailleurs, pourquoi le coup de vent a-t-il ouvert la fenetre?" Il y avait trop de _pourquoi_ et de _parce que_ pour que Parisis et Mme d'Argicourt s'y attardassent. "Adieu! dit tout a coup la belle voyageuse.--Adieu! au milieu de la nuit, par cet abominable temps!--Oui, mes chevaux sont en bas.--Madame, on n'est jamais venu la nuit a Parisis--c'est une tradition--pour ne pas y voir lever l'aurore." Honni soit qui mal y pense! Octave avait-il trop peur de trouver Mme de Revilly dans Mme d'Argicourt pour ecouter cette nuit-la les echos de la Valse des Roses? Je crois qu'il n'avait peur de rien. Je ne repondrais pourtant pas que les images de Genevieve et de Violette ne fussent venues, comme celle de Mme de Revilly, traverser ses songes amoureux et faire ombre a la gaiete de Mme d'Argicourt. V LE BOUQUET DE FRAISES ET LE BOUQUET DE LEVRES Cependant Mme de Fontaneilles ne desesperait pas encore de marier Genevieve a Octave. Elle avait compris cette pudeur des sentiments qui empechait la jeune fille de faire un reve de bonheur sous une pensee de deuil. Quelques jours deja s'etaient passes; un matin, elle alla voir Genevieve a l'Abbaye-au-Bois et lui dit qu'il fallait qu'elle partit avec elle pour Champauvert. "Non, dit Genevieve, je ne retournerai pas a Champauvert. Et d'ailleurs, qu'irais-je y faire?--M. de Parisis t'y attend. Il est a son chateau.--De grace, ma chere Armande, laissez-moi a mes prieres. Je veux mourir en Dieu." La marquise comprit que l'heure n'etait pas venue. Elle ecrivit a Octave: "J'ai echoue dans une mission qui m'etait bien douce, car je vous aime tous les deux; revenez donc a Paris, vous aurez peut-etre une eloquence plus sure que la mienne." Parisis revint a Paris. Il voulut voir Genevieve, mais elle refusa de se rencontrer avec lui chez la marquise. Ce qui n'empecha pas la marquise de dire a sa jeune amie qu'il fallait obeir a la derniere volonte de la morte. "Tu epouseras Octave.--Jamais, repondit Genevieve.--Jamais! voila un mot qui n'est pas en situation. Pourquoi jamais?--Pourquoi? parce que je n'aime plus Octave.--Tu n'aimes plus Octave! mais il te faut donc etre jalouse pour aimer! Violette vivante, tu aimais Octave; Violette morte, tu ne l'aimes plus?--Non. Et, d'ailleurs, je ne veux pas batir sur un tombeau.--Pathos? on ne batit que sur des ruines." Et la marquise, qui croyait connaitre les femmes, ajouta avec une pointe de raillerie: "Puisque tu aimes mieux vivre au couvent dans la mort que de vivre a Parisis dans l'amour, a ton aise, je m'en lave les mains." La fiere Genevieve ne s'adoucit pas. "Donc, reprit la marquise, tu ne veux plus revoir Octave?--Non." Et Genevieve rentra stoiquement au couvent. Mais, le lendemain, Mlle de La Chastaigneraye retourna chez la marquise de Fontaneilles, quoi qu'elle eut l'habitude de n'y aller que deux fois par semaine. La marquise ne dit pas un mot d'Octave. Genevieve ne parla pas de son cousin. "Veux-tu venir au bois? dit la marquise a son amie.--Oui, repondit Genevieve.--Tu me promets, reprit Mme de Fontaneilles en souriant, que tu ne regarderas pas l'hotel d'Octave?--Je te le promets. --Et si nous rencontrons Octave au bord du Lac, tu detourneras la tete?--Oui." Genevieve ne regarda pas l'hotel de M. de Parisis. Au bord du Lac, elle n'eut pas besoin de detourner la tete, parce qu'elle ne rencontra pas Octave. Est-ce pour cela qu'elle demanda a aller boire du lait a la vacherie du Pre Catelan? Il etait tard, il n'y avait presque plus personne. Quand le coupe s'arreta devant la vacherie, elle dit a son amie qu'elle ne descendrait pas. Elle avait entrevu Octave et une celebre etrangere, la plus belle des Italiennes blondes, attables sous un orme. Ils buvaient du lait,--je me trompe,--elle buvait du lait et il buvait sa beaute, car il la regardait avec des yeux amoureux. A son tour, la marquise vit le duc de Parisis et l'Italienne. "Eh bien! ma belle amie, dit-elle a Genevieve, on appelle cela: boire du lait! Tu vois que Violette n'a pas emporte la jalousie dans le tombeau.--Je ne suis pas jalouse, dit froidement Genevieve qui s'etait rejetee au fond du coupe. Demande du lait, nous ne descendrons pas." La marquise fit signe a une Suissesse d'opera comique d'apporter deux tasses de lait. Pour boire il faut bien se pencher: voila pourquoi Mlle de La Chastaigneraye vit encore une fois son cousin de Parisis. Dieu de vengeance, comment le vit-elle! On avait apporte des fraises en bouquet, car on avait coupe le fraisier pour avoir les fraises, a la maniere des plus sauvages et des plus civilises. C'etaient d'admirables fraises anglaises rouges, toutes pleines du sang de la terre comme la vigne, des fraises presque vivantes. Parisis promenait le fraisier sous les levres de la dame: les levres et les fraises, c'etaient le meme fruit. L'Italienne doree mordit a belles dents, prenant la moitie de chaque fraise. Et quand elle avait mordu sa moitie, Octave devorait l'autre. Vraie comedie d'amoureux. Genevieve repandit la moitie de son lait. "Oh! la belle maladroite! s'ecria la marquise.--C'est que le lait est si mauvais!" murmura Mlle de La Chastaigneraye. La marquise de Fontaneilles pensa que c'etait sur les levres de Genevieve que Parisis devait cueillir des fraises: "Tu n'as pas vu la-bas M. de Parisis et la duchesse de Casti?" Genevieve sembla ne pas comprendre: "M. de Parisis? dit-elle d'un air distrait pour cacher son emotion, pourquoi n'est-il pas encore venu me demander ma main?" La marquise sourit. "Enfin! s'ecria-t-elle, voila le mot parti!" Et se parlant a elle-meme: "Il n'y a donc que la jalousie qui fasse des miracles en amour!" VI LE MARIAGE DE DON JUAN Et si je vous dis que monseigneur de Bourges, prince de la Tour d'Auvergne, vint un soir coucher au chateau de Champauvert, que le lendemain matin tout le village etait pavoise; qu'on avait eleve un arc de triomphe sur le chemin de l'eglise, que l'eveque de Dijon, les chanoines, les archidiacres, que toutes les robes noires, toutes les robes violettes, toutes les robes rouges, suivant le mot des paysans, illustraient l'eglise, vous ne me demanderez pas pourquoi. Vous savez deja que c'est pour le mariage de M. le duc de Parisis avec Mlle Genevieve de La Chastaigneraye. N'avez-vous pas recu une lettre de faire-part? Le _Sport_ n'a pas manque, a ce propos, de rappeler tous les titres des deux familles. Qui que vous soyez, athee ou chretien, libre penseur ou catholique, vous auriez eprouve comme moi une vive emotion dans le sanctuaire de cette eglise rustique, en voyant non pas toutes ces splendeurs inacoutumees, mais la jeune mariee, qui souriait doucement pour faire croire a son bonheur, quoique l'inquietude passat jusque sur ses levres. Elle n'avait pas toute sa beaute: les mariees ne sont jamais belles le jour de leur mariage. La joie a ses fievres et ses paleurs; on dort mal la veille de ses noces; c'est comme la veille d'une traversee perilleuse, quand on pressent deja la tempete. Pendant la messe, tous ceux qui regardaient la blanche epousee voyaient un point noir a l'horizon, meme s'ils ne se rappelaient pas la legende de Parisis. C'est qu'on connaissait bien Octave, c'est que ceux qui l'aimaient le plus voyaient avec quelque frayeur tomber cette haute et divine vertu de Genevieve de La Chastaigneraye dans les bras de don Juan de Parisis. Quel serait le lendemain? Cet homme, toujours emporte par ses passions, allait-il abdiquer, renoncer a "l'eternel feminin" pour s'enchainer aux pieds d'une seule femme? crever les yeux a toutes ses curiosites, tuer en lui le heros de roman pour n'etre plus qu'un homme d'honneur et de raison? ne plus courir qu'une aventure, la bonne aventure du foyer? Tout le monde en doutait. Et en voyant l'expression a la fois heureuse et triste de Genevieve, on se disait a soi-meme que cette jeune mariee etait de celles qui se couchent chastement dans le tombeau, quand leur echappe le reve de leur vie. Le Ministre des Affaires etrangeres etait venu avec son cadeau de noces. Le duc de Parisis devait etre nomme, sous tres peu de temps, ministre en Allemagne; c'etait une promesse, mais une promesse qui avait le sceau imperial, car l'Empereur venait d'ecrire de sa main a la duchesse de Parisis. Octave etait-il heureux en ce plus beau jour de sa vie? Il s'etait peut-etre marie trop souvent. On remarquait dans l'assistance, parmi les femmes, vingt celebrites heraldiques, toutes plus distraites que pieuses, s'inquietant de leurs robes et critiquant celles de leurs voisines. La seule femme qui pria pour le bonheur de Genevieve, ce fut Mlle Hyacinthe: celle-la avait des larmes dans les yeux. Avait-elle des larmes pour Violette! Pauvre Violette, elle n'etait pas oubliee encore. Genevieve lui donna une priere pendant la messe, Octave lui donna un souvenir. Si la mariee avait perdu ce jour-la beaucoup de sa beaute, le duc de Parisis, en revanche, etait plus beau que jamais. Ce qui le soir fit dire a une des grandes dames de l'assemblee: "Est-il possible qu'on nous le prenne pour toujours!" Cette grande dame, c'etait la duchesse de Hautefort parlant a la marquise de Fontaneilles. "Qui sait!" dit la marquise, qui ne savait pas encore lire dans son coeur. Il y eut dans les jardins de Champauvert un diner de cent et un couverts, qui rappelait les fetes patriarcales du moyen age. Les paysans dansaient sur le preau; on n'avait rien voulu changer a leur musique, pour ne pas alterer le caractere rustique cher a Genevieve. On porta un toast de l'archeveque a la mariee et un toast de Parisis a l'archeveque; ce n'etait pas encore un chretien qui parlait a un prince de l'Eglise, mais ce n'etait plus un athee qui bravait le ciel. On ne chanta pas; mais Guy de Charnace lut un fort beau sonnet d'un rimeur illustre qui voulait que sa muse fut de la fete. On se croyait tout a la fois aux noces de Cana et aux noces de Gamache. Octave voulut ramener la mode de ces festins homeriques, ou l'on fait rotir un boeuf et ou jaillissent des fontaines de vin. Au milieu du festin, les jeunes paysannes de Champauvert, celles qui avaient ete dotees par Genevieve et celles qui devaient etre dotees ce jour-la, vinrent cette fois encore avec des bouquets, mais non plus avec des bouquets de roses-the. La plus jeune de toutes, celle qui avait apporte le bouquet empoisonne, presenta a M. de Parisis la plus belle grappe de raisin de la vendange. "N'y touchez pas, dit-elle, car j'ai la main malheureuse." Genevieve avait achete pour les paysannes des croix d'or toutes rustiques, taillees dans la vieille mode. Quand elle se leva pour les mettre au cou de chacune des jeunes filles, Octave se leva aussi. Cette simple action de placer une croix d'or sur le sein d'une femme ramena Parisis plus pres des spheres chretiennes que tous les sermons qu'il avait entendus. VII L'EXTRAIT MORTUAIRE DE VIOLETTE DANS LA CHAMBRE NUPTIALE Il etait deux heures du matin quand une chaise de poste a quatre chevaux emmena les maries a Parisis. Genevieve n'etait accompagnee que de Mlle Hyacinthe. Ce fut avec un sentiment de fierte et de melancolie que Genevieve entra--en souveraine, cette fois--dans cette vieille demeure des Parisis. Elle s'appuyait, pour monter l'escalier, sur Octave et sur sa jeune protegee, qui sauvait, par son intarissable gaiete, les embarras charmants de la situation. Les deux jeunes amies entrerent seules dans la chambre nuptiale. Genevieve se laissa tomber sur une petite causeuse hospitaliere tournee vers la porte; elle vit du premier regard deux pastels de La Tour, son bisaieul et sa bisaieule, souriants comme s'ils etaient heureux de la voir. "Oh! mon Dieu! dit-elle tout a coup a Hyacinthe, j'ai oublie dans la voiture, dans le petit panier, la miniature de ma mere." La jeune fille ouvrit la porte pour descendre chercher le petit portrait. Dans sa precipitation, elle laissa tomber une lettre qu'on lui avait remise a l'heure du depart et qu'elle voulait achever de lire le soir meme. Il n'y avait plus d'enveloppe a la lettre. Genevieve la prit et reconnut l'ecriture de Violette. "C'est singulier, dit elle. Comment cette lettre m'arrive-t-elle ici?" Elle ne l'avait pas vue tomber des mains de Mlle Hyacinthe. Genevieve lut rapidement, sans bien reconnaitre que la lettre n'etait pas pour elle: "Pour vivre, il fallait que vous fussiez la; pour mourir, pourquoi ne puis-je vous serrer la main? "Il me faut mourir seule, dans un coin, comme un chien abandonne. "Moi aussi, je suis une Parisis, surtout pour la legende. Vous la connaissez, Hyacinthe: L'AMOUR DES PARISIS DONNERA LA MORT! L'AMOUR DONNERA LA MORT AUX PARISIS. "Adieu, mon amie. "On m'a promis de vous envoyer cette lettre avec mon extrait mortuaire, pour qu'on puisse la-bas s'occuper de ma succession. "N'oubliez pas que vous avez cent mille francs en dot. Soyez heureuse! "VIOLETTE." A cette lettre etait joint cet extrait mortuaire: Don Francisco Santa-Cruz, licenciado en teologia, Caballero de la Real orden americana de Isabel la Catolica y Cura parroco de la Iglesia de Santa-Maria de esta ciudad de Burgos, diocesis de la misma, de la que es Arzobispo el Excelentisimo e Ilustrisimo senor Don Atanasio Rodriguez Juste. Certifico: que, en el dia de hoy, ha sido depositado en la boveda de esta Santa Iglesia parroquial el cadaver de la senora dona _Luisa Violeta de Pernan Parisis_, hija del senor Hedwige Portien la cual nacio en Paris el 17 de april 1846 y fallecio en el de ayer a las cuatro de la tarde, despues de haber recibido los ultimos ausilios espirituales, asistida del Teniente Cura, vicario de esta parroquia D. Florencio Lasala. I para que conste espido la presente certificacion, cuyo original queda depositado en el archivo de esta parroquia e inscripto al folio 237 con el numero 3,789 en el libro de difuntos. A Ruegos de los Senores Don Angel Vallejo y Don Laureano de la Roda-infante, ejecutores testamentarios de la finada, Burgos 13 de agosto de 1867. EL CURA PARROCO, L. FRANCISCO SANTA-CRUZ. Mlle Hyacinthe, en rentrant, surprit Genevieve dans les bras d'Octave. Elle avait jete un cri de douleur, le duc de Parisis etait accouru, il ne comprenait rien a ses desolations. Celle qui etait la duchesse de Parisis depuis midi montra a son mari la lettre de Violette. "Voyez, lui dit-elle, pouvait-on me rappeler plus fatalement la legende des Parisis!" Octave lut l'extrait mortuaire de Violette. "C'est etrange, se dit-il a lui-meme, je ne puis croire a la mort de Violette." VIII L'HIRONDELLE DE VIOLETTE Pour le duc de Parisis et Mlle de La Chastaigneraye, la nuit des noces fut une nuit de deuil. Le spectre de Violette se dressa devant les epouses; ils eurent beau s'abriter dans leur amour, la pauvre fille sacrifiee promena sur la couche nuptiale l'ombre de son suaire. Le bonheur est ainsi fait qu'il n'arrive jamais dans un cortege qui rit et qui chante sans regret. Regardez bien parmi ces figures joyeuses, ne voyez-vous pas celles qui penchent la tete et qui essayent de sourire pour cacher leurs larmes? C'est que les deux epouses, quelle que soit la candeur de la jeune femme, quelle que soit la noblesse de coeur du jeune homme, apportent toujours l'un a l'autre un passe qui a ses nuages. On a beau faire, on ne peut pas rayer les pages vecues dans le livre de la vie. Tous les points noirs du passe font les points noirs de l'avenir; les tombes fermees se rouvrent trop souvent; les fantomes apparaissent dans l'aureole de leur vertu, a l'heure meme ou les vivants montrent les imperfections de la nature. Le souvenir a cela de beau, qu'il ne garde en amour que les sourires des figures aimees. Mais chaque jour emporte sa peine comme sa joie: le soleil levant seme dans ses rayons d'or l'espoir du bonheur; l'ame la plus detachee des fetes du monde se reprend malgre elle a chanter sa chanson dans le concert universel. Voila pourquoi Octave et Genevieve se leverent gaiement le lendemain de leur mariage, oubliant presque Violette et ne songeant qu'a vivre de leur amour. Mlle Hyacinthe les avait reveilles, vers midi, en jouant sur le piano le _Songe d'une nuit d'ete_. Le dejeuner fut charmant. Une hirondelle egaree, la derniere de la saison, vint battre des ailes au-dessus de la table, ce qui fit dire a Genevieve: "--C'est la bonne messagere." Hyacinthe la saisit et la baisa. Genevieve voulut lui attacher aux pattes un ruban bleu de ciel de sa coiffure; quelle ne fut pas sa surprise de trouver un petit ruban violet au cou de l'hirondelle, presque cache par ses plumes. "Elle a deja un ruban! s'ecria Genevieve.--Il faut le denouer, dit Hyacinthe; elle porte peut-etre un secret.--Non, dit Genevieve, c'est un simple souvenir." Mais Hyacinthe avait denoue le ruban violet. "Eh bien, en verite, dit-elle, on se croirait dans une feerie du Chatelet.--Pourquoi? --Voyez plutot!" C'etait a qui, d'Octave ou de Genevieve, prendrait le ruban; ce fut Genevieve qui le saisit. Elle le laissa tomber en palissant. "Violette! dit-elle.--N'allez-vous pas vous attrister pour cela? dit Octave a Genevieve, apres avoir a son tour lu le nom de Violette sur le ruban. C'est tout simplement une hirondelle de Pernan qui a passe par Parisis, chassee par l'automne. Elle bat le rappel, elle a sans doute ici de petites amies qu'elle veut emmener avec elle vers l'eternel printemps.--Qui sait, dit Hyacinthe, si ce n'est pas une hirondelle privee qu'on a baptisee du nom de Violette?--Peut-etre, dit Genevieve; il faut bien vite lui remettre ce ruban." Hyacinthe tenait toujours sous sa main la gentille hirondelle, qui pepiait sans trop d'effroi. Genevieve lui rattacha elle-meme le ruban violet; le ruban bleu de ciel etait deja noue a la patte; elle la baisa doucement sur la tete et lui donna la liberte. "Va, petit oiseau; si tu montes assez haut dans les nues pour rencontrer l'ame de Violette, caresse-la d'un coup d'aile en souvenir de moi." Ce nuage passa rapidement; on alla se promener dans les sombres avenues du parc, deja depouillees par les premieres bises d'automne. Dieu donnait a la terre une de ces belles journees d'octobre ou la nature resplendit sous les couleurs les plus lumineuses. Les tons verts de l'ete, mordus ca et la au soleil, ont pris des teintes d'or et de pourpre; les fils de la vierge s'accrochent aux eglantiers, qui sourient au regard par leurs fruits rouges comme le sorbier des oiseaux, comme les muriers sauvages, comme les prunelliers amers. "Ah! que je suis heureuse! s'ecria le soir Genevieve en se jetant dans les bras d'Octave." Il repondit par mille baisers; il n'avait jamais ete si heureux lui-meme. C'est que don Juan de Parisis n'avait jamais appuye sur son coeur un coeur si noble et si pur; c'est qu'il n'avait jamais bu sur les levres d'une femme une ame si divine. IX LE LENDEMAIN DU BONHEUR Parisis etait merveilleusement doue pour tout faire, c'est peut-etre pour cela qu'il n'avait rien fait. On sait qu'il avait le sentiment de l'art au plus haut degre. Les heures qui suivirent son mariage, il fit de charmantes surprises a Genevieve: elle aimait surtout, en peinture, les paysages, non pas seulement parce qu'ils etaient l'image de la nature,--cette figure de Dieu, mais parce qu'elle les peuplait a sa fantaisie: son imagination, toujours creatrice, y representait les scenes romanesques de son esprit. Le lendemain du mariage, elle avait trouve que le parc etait un peu touffu; on n'y respirait pas la lumiere, les horizons etaient trop rapproches, elle aurait voulu des perspectives et des echappees,--des portes ouvertes vers l'infini.--Elle disait que c'etait la le tort des paysagistes modernes, de se parquer dans un coin de vallee ou devant une lisiere de foret, sans souci des lointains. Voila pourquoi elle aimait le paysage de style, fut-il trop bleu comme celui de Leonard de Vinci, fut-il trop vert comme celui de Raphael. Elle aimait surtout le paysage de Poussin qui pense dans ses arbres et dans ses nuages. Le duc de Parisis joua a sa femme le jeu du duc d'Antin a Louis XIV; en une nuit, il fit abattre assez d'arbres pour changer tout le caractere du parc. Le lendemain, quand le soleil fut a son zenith, il prit Genevieve par la main et la conduisit a une des grandes fenetres du chateau. "Voyez," lui dit-il. Elle fut ravie. "Ah! dit-elle, comme on respire bien aujourd'hui! Hier, on respirait la terre; aujourd'hui, on respire le ciel." Parisis prit un etrange plaisir a se faire paysagiste en action. Arme d'un marteau a marque, il etudiait tous les points de vue et condamnait les arbres qui obstruaient ou qui depoetisaient, celui-ci par un feuillage vulgaire, celui-la par un dessin maladroit. Pendant quelques jours, il se passionna a ce plaisir de faire des Poussin, des Diaz, des Claude Lorrain, des Rousseau, des Ruysdael, des Corot, jusqu'a des Paul Potter et des Rosa Bonheur, car il avait amene des troupeaux dans le parc. Selon que le promeneur prenait telle ou telle avenue, il trouvait des paysages de style aux grandes nappes de lumiere, aux horizons perdus, avec des arbres centenaires, pensifs, la tete dans les nues; ou bien il trouvait des pages animees: la prairie avec ses vaches, la cascade avec son rocher et son buisson, le promenoir avec ses brebis. Je ne saurais trop donner le conseil d'imiter Parisis aux chatelains et aux chatelaines qui s'ennuient; mais je me hate de dire qu'il ne faut faire ce paysage-la qu'aux premiers jours d'automne, quand les arbres sont encore feuillus et qu'on peut les deplacer sans les tuer. N'oublions pas que les arbres vivent comme nous, et que si nous n'avons pas besoin de leur abri apres avoir joui de leur ombre, il nous faut dire: "Prenez garde a la hache!" Tous les soirs la douce Hyacinthe etait au salon et chantait. Octave et Genevieve etaient ravis de n'etre que deux en cette belle saison de leur amour pour mieux savourer les joies de la lune de miel; mais quand Hyacinthe etait la, ils croyaient n'etre toujours que deux; elle ne troublait pas leur duo, meme quand elle chantait. Genevieve avait transforme la physionomie interieure du chateau de Parisis pendant qu'on retouchait a la facade, qu'on batissait les serres et qu'on replantait ca et la dans le parc des arbres rares avec la rapidite fabuleuse du duc d'Antin ou du baron Haussmann. Les paysans s'emerveillaient de ces changements a vue; ils avaient bien oui parler de la pluie qui marche, mais ils ne pouvaient croire que les arbres en fleurs ou en feuilles voyageaient comme de grandes personnes, pour venir a quatre chevaux se planter d'eux-memes au voisinage de chenes seculaires. La jeune femme avait fait du chateau un palais. On sait deja sa passion pour les oeuvres d'art, elle avait voulu etre presque de moitie dans tout ce que son mari avait achete, ca et la, a l'atelier de Clesinger et a l'atelier de Gerome, aux ventes Demidoff, Salamanca, Diaz, Morny et Khalil-Bey. Des qu'on franchissait la porte du vestibule de Parisis, on etait emerveille par le grand air que donnent toujours les chefs-d'oeuvre. Dans ce beau chateau, on voyait qu'il fallait que tout le monde fut content, les hotes comme les maitres de la maison. Et quel luxe de chevaux et de voitures pour les promenades! Et quelles reserves royales pour les chasses? Et quelle ecole de chiens pour les massacres de chevreuils, de faisans et de sangliers! La haute vie n'avait jamais ete mieux comprise. M. de Parisis etait si heureux qu'il avait peur du lendemain. L'homme qui batit son bonheur est pareil a ces enfants qui elevent des chateaux de cartes. A chaque instant l'edifice s'ecroule avant d'etre acheve; si par hasard ou par adresse ce chateau est fini, l'enfant admire et s'etonne de le voir si beau; mais, presque au meme instant, il s'amuse a le detruire. M. de Parisis avait devant ses yeux le chateau enchante pour loger son bonheur. Son bonheur etait fait de toutes les poesies; il savourait avec religion cet amour d'une vierge, que le poete appelle une Piete. Il avait trouve un ange gardien visible, il avait trouve l'Amour sous la forme de la Beaute. Genevieve, trop romanesque avant son mariage, avait pris la souriante gravite d'une femme et d'une mere; c'etait l'ame de la maison. Apres toutes les secousses et toutes les defaillances de la fortune, Octave etait redevenu riche, il pouvait a son gre vivre, dans son chateau comme a Paris, d'une vie princiere. Il avait les plus beaux chevaux du monde, il triomphait toujours aux courses, il allait fertiliser sa terre. Il n'avait qu'un mot a dire pour recommencer sa carriere politique par le Corps legislatif: les fortes tetes de l'arrondissement etaient venues lui offrir vingt mille voix pour les prochaines elections. S'il voulait rentrer dans la diplomatie, il n'avait encore qu'un mot a dire, tant il avait laisse de bons souvenirs chez le ministre ou chez l'Empereur. Tout lui souriait donc; mais les vraies joies ne sont pas de ce monde. L'infini, qui est la force de notre ame, nous condamne sur la terre; dans le chateau du bonheur, nous ouvrons la fenetre pour voir par dela, nous aspirons a l'inconnu, devore par cette eternelle curiosite qui a gate le lait de notre premiere mere. Voila pourquoi, au chateau de Parisis, qui etait redevenu le chateau du Bonheur, Octave ouvrait la fenetre et regardait l'horizon. Qu'y a-t-il au dela des nuages, au dela des montagnes, au dela des forets, au dela des neiges eternelles, au dela des oceans, au dela des etoiles, au dela des mondes? L'ame a beau s'essouffler dans la grande course au clocher de l'infini, elle n'arrive jamais. Si on aime tant l'amour, c'est que l'amour est une parcelle de l'infini, c'est l'abime sans fond, c'est le ciel sans barriere; on s'y jette et on s'y envole eperdument. Aimer, c'est etre presque Dieu, car deja vivre de la vie eternelle, c'est gouter au ciel, c'est se fondre dans l'immensite. Quoique M. de Parisis ne fut pas en amour un reveur platonicien, quoique ce fut plutot chez lui une action qu'un sentiment, comme c'etait un chercheur et que son corps ne dominait pas son ame, il ressentait meme dans ses etreintes d'une heure, dans ses passions d'un jour, tous les enivrements de la pensee; il s'embarquait a toutes voiles pour les rivages dores, pour les pays impossibles, pour les routes etoilees. Sa femme lui etait, certes, plus chere mille fois que toutes les creatures qu'il avait "entr'aimees", mais elle ne lui donnait pas le vertige. Elle faisait autour de lui tout un horizon d'or et d'azur, mais c'etait le monde connu; elle avait beau varier a l'infini les melodies et les symphonies de son ame, c'etait toujours le meme opera. Octave avait le malheur d'aimer trop les premieres representations. Voila pourquoi l'hiver il decida Genevieve a passer deux ou trois mois a Paris, quoiqu'il lui eut dit vingt fois qu'ils passeraient toute la mauvaise saison a Paris. Ils emporterent leur bonheur a Paris. X MOURIR CHEZ SOI La comtesse d'Antraygues etait tombee des bras d'Octave dans les bras du prince Bleu, un Octave au petit pied. Elle sentait que son premier amant ne l'aimait plus; elle croyait retrouver les memes feeries imprevues dans l'amour d'un autre. Mais quand on a soupe chez Lucullus, le souper de Marcellus ne donne plus les savantes ivresses. Quand on quitte Naples pour echouer a Livourne, on ne croit plus au paradis terrestre. Le prince etait un homme d'esprit, mais c'etait un homme; Parisis avait quelque chose du dieu et du demon. Le prince, d'ailleurs, eut le tort de devenir follement amoureux; il se trainait aux pieds d'Alice comme un esclave et comme un chien; il jurait de vivre et de mourir pour elle; il lui chanta trop la meme chanson. A une femme romanesque comme elle, il fallait un esprit superieur. Elle chercha et ne le trouva pas. Ce fut en vain que, tombant tout a coup, comme on l'a vu, dans le demi-monde, dans le monde des comediennes, elle tenta de s'appareiller a un de ces hommes a la mode, dont s'affolent les filles. Elle ne trouva partout que le neant de l'esprit et le neant de la passion. "Ah! dit-elle un jour en pleurant toutes ses larmes, Parisis ou mourir!" Elle ecrivit a Parisis qu'elle l'attendait. Parisis ne vint pas et lui repondit par ce simple mot: _Pourquoi faire?_ _Pourquoi faire!_ En effet, le reve etait evanoui; ils avaient lu ensemble le premier mot et le dernier mot du livre. Pourquoi faire? Ce jour-la, elle alla dans une eglise et y pria longtemps. Le soir, elle entra dans une maison de refuge. "Pourquoi faire? dit-elle encore; Parisis me cachera Dieu." Elle passa d'un couvent dans un autre, comme elle avait passe d'un amant a un autre. Elle ne trouva pas plus Dieu qu'elle n'avait trouve l'amant. Mme d'Antraygues avait donc voulu reposer sa tete sur le marbre de l'autel, mais vainement elle s'etait cogne le front dans l'eglise de trois couvents ou elle avait passe et ou elle n'avait pu s'exiler du monde. Une insatiable curiosite la rejetait dehors, la fievre de vivre l'empechait d'apaiser son coeur dans la solitude et le silence. Si Violette fut restee a Pernan, peut-etre fut-elle allee vivre avec elle, peut-etre se fut-elle enchainee sans trop de revoltes dans cette amitie si douce et si suave. Il fallait a cette nature ardente, depaysee dans les devoirs du monde, depaysee aussi dans les licences du demi-monde, il fallait un coeur vaillant qui l'aimat a toute heure. Elle etait de celles qui ne peuvent vivre refugiees en elles-memes dans l'horizon de leur ame; nature de feu et d'expansion, elle courait toujours les aventures, cherchant l'amour et ne le trouvant pas, parce que celle-la aussi avait un ideal inaccessible. Avant de rencontrer le duc de Parisis, elle avait lutte bravement contre toutes les tentations. On a vu que le vrai coupable etait son mari. Si M. d'Antraygues se fut montre plus digne de cette jeune femme romanesque, elle eut passe le cap des tempetes sans trahir cet hymenee ou elle avait apporte toutes les illusions et toutes les graces de ses vingt ans. Mais Parisis avait passe par la. Certes, elle eut aime Parisis d'un amour eternel,--que dis-je? elle n'avait pas cesse de l'aimer un instant,--mais il n'etait pas dans la destinee de Parisis d'etre heureux avec une femme, quelle que fut cette femme. Il emiettait l'amour comme un enfant joueur emiette son pain aux oiseaux quand il fait l'ecole buissonniere. Mme d'Antraygues avait eu beau tomber des bras de Parisis dans les bras du prince Bleu, pour tomber le lendemain dans un autre amour, pour faire le surlendemain une chute plus profonde encore, rien n'avait pu l'arracher a son amour pour son premier amant. Elle s'etait amusee des coups de des de l'imprevu; elle avait de plus en plus compromis ce qui lui restait de noblesse et de dignite; apres avoir subi le mepris de tout le monde, elle s'etait meprisee elle-meme. Rien ne lui restait, pas meme Dieu. Quand on donne sa vie au premier venu, on s'eloigne de Dieu par respect pour Dieu, si ce n'est par oubli. Il ne lui restait meme plus sa famille, puisqu'elle avait fini par se brouiller avec sa grand'mere et les soeurs de sa mere. Une de ses tantes etait venue a Paris pour l'arracher a ses folies; cette femme avait parle de haut, la comtesse s'etait revoltee a jamais. "Dites a ma grand'mere que je ne subirai jamais de pareilles remontrances: elle peut me desheriter, mais elle ne m'obligera jamais a m'humilier devant vous." La grand'mere mourut sans l'avoir pourtant desheritee, mais les tantes s'arrangerent si bien que, grace au proces qu'elles susciterent, il ne revint presque rien a la comtesse, parce que c'etait une fortune en terres impossibles a vendre. Son notaire pourtant lui fit ouvrir un credit de cinquante mille francs sur cette succession a longue echeance. Alice n'avait pas revu son mari qui vivait dans le Poitou d'une petite rente de sa famille, et qui pechait a la ligne, sans trop regretter une jeunesse infeconde, ou, tous comptes faits, il avait eu bien plus de deboires que de plaisirs. Quoique Mme d'Antraygues fut renommee par la fraicheur de son teint, la robustesse de ses epaules bien nourries de chair, l'eclat de ses beaux yeux, elle perdit l'ame du sang, elle fut prise par des palpitations et tomba malade. Elle tomba malade, parce que son ame etait malade. Elle avait voulu jouer un jeu qui depassait sa fortune; elle avait bien vite dissipe cette belle sante qu'enviaient toutes les femmes etiolees qui font leur entree dans le monde avec une jeunesse deja fletrie. Alice habitait depuis quelque temps le boulevard Malesherbes; son appartement--un petit appartement--ne rappelait guere le haut luxe de son hotel de l'avenue de la Reine-Hortense. Aussi n'aimait-elle pas son chez soi. Elle se levait tard et dejeunait dans son lit; elle se trainait dans son petit salon et recevait quelques hommes, tout en tourmentant son piano comme pour attenuer toutes les sottises qu'ils debitaient. Elle ne dinait guere chez elle, et elle rentrait fort tard, courant les theatres et soupant quelquefois; il lui arrivait meme de ne plus rentrer du tout, ce qui ne scandalisait plus personne, excepte elle-meme, car elle avait garde, sans le vouloir, des rappels de dignite. Un matin qu'elle n'etait pas rentree chez elle, quoiqu'elle fut deja bien malade, elle passa avenue de la Reine-Hortense pour traverser le parc Monceaux. Naturellement, quand elle passait la, elle regardait toujours la facade de son hotel qui la regardait, lui aussi: expression triste d'un cote, severe de l'autre. Ce matin-la, elle y remarqua deux affiches: l'hotel etait a vendre. Apres le proces en separation de corps, on avait, d'un commun accord avec les creanciers, vendu l'hotel tout meuble a un Americain fraichement marie qui voulait y placer le bonheur conjugal. Mais il parait que le bonheur conjugal ne voulait pas loger la: l'Americain, force de faire un voyage a New-York, y laissa sa femme qui, elle non plus, n'aimait pas la solitude. Quand revint l'Americain, la femme avait disparu. Cette disparition romanesque fit beaucoup de bruit: l'Americain cherche encore sa femme. Voila pourquoi l'hotel etait encore a vendre, mais on devait commencer par les meubles. Mme d'Antraygues, apres avoir lu rapidement les affiches, franchit le seuil en toute hate. Elle avait peur d'etre reconnue; elle ne savait pas qu'a Paris en moins de deux ans tout s'oublie et tout se renouvelle: le torrent qui passe aujourd'hui emporte toutes les epaves d'hier. On ne vit plus au jour le jour, on vit a l'heure l'heure. On ne la reconnut pas dans la maison. Elle ne s'y reconnut pas non plus. Etait-ce bien Mme d'Antraygues qui montait l'escalier? Etait-ce bien cette jeune femme enviee de tout le beau Paris, pour qui piaffaient dans la cour des chevaux anglais? Elle avait alors sa part de royaute dans le monde: quelle figure faisait aujourd'hui cette inconnue qui montait l'escalier? "Ou allez-vous, madame?" lui cria une voix aigue. _Ou allez-vous, madame?_ Le savait-elle bien? Elle comprit que ce n'etait plus son escalier qu'elle montait. "Je vais voir les meubles, parce que je veux les acheter.--Mais l'exposition ne commence qu'a midi." La comtesse passa outre. Pauvre femme! chaque pas qu'elle fit la rejeta dans les bras d'Octave. En s'appuyant a la rampe, elle se rappela la premiere soiree ou elle attendait Parisis dans cet ideal deshabille blanc qu'il trouva si bon a chiffonner. Elle se souvint comment il l'emporta jusque devant le feu qui petillait si gaiement dans sa chambre. Tout le roman de cette soiree remplissait encore son ame: l'illusion fut grande quand elle retrouva sa chambre telle qu'elle l'avait quittee. Le meme lit, la meme causeuse, la meme pendule, la meme jardiniere. Mais dans la jardiniere il n'y avait que des fleurs artificielles. "Helas! dit la comtesse, moi aussi j'ai change mes fleurs naturelles contre des fleurs artificielles." L'Americaine n'avait pour ainsi dire fait que traverser cette chambre. On sait d'ailleurs que les etrangeres se soumettent a toutes les fantaisies parisiennes, acceptant bien volontiers les formes et les modes de l'interieur comme de l'exterieur. Elles habitent toute une annee une chambre disposee par une autre; quand elles s'en vont, tout est a sa place, tant la France impose jusqu'a ses habitudes. Apres ces images riantes du souvenir, qui arracherent deux larmes a Mme d'Antraygues, des images plus serieuses passerent sous ses yeux. Il lui sembla que les figures du Devoir et de la Vertu hantaient tristement cet hotel. Elle se rappela toutes ses decheances; elle pensa a toutes ses ruines, ruines du coeur, ruines de la jeunesse, ruines de la fortune; elle tomba sur un fauteuil en murmurant: "Je veux mourir." Puis, jetant les yeux sur son lit, elle ajouta: "Je veux mourir ici." C'etait tres bien de dire cela, mais comment Alice pouvait-elle mourir la, dans cet hotel qui n'etait plus a elle, dans ce lit qui allait etre vendu? Elle sortit en toute hate et alla rue Castiglione, chez le notaire charge de vendre ou de louer l'hotel. Avec le peu qui lui restait de la succession de sa grand'mere, il lui etait impossible de vivre la; mais puisqu'elle voulait mourir, elle n'eut pas de calculs a faire. Le notaire demanda dix-huit mille francs par an; elle ne marchanda pas, elle offrit de signer le bail a l'instant meme. Elle alla ensuite chez le commissaire-priseur et lui donna l'ordre de racheter, quel que fut le prix, tout ce qui etait dans la chambre a coucher, dans le boudoir et le cabinet de toilette. C'etait dans la morte-saison, on ne lui fit pas payer cela trop cher. Le lendemain soir, pendant que les vendeurs emportaient leur butin, Mme d'Antraygues, accompagnee de sa femme de chambre,--son ancienne femme de chambre qu'elle avait reprise,--rentrait dans cet hotel qu'elle avait pare de ses mains, mais surtout de sa grace. La concierge, qui l'attendait, avait en toute hate efface les traces de la vente a l'encan, mais il n'avait pu effacer je ne sais quel air de desolation qui avait pris la place des meubles. Mais Alice ne put s'empecher de parcourir, un bougeoir a la main, ces beaux salons depouilles comme par l'ennemi. Elle eprouva quelque bien-etre a entrer dans sa chambre qui avait ete fermee aux curieux et ou tout etait en ordre. Dans la journee, la femme de chambre etait venue mettre de vraies fleurs dans la jardiniere et des draps au lit. Elle y avait repandu les parfums chers a sa maitresse, elle y avait apporte les livres souvent feuilletes, si bien que Mme d'Antraygues se sentit chez elle. Elle respira et soupira. "Enfin, dit-elle, voila le rivage!" Oui, c'etait le rivage. Elle s'etait embarquee pendant la tempete; apres toutes les angoisses du naufrage, elle s'en revenait mourante aborder au port. Des qu'elle fut seule, elle se jeta a genoux et remercia Dieu. En retrouvant sa maison, elle retrouva Dieu: "Je vous remercie, o mon Dieu! de me permettre de mourir dans ma maison." XI. LA D'ANTRAYGUES! M. de Parisis n'avait pas revu Mme d'Antraygues depuis qu'il etait marie. Quelques jours apres la ceremonie, il avait recu d'elle ce petit mot ecrit dans le style tout moderne qu'elle adoptait: "Il le fallait!" "Soyez heureux, ce sera le dernier beau jour de ma vie." "C'est egal, j'ai bien de la peine a croire que vous etes marie." Et vous qui vous etes tant de fois marie, le croyez-vous? Oui, n'est-ce pas? car Genevieve est la vraie femme. Cette fleur je vous envoie, c'est la fleur de l'oubli: vous l'avez deja respiree.... "ALICE." A ce mot, Octave avait repondu par je ne sais quel billet sentimental, moitie railleur, selon sa coutume. Il se demandait quelquefois avec melancolie ce qu'elle etait devenue, cette Alice qui lui avait laisse un tres vif souvenir; il ne s'etait pas eternise dans cet amour, mais elle n'etait pas de celles qu'il avait aimees a "la hussarde" ou a la Parisis, pour dire un mot plus juste. Alice avait resiste avec un charme etrange; ses jolies causeries en dame de Pique, les scenes pittoresques du patinage, les scenes intimes de l'escalier d'onyx, la tasse de the bue a deux, la rencontre au chateau de Parisis, tout cela repandait dans le souvenir d'Octave un parfum enivrant qui l'eut rejete bien volontiers dans les bras d'Alice. Chaque fois qu'il passait dans l'avenue de la Reine-Hortense, il faisait comme elle: il baisait du regard la facade de l'hotel d'Antraygues. Le lendemain de son retour a Paris, il y passa en voiture avec Genevieve, il vit des affiches: c'etait au moment de la vente du mobilier. Il ne parla pas a Genevieve, mais il se dit tout bas qu'il irait a cette vente. Voulait-il acheter la fameuse theiere de vieux Sevres qui faisait le the si bon? Il alla a la vente, bravant, lui qui bravait tout, les malices de ceux qui pourraient le reconnaitre sur ce terrain brulant. On voit qu'un meme sentiment etait sorti de son coeur et du coeur de Mme d'Antraygues, le sentiment du passe: seulement, lui voulait en vivre une heure et elle voulait en mourir. A la vente, on lui dit que la chambre, le boudoir et le cabinet de toilette seraient vendus en un seul lot. Il demanda pourquoi: on lui dit que la comtesse d'Antraygues avait donne l'ordre d'acheter a quelque prix que ce fut. Il comprit cela et voulut s'en aller; mais malgre lui il fut retenu par quelques conversations qui racontaient les faits et gestes d'Alice. On rappelait son histoire, on parlait d'elle comme de la premiere coquine venue. Ce fut pour lui un vif chagrin; il n'avait jamais si bien tate le pouls a l'opinion publique. Tout le monde appreciait a sa maniere ce rachat de meubles. "Elle s'imagine qu'elle va racheter sa vertu.--Sa vertu! j'en connais qui l'ont achetee a meilleur compte.--Il parait que cette vertu-la n'a rien coute au duc de Parisis. Bien mieux, on dit que dans leurs premieres folies ils ont casse deux tasses de Sevres qui valaient bien deux mille francs, deux bijoux du Petit-Trianon." Octave etait furieux; il se contint. Ce n'etait pas tout. "Qu'est-elle devenue, cette femme a la mode?--Plus a la mode que jamais.--A la mode de Caen.--Vous n'avez pas entendu parler de la d'Antraygues?--Ah! c'est celle-la?" Celui qui avait dit "_la d'Antraygues_" etait un _Monsieur_, un monsieur non pas du meilleur monde, mais du monde. Octave le jeta a trois pas de la par un geste de colere. "Monsieur! quand on parle d'une femme qu'on ne connait pas, on ne dit pas "la d'Antraygues!" Le monsieur palit, balbutia et se perdit dans la foule. Cette indignation d'Octave changea visiblement l'opinion publique sur la comtesse, du moins jusqu'a la fin de la vente: nul n'osa plus parler d'elle d'un air degage. Il n'y a que ceux qui ne connaissent pas les femmes qui en disent du mal. XII LA MORT D'UNE PECHERESSE Quelques jours apres, Octave passant seul avenue de la Reine-Hortense, apres avoir dine dans un des hotels du parc Monceaux, vit une lumiere a la chambre a coucher de Mme d'Antraygues. Il reconnaissait bien la fenetre. "Que veut dire cette lumiere?" se demanda-t-il, ne se doutant pas que la comtesse eut rachete les meubles pour habiter l'hotel. Il sonna. "Qui donc demeure ici?--Mme la comtesse d'Antraygues." Il monta rapidement l'escalier, ne revenant pas de sa surprise. La femme de chambre, qui reconduisait un medecin, s'ecria: "M. de Parisis!" Et quand le medecin fut parti: "Ah! lui dit-elle, le vrai medecin, c'est vous, monsieur le duc." Elle le conduisit a sa maitresse. Octave n'avait pas dit un mot; il ne trouva pas un mot a dire quand il vit Mme d'Antraygues couchee toute blanche dans son lit, comme dans un tombeau. On pouvait dire d'elle les paroles du poete: "Elle s'est echappee des bras de l'amour pour se jeter dans les bras de la mort." Octave ressentit un coup au coeur. Il saisit la main d'Alice et tomba agenouille. "Ah! mon ami, lui dit-elle, je ne vous attendais pas. Je croyais mourir seule comme un chien; mais je ne me plains pas, car je m'abreuve de ma douleur comme je me suis abreuvee de ma joie." La mourante--car elle etait mourante--se ranima un peu. "Dieu me pardonne, reprit-elle, puisqu'il vous envoie me dire adieu. Je n'osais esperer cette grace." Et apres un silence: "Ah! je suis bien heureuse de vous avoir revu." Parisis n'avait pas encore dit un mot. Il regardait la pauvre femme avec une passion respectueuse. "Alice! est-ce bien vous?" murmura-t-il d'une voix etouffee. La comtesse avait sur son lit un petit miroir a cadre d'argent qu'elle souleva de sa main gauche; sa main droite etait toujours dans les mains de Parisis. "N'est-ce pas, mon ami, que vous ne me reconnaissez pas, lui dit-elle? C'est pourtant vous qui m'avez metamorphosee ainsi!--Moi!--Oui, vous! laissez-moi vous dire, laissez moi croire que c'est vous--vous seul--qui m'avez tuee. Allez, Octave, la femme, quelle qu'elle soit, vaut toujours mieux qu'on ne pense." La comtesse se souleva sur l'oreiller: "Voyez-vous, mon cher Octave, quand une femme est tombee de haut, elle peut repeter les paroles de Jesus: "Je suis triste jusqu'a la mort." Elle a beau rire, elle est frappee au coeur." Alice appuya la main d'Octave sur son coeur: "Voyez, il y a longtemps que le mien bat trop vite: on dirait qu'il devore une annee en une heure. Oui, frappee au coeur; elles le sont toutes ces pauvres femmes trop calomniees, a moins pourtant...." Elle regarda Octave avec amour: "A moins pourtant qu'elles ne trouvent un homme qui les abrite dans leur fragilite et qui les console de tout, meme de l'honneur perdu." Octave etait emu profondement. Mme d'Antraygues, qu'il avait ca et la mal jugee parce qu'elle donnait le spectacle d'une femme qui a abdique, le dominait du haut de sa douleur. "Est-il possible, se disait-il, que si peu de plaisir soit paye si cher!" Il n'en revenait pas de la voir si changee. En quelques semaines de maladie, elle n'etait plus que l'ombre d'elle-meme. Le sceau de la mort s'etait deja imprime sur cette figure si vivante naguere. "Alice, dit-il en devorant ses larmes, il faut vivre, Genevieve viendra vous voir et vous prouver que tout n'est pas perdu. On juge les femmes par le coeur et non par les actions. Vous etes un noble coeur." Et pour la reconforter, il ajouta ce pieux mensonge: "La duchesse de Hauteroche m'a parle de vous hier en toute amitie; elle aussi viendra vous voir." La mourante sourit amerement: "Dites a la duchesse de Hauteroche que je la remercie: dites a Genevieve que je l'aime; mais je veux mourir!--Pourquoi?--Pourquoi! Vous me le demandez? vous le savez bien. C'est ma volonte seule qui m'a mise dans ce lit mortuaire. N'avez-vous donc pas compris pourquoi je suis venue ici? C'est le sentiment du devoir qui m'a fait rouvrir cette porte que mon amour pour vous m'avait fermee." La comtesse n'avait plus de voix. Elle s'etait epuisee dans les emotions de cette entrevue inesperee. "Sachez-le bien, mon ami, j'ai voulu mourir chez moi ... dans ma chambre ... dans mon lit.... On jugera cela comme on voudra; pour moi, je juge que je fais bien. J'ai tout dispose pour mon dernier jour. Ce dernier jour, c'est peut-etre demain; c'est demain, du moins, que je me reconcilie avec Dieu. Vous ne me croirez pas! je me fais une fete de l'Extreme-Onction!" Octave admirait la grandeur de la femme dans sa fragilite. Il se perdait dans cet abime ou Dieu a marque l'infini, il s'emerveillait de ce vif rayon d'intelligence qui transperce dans toute creature. "Ouvrez la fenetre, dit tout a coup Mme d'Antraygues." L'air lui manquait, elle se trouva mal. La femme de chambre, qui guettait, arriva tout de suite et baigna d'eau glacee le front de sa maitresse. "Oh! dit-elle, voila une visite qui lui fera beaucoup de bien, mais qui lui fera beaucoup de mal.--Adieu, mon ami, dit Mme d'Antraygues a Octave en rouvrant a demi les yeux. Reviendrez-vous demain?--Oui, je reviendrai.--Apres trois heures, car le cure de Saint-Philippe-du-Roule viendra a deux heures." Octave baisa doucement Alice sur le front et s'eloigna desole, n'esperant presque pas la revoir. Le lendemain matin, il fit prendre de ses nouvelles. Elle avait passe une mauvaise nuit; le medecin ne lui accordait plus que quelques jours. Octave n'avait rien dit a Genevieve. Il devait, ce soir-la, presenter sa femme aux Tuileries. Aussitot qu'il eut dine, il courut chez Mme d'Antraygues. Quoiqu'elle fut tres contente d'avoir communie, elle etait plus mal encore que la veille; elle ne pouvait plus respirer, meme assise; le medecin l'avait transportee dans un fauteuil devant le feu; a chaque instant il fallait ouvrir la fenetre. "Ce qui prouve qu'elle va mourir, dit la femme de chambre a Octave, c'est qu'a toute minute elle regarde la pendule et demande, l'heure qu'il est." En effet, a peine Alice eut-elle souleve la main pour la donner a Octave, qu'elle lui dit d'une voix eteinte: "Il est huit heures, n'est-ce pas?" Elle regardait la pendule, mais elle ne voyait plus bien. Elle venait d'entendre sonner, mais elle ne savait plus compter. "Savez-vous quand je mourrai? dit-elle en regardant doucement Parisis.--Vous mourrez quand vous aurez quatre-vingts ans." Elle sourit avec impatience. "Je mourrai a minuit." Et comme il y avait dans son esprit un fond de raillerie,--l'esprit d'Octave avait passe en elle,--elle ne put arreter ce mot qui trahissait la pecheresse: "Et vous ne serez pas la quand je jetterai ma coupe a la mer." A minuit, le duc de Parisis vit passer la figure de la comtesse d'Antraygues au bal des Tuileries. "C'est etrange, dit-il a Villeroy, je deviens visionnaire." C'etait l'ame d'Alice qui passait devant lui. XIII LA LETTRE DE DEUIL Comme elle l'avait dit, la comtesse d'Antraygues mourut a minuit. Elle mourut en Dieu, mais pourtant son dernier mot fut pour Octave. Elle avait dit a sa femme de chambre: "S'il vient demain, tu lui diras qu'il embrasse mes cheveux." Le duc de Parisis retourna pour voir la mourante: il vit la morte. "Madame, lui dit-il en s'agenouillant, je vous demande pardon." Les larmes, qu'il avait devorees la veille et l'avant-veille, il les repandit sur les cheveux et les mains de la morte: "Madame, dit-il encore, je vous demande pardon." Toutes les amies d'Alice, quand Alice etait une femme du monde, recurent cette lettre d'invitation: ------------------------------------------------------------- |M | | | |_Le colonel O'NEIL et madame MARY O'NEIL, lord LEIGHTON | |et lady LEIGHTON, miss Lucy et JANE LEIGHTON ont | |l'honneur de vous faire part de la perte douloureuse qu'ils | |viennent de faire en la personne de madame la comtesse | |D'ANTRAYGUES, nee ALICE MAC-ORCHARDSON, leur niece | |et cousine, decedee dans sa vingt-septieme annee, munie | |des Sacrements de l'Eglise, en son hotel, avenue de la | |Reine-Hortense;_ | | | |Et vous prient d'assister au convoi, service et enterrement | |qui se feront en l'eglise Saint-Philippe-du-Roule, | |le samedi 12 janvier, a midi. | | | |ON SE REUNIRA A LA MAISON MORTUAIRE | | | |_Priez pour elle!_ | ------------------------------------------------------------- Comme elle l'avait voulu, la comtesse d'Antraygues etait morte "en son hotel." On pouvait se reunir "a la maison mortuaire." Mais le monde ne pardonne pas, meme quand on meurt pieusement dans son hotel avec les Sacrements de l'Eglise. Le monde est plus severe que Dieu. Trois femmes seulement se reunirent a la maison mortuaire. C'etaient la duchesse de Parisis, la marquise de Fontaneilles et la duchesse de Hauteroche. Elles prierent pour la morte a Saint-Philippe-du-Roule. Elles pleurerent de vraies larmes sur sa tombe, au Pere-Lachaise. "Helas! dit la marquise de Fontaneilles, la pauvre Alice avait bien raison quand elle s'ecriait en retournant sa carte: "Je ne veux pas jouer la Dame de Pique."--Oui, je me rappelle, dit Mme de Hauteroche. Quand chacune de nous a tire sa carte pour faire dessiner son costume, Alice eut peur de la Dame de Pique: "Tant pis, dit-elle, il n'y a pas a s'en dedire. Il faut jouer sa carte."--Qui sait, dit la marquise, si la Dame de Carreau et la Dame de Trefle nous porteront bonheur?" Les deux amies se regarderent comme des femmes qui n'etaient pas heureuses. "Il n'y a, dit Mme de Hauteroche, que Genevieve qui ait mis la main sur la bonne carte. La Dame de Coeur, c'est le bonheur. --Oh! oui, dit la duchesse de Parisis, mais mon bonheur est si grand qu'il m'effraye." Quand les trois grandes dames se furent eloignees de la tombe de Mme d'Antraygues, une jeune fille toute vetue de noir, une ample robe de cachemire brodee de jais, la tete presque masquee par un double voile, vint s'agenouiller et pria longtemps. Il etait deux heures, une sombre nuee couvrait le Pere-Lachaise, quelques gouttes de pluie tomberent sur la jeune fille sans qu'elle relevat la tete. Elle detourna son voile comme pour permettre a ses larmes de mouiller la terre. Elle avait entendu, cachee derriere un monument, l'oraison funebres des trois amies de Mme d'Antraygues. "Elles ne savent pas, murmura-t-elle, qu'il n'y a pas loin de la vertu aux egarements de l'amour." Et regardant la fosse, qui peut-etre attendait une dalle de marbre, qui peut-etre n'attendait-que l'herbe des cimetieres, la jeune fille se releva et murmura: "Pauvre femme!" Puis, portant la main a son coeur, elle reprit: "Pauvre fille! Pauvre fille!" XIV L'APPARITION A Paris, Octave fut un mari ideal. Il revit tout ses amis, mais il refusa de voir ses amies. Et pourtant que de tentations de quelque cote qu'il tournat ses yeux! Les femmes qu'il avait aimees et les femmes qu'il avait failli aimer! Combien de passions ebauchees, combien d'aventures qui parlaient du lendemain! Parisis fut stoique, se disant qu'on est plus pres de l'amour avec une seule femme qu'avec toutes les femmes. Profession de foi bien nouvelle pour lui! Toutefois, Genevieve fit bien de ne pas trop s'attarder a Paris. Des qu'on fut de retour a Parisis, on parla de la succession de Violette, parce que les notaires insistaient a cause des droits d'enregistrement et parce qu'on voulait assurer la situation d'Hyacinthe qui avait, comme on sait, un legs de cent mille francs. Voici les termes du testament: "J'ecris ici mes dernieres volontes. "Mademoiselle Genevieve de la Chastaigneraye m'a donne un million que je suis heureuse de lui rendre intact. Je la prie donc, en toute amitie, de reprendre la terre de la Roche-l'Epine et les creances qui y sont attachees. "Il me reste la fortune de ma mere. Je donne cent-mille francs a mademoiselle Hyacinthe Auberti, a prendre sur la succes que j'ai recueillie de madame Edwige de Portien, nee de Pernan-Parisis. "Ecrit a Burgos, a l'heure de ma mort, le 13 aout 1866. "LOUISE-VIOLETTE DE PERNAN-PARISIS." Un notaire de Burgos avait envoye ce testament au notaire de Pernan, en disant qu'il obeissait a l'ordre de la testatrice. Sur la priere d'Octave, le notaire de Pernan avait ecrit au notaire de Burgos pour lui demander des details sur la mort de Violette. Cet homme repondit tres brievement que la jeune dame lui avait elle-meme remis le testament, qu'elle lui en avait paye le depot, qu'il avait appris sa mort, qu'il croyait a un suicide, mais qu'il ne savait rien de plus. Genevieve voulut donner aussi cent mille francs a Hyacinthe; elle voulut en outre que le petit chateau de Pernan, qui valait bien cent mille francs, devint sa propriete. Et comme Hyacinthe refusait: "C'est par egoisme, lui dit-elle; c'est pour vous avoir toujours dans le voisinage." L'idee d'avoir deux cent mille francs, l'espoir de trouver un mari, le reve d'etre chatelaine, consola bien un peu cette charmante Hyacinthe de la mort de Violette. Elle pensait pourtant que ce ne serait pas sans une profonde tristesse qu'elle habiterait le petit chateau de Pernan ou elle verrait toujours errer la figure de la morte. Fut-ce pour cela que le fantome de Violette s'imposa a son imagination? A Parisis, elle avait voulu aller, a chaque repas, puiser de l'eau a la source vive du parc. Octave et Genevieve trouvaient l'eau meilleure quand Hyacinthe l'apportait de ses blanches mains. Elle ne posait pas la cruche sur la tete pour imiter les filles de la Bible, mais elle trahissait une grace charmante en portant une jolie cruche du Japon qui emplissait les deux carafes du dejeuner ou du diner. Un soir, la nuit etait venue depuis plus d'une heure, quand Hyacinthe, familiere aux chemins et aux sentiers du parc, alla puiser de l'eau. On n'avait pas encore rebati la glaciere; l'eau de cette source etait si froide qu'elle tenait presque lieu de glace. Parisis avait toujours l'habitude de boire du vin de Champagne en le coupant avec de l'eau de source; il le croyait presque frappe. Or, ce soir-la, elle laissa tomber sa cruche et revint en toute hate, blanche comme une statue. "Qu'avez-vous?" dit Genevieve, qui traversait le salon pour passer dans la salle a manger. Hyacinthe la regardait avec de grands yeux effares qui lui firent peur. Parisis survint. "Qu'y a-t-il? demanda-t-il a son tour.--Je viens de voir Violette, dit Hyacinthe sur le point de se trouver mal.--Vous etes folle!--Je ne sais si c'est une vision, mais j'ai vu Violette comme je vous vois; j'allais me penchera la fontaine, elle etait au-dessus sous les arbres, toute vetue de noir. La terreur m'a prise, au lieu d'aller a elle je me suis enfuie. On n'entra pas dans la salle a manger. Octave s'elanca sur le perron qui descendait sur le parc. "Octave, je vais avec vous!" lui cria la duchesse. Genevieve suivit son mari, Hyacinthe suivit Genevieve. Il les prit toutes les deux par le bras et les entraina vers la source. Vainement ils parcoururent tout ce cote du parc. "Vous voyez bien, ma chere Hyacinthe, que vous etes une folle, dit la duchesse a son amie.--Peut-etre pas si folle que cela!" pensait Parisis. On dina avec quelque agitation. L'eclat des lumieres n'avait pas ramene la gaiete sur la figure de Mlle Hyacinthe. Elle etait toute a sa vision, elle ne parlait que par monosyllabes, elle avait des distractions incroyables. Aussi elle proposa a la duchesse d'aller avec elle a la fontaine. "Peut-etre la reverrons-nous? Avec vous je n'aurai plus peur.--Allons," dit la duchesse. Et les voila toutes les deux a la porte. "Allez, allez, dit Parisis. Il ne faut jamais fuir les fantomes." Les deux amies furent bientot au bas du perron. La nuit etait sombre; elles se hasarderent vers la fontaine avec des battements de coeur. Parisis, qui les avait suivies, s'etait arrete sur le perron. Tout a coup il entendit un cri; il courut vers elles. "Violette! Violette! dit la duchesse en se jetant dans les bras de son mari Octave, je te jure que j'ai vu Violette!--Je te jure que tu es folle," dit Parisis. Mais Mlle Hyacinthe affirma qu'elle aussi avait vu Violette. Parisis alla jusqu'a la fontaine, entrainant les deux femmes. Il eut beau ouvrir les yeux, il ne vit que la petite nappe d'eau sous les branches agitees des marronniers. "Voyez, leur dit-il, le jeu de l'imagination.--Ne raisonnez pas, Octave, reprit la duchesse, je vous jure que j'ai vu apparaitre Violette." XV LE DIABLE AU CHATEAU Cependant on etait rentre au salon. Le duc de Parisis se moquait de sa femme et de Mlle Hyacinthe. La duchesse dit qu'il ne fallait jamais rire des visions, puisque les plus grands hommes ont ete des visionnaires. Comme minuit sonnait, un bruit inaccoutume se fit entendre. "J'ai peur, dit Genevieve." Le duc de Parisis se pencha vers elle et l'embrassa. "Peur avec moi! a cote d'Hyacinthe! Mais le diable lui-meme n'oserait venir dans une pareille compagnie,--si le diable existait.--Octave, je vous en supplie, ne defiez pas le diable.--Vous avez raison, Genevieve; si le diable n'existe pas, son esprit est repandu partout. On m'a dit souvent a moi-meme que j'etais le diable, quand j'etais un pecheur. Maintenant, grace a vous, j'ai abdique le sceptre de Satan. Mais, le plus souvent, c'est sous la figure d'une femme qu'on retrouve le diable." La porte s'ouvrit avec fracas. Cette fois, la duchesse s'imagina que c'etait le diable en personne qui entrait sans se faire annoncer. C'etait un coup de vent dans la porte, un domestique a moitie endormi venait d'ouvrir cette porte avant d'avoir ferme les fenetres de l'antichambre. "Qu'est-ce que cela? dit Octave impatiente.--Monsieur le duc, c'est un coup de vent. Je me trompe, reprit le domestique en presentant un plat d'argent, c'est une depeche telegraphique." Genevieve, curieuse, se leva pour la saisir. "Prenez garde, dit Octave; si elle venait de l'enfer!" Genevieve ouvrit la depeche et lut ces vingt mots: "Apres-demain, midi, j'arriverai a Tonnerre. Venez me prendre au chemin de fer, je passerai huit jours a Parisis. "ARMANDE." "Dieu soit loue! s'ecria Genevieve.--Pourvu, dit Octave, que Mme de Fontaneilles vienne sans le marquis, cet homme accompli qui ferait prendre en horreur toutes les vertus dont il s'embeguine.--Rassurez- vous, mon cher Octave, elle vient pour me voir dans mon bonheur, elle ne vous ennuiera pas de son mari." Hyacinthe s'etait levee pour tourmenter le piano. "Cette depeche me chiffonne, pensa-t-elle: elle arrive un vendredi, a minuit, au moment ou on parle de l'autre monde; elle entre avec un coup de vent: je suis bien sure que c'est le diable qui envoie la marquise. Pauvre Genevieve! elle est si heureuse!" Et apres avoir reve un instant: "Si jamais la destinee retournait la page de son livre!" Le duc et la duchesse allerent le lendemain a Tonnerre chercher a quatre chevaux la marquise de Fontaneilles, comme eut fait Louis XIV. Ce fut une vraie fete de se revoir. Pendant toute une demi-heure les mille propos de l'amitie, de l'imprevu, de la curiosite se croisaient et se brouillaient comme un echeveau que tiennent des mains capricieuses. On parla de soi-meme et on dit un peu de mal de son prochain pour n'en pas perdre l'habitude. La marquise fit la caricature de la derniere fete de l'hotel ----, ou tous les asthmatiques du faubourg Saint-Germain s'etaient retrouves comme a un enterrement de premiere classe. "Est-ce que vous avez beaucoup de monde au chateau? demanda Mme de Fontaneilles.--Beaucoup de monde! dit Genevieve; mais pour moi, l'univers, c'est Octave.--Comment donc! s'ecria Parisis, mais encore un peu on vous refusait l'hospitalite." Genevieve regardait son amie. La marquise n'avait jamais ete plus belle. Elle etait vetue avec un peu de luxe pour une voyageuse. Robe en foulard des Indes "framboise et lis" avec une mante Pompadour et une ceinture fermee par un chou. Louis XV n'a rien vu a sa cour de mieux trousse et de mieux chiffonne. Et le chapeau de paille avec la couronne de sorbiers, comme il etait plante dans cette belle chevelure! La marquise balancait une ombrelle pareille a sa robe; elle montrait son petit pied dans des bottines mordorees du plus merveilleux dessin. Le pied est une des expressions de la femme. "Quand on pense, disait Octave en voyant cette beaute epanouie, que tout cela est du bien perdu!" On dina a quatre. "Et vous etes bien heureux? dit Mme de Fontaneilles au dessert.--Comme dans les contes de fees, repondit Genevieve.--N'allez pas croire, ma chere marquise, dit Parisis, que notre vie soit un conte.--Ni un roman, reprit Genevieve.--Prenez garde, dit la marquise, qu'elle ne devienne une histoire; je n'ai jamais eu de gout pour l'histoire.--Allons! allons! dit Octave, vous voudriez nous faire croire que vous n'etes pas la femme la plus heureuse du monde.--Chut! dit elle, on n'entre pas dans mon coeur. --Est-ce que vous n'y entrez pas vous-meme?--Peut-etre, mais je vis presque toujours en dehors.--Oui, je vous admire, continua Octave. S'il fallait representer la Charite, on prendrait votre figure." La marquise soupira. "Que voulez-vous! quand on ne peut pas faire, comme Genevieve, le bonheur d'un homme, on se consacre aux pauvres.--Comment, le bonheur d'un homme! s'ecria Genevieve; mais le marquis de Fontaneilles est l'homme le plus heureux du monde.--Vous croyez! moi, je ne crois pas; car il n'est content de rien. Si on lui presentait le bonheur en personne, il ne voudrait pas faire sa connaissance, parce qu'il ne le trouverait pas d'assez bonne maison.--Ce que c'est que de n'avoir jamais ete amoureux, dit etourdiment Parisis.--Je vous remercie, dit la marquise; mais vous avez peut-etre raison: mon mari m'a aimee a peu pres comme il aimait sa soeur, dont il vient d'heriter.--Ingrate, dit Genevieve en regardant son amie; est-ce qu'on est jaloux de sa soeur comme le marquis est jaloux de toi?--Ma chere enfant, la jalousie de M. de Fontaneilles n'est pas du tout la jalousie d'Othello; il est jaloux par orgueil et point par amour." Octave retint cette exclamation sur ses levres: "Et pourquoi ne vous a-t-il pas aimee!" Les jeunes femmes marchaient devant lui; il s'adressa la question a lui-meme pendant qu'elles se parlaient bas. "Pourquoi Fontaneilles n'a-t-il pas aime sa femme?" Et il repondit: "Ce n'est pas la faute de la femme, c'est la faute du mari. Il y a des coeurs qui n'ont pas l'energie de l'amour." Comme tous ceux qui raisonnent sur cette these, Parisis se trompait. Les deux femmes causaient toujours entre elles: c'etait un duo de confidences intimes dont il n'arrivait qu'un mot ca et la a Octave. Il comprit que Genevieve, toute en effusion, disait a la marquise les joies de son coeur. En voyant Mme de Fontaneilles, Octave pensait que c'etait du bien perdu. Il jugeait que son mari ne comprenait rien ni a sa beaute ni a son intelligence. "Ah! si j'avais eu le temps de l'aimer!" se dit-il en admirant l'adorable tete de la marquise. Mais comme il voyait du meme regard la tete de sa femme, plus adorable encore, il fit comme les soldats apres la bataille, il mit son epee au fourreau et ne songea qu'a etre un ami charmant pour la marquise. Quand une femme nouvelle entre par une porte dans une maison, le diable y vient par la fenetre. XVI LA MARQUISE DE FONTANEILLES La marquise de Fontaneilles s'etait mariee a vingt ans. On l'a connue jeune fille dans les salons parisiens sous le nom de Mlle Armande de Joyeuse. Sur sa figure, on se disputait beaucoup sans bien s'entendre. Pour les uns, elle n'avait que la beaute du diable, tandis que pour les autres elle avait la beaute absolue. C'est que les juges, en France, n'ont pas etudie a l'universite de Phidias et d'Apelles. Le Francais n'est pas ne dessinateur, je dirai meme qu'il n'aime pas la ligne severe; les minois chiffonnes l'ont toujours ravi. La plupart des gens de lettres eux-memes n'ont qu'un vague sentiment de l'art. Jean-Jacques, a Venise, n'allait pas voir les Giorgione, ni les Titien; Voltaire, a Ferney, disait pompeusement: "Mon Versailles," devant quelques tableaux italiens des plus mediocres. Aujourd'hui, Voltaire aurait peut-etre de meilleurs tableaux, et Jean-Jacques irait voir les chefs-d'oeuvre pendant son sejour a Venise; mais si on leur demandait leur sentiment sur la beaute, ils n'iraient pas le chercher devant la Venus de Milo; ils le prendraient devant quelque Parisienne aux lignes brisees par l'expression et la coquetterie. Y aurait-il deux beautes, celle du marbre et celle de la chair? La marquise avait la beaute de la chair, aussi disait-on que c'etait la beaute du diable. Etait-ce pour cela qu'elle se donnait a Dieu? Non, elle se donnait a Dieu parce que M. de Fontaneilles n'avait pas su la prendre. C'etait un de ces maris pareils a beaucoup de maris qui ne savent pas amuser l'esprit de leur femme, quand ils n'ont pas eu le don d'amuser leur coeur--parce qu'ils sont trop serieux dans leur magistrature de mari pour avoir du coeur et de l'esprit.--Les maris s'imaginent volontiers que le sacrement du mariage doit produire le miracle de l'amour. Ils s'achetent une terre; elle est bien a eux apres le contrat et la purge des hypotheques; ils epousent une femme, n'est-ce pas a eux pareillement? A eux les moissons et les vendanges. Mais ils oublient que la femme est comme la terre, que tout en elle a sa fleur avant d'avoir son fruit; que si les gelees blanches du mariage viennent la frapper dans sa fleur, le mari ne recueillera ni les moissons ni les vendanges. C'est ce qui arrivait a M. de Fontaneilles. Il avait eu avec d'autres femmes ses heures de jeunesse; il etait revenu de ce qu'il appelait les duperies du coeur: il voulait que sa femme sautat a pieds joints sur toutes ces "femineries" indignes d'une ame fiere, qui ne doit resplendir que pour les beaux sentiments de la famille et de la religion. Par malheur pour lui, il n'avait pas purge les hypotheques, il n'avait pas efface du coeur de sa femme les souvenirs de vingt ans qui se reveillent un jour et l'envahissent toute. Il etait d'ailleurs d'une jalousie espagnole, comme si sa mere, une Pyreneenne, lui eut donne dans son lait cette inquietude meridionale. Du plus pur faubourg Saint-Germain, il n'avait jamais "pactise" avec les hommes nouveaux. Il faisait tous les ans le pelerinage de Frosdorff pour esperer encore dans les destinees de la France. Il sentait bien que son heure etait passee ou n'etait pas venue; il se resignait au silence,--ce silence glacial sur la femme qui est le vent d'hiver sans le printemps. Il se croyait bon chretien et bon mari. La marquise eut prefere de beaucoup, je n'en doute pas, un mauvais chretien et un mauvais mari comme il y en a tant, qui sont adores de leur femme, ce qui prouve que, si la perfection etait de ce monde, on n'en voudrait pas. Mme de Fontaneilles s'etait resignee, disant a ses amies, qui la plaignaient de vivre presque toujours dans ses terres: "Je me suis resignee a mon bonheur." Quoique son mari fut tres jaloux, il la laissait aller ca et la dans le monde, pour ne pas trop ressembler au tyran de Padoue. Il l'accompagnait le plus souvent et s'indignait toujours de la voir trop decolletee, a l'inverse des maris parisiens. Mais il aimait mieux l'accompagner a la messe qu'au bal. La marquise s'etait donnee a Dieu. A Dieu toutes ses esperances et toutes ses aspirations. Elle avait juge, quand elle etait jeune fille, que sa vie ne serait pas si severe. Elle restait neuf mois au chateau de Fontaneilles; a peine si elle passait a Paris le dernier mois du printemps; a peine si son mari lui donnait un mois de vacances--elle appelait cela ses vacances--a Dieppe, a Biarritz, a Bade, ou elle allait avec sa mere et sa soeur, presque toujours sans lui. C'etait donc une vaste solitude que sa vie. Elle avait espere avoir des enfants, mais la trentieme annee allait sonner sans qu'un berceau fut entre dans sa chambre. Le berceau, la benediction du ciel dans le mariage. Elle avait ses heures de desespoir; elle priait avec passion, le dirai-je, quelquefois avec colere, car il lui semblait que Dieu n'etait pas toujours la. Elle avait aussi ses heures de tentation; quand elle voyait sa beaute opulente, elle s'ecriait avec un battement de coeur, avec une aspiration vers l'inconnu, avec une secousse de vague volupte: "Est-ce donc pour le tombeau!" Depuis un an elle se demandait, avec une rougeur subite, pourquoi elle n'etait pas tombee dans les bras d'Octave. Le duc de Parisis avait jure tres serieusement d'effacer de son ame les images du passe pour mieux voir celle de Genevieve dans l'avenir. Il avait jure a Dieu dans le style officiel; mais il avait mieux fait: il avait jure a lui-meme que Genevieve serait la seule femme de son ame, de son coeur et de ses levres. Et il etait de bonne foi; car s'il ne croyait pas a un Dieu qui ecoute les serments, il croyait a lui-meme: il n'avait jamais manque a sa parole. Pourquoi Mme de Fontaneilles etait-elle venue a Parisis? Elle ne le savait pas bien elle-meme. Etait-ce un de ces jeux de la destinee, qui s'amuse a creer des orages sur les serenites de la vie? Etait-ce pour vivre sous le meme toit que celui qui lui faisait peur? Elle se trouva bien heureuse dans le bonheur de Genevieve. Mais huit jours apres, des Parisiens vinrent au chateau. Octave avait deja oublie qu'il les attendait. Il aurait voulu qu'ils eussent eux-memes oublie d'y venir, tant il se trouvait heureux lui-meme en cette solitude a trois ou Mme de Fontaneilles repandait un charme nouveau par sa figure et par son esprit. Octave craignit de n'avoir plus une heure pour les reves. Lui qui avait ete tout action, il trouvait doux de se reposer ainsi en pleine nature, entre deux femmes qui etaient comme les figures de l'amour et de l'amitie. Et puis, quoiqu'il ne fut pas jaloux dans le sens francais du mot, c'est-a-dire dans le sens brutal, il n'aimait pas qu'on jetat un regard trop vif dans sa maison. Il etait Romain en deca du seuil; pour lui, la femme etait une creature sacree que ne devaient jamais profaner les vaines curiosites. Mais enfin, il faut etre de son temps et de son monde. On vit arriver a Parisis quelques amis bien connus d'Octave: le prince Bleu, Guillaume de Montbrun et sa femme, le prince Rio, Monjoyeux, d'Aspremont, le comte de Harken, le duc de Pontchartrain et sa femme, la princesse ---- et sa jeune cousine de H----,--qui amenerent Mlle Diane-Clotilde de Joyeuse, la soeur de Mme de Fontaneilles, une adorable creature, un sourire de Dieu sur la terre. Le chateau fut comme metamorphose. C'etait tout un monde qui allait, qui venait, qui riait, qui chantait. Depuis un siecle, les ombres de cette grande solitude n'avaient pas ete si gaiement evoquees. Ce fut tous les jours une fete: on commencait le matin pour quelque belle promenade vers les ruines voisines, le plus souvent en cavalcades irregulieres; on dejeunait dans la foret, ou les plus beaux menus sortaient de terre comme par magie; le soir, on faisait les charades, on jouait la comedie improvisee, la seule comedie de l'avenir; on se couchait tard, mais on se levait matin; car il est convenu que la vie de chateau est plus desordonnee que la vie de Paris; il faut etre fierement campe pour y resister: jambes d'acier, estomac d'enfer et coeur de bronze. On s'imagine que tout ce bruit et tout ce mouvement arracherent Parisis a cette vive aspiration qui l'avait entraine vers Mme de Fontaneilles. Eh bien! non. Quand un mauvais sentiment germe dans le coeur, il pousse vite, comme les mauvaises herbes dans le ble de mars. Vous etes tout surpris, aussitot les semailles, de voir le bleuet et le coquelicot s'elancer rapidement, lui qu'on n'attendait pas, au-dessus des tiges de ble. Et plus la terre est bonne et plus l'ivraie monte vite. Voila pourquoi les plus grands coeurs sont souvent les plus coupables; voila pourquoi la femme qui n'apporte a Dieu que la moisson du bon grain est une vertu divine, car il lui a fallu bien de l'heroisme pour arracher toujours les mauvaises herbes. Octave de Parisis n'avait pas cet heroisme-la. Mais il croyait fermement a la vertu de Mme de Fontaneilles. La vertu est une robe faite apres coup sur la nature, pour cacher les battements du coeur. Ce qui fait la force de la femme, c'est que l'homme croit trouver la vertu sous la robe. L'antiquite a connu M. de Cupidon--un enfant qui n'etait pas ne a l'amour.--Les anciens ont eleve des temples a Venus--Venus pudique et Venus impudique--aux chasseresses comme aux bacchantes;--mais ils n'ont pas penetre dans le divin sanctuaire de l'amour. Nous ne connaissons plus les neuf Muses, mais nous savons par coeur toutes les sublimes strophes de cette muse moderne qui s'appelle la _Passion_. Si nous avons moins bati de temples a l'idee, nous avons pieusement eleve l'autel du sentiment. Chez Sapho, comme chez Didon, l'amour a toutes les violences, toutes les coleres, toutes les fureurs, mais il ne s'attendrit jamais jusqu'aux larmes. Elles sont egarees, mais elles ne pleurent pas. Le feu qui les altere, qui les devore, qui les consume, c'est la volupte de la louve. Ce n'est pas la soif de l'infini qui les attire, ce n'est pas la piete universelle qui ouvre et repand leur coeur sur toutes choses: elles sont dominees par les desirs qu'allume le sang. La femme que nous a donnee le christianisme ne voudrait pas, au prix de la couronne de Didon ni de la gloire de Sapho, traverser cet enfer de l'amour paien. La femme nouvelle, tout en subissant les morsures des betes feroces de la volupte, se detache, d'un pied victorieux, de la fosse aux lions par ses aspirations vers l'infini. Elle sait que sa vraie patrie est au dela de la foret tenebreuse qui lui cache le ciel. Dans l'antiquite, la femme ne mettait que l'amour dans l'amour; dans la Vie moderne, la femme y met aussi Dieu. Voila pourquoi il y a moins de Messalines et plus de La Vallieres. Mme de Fontaneilles etait la femme du christianisme; mais a force de contenir ses passions en les voulant vaincre, elle se sentait vaincue, comme les femmes de l'antiquite qui jetaient leurs imprecations aux vents des forets et aux vagues de la mer. Le corps se revoltait contre l'ame, la nature etouffait Dieu. Octave sera-t-il la, le jour de la crise? En attendant, on jouait a Parisis aux jeux innocents, au jeu de cache-cache, au jeu des petits-pieds, charmantes folatreries ou l'amour trouve toujours son compte. On dit les jeux innocents par antiphrase. XVII LE DEJEUNER SUR L'HERBE On renouvela donc a Parisis les belles fetes agrestes du XVIIIe siecle. C'etait tous les jours des cavalcades dans la foret, des caravanes vers les chateaux voisins, des dejeuners et des gouters sur l'herbe, vrais tableaux vivants a rejouir Giorgione. On s'amusait bruyamment. Genevieve donnait son beau rire a la fete, mais elle aspirait au temps ou elle retrouverait la solitude a deux. Elle aimait trop Octave pour le retrouver dans la fete des autres; l'amour est jaloux de tout, meme des joies du soleil: il aime a se refugier en lui-meme sous l'ombre des fraiches ramees. Genevieve fut pourtant bien heureuse, le jour ou on alla dejeuner a la Roche-l'Epine et diner a Champauvert. Octave rappela si a propos tant de scenes cheres a tous les deux, qu'elle pardonna a tout le monde de prendre une part de sa joie. Ce fut d'ailleurs une charmante journee. On dejeuna devant les sources vives, presque glaciales, ou se frappait naturellement le vin de Champagne; on etendit une nappe de vingt couverts devant la fontaine, dans un cadre d'aubepine en fleur, en face d'un panorama merveilleusement pittoresque, sur un tapis d'herbe incline, ce qui amena des chutes sans nombre; on avait toutes les peines du monde a se mettre d'aplomb; les bouteilles et les verres roulaient; le vent battait les jupes et soulevait la nappe; c'etait tout un travail des plus divertissants que de mettre l'ordre dans le desordre. Mme de Fontaneilles etait eblouissante, il lui semblait qu'elle respirait le bonheur pour la premiere fois de sa vie. Toutes les femmes etaient habillees avec beaucoup d'art dans leur simplicite presque rustique; mais elle etait plus provocante que les autres, avec ses yeux de flamme sous, ses longs cils, ses levres rouges, son cou onduleux, ses seins vivants, sa jambe fine et ronde, son pied mutin qui s'agitait dans la bottine. Le vent etait son complice, soit qu'il frappat sa jupe, soit qu'il eparpillat ses cheveux sur son front. "Comme elle est jolie, dit tout a coup Genevieve parlant de la marquise a la princesse.--Comment donc! s'ecria la princesse, je ne la reconnais pas. Quand elle est chez elle, on dirait toujours qu'elle vient du sermon et qu'elle se prepare a aller a confesse.--De l'influence fatale du mari sur sa femme," dit sentencieusement et comiquement le prince Bleu qui ecoutait aux portes. Octave, qui etait a l'autre bout de la "table", se disait aussi que la marquise etait bien jolie, et pour lui ce n'etait pas seulement un cri d'admiration, c'etait un cri d'inquietude; ce n'etait pas seulement sa voix qui parlait, c'etait son ame, c'etait son coeur, c'etait ses bras, c'etait ses yeux, c'etait sa bouche. Il adorait Genevieve, mais il aurait voulu etreindre avec fureur cette rebelle de l'an passe, qui lui avait resiste, qui etait l'image de l'amour corporel comme Genevieve l'image de l'amour ideal. On joua aux quatre coins. Quatre arbres centenaires avaient inspire ce jeu primitif tres salutaire apres un dejeuner de plusieurs heures. Ce furent des cris et des rires a emouvoir la montagne et la vallee. Parisis joua comme un enfant; il lui arriva cent fois de saisir la joueuse comme il eut saisi l'arbre, a tour de bras. Les jeux rustiques permettent bien des hardiesses. Mme de Fontaneilles, qui n'avait bu que de l'eau, etait ivre. Quand Octave la faisait tourner en courant a sa rencontre, elle s'appuyait sur lui comme si elle allait tomber. Il vint un moment ou la princesse jeta un mouchoir a Genevieve: "Vite, cachez vos larmes, folle que vous etes!--Pourquoi folle:--Parce que vous avez peur de la marquise.--J'ai peur de toutes les femmes." Le soir, Parisis, Genevieve et Mme de Fontaneilles se promenaient dans le parc; ils passerent devant une source vive qui jaillissait d'une roche, tombait dans une fontaine et courait dans un nid de verdure et de fleurs jusqu'a l'etang. Octave et Genevieve n'allaient jamais de ce cote du parc sans s'arreter pour y retremper leurs reves. Ce jour-la, comme ils se promenaient au-dessus de la fontaine, la marquise leur dit: "C'est cela, mirez-vous dans votre bonheur!" Genevieve s'etait penchee pour voir dans l'eau l'image de son mari. Etait-ce pour voir Genevieve ou Mme de Fontaneilles que Parisis s'etait penche lui-meme? "Helas! dit tristement Genevieve, il ne faut jamais se mirer dans son bonheur.--Pourquoi? Pourquoi? demanda la marquise.--Vous n'avez pas vu cette couleuvre qui s'agite dans cette fontaine?--C'est d'autant plus etrange, dit Parisis, que les couleuvres ne vont pas dans l'eau." Parisis prit la couleuvre du bout de sa canne et la jeta violemment contre le tronc d'un arbre. "C'est triste, pensa Genevieve devenue serieuse. Dieu ne donne pas un beau jour sans mettre un nuage a l'horizon." Mais ce nuage a l'horizon passa bien vite. Parisis n'avait qu'a appuyer Genevieve sur son coeur pour lui faire croire a toutes les joies de l'amour. Ce soir-la, on improvisa des charades en action, ou on s'amusa follement. Genevieve paraissait si heureuse, que la princesse de ---- et la marquise de Fontaneilles se demanderent: "Qu'est-ce donc que le bonheur?" car celles-la n'etaient pas heureuses. Quand, elles allerent se coucher, elles s'arreterent devant la chambre de Genevieve. Mme de Fontaneilles, plus curieuse, mit son oeil a la serrure en murmurant encore: "Qu'est-ce donc que le bonheur!" Elle entrevit Genevieve, qui, a peine arrivee dans sa chambre, se jetait toute pale d'amour dans les bras de Parisis. XVIII LES FILLES REPENTIES Toute la belle compagnie du chateau de Parisis s'envola un matin, comme les oiseaux chanteurs d'une voliere doree, pour retourner a Paris. Genevieve, qui avait toujours paru gaie, ne put arreter ce cri de delivrance: "Ah! que je suis heureuse!" Elle retrouva cette belle vie a deux qu'elle aimait tant. "Ma chere Hyacinthe, dit-elle a la jeune fille, il n'y a que vous qui ne comptiez pas quand je suis avec Octave." Pourquoi Octave alla-t-il a Paris quelques jours apres le depart de la marquise de Fontaneilles! C'etait la premiere fois que le duc se trouvait a Paris sans la duchesse. Il lui avait dit qu'il n'y passerait que deux jours, le temps d'aller a Chantilly pour voir ses chevaux, le temps de parler a un notaire, a un avocat, et a deux agents de change, car le bonheur, quel qu'il soit, a toujours un pareil cortege. Genevieve avait voulu partir avec Octave, non pas qu'elle eut peur de le voir retomber dans la fosse aux lions, non pas qu'elle fut bien jalouse, puisqu'il n'avait jamais ete plus amoureux, mais parce que c'etait pour elle un vif chagrin de vivre un jour--un siecle--sans lui. Elle n'etait point partie, parce qu'une nouvelle esperance de bonheur etait venue lui sourire: elle sentait dans ses entrailles et dans son coeur les premiers tressaillements de la maternite. L'hiver prochain elle serait mere, ce qui etait pour elle une vraie benediction de Dieu. Un medecin conseillait a Mme de Fontaneilles d'aller a Ems, quand un medecin conseillait a Mme de Parisis de ne pas aller a Paris. Octave ne tint pas parole; il ecrivit tous les jours a Genevieve une lettre charmante, il envoya tous les soirs une depeche aussi gracieuse que le permet la langue des depeches, mais il resta huit jours absent. Et pourquoi resta-t-il huit jours absent? Parce qu'il allait tous les soirs chez la marquise de Fontaneilles. Le premier soir, par une pluie battante, comme il avait ete faire une visite a Monjoyeux dans son atelier, ses chevaux, irrites d'avoir trop attendu, partirent au galop et renverserent, sur le boulevard de Clichy, la femme en noir que vous avez vue tout en larmes sur la fosse de la comtesse d'Antraygues. Cette jeune fille se releva, se retourna involontairement. "Le duc de Parisis!" murmura-t-elle avec un battement de coeur. Octave avait donne ordre d'arreter et il descendait pour la secourir. "Ce n'est rien," dit-elle sans soulever son voile. Et elle poursuivit fierement son chemin. Elle ai riva haletante a la porte du refuge Sainte-Anne. Elle etait mouillee jusqu'aux os. La superieure l'accueillit avec sa grace accoutumee; elle alluma pour elle un fagot et-lui donna l'habit de bure de la maison. La jeune fille embrassa la superieure. "Oh! ma mere, lui dit-elle, priez pour moi." Elle s'agenouilla devant le crucifix. "Moi, je vais remercier Dieu de m'avoir donne le courage de franchir votre seuil." Et se rejetant dans les bras de la superieure: "Oh! ma mere, dites-moi que je ne retrouverai pas mon coeur ici. J'ai soufert mille morts pour mon coeur, faites-moi vivre en Dieu aux Filles-Repenties." Les Filles-Repenties! Ce mot est de l'hebreu pour vous qui etes de votre siecle. Vous ne connaissez que les filles qui ne se repentent pas: celles-la qui vont et qui viennent sans savoir ou elles vont, sans savoir d'ou elles viennent; qui promenent lu ruine et la mort, mais surtout leur ruine et leur mort; qui se pavanent au Bois avec la queue bruyante de leur robe et la gerbe sterile de leur chevelure; qui soupent a la _Maison d'Or_; qui jouent,--elles qui n'ont rien a perdre;--qui ne vont jamais voir le lever de l'aurore, si ce n'est avant de s'endormir. Et pour elles cela s'appelle la fete de la vie. Et quel sera le lendemain de cette fete? Trois ou quatre epouseront un amoureux obstine, trois ou quatre seront des comtesses a Vienne, a Florence, a Saint-Petersbourg; la plupart mourront a la premiere chute des feuilles; les autres suivront Rebecca a Clamart. La nouvelle Sainte-Baume des Madeleines--_le refuge Sainte-Anne_--est a Clichy-la-Garenne. C'est un ancien pavillon de chasse ou Louis XIV chassait La Valliere, la grande repentie. Aussi cette maison predestinee etait sanctifiee d'avance. Vous pouvez faire comme moi un pelerinage a cette ancienne maison royale. Tout y porte une marque de lieux predestines. Saint Vincent de Paul, "ce grand retrouveur de brebis perdues," a ete cure de la paroisse. On revoit son ombre toujours en sollicitude, accueillant les ames en peine. Dans cette ruche toute sainte, vous serez touche de cette pauvrete voulue. Toutes ces femmes qui ont traverse le luxe sont sous la bure. Et quel ameublement! Et quelle table! Saint-Lazare est une maison de luxe. Un banc de bois, du pain et de l'eau, pas de feu dans l'atre. Mais Dieu est la. La porte est toujours ouverte. On entre avec les larmes, on en sort console. Allez a la messe du dimanche dans la chapelle du refuge. C'est un ancien salon du roi Louis XIV, encore orne de peintures allegoriques, de chasses et de trophees; Diane, Adonis et les autres symboles des passions du temps, a peu pres comme les tragedies de Racine. Mais aujourd'hui la maison tombe en ruines, il ne faut pas laisser tomber le toit qui abrite ces repenties. O vous qui ne vous repentez pas, apportez tous votre obole! Et vous qui n'avez jamais jete la premiere pierre a la pecheresse ni a la femme adultere, soyez, ne fut-ce que pour un grain de sable, dans cette oeuvre du Refuge Sainte-Anne! Quand vous verrez au Bois ou au theatre, toutes les belles pecheresses vivant de temps perdu, le sourire aux levres et l'inquietude au coeur, rappelez-vous ce mot qui les peint toutes:--Ah! si j'etais riche!--Que feriez-vous?--Je me donnerais le luxe de n'avoir pas d'amant. Apres tout, _celles du lendemain_, celles qui ne veulent plus que Dieu, celles qui vivent la-bas avec six sous par jour, ne sont-elles pas moins pauvres encore? Quelques jours avant l'entree de la femme en noir, une femme du meilleur monde--et un peu du plus mauvais, depuis qu'elle ouvrait des parentheses dans sa vertu--le tome second de la comtesse d'Antraygues--venait, toute eblouissante de jeunesse, mais toute voilee, frapper aussi a la porte hospitaliere des Filles Repenties. Il y a deux ans, aux courses de Longchamps, elle rayonnait encore dans les tribunes, elle papillonnait au pesage, elle se multipliait, tant elle avait soif de vivre. C'est que son heure allait sonner bientot: ce fut Octave de Parisis qui la fit tinter gaiement et tristement. Elle ecrivait ce billet date des Filles-Repenties a une de ses amies, une autre grande dame qui n'aura point de decheance: "Ma chere Berthe, c'est moi. Aujourd'hui tu ne refuserais de me recevoir, car je sens que Dieu m'a deja pardonnee ou me pardonnera. "J'ai trahi tout le monde en me trahissant moi-meme. Mais enfin je me suis souvenue et j'ai compris tout mon crime. Voila pourquoi je suis aux Filles-Repenties; voila pourquoi j'apprends le travail et la priere: le travail, pour t'offrir une robe qui ne sortira pas de chez Worth; la priere, pour que tu ne fasses point comme moi. "Car, ne l'oublie pas, dans la femme la plus vertueuse, il y a une pecheresse, comme dans la pecheresse la plus abandonnee, il y a une repentante. "Oui, aux Filles-Repenties! J'ai choisi le refuge le plus humble. Que m'importe? Je ne rougirai plus que devant Dieu. "Ecris-moi, dis-moi que tu m'aimes encore; ne me donne pas des nouvelles de Paris--j'ai failli ecrire Parisis--que j'entends gronder a ma fenetre comme la tempete pres du port. Quand tu iras a Trouville, dans six semaines, tu diras a la tempete que je ne la crains plus. "Si tu rencontres le duc de Parisis, dis-lui tout bas que ma penitence est plus grande encore que mon amour. "MATHILDE." Or, la grande dame qui bravait la tempete, et la jeune fille qui etait venue pour oublier son coeur, se rencontrerent au dortoir, lit a lit. Une nuit qu'elles ne dormaient pas parce qu'elles pleuraient: "Pourquoi pleurez-vous?" se demanderent-elles toutes les deux. L'une fit sa confession. Elle aimait toujours Parisis. "Et vous, ma soeur?--Vous avez raconte mon histoire, j'aime toujours Parisis." La blessure saigna, la plaie s'etait ouverte, l'orage avait ressaisi leur coeur. Le lendemain a midi, elles n'etaient plus aux Filles-Repenties. "Ce n'est pas la encore que je pouvais oublier, dit la jeune fille en se retournant vers le Refuge; il faut que je brise mon corps pour tuer mon coeur, il me faut les rudes devoirs de la soeur de charite." XIX LA GRISE La marquise de Fontaneilles etait devenue folle du duc de Parisis, si le duc etait devenu amoureux d'elle. Il s'avouait a lui-meme qu'il se donnait bien de la peine pour conquerir non pas le coeur qui etait a lui depuis longtemps deja, mais pour conquerir ce bien plus visible et plus humain qui s'appelle le corps. "Une guenille," dit Diogene. "Toute la femme," dit don Juan. Le marquis de Fontaneilles etait parti pour Londres, ou il devait acheter des chevaux et ou il etait attendu par son ami lord Harttford, pour quelques visites dans le Devonshire. La marquise etait seule a Paris: il devait la retrouver, a Fontaneilles ou a Ems. Depuis qu'elle aimait Octave, elle avait pali, elle ne respirait qu'a moitie, la fievre la prenait souvent; son medecin avait conseille au marquis de la conduire a Ems pour y faire une saison, ne fut-ce meme qu'une demi-saison. L'eau providentielle d'Ems et l'air balsamique des montagnes voisines devaient effacer ces premieres atteintes d'une irritation de poitrine. Il etait convenu que si Mme de Fontaneilles se decidait a aller a Ems, elle y emmenerait sa jeune soeur, cette jolie Clotilde de Joyeuse, ces dix-sept annees qui s'eveillaient legeres et souriantes sous la plus belle chevelure rousse qui eut rayonne en France depuis Mlle de Fontanges. Mme de Fontaneilles, ne savait que faire; tous les matins elle se decidait a partir pour la terre de son mari, toutes les apres-midi elle se decidait a aller a Ems, mais tous les soirs elle se decidait a rester a Paris. C'est que tous les soirs elle recevait la visite de Parisis. Mme de Fontaneilles, une fois dans la bataille, n'avait pas defendu son coeur. Elle avait donne son ame, mais elle defendait sa vertu, comme si on pouvait faire deux parts, une pour Dieu et une pour le diable. Octave ne doutait pas de son triomphe. Un soir deja, la marquise etait tombee presque evanouie dans ses bras, en lui disant qu'elle voulait mourir. Elle s'avouait vaincue, mais elle le suppliait a mains jointes de la tuer dans ses embrassements, afin qu'elle ne se reveillat pas. Elle versa tant de larmes ce soir-la, que Parisis se sentit desarme. Une femme qui se donne est quelquefois plus difficile a prendre qu'une femme qui resiste; une femme qui combat est plus pres de sa defaite qu'une femme qui se croise les bras, parce que l'enivrement du combat la precipite dans sa chute. Le lendemain de cette soiree memorable, M. de Parisis pensa bien serieusement a ne plus revoir la marquise. Il prevoyait une passion violente qui deborderait de ses rives: rien ne pourrait l'arreter ni la contenir: il en serait lui-meme submerge, malgre son habitude de fuir toujours le mal qu'il causait. M. de Morny, qui le connaissait bien, disait de lui: "Parisis met le feu aux monuments, mais il ne se laisse pas consumer; il ne s'inquiete meme pas s'il y aura des pompiers." Mais la sagesse n'a jamais raison des hommes: si Parisis fut retourne a Parisis, tout le monde eut ete heureux, lui tout le premier, mais surtout la duchesse de Parisis, mais surtout la marquise de Fontaneilles. Pourquoi ne partit-il pas? Parce qu'il n'avait pas encore perdu l'habitude des conquetes. C'etait Napoleon qui voulait aller a Moscou; le conquerant des femmes est comme le conquerant des villes, il ne veut jamais rebrousser chemin, meme s'il doit mourir en chemin. Le duc de Parisis ne partit pas, parce qu'il n'etait plus maitre de lui, parce que la terrible destinee des Parisis allait bientot se montrer dans toute son horreur. XX QUE L'AMOUR DE LA RESISTANCE EST AUSSI IMPERIEUX QUE LE DESIR DE L'AMOUR Octave retourna donc vers cinq heures chez Mme de Fontaneilles, qu'il trouva plus adorablement belle que jamais. "Je ne vous attendais plus, lui dit-elle; mais puisque vous voila, je serai votre maitresse." Et comme Octave lui fermait la bouche par des baisers trop eloquents, elle se degagea pour lui dire ses volontes. "Mon ami, je vous aime et vous donne ma vie: peut-etre Dieu me fera-t-il cette grace que je mourrai bientot. Je ne crois pas aux annees selon l'almanach, je crois aux siecles selon le coeur. J'ai plus vecu depuis que je vous aime que je n'ai vecu jusque-la; donc, je ne defends plus rien de moi-meme." Et comme Octave voulait trop prendre a la lettre ces dernieres paroles: "Laissez-moi parler, continua-t-elle doucement. Je vous avoue qu'ici meme, dans cet hotel, qui est l'hotel de M. de Fontaneilles, je ne veux pas braver une pareille trahison. Depuis que je vous aime, je ne me sens plus chez moi quand je suis chez moi." Parisis vit apparaitre l'image de Genevieve. "Ni chez moi ni chez vous, reprit Mme de Fontaneilles.--Je vous comprends, dit Octave, chaque maison a une ame qui est un peu notre conscience. Je vais vous proposer une chose bien simple: nous allons monter en fiacre et nous irons debarquer au Grand-Hotel ou a l'hotel du Louvre, comme des voyageurs qui traversent Paris.--Eh bien! non! repondit la marquise: j'y ai songe, mais ce n'est pas encore cela. Il faut que je vous aime de toutes mes forces, mais dans l'air vif des montagnes, loin de Paris, plus loin que la France, a Ems." Octave pensa que c'etait bien loin. "Vous ne me repondez pas? reprit-elle avec anxiete.--C'est mon reve comme c'est le votre, repondit Octave; mais n'oubliez pas que je suis attendu a Parisis et que si je n'y suis pas demain, apres-demain matin Genevieve sera a Paris.--Ah! bien, mon ami, vous irez a Parisis et j'irai a Ems. Adieu." Octave ne se resignait pas si vite a dire adieu. Il regarda Mme de Fontaneilles et ne put s'empecher de se dire en lui-meme: "Elle est pourtant bien belle!" La femme ne neglige jamais la figure visible, meme si elle est tout sentiment, tout coeur, toute ame. Celles-la memes qui ne croient pas a la force des sens mettent en campagne toutes leurs coquetteries. Ce jour-la, quoique la marquise n'eut songe qu'a jeter de l'eau sur le feu, elle avait je ne sais quoi de provocant dans sa chevelure a la Recamier, dans ses yeux pleins d'amour, dans sa pose inquiete et agitee, qui donnait un voluptueux mouvement a sa gorge, que recouvrait a peine une legere robe de mousseline entr'ouverte, dans la forme des robes Pompadour. La robe n'a pas ete inventee par la pudeur, mais par l'amour. Octave prit les mains, prit les bras, prit les epaules de la marquise, puis l'appuyant violemment et tendrement sur son coeur: "j'irai a Ems," lui dit-il. Il esperait bien la vaincre soudainement par cette promesse; mais elle sortit victorieuse de ses bras. Quand Octave prit son chapeau, la marquise se leva et l'accompagna amoureusement jusque dans l'antichambre. "A Ems! lui dit-elle.--A Ems!" lui repondit-il. Cette promesse fut scellee par un dernier baiser; mais des qu'Octave entendit refermer la porte, il murmura en descendant l'escalier: "Je n'irai pas." XXI LE DERNIER SOUPER Le soir, Octave voulait partir pour Parisis. Il fut retenu par Villeroy qui lui dit que Miravault et Monjoyeux voulaient diner avec lui. On se rappelle peut-etre que dans les premiers chapitres de ce livre on a mis en scene quatre amis tres opposes de caractere, qui aspiraient: AU POUVOIR: c'etait M. de Villeroy;--A LA FORTUNE: c'etait M. de Miravault;--A LA RENOMMEE: c'etait Monjoyeux.--A L'AMOUR: c'etait M. Parisis. Ils se retrouverent donc ce soir-la a diner. "Eh bien, leur dit Parisis, c'est moi qui ai eu raison. Vivre amoureux et oublie, c'est le souverain bien.--Et pourtant, dit Monjoyeux, inscrire son nom sur un chef-d'oeuvre.--livre, statue ou tableau,--qui traversera les siecles, n'est-ce pas plus beau que ces heures de paresse passees aux pieds d'une femme? Mais apres tout le duc de Parisis a raison, car combien faut-il de livres, de statues et de tableaux pour creer une oeuvre immortelle!--d'autant que tout a ete fait.--Je m'avoue vaincu devant Octave.--Et moi aussi, dit M. de Villeroy, car je vais vous confier un secret. Vous savez tous que je revais le pouvoir par le ministere des affaires etrangeres. Eh bien! j'ai brule mes vaisseaux, apres vingt annees de diplomatie. Hier, on m'a offert une ambassade; j'ai eu le tort de devoiler que j'avais des idees absolues en politique. Il y a en France un homme qui pense et un homme qui parle; j'ai compris cela trop tard. Je n'ai pas de rancune et je reconnais que l'homme qui pense et l'homme qui parle sont deux maitres. Je n'ai pas voulu m'humilier devant moi-meme: j'ai discute pied a pied comme un homme qui sent que son epee est bonne. Quoique ma nomination fut decidee, le ministre a dit qu'il aviserait. Nous nous sommes salues froidement. Vous avez vu ce matin au _Moniteur_ un autre nom que le mien." Monjoyeux felicita Villeroy. "Ces defaites-la, lui dit-il, sont des victoires. On perd son ambassade, mais on se gage soi-meme. Vous voila un homme libre, buvons a votre liberte."' Marivault leva son verre, mais tristement. Depuis le commencement du diner il etait soucieux. "A quoi pense Marivault? demanda Parisis.--Mon cher ami, repondit l'homme d'argent, je pense que moi aussi, je m'avoue vaincu devant vous.--Je m'en doutais, reprit Octave. Depuis que je vous ai vu monter l'escalier de la marquise Danae, j'ai tremble pour vos millions." Miravault soupira, brisa son verre et parla ainsi: "Mea culpa! J'ai defie l'or et j'ai ete mitraille par l'or. J'ai eu mes soudaines ascensions, mais d'un seul coup je suis retombe a mon point de depart. Ah! mes amis, quel steeple-chase que cette course au pays de l'or! quelles stations douloureuses dans les cohues indicibles! Combien de sourires aux coquins qui vous ont depasse d'une tete! Combien de beaux sentiments il faut tuer sous soi! Et tout cela pour n'avoir pas le prix! Ah! si c'etait a recommencer, comme j'irais me jeter dans ma petite terre paternelle pour y vivre de rien, c'est-a-dire de m'a petite fortune patrimoniale. Voila mon histoire en quatre mots: J'avais quatre-vingts mille francs. Que voulez-vous faire de quatre-vingts mille francs a Paris? Il n'y a pas de quoi vivre plus d'une annee quand on a des passions. Or, quand on a mange son capital, on n'a plus de revenus; j'ai mieux aime ne vivre qu'un jour. J'ai joue a la Bourse sur les idees de Parisis, j'ai ramasse ses miettes et je suis devenu maitre de quatre millions. Mais qu'est-ce que quatre millions quand on a quatre millions! La veille, c'etait beau; le lendemain, on aspire au cinquieme million. Nul ne reste dans l'escarpement; on veut monter, toujours monter, jusqu'au point ou l'on tombe a la renverse pousse par le vertige. C'est moins encore la fortune que l'amour qui m'a trahi. Parisis avait raison, il a toujours raison. Quand il m'a vu amoureux de la marquise Danae, il m'a dit: "Elle a deux fausses dents, cela ne l'empechera pas de te manger." Elle m'a mange tout vif. "Voila, mes amis, l'histoire de l'argent. De tous ceux qui s'elancent dans la vie a travers la jeunesse, l'homme qui court apres l'argent est le plus malheureux. Je n'ai pas eu le temps de vivre une heure. Je traversais les fetes comme vous, mais j'entendais les minutes me crier: "Tu perds ton temps!" Et j'allais, et j'allais, et j'allais toujours! Je n'ai pas eu le temps de voir mourir ma mere! je n'ai pas eu le temps d'admirer les oeuvres d'art qui illustraient mon hotel et mon chateau, qui seront vendues ces jours-ci! je n'ai pas eu le temps de voir un soleil couchant! que dis-je? je n'ai pas eu le temps d'etre amoureux! Quel rocher que celui-la! Sans compter que les fortunes d'aujourd'hui sont versees dans le tonneau des Danaides." Miravault essuya son front. "Adieu, mes amis! dit-il en se levant. Je suis reste digne de vous, je le prouverai. Je vais faire un plongeon pour me retremper: quand vous me reverrez a la surface de l'eau, c'est que j'aurai le bon vent. Adieu!" Et, comme un fou, Miravault serra la main de ses amis et s'eloigna en toute hate, "Ce pauvre Miravault! dit Villeroy; qui de nous se fut imagine qu'il batissait son chateau sur le sable!--Moi, dit Parisis. J'etais plus riche sans argent que lui avec ses millions, parce que je dominais la femme, tandis que lui etait domine par la femme." Comme Parisis parlait ainsi, Leo Ramee entra. On le salua par un toast. "Tu arrives a propos; il n'y a qu'un instant, nous etions quatre blesses sur le champ de bataille de la vie.--Oui, dit Monjoyeux; comme Salomon lui-meme, nous reconnaissions que tout est vanite, rien que vanite;--que la femme est amere;--que l'ambition a trop de cartes biseautees dans son jeu;--que la renommee a trop de caprices,--et que la fortune a des coups de theatre tragiques.--Vous avez oublie le travail!" dit Leo Ramee. Il parlait avec une noble fierte. "Le travail, mes amis, vous ne le connaissez pas; c'est la muse du matin qui vous eveille doucement, qui vous conduit a l'atelier dans l'aureole des reves, qui vous met le pinceau a la main en vous pariant Raphael, qui vous chante la gaie chanson de l'alouette et qui vous dit, a toute heure, que l'Art aussi est une royaute." Parisis serra la main a Leo Ramee. "C'est beau, tout ce que tu dis la; je ne t'ai jamais vu si enthousiaste et si radieux!--C'est que, tout a l'heure, j'ai ete nomme membre de l'Institut." Monjoyeux porta un second toast a Leo Ramee. "Au Travail! s'ecria-t-il avec une vive expansion d'amitie.--C'est bien, mon cher Leo, dit Parisis, mais pourtant n'oublie pas que Raphael n'etait pas de l'Institut." XXII UNE CAUSERIE SUR LES FEMMES AU CONCERT DES CHAMPS-ELYSEES Ce soir-la, c'etait un vendredi, "tout Paris qui n'aime pas la musique" etait au concert des Champs-Elysees,--le concert Musard, comme on dit toujours,--parce qu'en France la royaute a toujours un lendemain. Parisis et Villeroy allerent au concert, non pas pour la musique, mais pour voir quelques-unes de leurs contemporaines. Il y avait tant de monde que c'etait a grand'peine si deux promeneurs de front pouvaient passer. Aux loges d'avant-scene, s'epanouissaient dans la fumee de cigare les plus grandes dames. On s'etait dispute les places, non pour etre au spectacle, mais pour etre en spectacle; aussi les promeneurs ne voyaient que le dessus du panier. Quelques bourgeoises pretentieuses avaient voulu, comme les grandes dames, faire corbeille de fleurs; mais c'etait des bouquets de la fontaine des Innocents. Celles qui aimaient la musique c'etaient, comme de coutume, approchees des musiciens, s'imaginant tout betement que le concert des Champs-Elysees est un concert et non un salon. Apres tout, celles-la avaient raison, parce que celles-la n'etaient pas piquees de ce demon parisien qui dit aux femmes les mieux nees: "Vous jouez un role, entrez en scene." Les deux amis, qui savaient tout cela, emporterent d'assaut une position difficile: ils prirent deux chaises a la porte et se firent une avant-scene devant les avant-scenes, decides a tout braver, non seulement les murmures des femmes, mais le parlementarisme des hommes. Ils s'etaient etablis, sans le savoir, devant le cercle de la duchesse de Hauteroche; on allait se facher autour d'elle; mais comme elle ne douta pas que Parisis se fut mis la pour ses beaux yeux, elle apaisa d'un signe d'eventail les coleres qui s'elevaient autour d'elle. Quand il reconnut Mme Hauteroche, Parisis salua de son beau sourire et forca la duchesse a se remettre sur le devant de la scene, elle et une de ses amies, Mme de Tramont, surnommee dans son monde la Forte-en-Gueule, quoiqu'elle eut la plus adorable bouche qui fut au monde. Mais quand on a de si belles dents, il faut bien mordre son prochain, surtout quand on n'a pas d'amant. Combien de femmes qui sont mechantes parce qu'on ne leur a pas donne l'occasion d'etre bonnes! "Monsieur de Parisis, dit Mme de Tramont a Octave,--ils se connais- saient bien,--puisque nous avons la bonne fortune de vous rencontrer avec M. de Villeroy, qui ne vaut pas mieux que vous, vous allez nous faire quelques portraits a La Bruyere et a La Rochefoucauld.--Apres vous, madame,--Oh! moi, je ne sais plus mordre." Et elle montra ses trente-deux dents, trente-deux perles fines, pas une de moins, pas une perle noire. "Voyez-vous, dit-elle, depuis qu'il m'est pousse deux dents de sagesse, je ne me reconnais plus." Mais comme on ne peut pas vaincre les bonnes habitudes, elle dit en voyant passer une femme irreprochable au bras de son mari: "C'est une femme parfaite comme les tragedies de Racine, voila pourquoi elle est si ennuyeuse. C'est elle qui, a la cour, chante si bien: _Il pleut-t-il pleut, bergere_...--Vous n'aimez pas les liaisons, madame, dit Villeroy.--Non; une femme qui dit _t-il pleut, bergere_, me revolte; si j'etais son mari, je demanderais ma separation.--C'est egal, dit Parisis, je vous trouve severe; a tout prendre, j'aimerais mieux _t-il pleut, bergere_, qu'un tenor dans la chambre a coucher de ma femme.--Chut! la voila la-bas, la femme au tenor, dit Mme de Hauteroche.--Pourquoi chut! dit la belle amie de la duchesse, est-ce qu'elle disait chut! au tenor, quand il chantait?--Il parait qu'il n'avait pas assez de voix quand il a chante un duo avec elle, car elle lui a dit adieu a la troisieme station.--La pauvre femme, dit Villeroy, elle avait perdu deux annees de sa vie, deux annees! sept cent trente et un jours! a etudier les quatre tenors de Paris. Le soleil de la rampe est trompeur; elle a choisi celui qui avait la mauvaise methode.--Enfin! dit Parisis, il faut bien que les femmes prennent des lecons de fugue et de contre-point." Passa la veuve de Malabar: "Tambours, battez aux champs, dit Villeroy, voila un monument d'un autre age; quand on a ete belle, on l'est toujours; les ruines ont encore leur grandeur et leur caractere. --C'est aujourd'hui la veuve ideale; elle est en deuil de son mari et de son amant. Je me rappelle toujours le mot de son mari quand son amant l'a plante la: "Tu pleures, ma chere amie! tu es si bonne; je t'avais toujours dit que cet homme-la nous tromperait."--Les maris d'aujourd'hui, dit Parisis,--eut-il dit cela avant d'etre marie?--font jouer le role ridicule a l'amant. Par exemple, voila un homme d'esprit passant avec sa femme qui a eu son quart d'heure de folie plus ou moin platonique. Le mari protegeait beaucoup l'amant; il lui savait gre de porter l'eventail, le manteau et le chien de la dame; c'etait lui qui demandait les gens, qui se precipitait au marchepied, qui faisait les lectures pieuses. Le mari aimait l'Opera,--vu des coulisses;--il ne s'inquietait pas de quelques nuages sur les ciels bleus de l'hymenee. Il savait que sa femme etait une brave creature qui, comme toutes les femmes, aurait ses jours de revolte en passant le cap des Tempetes, apres quoi elle lui reviendrait a jamais amoureuse et reconnaissante. Voila qu'un jour l'amant ou l'amoureux s'apercoit que la dame a pris un train de plaisir sur les bords du Rhin avec un jeune creve de haute lignee. Dieu sait si l'amant s'indigna! Il va trouver le mari et lui represente qu'il ne peut laisser sa femme voyager ainsi. "Est-ce que cela vous fait beaucoup de chagrin?" dit le tres spirituel mari en eclatant de rire au nez de celui qui plaidait l'honneur de la maison." Rodolphe de Villeroy fit remarquer que le XIXe siecle etait le siecle des maris. Ils voient tout et se moquent de tout. "Excepte, dit la duchesse de Hauteroche, ce savant celebre qui passe la-bas avec sa femme et ses deux filles, une de ces femmes immaculees qui n'ont hante que les montagnes neigeuses. Elle ne manque pas un sermon! si ce n'est pas pour elle, c'est pour ses filles. En effet, des que ses filles sont assises devant la chaire, elle change de paroisse, elle court a un autre preche, elle monte quatre etages quatre a quatre, elle trouve un jeune avocat stagiaire qui la renverse par son eloquence. Pendant ce temps-la, l'astrologue se laisse choir dans un puits.--Dans un puits! dit la dame aux trente-deux dents, il se laisse choir dans les bras d'une comete, un joli bas-bleu qui a une tache d'encre pour grain de beaute. Je les ai vus qui s'en allaient bras dessus bras dessous piper les etoiles." Passa la reine des Abeilles: "Saluez, Villeroy, voila la reine des Abeilles; les grenouilles demandent toujours un roi, les abeilles demandent toujours une reine. Cette reine des abeilles nous vient de loin, mais elle est plus Parisienne que les Parisiennes nees sur le boulevard des Capucines. Elle regne imperieusement sur la mode et sur l'esprit; elle donne le ton; les envieuses disent le mauvais ton, mais elles le prennent. Autrefois, il y avait le coin du roi et le coin de la reine; aujourd'hui, il y a le coin de la princesse de M---- --Oui, elle marque bien son coin.--Il n'y a pas un critique musical qui ne deviendrait plus savant s'il allait a son ecole. Ils ne parlent que par oui-dire, elle parle par oui-chanter." La princesse salua le groupe avec sa grace enjouee et spirituelle. "Elle n'a peur de rien, dit Parisis, parce qu'elle n'a pas peur d'elle-meme." Une jeune brune passait alors. "Ce n'est pas comme cette femme sentimentale qui se fait un masque de son eventail, tant elle craint de montrer son coeur. Regardez bien, elle va rougir et palir tour a tour quand va passer devant elle ce jeune aide de camp qui a ete un heros a la guerre et qui est un mauvais soldat dans sa passion. --Pourquoi ces deux femmes blondes ne se quittent-elles pas? Parce qu'elles fricassent ensemble le moineau de Lesbie, comme autrefois Ninon et la Maintenon.--Et cette femme rousse, pourquoi est-elle seule la-bas en face de nous?--C'est pour etre deux; depuis qu'elle a ete chassee du Paradis par Adam lui-meme, cette Eve majestueuse siffle des airs de serpent.--C'est la fete des rousses! Fontanges serait plus a la mode que jamais. Qui donc est couche dans ce fauteuil?--C'est une Havanaise: un diable-a-quatre, qui fait du mariage la vie a trois.--Je m'apercois que l'empire n'est plus aux Parisiennes. Voyez donc toutes ces Italiennes, ces Espagnoles et Americaines. L'Ocean a jete ses vagues jusque sur le bord du lac. --C'est la force de Paris de faire des Parisiennes de toutes les figures du globe." Passa une chercheuse d'esprit qui n'a jamais trouve: "Ah! voila la belle des belles! dit Villeroy. Elle est descendue de son char de triomphe et marche dans la souverainete de la queue de sa robe et de sa niaiserie heraldique.--Qu'est donc devenue sa soeur depuis son equipee? demanda la duchesse.--Sait-on ce que deviennent les vieilles lunes? dit Parisis, car la femme a la mode est comme la lune, elle se renouvelle tous les mois. Aussi la femme a la mode a toujours je ne sais quoi de l'inconstance de la lune naissante et decroissante dans ses passions ou dans ses fantaisies, non pas seulement tous les mois, mais toutes les heures.--Toutes les femmes ne sont pas lunatiques. Combien qui sont des anges de douceur et de vertus, de grace et de charite!--Je n'en connais pas une, a commencer par moi," dit Mme de Tramont. Parisis regarda la dame: "Celui qui voudrait faire l'histoire des contradictions ferait votre histoire, dit Parisis. Vous avez raison, la logique de la femme c'est d'etre illogique; elle ne triomphe que par l'imprevu, elle n'est parfaite que par ses imperfections, elle n'est divine que parce qu'elle est humaine.--Chut! dit Mme de Tramont, voyez donc Mme de Clarmonde qui pleure son premier amour parce qu'elle n'a pu en trouver un second.--L'amour est un temple en ruines; on n'y cueille que les fleurs de la mort. Les Romains avaient raison de porter au temple de Venus tout ce qu'il fallait pour les funerailles des trepasses, car rien ne consume plus rapidement la vie,--la vie de l'ame,--que la volupte.--Voyez donc cette comedienne et cette duchesse qui se regardent du haut de leur dedain, plus ou moins theatralement; elles portent pourtant des robes faites par la meme couturiere, comme elles-memes sont faites par la pareille nature.--Vous trouvez ces robes invraisemblables?--Non, dit Mme de Tramont, ce sont les femmes.--_Impudicus habitus signum est adulterae mentis._--La mode a toujours raison. M. de Buonaparte a tres bien dit: Quand le Francais est entre la crainte des gendarmes et celle du diable, il se decide pour le diable; mais quand il est entre le diable et la mode, il obeit a la mode."--Et pourtant c'est le peuple, le plus spirituel de la terre, a ce qu'il dit.--Il lui faut toujours des idoles a ce peuple parisien; quelles sont donc les nouvelles idoles du jour? demanda Mme de Tramont.--La femme la plus adoree, la plus peinte, la plus sculptee, la plus gravee, c'est une morte: Marie-Antoinette. Tout le monde lui a bati dans son coeur une petite chapelle expiatoire; c'est qu'on a reconnu un peu tard que son seul crime avait ete d'etre une femme sous sa couronne de reine. Crime qu'elle racheta si noblement en restant une reine quand elle ne fut plus qu'une femme.--Oui, elle a laisse partout sa figure et sa marque. Celle qui sera la figure de la Charite au XIXe siecle, est tout entouree des meubles de Marie-Antoinette, qui sont, il faut le dire, les plus adorables bijoux qu'on ait travailles dans aucun temps,--reliques royales.--Mais toutes les vraies princesses ne sont pas mortes. Combien qui sont l'inspiration, le charme et la grace de leur temps! Il en est une qui sculpte avec le grand art des Italiens de la Renaissance; il en est une qui promene l'ame imperiale et artiste de la Russie par tous les musees et tous les salons de l'Europe; il en est une qui le dimanche tient sa cour pleniere, ayant encore, non pas des taches d'encre aux doigts, mais des taches de couleur sur sa blanche main, car elle peint comme un homme." Une perle fausse passait. "Ah! par exemple, dit Mme de Tramont, elle s'est trompee de porte, cette fille rousse egaree a Londres et qui s'est retrouvee a Paris. Qui donc lui donne ses chevaux et ses cheveux? De beaux cheveux et de beaux chevaux?--Elle ne sait pas; c'est le luxe effrene des filles. Il en est plus d'un qui s'est ruine pour elle, quoiqu'elle soit toujours ruinee. On aime ses passions comme ses enfants, plus que soi-meme. Plus d'un homme se refuse un fiacre, qui donne un carrosse a sa maitresse." Passerent deux femmes renommees pour leur figure et pour leur amitie. "Voila, dit Parisis, "deux cocottes du meilleur monde" qui ont une cour et qui en abusent, qui ont ouvert un hotel Rambouillet pour y parler la langue verte, mais, au demeurant, "les plus honnetes femmes du monde." Chez elles, tout s'evapore en fumee. Combien qui ne font pas parler d'elles comme cette pale duchesse qui ecoute la-bas, a travers les causeries de son entourage, des motifs du _Trovatore_, parce que la musique de Verdi lui rappelle ses crimes caches; celle-la n'est meme pas soupconnee, on lui donnera le paradis sans confession." Mme de Hauteroche se rappela l'_Heure du Diable_; elle eut une soudaine emotion qui se trahit sur sa figure; mais Parisis seul s'en apercut. Pendant que la femme aux trente-deux perles eclatait de rire au passage d'une Americaine qui accentuait trop les modes, Parisis dit a la duchesse: "Voulez-vous prendre mon bras et faire le tour des mondes?" Elle obeit sans repondre, entrainee malgre elle. "Vous m'avez bien hai, n'est-ce pas? lui dit Parisis apres un silence, en pressant contre lui la petite main de la duchesse." Elle tressaillit. "Moi, poursuivit-il en penchant la tete pour parler dans l'oreille de la duchesse, je vous ai bien aimee." Un second silence. "Je vous ai hai et je vous ai aime, lui dit-elle, moi toute ma vie n'aura ete qu'une heure. Je me croyais la femme du monde la plus vertueuse, je n'aspirais qu'aux oeuvres de charite, je ne croyais qu'a l'amour divin. J'ai trouve avec vous l'amour de l'enfer; il m'a consumee. Je ne sais si cette pauvre Alice s'est repentie en mourant: le croirez-vous? moi je n'ai pas la force de me repentir. J'ai horreur de moi-meme, mais je me retourne doucement vers mon crime et j'y reste abimee." Parisis regardait la duchesse: elle etait pale comme la mort, ses grands yeux flambaient, son coeur agitait son sein. "Vous avez voulu, lui dit-elle, savoir le secret de mon ame, vous le savez; maintenant, allons dire du mal des autres." Parisis conduisit la duchesse dans son cercle, mais il ne resta pas avec Villeroy. Il avait vu non loin de la Mme de Fontaneilles. Quoiqu'il lui eut dit adieu, il ns put s'empecher d'aller a elle. "Je vous avais vu et je vous attendais, lui dit-elle, je vous croyais deja a Parisis.--Je pars a minuit." Et il lui serra la main. "Et moi! reprit-elle avec un sentiment de passion mal deguise, quoique sa soeur fut la, quand partirai-je pour Ems--la terre promise!" Ils tressaillirent tous les deux: une flamme invisible courut sur eux et les brula. Ce fut a ce point que Mlle de Joyeuse, une vierge encore toute a Dieu, eut leur secret ce soir-la. XXIII LA FATALITE Octave partit le lendemain matin par l'express pour Parisis. Quand il vit au loin dans l'apres-midi se dessiner sur le ciel et sur les grands arbres les vieilles tours qui lui semblerent prendre pour le regarder leur meilleure physionomie, il dit encore une fois: "Non! je n'irai pas a Ems." Mais, pour le malheur de tout le monde, la fatalite voulait que le duc de Parisis allat a Ems. Quand il arriva a Parisis, la duchesse etait en larmes; il la prit dans ses bras, la caressa doucement et lui demanda pourquoi elle pleurait. "Je pleure mon bonheur perdu, repondit-elle.--Tu es folle, Genevieve! Je te rapporte ton bonheur. Si tu savais comme je m'ennuyais a Paris! Mais tu sais bien que Paris vous retient de force par les mille raisons des choses, meme quand on est attendu par une femme comme toi.--Ce n'est pas ce la qui me fait pleurer, reprit Genevieve en embrassant son mari; tu n'as donc pas vu le ministre avant de partir?--Non, j'ai vu l'Empereur.--Et l'Empereur ne t'a rien dit?--Il m'a beaucoup parle d'Alexandre et de Cesar.--Tu vas comprendre mes larmes!" Genevieve conduisit Octave dans le petit salon d'ete. Il comprit tout de suite en voyant sur la table une grande enveloppe qui portait son nom sous le timbre du ministre des affaires etrangeres. Il lut deux fois: "Ministere des affaires etrangeres!" comme s'il avait peur de savoir la nouvelle. Et se parlant a lui-meme: "A-t-on assez la fureur en France de ne pas parler francais? Si je deviens ministre des affaires etrangeres, on dira comme autrefois: _ministre des affaires exterieures_. Etrangeres! qu'est-ce que cela veut dire? Etrangeres a qui? Etrangeres a quoi?" Genevieve s'impatientait: "Mais lis donc?" dit-elle. Octave prit le pli et lut. C'etait sa nomination de ministre en Allemagne. La duchesse s'apercut qu'il avait pali. La pauvre femme ne pouvait comprendre pourquoi cette paleur. Il avait pali, voyant que la fatalite le rejetait vers Mme de Fontaneilles. Il fallait qu'il passat pres d'Ems pour aller a sa legation. "Eh bien! dit-il a Genevieve, il n'y a pas de quoi te desoler, puisque aussi bien tu voulais me voir continuer ma carriere." La duchesse interrogea son mari du regard. "Et sans doute, reprit-elle, tu vas partir tout de suite?" Le demon du mal avait deja dicte la reponse de Parisis. "Oui, sauf a revenir bientot te chercher.--Eh bien! non, mon ami! je veux partir avec vous.--Ma chere Genevieve, ce serait une folie; j'aimerais mieux donner ma demission. Je sens deja trop que j'aimerai les enfants que tu me donneras, pour que tu les sacrifies en te sacrifiant toi-meme.--Et si je meurs d'ennui ici?--Rassure-toi; je courrai la-bas pour montrer ma bonne volonte; mais a peine arrive, je reviendrai en toute hate ici.--Eh bien? ne parlons plus de cela. Tu dois mourir de faim?--Oui. Mais je ne t'ai pas encore mangee." Et Parisis embrassa Genevieve sur les bras, sur les mains, sur le cou, sur les cheveux. Ce fut comme une ame de feu qui courut sur la jeune femme.--Oh! que c'est bon! dit-elle en respirant. Sitot que tu n'es plus la, je me sens mourir: j'ai froid jusqu'au coeur. Un jour, si tu es trop longtemps sans revenir, tu me trouveras changee en statue de marbre.--A propos! tu sais que Monjoyeux fait toujours des siennes? Il vient d'exposer un groupe qui fait courir tout Paris; je veux qu'il fasse ton buste. Ce coquin-la donne la vie au marbre, on dirait qu'il le petrit comme Dieu a petri le monde, ou plutot comme nos fermieres petrissent leur pate. S'il fait un jour Galathee, elle descendra de son piedestal.--Mon ami, dit la duchesse, je ne veux etre representee en marbre que sur mon tombeau; si tu veux un portrait de moi, tu me feras peindre.--C'est une bonne idee, s'ecria Octave: nous allons gouter ensemble sur le perron, apres quoi j'enverrai une depeche a Leo Ramee. Il viendra faire ici son ebauche pendant les huit jours que je vais passer avec toi; dans trois semaines, je le reprendrai a Paris pour revenir encore et il finira ton portrait avant notre depart." Genevieve dit qu'elle ne le voulait pas: "Le temps que je poserai sera du temps perdu, je n'aurai pas le temps de te regarder, j'aime mieux etre seule avec toi.--Tu ne connais pas Leo Ramee, on ne pose jamais devant lui quand il vous peint. Il a fait des Dianes et des Junons tres ressemblantes: est-ce qu'elles ont jamais pose devant lui! Tu verras, toi, ma Diane et ma Junon, quelle belle chose il va faire avec cette figure divine. Tu as peur de ne pas etre seule! Mais Leo Ramee est un brave coeur, il sera si heureux de nous voir heureux, que nous ne verrons pas qu'il est la. D'ailleurs, il est comme l'hirondelle, il porte bonheur a la maison.--Eh bien! ecris-lui de venir." Genevieve pensait qu'elle avait perdu la moitie de son bonheur le jour ou son amie la marquise de Fontaneilles etait venue lui demander l'hospitalite. Elle pensa aussi qu'un ami d'Octave troublerait peut-etre a son tour cette fete intime de deux coeurs qui vivent des memes joies. Mais l'amour profond a des timidites enfantines, elle n'osa dire cela a son mari. "C'est egal, se dit-elle a elle-meme, le proverbe arabe a peut-etre raison: "Prends garde a ton meilleur ami, prends garde a ta meilleure amie, un atome fait ombre, l'amitie fait peur a l'amour." Et, malgre elle, elle pensa a sa meilleure amie, la marquise de Fontaneilles. Mais Leo Ramee ne devait pas trahir l'amitie d'Octave, comme la marquise devait trahir l'amitie de Genevieve. Il vint a Parisis pour faire le portrait de la duchesse: il etait encore dans toutes les joies de son triomphe a l'Institut. Arriver a l'Academie en cheveux blancs, c'est a la portee de tout le monde; mais y arriver dans l'aureole des cheveux blonds, c'est une bonne fortune. Leo Ramee ebaucha largement, dans la grande maniere, le portrait de la duchesse. Deja le quatrieme jour, non seulement la figure sortait du chaos, mais l'ame meme de la duchesse de Parisis rayonnait par les yeux et par le sourire. "Quelle belle chose tu vas faire la!" dit Parisis a son ami. Mais le lendemain, Leo Ramee etait parti. "Il est donc fou!" s'ecria Octave. Et il amena la duchesse devant le portrait. "Quel malheur! dit-il; il eut fait la un chef-d'oeuvre. Vois donc, Genevieve, quel adorable dessin et quelle charmante couleur! Tu ressembles a une deesse de Prudhon ou plutot tu ressembles a toi-meme.--Si ton ami est parti, dit la duchesse, c'est qu'il a desespere de bien finir ce qu'il avait si bien commence." En effet, Leo Ramee avait trouve la duchesse trop belle: la fievre de l'amour l'avait saisi... Jusque-la, il avait idealise ses modeles d'atelier. Pour la premiere fois, la vraie beaute posait devant lui: il etait vaincu par la nature et par l'amour. Il avait fui comme Joseph devant Putiphar, mais sans laisser son manteau, ne voulant pas avoir l'occasion de revenir. XXIV LES ADIEUX Ce fut avec un dechirement de coeur que la duchesse vit s'eloigner Parisis. Elle l'accompagna jusqu'a la station. On etait parti de bonne heure; elle attendit dans la caleche que le train se fut eloigne. Elle avait voulu revoir encore Parisis a la portiere; elle agita longtemps son leger mouchoir, un mode d'adieu un peu demode depuis que nous prenons la vie en riant. Quand elle rentra a Parisis, elle s'imagina qu'elle etait dans la solitude depuis un siecle; si elle n'eut craint alors de ne plus arriver a temps, elle serait repartie pour rejoindre Octave. Elle monta dans sa chambre, tomba sur un fauteuil et se resigna. Le soleil venait jouer a ses pieds; il lui sembla d'abord que c'etait une ironie; mais peu a peu la serenite reprit son ame; elle s'accusa de manquer de courage; elle se rejouit a l'esperance qu'elle serait bientot mere, et s'enorgueillit a la pensee que son mari serait bientot ambassadeur. Mais Genevieve n'etait pas de celles qui vivent du bonheur de demain; elle avait ete si heureuse de vivre au jour le jour, qu'elle ne voulut pas s'accoutumer a la solitude. Elle decida energiquement que, si Parisis ne venait pas la reprendre apres quinze jours d'absence, elle partirait seule pour l'Allemagne avec Hyacinthe. Et comme son coeur debordait, elle prit une plume et ecrivit a Octave. L'ecriture est la vraie marque de l'amour. Quiconque n'aime pas, quiconque n'aime plus, ne tourmente pas la plume, parce qu'il ne trouve rien a dire. Mais les vrais amoureux sont terribles. Ils ont l'eloquence impitoyable de Sapho, de sainte Therese et de Lelia. On trouve dans leurs lettres le mot jailli du coeur comme d'une source vive; mais quel torrent de phrases perdues qui vont se jeter dans l'ocean de la pensee! Or, je ne sais rien au monde de plus bete a certaines heures que l'ocean, cette eternelle voix qui begaye depuis la creation du monde sans avoir rien dit, ce monstre sans conscience qui bat la terre sans savoir pourquoi. Voici comment ecrivit Genevieve: "Quand je pense, mon cher Octave, que tout ce que je vais te dire arrivera a toi tout glace sous la main de la poste francais de la poste allemande, je m'arrete decouragee. Tu me le disais un jour: les lettres qu'on envoie a cent lieues sont comme les duels qu'on remet au lendemain. Eh bien! je reprends mon courage; je sens qu'un coeur qui parle garde sa force pour parler loin. Je suis sure que, quand tu ouvriras ma lettre, il s'en exhalera je ne sais quoi de mon ame qui ira droit a la tienne. Ah! mon Octave, je suis desolee de n'etre pas partie avec toi: l'absence, c'est la mort. Tu as emporte mon coeur et je ne respire plus. "Que te dirai-je? Le chateau est desole comme moi; jusqu'aux chansons d'Hyacinthe qui se changent en litanies. Ah! bien heureux ceux qui aiment et bien heureux ceux qui n'aiment pas. Ainsi Hyacinthe est triste de me voir triste, mais comme elle va et vient avec insouciance! Ne te desole pas de mon chagrin, ce n'est que le nuage du depart; j'aurai le courage de garder mes larmes. Je vais vivre dans l'esperance de te voir bientot; non, je ne veux pas pleurer." La duchesse pleurait. "Tu sais que je suis forte et que je puis dominer mon coeur. Reviens pourtant bien vite; d'ailleurs, prends-y garde, si tu tardais d'un jour, tu me trouverais mourante. "Je ne suis pas jalouse, mais prends garde; si tu prenais quelque gout aux Allemandes sentimentales; si tu disais un seul jour a une autre que tu l'aimes, je sentirais ici un coup de poignard dans mon coeur." Pour tromper son chagrin, la duchesse ecrivit plus de dix pages a son mari; mais elle se dit tout a coup: "Ce pauvre Octave! il faut que j'aie pitie de lui." Voila pourquoi elle ne lui envoya que la premiere page. Sur ces mots ou elle disait: "Non, je ne veux pas pleurer," elle laissa la trace de deux larmes. "--C'est mal, dit-elle, d'envoyer des larmes." Mais elle ne refit pas cette page; il lui sembla qu'une lettre recopiee n'etait plus une lettre d'amour. XXV LE DEMON DE L'ADULTERE Pour ne pas inquieter la duchesse, qui n'aimait pas Paris, Octave lui avait dit qu'il partirait pour Nuits pour prendre le chemin de fer de l'Est. Des qu'il fut a Nuits, il ecrivit cette depeche qu'il donna au tele- graphe pour la marquise de Fontaneilles: "Midi. Je pars pour Ems. J'y serai apres-demain. Je vous saluerai a l'hotel d'Angleterre ou a l'hotel de Russie. "PARISIS." Des que la depeche fut partie, Octave comprit son imprudence; non qu'il s'inquietat d'avoir donne son nom aux hommes du telegraphe, mais le marquis de Fontaneilles pouvait arriver de Londres tout juste pour recevoir la depeche. "_Alea jacta est!_" s'ecria-t-il. Et il n'y pensa plus. La depeche arriva dans les blanches mains de Mme de Fontaneilles, le marquis n'etant pas revenu de Londres. Elle la lut vingt fois, parce qu'elle y vit la marque de sa destinee. "Et moi aussi, je serai a Ems apres-demain, dit-elle en ecoutant battre son coeur." Elle entendit la voix de Mlle de Joyeuse, qui montait l'escalier. Elle chercha une allumette pour bruler la depeche, mais, ne trouvant pas de feu sous sa main, elle la dechira et la jeta dans l'atre, se promettant de la bruler plus tard. "Ma chere belle, dit-elle a sa soeur, nous partirons ce soir pour le Rhin. Es-tu contente?--Plus joyeuse que jamais, dit la jeune fille qui avait l'habitude de jouer sur son nom quand elle etait heureuse.--Tu sais, reprit Mme de Fontaneilles, que nous nous arreterons a Nancy chez la chanoinesse, mais pour quelques heures seulement. Je te donnerai une robe de dentelle qui fera bien des jalouses a Ems, car on se fait belle la-bas! On partit le soir; a Nancy on manqua le train; un accident en vue d'Heidelberg retarda encore les voyageuses; si bien qu'on n'arriva pas le surlendemain a Ems comme on se l'etait promis. La marquise pietinait d'impatience comme une femme qui ne veut pas obeir aux evenements. Mlle de Joyeuse, qui etait tres babillarde, remarqua que sa soeur etait devenue bien silencieuse. C'est que Mme Fontaneilles etait dominee par une seule pensee qu'elle ne disait pas; elle dessinait d'avance dans son imagination toutes les scenes de son entrevue avec Octave. Elle se demandait comment elle echapperait a la vigilance de Mlle de Joyeuse. N'y avait-il pas mille manieres de tromper tout le monde? on rencontrerait Octave par hasard; on s'etonnerait beaucoup de part et d'autre, il serait la retenu pour attendre des ordres du ministre; rien ne s'opposait a ce qu'on passat une journee ensemble, sinon dans le meme hotel, du moins dans la meme caleche et a la meme table. La nuit venue, Mlle de Joyeuse, qui avait encore le sommeil des enfants, s'endormirait bien vite; Mme de Fontaneilles ecrirait des lettres dans la chambre voisine; ne voyant plus de lumiere, sa soeur la croirait couchee, pendant que, toute eperdue, elle serait chez Octave, donnant son coeur, donnant son ame, donnant sa vie; heure adorable et terrible que les femmes appellent l'heure du sacrifice. Mme de Fontaneilles etait partie a huit heures du soir par l'express de l'Est. A neuf heures, le marquis arrivait de Londres par l'express du Nord. Il etait si hautain et si fier que nul dans sa maison n'osait lui adresser la parole. Il entra silencieusement et monta droit a la chambre de sa femme. Au moment ou il allait entrer, la femme de chambre se hasarda a lui dire que la marquise etait partie. M. de Fontaneilles ne put retenir un mouvement de colere. "Partie! Et depuis quand?--Ce soir meme.--Avec sa soeur?--Oui, monsieur le marquis. Madame a ecrit a Monsieur. Je l'ai conduite a la gare de Strasbourg. Madame doit s'arreter a Nancy.--Est-ce qu'elle toussait toujours?--Pas du tout, monsieur le marquis." Le marquis entra dans la chambre et referma la porte violemment. Son oeil jaloux courut partout sur le lit, sur les meubles, sur le tapis. Il deposa sur le petit secretaire le bougeoir qu'il avait a la main. "Elle m'avait ecrit, dit-il. Mais sa lettre ne me reviendra que dans deux jours." Mme de Fontaneilles avait laisse la clef de son secretaire comme une femme qui n'a pas de secret: le marquis l'ouvrit et n'y trouva que des lettres de femmes. "Suis-je assez fou, dit-il, en voyant dans la psyche ses cheveux en desordre, sa paleur, ses traits contractes. Ma femme va a Ems avec sa soeur, quoi de plus naturel, puisque c'etait convenu; puisque c'est par ordonnance du medecin?" Mais la jalousie tenaille le coeur des jaloux; il n'en etait qu'a ses premieres tortures. Voyant quelques chiffons dans la cheminee, le marquis y courut et les saisit. Il decouvrit du premier regard un lambeau de depeche telegraphique. "J'ai trouve," dit-il avec une joie mortelle. Il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour retrouver les autres lambeaux: c'etait l'appel de Parisis a la marquise. M. de Fontaneilles faillit tomber a la renverse. Il eclata dans sa fureur et brisa la psyche. La pendule sonnait dix heures. "Si je n'arrivais!" dit-il. On peindra mal toutes ses angoisses; il adorait sa femme sans le lui dire jamais, comme si son amour eut paru une humiliation. "Ce Parisis, cria-t-il d'une voix sourde, je l'ai toujours hai!" Il alla dans sa chambre, qui n'etait separee de celle de la marquise que par une petite bibliotheque intime ou ne se montraient guere que des livres de religion. Dans sa chambre, sur une table ou il n'y avait que des armes, il prit tour a tour un revolver, un poignard, des pistolets, un couteau malais. "Malheur! malheur! s'ecria-t-il. Si j'arrive trop tard, je les tuerai tous les deux. Si je n'arrive pas trop tard..." Il retint sa phrase pour laisser tomber ce mot froid comme l'acier: "Je te tuerai, Parisis!" Et apres un silence: "Et que ferai-je de cette femme?" XXVI NEE POUR AIMER, NEE POUR SOUFFRIR Le marquis de Fontaneilles se fut venge de son malheur sur tout le monde, tant la haine eclatait en lui. Il eut la cruaute, que dis-je? la lachete d'aller lui-meme au telegraphe pour envoyer cette depeche a la duchesse de Parisis: "Madame la duchesse de Parisis est avertie par le marquis de Fontanes que M. de Parisis et madame de Fontanes ne l'attendent pas la nuit prochaine a Ems, hotel d'Angleterre ou hotel de Russie._ "FONTANEILLES." Il etait minuit quand Genevieve recut cette etrange et horrible depeche. Elle comprit bien que Fontanes voulait dire Fontaneilles. La jalousie, qui n'etait pas aveugle cette fois, lui dessilla les yeux. "Ah! mon coeur! dit-elle, ne trouvant plus d'air a respirer, je pressentais bien cela. Cette femme t'a frappee a mort dans ton bonheur." Elle appela Hyacinthe. "Hyacinthe, lui dit-elle, je vais mourir.--Mourir! s'ecria Hyacinthe en la soulevant dans ses bras, car la pauvre femme etait evanouie.--Non! dit Genevieve en se ranimant, je veux aller a Ems, je veux sauver mon bonheur." Elle conta tout a Hyacinthe. "Oui, dit la jeune fille, il faut partir, et je veux partir avec vous." Une heure apres, les deux femmes etaient a Tonnerre, ou elles prenaient l'express pour Paris. Le soir, Genevieve partit par le train de Cologne, sans rencontrer le marquis de Fontaneilles, qui partait en meme temps. Qui peindrait jamais les angoisses de cette pauvre femme,--cette pauvre mere deja, qui risquait son enfant pour son mari? Il n'y a que celles qui ont ete trahies dans les joies de leur amour qui comprendront ces horribles douleurs. Hyacinthe tentait de consoler la duchesse. "Non, non, disait Genevieve, je suis comme ma mere: nee pour aimer, nee pour souffrir!" A Cologne, la duchesse se separa de Hyacinthe, quelles que fussent les prieres de la jeune fille. "Non, Hyacinthe, je veux arriver a Ems toute seule et mysterieusement. Allez m'attendre a Parisis--vivante ou morte." XXVII TOURNE-SOL ET LA TACITURNE Cependant Parisis etait arrive seul a Ems par une de ces eclatantes journees de mai, qui font croire a l'amour ceux-la memes qui ne sont pas amoureux. A la gare de Coblentz, Parisis avait rencontre Mlle Tourne-Sol et la Taciturne, qui allaient tenter la fortune sur la rive etrangere. Il les avait a peine saluees de la main, ne voulant pas refaire leur connaissance, se croyant devenu un homme tout a fait serieux par son titre de mari et par son titre de ministre; mais a Ems, il s'apercut, cinq minutes apres son arrivee, qu'elles etaient, comme lui, descendues a _Englischer-Hof_. Il pensa aller retenir sur la promenade un autre appartement. Il ne voulait pas etre en pays--de connaissances--pour recevoir la marquise de Fontaneilles. Mais il ne trouva pas mieux que l'hotel d'Angleterre. En effet, l'appartement etait vaste et il avait deux entrees. Et d'ailleurs Octave n'avait-il pas ecrit a Mme de Fontaneilles qu'il l'attendait a l'hotel d'Angleterre ou a l'hotel de Russie? Or, a l'hotel de Russie, il n'y avait rien a louer, hormis sous les toits. Parisis essaya d'abord de vivre renferme; il demanda a dejeuner; mais cela lui parut si triste de tenir compagnie aux gravures allemandes qui ornaient son salon de passage, qu'il ne put resister au plaisir d'aller dejeuner au soleil, devant la Conversation, comme il faisait a Bade,--comme on fait a Ems. "A la bonne heure, dit-il en ecoutant la chanson du vin du Rhin tombant dans son verre, on peut dejeuner ici gaiement." Mais a peine lui avait-on servi un filet de chevreuil aux confitures de groseilles, que Tourne-Sol et la Taciturne vinrent se pencher au-dessus de lui. "Eh bien! voila comme tu dejeunes sans nous, toi!" Elles etaient de si belle humeur, elles repandaient un si doux parfum de Paris, qu'un peu plus Octave leur disait de s'asseoir. Mais il les maintint debout, presque a distance, par ce simple mot: "Chut! j'attends la reine de Prusse." Les deux demi-comediennes s'envolerent comme deux oiseaux. Mais elles n'allerent pas loin; elles s'abattirent sous la prochaine branche et firent tout haut un menu franco-allemand des plus imprevus. Par exemple, elles demanderent du vin de Champagne du Rhin; Octave ne fut pas peu surpris de voir qu'elles etaient plus savantes que lui sur ce sujet, puisqu'en effet on leur apporta du vin de Champagne du Rhin, un vin mousseux avec je ne sais quoi de sauvage dans le bouquet. Parisis, tout en gardant sa severite, ne pouvait s'empecher de songer un peu a ces bonnes annees de sa vie ou il vivait sans prejuges et sans soucis, ne craignant de s'attabler en plein soleil avec des comediennes: Mais la vie ne se passe pas a dejeuner;--bien mieux, les hommes serieux ne dejeunent pas,--hormis en voyage. Cependant Mlle Tourne-Sol et la Taciturne, voyant que la reine de Prusse n'arrivait pas, se hasarderent a envoyer une coupe pleine a Octave. Il ne fit pas de facons pour boire avec elles. Il regarda la coupe ou petillait le vin du Rhin mousseux et y trempa ses levres avec un sentiment de melancolie. C'est que, sans le savoir, il buvait a la derniere coupe de sa jeunesse. Il rentra chez lui sans avoir renoue conversation avec ces demoiselles. "Apres tout, dit-il, la vraie sagesse, c'est la folie; ne ferais-je pas mieux de passer gaiement une heure avec ces deux toquees que de m'aventurer plus loin dans cette passion qui me fait peur?--moi qui n'ai jamais eu peur!" L'immoralite qui rit est a moitie pardonnee; le seul peche serieux, c'est l'immoralite serieuse. Prendre une fille qui passe, c'est chasser sur ses terres; prendre la femme d'autrui, c'est voler une famille. Ces idees traversaient l'esprit du duc de Parisis. "Et pourtant, dit-il, si jamais quelqu'un s'avisait de songer meme a aimer Genevieve!" C'etait la premiere fois qu'il se sentait jaloux. S'il eut ete temps encore, peut-etre eut-il envoye une depeche a Mme de Fontaneilles pour lui dire qu'il etait force de quitter Ems a l'heure meme. Mais il reflechit que la marquise avait du partir de Paris la veille. Et puis cet obstine desir de prendre sa part dans la vie de toutes les femmes, l'aveugla encore. Il se raffermit dans sa nature en disant le vers de Byron; _"L'amour est un fruit qu'il faut cueillir au risque de casser la branche."_ Il ecrivit a la duchesse. Combien d'hommes divers dans un homme, combien de sentiments opposes dans un coeur. Il attendait le soir la marquise de Fontaneilles et il ecrivit une lettre tendrement amoureuse a sa femme. Les poetes a symboles ne marqueraient pas de dire que l'adultere ricanait devant l'amour conjugal. Voici la lettre: "Ma Genevieve, "Comme je suis loin de toi! j'ai beau me dire que tu es la dans mon coeur, dans mon esprit, dans mon ame: j'ai beau voir apparaitre a toute minute ton admirable figure, je me sens triste; il me semble que je suis separe de toi par un monde et par un siecle! C'est que tu m'as gate; c'est que j'ai vecu de ton amour. Tu sais que tu m'as fait croire aux anges avant de croire a Dieu. Ah! ma chere Genevieve, pourquoi faut-il que l'homme soit quelque chose dans la vie? Si l'ambition allait m'exiler du bonheur! N'est-ce donc la sagesse de vivre avec toi a Parisis, dans l'oubli du monde, etouffant ma pensee sous la gerbe odorante de tes cheveux! Tes blonds cheveux, voila la la vraie moisson, la moisson d'or. Le reste ne vaut pas la peine d'y aller. "C'est egal, je te jure que je ne m'eterniserai pas a representer mon souverain dans les capitales. Je ne veux vivre que pour toi, ce sera vivre pour moi. "Adieu, ma douce adoree. Je reve que tu viens t'incliner pendant que j'ecris, pour me surprendre par un de ces divins baisers qui font refleurir mon front. Je me retourne, mais, helas! tu n'es pas la! Et pourtant, il me semble que j'ai senti tes levres." "PARISIS." XXVIII LA FEMME VOILEE Et la-dessus, le duc de Parisis monta a cheval et suivit la route d'Ehrenbreistein, tout en se rappelant les promenades de lord Byron sur ces belles rives du Rhin ou les deux grandes figures poetiques de la Revolution--Hoche et Marceau--ont trouve leur tombe heroique. On pourrait y mettre pour epitaphe les paroles de Childe-Harold: "Brave et glorieuse fut leur jeune carriere, ils furent pleures par deux armees, celle qu'ils commandaient et celle qu'ils combattaient."--Ah! dit Parisis, bien heureux celui qui meurt jeune,--plein de jours, --pour une grande pensee dans une grande action! C'est ainsi que je voudrais mourir." Le soleil allait se coucher dans un lit de pourpre,--eternelle formule des poetes qui s'obstinent a croire que le soleil est toujours la lampe d'or de la terre;--le crepuscule repandait ses melancolies. Octave admirait ses paysages grandioses qu'il voulait vainement comparer a ceux de Parisis, ou il avait accentue les sites sauvages. Il pensa a la duchesse et au doux horizon du parc ou sans doute elle se promenait a cette heure. Tout a coup, un nuage de fumee appela ses regards et sa pensee. C'etait le train du soir qui amenait de Coblentz les voyageurs venant a Ems. "Deja!" dit-il. Il s'imagina que la marquise de Fontaneilles arrivait alors; il rebroussa chemin, donna un coup d'eperon et rentra au galop a l'hotel d'Angleterre. C'etait le moment ou les voyageurs arrivaient eux-memes; il ne doutait pas que la marquise n'apparut tout a coup; mais trois caleches survin- rent avec des etrangers, sans qu'il reconnut Mme de Fontaneilles. "Pourquoi? se demanda-il. C'etait pourtant bien aujourd'hui; elle a du partir hier soir, elle avait dit qu'elle s'arreterait a Coblentz pour n'arriver ici que la nuit. N'est-elle donc pas partie!" Il avait commande a diner a l'hotel; mais il ne toucha pas plus au diner qu'il n'avait touche au dejeuner. Il alla diner a sa table du matin sous les arbres du Casino. Mlle Tournesol et la Taciturne etaient aussi a leur table, elles avaient prolonge leur diner, parce que Mlle Fleur-de-Peche etait fraichement debarquee apportant des nouvelles de la Maison d'Or. Quoique devenu etranger au monde dore, Parisis ouvrit ses oreilles sans avoir l'air d'ecouter. Il apprit que le prince Bleu, qui se consolait avec Mlle Fleur-de-Peche de la mort de Mme d'Antraygues, qu'il avait pleuree ostensiblement pour se donner des airs d'un homme a passions, etait arrive lui-meme; mais il dinait a l'hotel de Russie avec le duc H----, eperdument amoureux de Mlle Nimporteki et venant la surprendre a Ems. Le duc de Parisis demanda du feu a ces dames pour allumer une cigarette. Quand il dinait seul, il avait l'habitude de fumer dans les entr'actes. "Sans ecouter aux portes, dit-il a Fleur-de-Peche, j'ai compris que le prince etait venu avec vous.--Oui. Il va etre enchante de vous trouver.--Est-ce qu'il n'y avait pas d'autres Parisiens dans le train?--Non, c'etait le train du silence." Et se reprenant: "Attendez donc, nous avons voyage avec une dame voilee qui avait l'air d'aller a son enterrement, tant elle etait vetue de noir. Elle n'etait ni dans le compartiment des des femmes, ni dans le compartiment des fumeurs, elle avait un coupe pour elle toute seule et sa confidente." Fleur-de-Peche se mit a rire. "Pourquoi riez-vous? dit Octave avec emotion.--Je ris, parce que le prince Bleu, qui aime a faire des folies, a voulu monter avec elle comme s'il se trompait de bonne foi. Mais c'est une femme serieuse, il a eu beau faire pour voir la couleur de ses paroles: Impenetrable comme une statue.--Est-ce qu'elle est descendue aussi a l'hotel d'Angleterre?--Je ne l'ai pas vue depuis Coblentz." Octave ne douta pas que cette femme voilee ne fut la marquise de Fontaneilles. Il retourna a l'hotel d'Angleterre et alla a l'hotel de Russie, esperant la trouver, mais aucune femme voilee n'y avait paru. Il ne restait plus a Octave qu'a s'attabler au trente et quarante pour tuer le temps. XXIX LES DEUX ATHEES Ce soir-la, Parisis perdit vingt-cinq mille francs en s'obstinant a la noire. Et il ne jouait pas son grand jeu. "Allons, dit-il en se levant quand ce fut fini, il parait que je suis heureux en amour. Tous les bonheurs se payent cher." Il etait irrite de sa deveine; il demanda un sorbet sous les arbres, a la belle etoile, tout en injuriant la rouge. Un philosophe allemand qu'il avait connu a Paris, au diner du Commandeur, vint s'asseoir a sa table. "Eh bien! monsieur le duc, vous avez perdu de belles batailles ce soir?--Oui, expliquez-moi pourquoi un homme qui joue si bien est battu par les cartes. Je commence a croire a la malice des choses plus qu'a la malice des hommes.--Et vous avez peut-etre raison. Et pour commencer par le commencement, croyez-vous a Dieu?--Non. Et vous?--Moi, je crois a Dieu.--C'est etonnant, dit Parisis en regardant son philosophe, en France vous etes athee, et en Allemagne vous etes deiste?--J'ai change d'opinion; un peu de philosophie eloigne de Dieu, beaucoup y ramene.--Voulez-vous prendre un sorbet?--Non, un verre de kirsch. Je suis de mon pays.--Et ou voyez-vous Dieu?--Partout. Dans ce beau ciel etoile, qui est comme la couverture historiee du livre des mondes; sur cette terre, qui n'est que l'ebauche de l'oeuvre de Dieu. Que dis-je? Je le vois meme en vous qui le niez." Un chien passait, qui s'arreta, lui aussi, devant la table. "Voyez-vous Dieu dans cette bete?--Oui.--Alors ce chien a une ame, une parcelle de la divine intelligence?--Oui, il a une ame materielle.--Je vous vois venir; vous donnez une ame aux betes et une ame aux gens; vous voulez que la premiere soit mortelle et la seconde immortelle. Croyez-vous donc qu'il y ait bien loin de l'ame du chien qui reve sans nous ecouter, a l'ame de notre voisin qui nous ecoute en buvant de la biere et qui ne nous comprend pas? Croyez-vous que le chien ne raisonne pas aussi profondement que ce buveur de biere quand, a la chasse, il rapporte la perdrix a son maitre? Pourquoi la rapporte-t-il, lui qui aime le gibier,--au bout du fusil?--C'est qu'il a le sentiment du bien et du mal. Pas un coup de dent, lui qui a faim, c'est stoique! Mon cher savant, il ne manque a ce chien que de faire un cours a vos universites allemandes pour reduire ces raisonnements en syllogismes.--Peut-etre, dit le savant devenu plus pensif, chaque pas qu'on fait dans la science est un pas dans l'abime.--Voyez-vous, reprit Parisis, quand j'ouvre Malebranche, je suis effraye de ces lignes: "Les betes perdent tout a la mort; elles ont ete innocentes et malheureuses, mais il "n'y a point de recompenses qui les attende." Ainsi, Dieu n'existe pas, puisqu'il n'est pas juste. A quoi servira-t-il au perdreau d'avoir ete assassine et mange par moi? L'univers n'est qu'un vaste tombeau ou s'eteint l'ame des hommes comme l'ame des betes.--L'univers est une vaste resurrection, parce que la vie est dans la mort comme la mort est dans la vie.--Et pourquoi passerions-nous dans un autre monde? Le notre est admirable; celui qui n'y trouve pas son ideal est un sot ou un reveur. Mon ideal, je l'ai toujours saisi. Quoi de plus beau que la nature en fete? quoi de plus beau qu'un cheval de race? quoi de plus beau qu'une belle femme? quoi de plus beau que le ciel du soleil ou le ciel des etoiles? Si j'avais une priere a faire a Dieu, ce serait de me faire revivre dans ce monde-ci." Parisis ajouta en raillant: "D'autant que l'autre n'existe pas --Monsieur le duc, dit le savant, ce monde-ci n'est que l'ebauche de notre destinee." Octave se leva: "Adieu, mon cher savant, c'est assez batir sur sable. Rappelons-nous le mot de Gassendi: "Les philosophes qui parlent de l'ame sont confine ces voyageurs qui racontent ce qui se passe dans le serail, parce qu'ils ont traverse Constantinople."--Oui, mais si on parle du serail, c'est que le serail existe.--Ah! vous etes entetes, vous autres Allemands." Quand Octave fut seul, il leva les yeux vers les millions d'etoiles qui lui parlaient de l'infini. "Et pourtant, dit-il avec un mouvement d'enthousiasme, je serais si heureux si je pouvais croire en Dieu." Une femme se jeta a sa rencontre. Il reconnut la marquise de Fontaneilles. "Enfin! s'ecria-t-il.--Oui, c'est moi, lui dit-elle en lui serrant la main et en appuyant son front rougissant contre lui. Mais chut! ma soeur est la qui marche en avant vers l'hotel. Nous sommes arrivees tout a l'heure. Nous avons pris un appartement pres du votre, mais nous sommes en voisinage d'un personnage prussien qui partira demain. Donc, a demain." Parisis voulut retenir la marquise. "Mais qui vous empechera de venir ce soir causer avec moi!--Causer avec vous! Je ne sais pas causer a deux." La marquise le regarda avec une expression voluptueuse: "Non! demain." Et elle courut rejoindre sa soeur. Il a fallu que Louis XIV aimat Montespan pour comprendre tout le charme divin de La Valliere, comme s'il fallait voir l'ange a travers le demon. Ce fut un peu le sentiment qui s'empara de Parisis quand il pensa a Genevieve apres avoir devore d'un oeil ardent Mme de Fontaneilles, comme s'il prenait deja une part des ivresses promises. L'image melancolique de Genevieve amena l'image desolee de Violette,--puis celle de Mme d'Antraygues,--puis celle de Mme de Revilly,--puis celles de tant d'autres qui avaient paye cher les heures d'amour passees avec Parisis. Ce fut la vision de Louis XIV, qui, pres de mourir, vit apparaitre tout eplorees les vingt femmes qu'il avait aimees et qu'il avait condamnees a toutes les miseres, au repentir, au desespoir, a la mort: Marie de Mancini, Henriette d'Angleterre, La Valliere, Fontanges, Montespan, dont le cri de douleur retentira au dela des siecles. "Pauvres femmes! dit Parisis en voyant passer dans son souvenir toutes celles qui l'avaient aime.--Apres cela, reprit-il philosophiquement, bien heureuses celles qui meurent jeunes! Mourir jeune, dans la joie ou l'angoisse de l'amour, c'est aller au ciel--s'il y a quelqu'un la-haut!" XXX M. DE FONTANEILLES A Ems, M. de Fontaneilles descendit au Kursaal; mais des que ses bagages furent dans son appartement, il alla a l'hotel d'Angleterre avec son sac de nuit. Pourquoi ce sac de nuit? C'est qu'il portait a l'hotel d'Angleterre ce qu'il avait de plus cher dans ses bagages:--ses pistolets,--son poignard espagnol,--son couteau malais. Il savait deja, par le cocher qui l'avait conduit au Kursaal, que le duc de Parisis etait a l'hotel d'Angleterre. Octave etait naturellement le lion du pays, par son grand nom, par son grand air et par son grand jeu. Le marquis demanda s'il restait quelque chose a louer au premier. On lui offrit deux chambres. Il arrivait a propos; celui qui les occupait, M. de Bismark, venait de partir pour Cologne. Il y avait trois portes sur le palier. M. de Fontaneilles entra chez lui par la porte du milieu. "C'est bien, pensa-t-il, je suis sur d'etre voisin de Parisis." Il ne discuta pas sur le prix. Voyant une porte condamnee: "Ou donne cette porte?--Sur le salon de M. le duc de Parisis, dit l'hotelier, qui etait fier d'avoir un duc francais tout au debut de la saison.--Et quel est mon autre voisin?--Deux dames francaises venues cette nuit qui n'ont pas encore donne leur nom.--C'est bien, murmura le marquis, j'ai mis le pied dans le nid de viperes." Il dit tout haut: "Je laisse mon sac de nuit. Tenez, voila mon nom." Il donna la carte d'un marchand anglais qu'il avait gardee par megarde: -------------------------- | | |WILLIAMS COOLIDGE | | | |_Mark-Lane, London._ | | | -------------------------- Il enferma son sac de nuit et retourna au Kursaal. Il ne reparut pas de la matinee. Mais vers trois heures, il demanda sa clef, une bouteille de kirsch, une plume et de l'encre, disant qu'il avait a ecrire et priant qu'on le laissat en paix. On le trouvait fort original et fort sombre; mais un Anglais! Quand il fut seul, il parcourut l'appartement pour s'assurer que nul ne le pouvait voir, apres quoi il tira de sa poche un marteau, une lime et un rossignol. Il venait d'apprendre que Parisis etait monte en voiture, a deux heures, avec une dame voilee, accompagnee d'une jeune fille, pour aller se promener a la maison de chasse d'Oberlahnstein. Le marquis s'avouait qu'il etait arrive trop tard; il ne doutait pas que la trahison ne fut consommee, il n'avait plus d'ame que pour la vengeance. Tel etait son aveuglement, qu'apres avoir examine la porte condamnee, il ne craignit pas de decider qu'il fallait scier les charnieres sans s'inquieter du bruit qu'il ferait. Il se mit a l'oeuvre, croyant que Parisis et sa femme ne rentreraient qu'a l'heure du diner. Le temps fut plus long qu'il n'avait cru; mais, arme de sa vengeance, il ne se reposa pas une minute. Au bout d'une heure, c'etait fini. "Et maintenant, dit-il, cela ne m'empechera pas de crocheter la serrure, pour faire moins de bruit; mais, quoi qu'il en soit, je suis sur de les surprendre--et de les tuer!" Disant ces mots, il s'agenouilla et pria Dieu. Voila pourquoi Dieu pardonne souvent a ceux qui ne le prient pas. XXXI PROPOS PERDUS Fleur-de-Peche, Tourne-Sol et la Taciturne s'arreterent vers deux heures sur le pont, pour voir passer au loin le duc de Parisis qui emmenait deux dames en promenade, la marquise de Fontaneilles et Mlle Clotilde de Joyeuse. "Oh! oh! dit Tourne-Sol, on nous enleve Parisis; c'est dommage, j'esperais qu'il jouerait pour moi. Dieu des decaves, _ora pro nobis_!--Ces princesses, dit Fleur-de-Peche, n'ont-elles pas tous les privileges? Elles vont a la cour, ce qui ne les empeche pas de venir nous prendre nos hommes jusque sur les tapis verts. N'est-ce pas, la Taciturne?--_Question d'argent_, dit celle-ci avec son indolence accoutumee.--Mais non, ce n'est pas une question d'argent; c'est une question de principes. Decidement, je finirai par le mariage. Je veux, moi aussi, aller partout.--Mais quand tu seras mariee, nous ne te recevrons plus.--Je m'en consolerai. Je prendrai ces grands airs que donnent l'hymenee et la vertu. Voyez ces dames: nous avons beau faire, elles ont un art de pencher la tete, des mouvements de cygne et de roseau que je ne puis pas attraper.--Est-il heureux, ce Parisis! car il est toujours dans les deux mondes, celui-la: il dine de la messe et soupe du theatre.--Mais non, ma chere, il est devenu un saint. Il nous parle encore, mais nous n'en ferons plus rien. _Ni oui ni non_, dit la Taciturne.--Quand je pense qu'il n'y a pas ici un seul Russe pour me venger de la rouge! reprit Tournesol. Encore si la Taciturne etait plus expansive, elle seduirait son voisin un jouvenceau.--Oui, _mais je suis desarmee_.--Il est cousu d'or, demande au prince Bleu.--_J'en accepte l'augure._" Le prince Bleu, qui montait a l'autre bout du pont, fut bientot pres de ces demoiselles. "Dites-moi, leur demanda-t-il, je ne puis pas rencontrer Parisis; il n'est pourtant pas parti?--Parti! Il n'y a qu'un instant, il passait en caleche avec deux dames.--Est ce que sa femme est ici?--Chut! n'entrons pas dans la vie privee." Le prince Bleu, apres avoir promis de presenter le voisin de la Taciturne, un jeune Russe qui voulait entrer a Paris par la porte d'Enfer, alla, pour la seconde fois, a l'hotel d'Angleterre, questionner l'hotelier sur Parisis. Etait-il venu seul? Quelles etaient les dames qu'il promenait? Reviendrait-il de bonne heure? "M. le duc est venu seul, dit l'hotelier; mais je crois bien qu'il connait les deux dames qui sont arrivees cette nuit.--Pouvez-vous me dire le nom de ces dames?--Oui, je viens de les inscrire: c'est si je me souviens bien, la marquise de Fontaneilles et sa soeur, Mlle de la Gaiete.--Vous voulez dire Mlle de Joyeuse.---Ah! oui, dit l'hotelier, qui pensait en allemand; je traduisais mal." Le prince s'eloigna. "Que diable tout ce monde-la fait-il ici?" Il rencontra Monjoyeux: "Vous ici! par quel miracle?" Monjoyeux arrivait en toute hate de Paris, parce qu'un modele--la soeur de la femme de chambre de Mme de Fontaneilles--lui avait appris l'histoire du rendez-vous a Ems et le depart du marquis. Il etait parti lui-meme, pressentant un malheur. Monjoyeux n'avait qu'un ami: il veillait sur lui. Il ne voulut rien dire au prince, craignant que cet evapore ne mit le feu aux poudres. Le duc de Parisis rentra a l'hotel d'Angleterre a onze heures, avec la marquise de Fontaneilles et Mlle de Joyeuse. Il avait dine avec elles dans une villa voisine. Le duc et la marquise ne s'etaient pas dit un mot d'amour, mais quelle adorable causerie des yeux! A l'hotel, Octave serrant la main de Mme de Fontaneilles, avait dit tout haut: _A demain_, pour Mlle de Joyeuse, mais il avait dit tout bas: _A minuit_. Et il etait sorti pour passer l'heure d'attente a la salle de jeu. XXXII OU ETAIT LA DUCHESSE DE PARISIS? Elle etait arrivee a la station d'Ems a une heure; elle s'etait logee tout a cote en donnant un nom quelconque; elle s'etait bientot hasardee dans les promenades qui bordent la riviere, mais se derobant a chaque instant pour n'etre pas reconnue. Elle avait bientot vu ce qu'elle brulait de voir, ce qu'elle n'aurait pas voulu voir: Parisis se promenant avec Mme de Fontaneilles et Mlle de Joyeuse. La jeune fille n'etait pas pour les amoureux un temoin bien embarrassant, car elle courait les buissons et ne s'occupait ni de leurs oeillades ni de leurs causeries. Au detour d'une allee, comme Genevieve s'etait approchee, emportee malgre elle, elle avait vu Parisis qui saisissait la marquise par la ceinture pour l'embrasser en plein soleil. "Ah! c'est un coup de poignard," dit-elle en portant la main a son coeur. Elle voulut se montrer, mais elle eut le courage de se contenir et de s'en aller, craignant un eclat public, car des promeneurs s'etaient approches. Elle etait rentree en proie a mille desseins contraires. "J'en mourrai," disait-elle a chaque instant. Et elle avait ecrit plusieurs lettres a son mari, a la marquise, a Mlle Hyacinthe; mais ces lettres, on les retrouva inachevees le lendemain. Le soir, Genevieve s'etait decidee a aller a l'hotel d'Angleterre. Comme elle passait devant le palais de la Conversation, elle avait rencontre Parisis qui venait de conduire Mme de Fontaneilles et qui revenait a la salle de jeu. Le nom d'Octave echappa aux levres de la duchesse, quoiqu'elle eut resolu d'arriver chez lui incognito. Parisis retourna la tete, tres surpris de reconnaitre la voix de Genevieve. Il lui saisit la main. "C'est toi?--Je sais que vous ne m'attendiez pas.--Comme je suis heureux de te retrouver!" Ce mot etait si bien dit, que toute la jalousie de Genevieve tomba presque comme par enchantement. Mais elle se rappela le baiser a la promenade. "Et la marquise? dit-elle,--La marquise, elle devient folle, repondit Parisis, elle est ici, elle ne sait pourquoi. Elle dit pour sa poitrine, moi je dis pour son coeur. Je l'ai promenee aujourd'hui avec sa soeur, pour lui faire des remontrances.--En l'embrassant?--Oui, comme un bon predicateur que je suis: je ne veux pas la mort du pecheur." On sait que Parisis avait par excellence l'art de conjurer toutes les tempetes de l'amour. Il n'avait peur de rien, parce qu'il etait fertile en ressources: tromper, toujours tromper, c'etait son jeu. Genevieve le trouva si calme, si souriant, si amoureux, qu'elle ne voulut plus lui parler de Mme de Fontaneilles; elle pensa que le marquis avait ete aveugle par la jalousie, et qu'entre son mari et la marquise il n'y avait eu qu'une simple rencontre de hasard a Ems. La duchesse eut pourtant le courage, en entrant a l'hotel d'Angleterre, de demander a Parisis pourquoi il se hatait si lentement d'aller a son poste. "Tu sais, ma chere amie, lui repondit-il, que j'ai garde quel- ques-unes de mes mauvaises habitudes. J'aime toujours le jeu." Et apres un silence: "Mais j'aime bien mieux l'amour." Et il prit Genevieve dans ses bras avec toute la douceur penetrante de la veritable passion. Une des filles de l'hotel, qui avait vu les maneges de Parisis et de Mme de Fontaneilles, ne put s'empecher de dire en voyant Octave si amoureux de sa femme: "Eh bien! Dieu merci, que va dire l'autre tout a l'heure!" Parisis avait voulu que Genevieve soupat. Peut-etre esperait-il pouvoir s'echapper un instant pour avertir la marquise; mais Genevieve, qui n'avait pris depuis le matin que du the et du cafe, ne voulut pas souper. Apres avoir ete toute a sa douleur, elle etait toute a sa joie: elle embrassait Octave et le devorait des yeux. Son bonheur, qu'elle croyait perdu, elle le retrouvait plus rayonnant. Que se passait-il dans le coeur d'Octave? S'il etait inquiet, il cachait bien son inquietude. "Tu sais que je vais me coucher, lui dit tout a coup Genevieve. Et moi donc, lui repondit-il." Sur ce mot elle jeta ses gants sur le canape, et decoiffa d'un revers de main son mari qui, sans doute, n'avait garde son chapeau que pour pouvoir sortir encore. Genevieve qui, a Parisis comme a Champauvert, passait une heure le soir a se deshabiller, ne fut pas cinq minutes cette nuit-la, d'autant plus que Parisis y mit la main avec sa grace accoutumee. * * * * * Or, M. de Fontaneilles etait a son poste; avec une vrille, il avait perce deux trous imperceptibles pour voir le spectacle. Mais contre son attente, on ne venait pas dans le salon, on restait a causer dans la chambre a coucher. XXXIV L'HEURE D'AIMER La porte qui s'ouvrait de la chambre a coucher sur le salon etait fermee. M. de Fontaneilles entendait vaguement un bruit de voix sans qu'une seule parole vint a son oreille. Que se disait-on? Il ecoutait avec anxiete, il regardait avec fureur le sillon de lumiere qui passait sous la porte. "Oh! ma vengeance," dit-il en se contenant. On causait toujours. Apres une heure d'attente, la porte s'ouvrit. Octave seul passa dans le salon. Que venait-il y faire? il n'y apporta pas de lumiere, mais la lumiere de la chambre le suivit d'un pale reflet. La chambre de la marquise de Fontaneilles avait une porte sur ce salon: Octave tentait-il de lui donner des nouvelles? La duchesse appela son mari. Octave retourna dans la chambre sans refermer la porte. Alors M. de Fontaneilles vit, a demi masquee par Octave, une femme qui le pressait amoureusement sur son sein. Le marquis rugit. Il avait entendu cette parole--ce cri d'un coeur eperdu: "Ah! si tu savais comme je t'aime!"--"Elle ne m'a jamais dit cela!" dit-il en etouffant sa voix. Il regardait toujours. Octave commenca a deshabiller Genevieve avec sa grace accoutumee. Et, tout en la deshabillant, il lui baisait les cheveux, il lui baisait le cou, il lui baisait les bras. M. de Fontaneilles voyait mal, mais il voyait trop. Et quand la robe tomba, Octave prit doucement Genevieve et la porta sur le lit avec les paroles les plus amoureuses. "Il me semble qu'il y a un siecle!" dit-elle. Parisis alla fermer la porte ouverte sur le salon. Cette fois, le marquis ne vit plus rien et n'entendit plus rien. Sa curiosite febrile le clouait encore a la porte condamnee. Tout a coup, il arracha cette porte. Il saisit le poignard,--il avait le revolver dans sa poche,--il se precipita dans la chambre a coucher.--Tout aveugle et tout eperdu il frappa. Octave se defendit mal, parce qu'il fut surpris se deshabillant. Quoique la femme fut presque nue, elle se jeta hors du lit pour se precipiter au-devant du furieux, comme pour preserver Parisis. En se jetant hors du lit, elle renversa le candelabre, les bougies s'eteignirent. Mais M. de Fontaneilles, voyant une forme blanche devant lui: "Toi aussi, je te tuerai!" dit-il en rugissant comme une bete fauve. Il avait deja blesse Parisis. Avant que Parisis se fut jete entre l'assassin et sa femme, l'assassin eut le temps de frapper. Et il frappa au coeur. Genevieve poussa un cri: "Octave, je meurs! je meurs!" M. de Fontaneilles n'etait pas assouvi; pendant que sa femme entrainait Parisis qui l'avait prise dans ses bras, le marquis frappa encore. Parisis cria avec l'effroi de toutes les douleurs: "Genevieve! Genevieve!" Frappe au cote, ne s'inquietant que de sa femme, qui tombait a moitie morte dans ses bras, il n'avait pas reconnu M. de Fontaneilles, il ne comprenait rien a cet assassinat. A ce cri d'Octave appelant Genevieve, M. de Fontaneilles eut peur. Deja quand Genevieve avait dit:--_Octave, je meurs!_--, il avait pense que sa femme parlait a son amant en deguisant sa voix. Il courut dans sa chambre et revint avec une bougie. Il vit la duchesse de Parisis mourante, mais s'agitant encore sous les baisers et sous les cris d'Octave. Alors il s'enfuit epouvante, laissant tomber son poignard. Octave venait de tout voir et de tout deviner. Tout ensanglante, il ramassa le poignard et courut sur le marquis. Il etait effrayant: le visage livide, les traits contractes, les yeux injectes de stries sanglantes. Quand le marquis vit accourir Octave, il saisit un des deux pistolets qui etaient sur la table. "N'avancez pas, lui cria-t-il, n'avancez pas ou je vous tue." Octave avanca, et, frappant au bras M. de Fontaneilles, il detourna le coup. La balle alla trouer une boiserie et briser bruyamment un miroir dans la chambre voisine. C'etait la chambre de Mme de Fontaneilles. Elle ne savait pas que Genevieve fut venue a Ems non plus que M. de Fontaneilles. A cette heure meme, la marquise, aveuglee par son amour, se demandait pourquoi Octave ne lui faisait pas signe, puisqu'il avait ete convenu qu'a minuit, pendant le premier sommeil de Mlle de Joyeuse, elle irait, de son pied leger, continuer sa causerie amoureuse avec Parisis. En attendant, elle se mirait et se trouvait belle. Elle avait les deux battements de coeur de celles qui attendent. Au coup de pistolet, mille eclats de la glace volerent sur elle. Elle fut stoique et ne cria pas. Il restait assez du miroir pour lui montrer qu'elle etait defiguree. Mlle de Joyeuse, presque endormie dans une chambre a cote, accourut, poussa un cri et recula avec effroi devant ce spectacle. "Ma soeur! ma soeur!--Chut! prions Dieu, Clotilde," dit Mme de Fontaneilles en tombant evanouie. Mlle de Joyeuse essuyait de ses mains et de ses levres le sang qui perlait sur la figure de sa soeur. La femme adultere etait frappee a jamais dans ce qu'elle aimait le plus: sa beaute! XXXIV LE JUGEMENT DE DIEU Parisis avait renverse le marquis de Fontaneilles; il avait frappe deux fois deja... "C'est une lachete! dit le marquis, je suis desarme.--Une lachete! dit Octave avec amertume; est-ce que ma femme etait armee?--Vous savez bien que je croyais frapper ma femme." C'etait la premiere fois que le mot _lachete_ resonnait aux oreilles de Parisis. Il domina toutes ses coleres et toutes ses douleurs. Il se releva et dit avec calme: "Eh bien! il vous reste un pistolet charge: voulez-vous le jugement de Dieu?--Le jugement de Dieu! dit le marquis se relevant aussi. Vous ne croyez pas a Dieu!" Ce fut a cet instant que Mlle de Joyeuse jeta un cri en voyant sa soeur toute sanglante. Octave crut entendre la voix de Genevieve et courut a elle. Il lui parla et l'embrassa comme s'il voulut lui donner son ame pour la ranimer. La lune repandait sur la figure de la duchesse un pale sillon de lumiere. Genevieve avait les yeux ouverts, mais elle ne voyait plus Octave. Il s'agenouilla: "Oui, le jugement de Dieu! dit-il avec desespoir; le jugement de Dieu, puisque tout est fini." Et comme si Genevieve dut l'entendre: "Genevieve! Genevieve! mon adoree Genevieve, attends-moi!" Il l'embrassa encore. "Non, dit-il, l'ame n'est pas morte!" Et levant les yeux dans la nuit, cet athee s'ecria: "_Credo!_" Cette fois, il eut des larmes. Il lui sembla qu'il revoyait deja au ciel sa mere et sa femme. Mais le marquis attendait. Il retourna vers lui. "Voyons, dit-il, j'ai hate.--Moi aussi, dit M. de Fontaneilles. Voila deux pistolets, tous les deux sont couverts de sang: prenez!" Mais Parisis dit qu'il reconnaissait celui qui venait d'etre tire. Le marquis deplia une serviette, la jeta sur les pistolets et les tourna trois fois. "Prenez donc!" dit-il avec impatience. Parisis, toujours galant homme, ecrivait sur le coin d'une table: "Je me bats en duel avec M. de Fontaneilles. "DUC DE PARISIS." Ce 28 juin, minuit et demi. A son tour, le marquis de Fontaneilles ecrivit: "Je me bats en duel avec M. de Parisis. "MARQUIS DE FONTANEILLES." Ce 29 juin, minuit et demi. Le duc croyait que toute la nuit appartenait au jour passe. Le marquis comptait, en homme ordonne, le jour nouveau a partir de minuit. Voila pourquoi on trouva deux dates: _le 28 juin et le 29 juin._ Parisis mit la main sous le repli de la serviette et prit un pistolet. Quand il l'arma, il lui sembla, malgre son emotion, tant etait grande son experience des armes, que le canon de ce pistolet etait encore tiede comme si on venait de s'en servir. "Dieu me condamne, Genevieve m'appelle," dit-il en levant fierement la tete. Les deux adversaires se placerent presque l'un contre l'autre, le doigt sur la detente, la gueule du pistolet a peine a dix centimetres du coeur. Eclaires par la flamme vacillante d'une bougie, ils se regarderent un instant d'un terrible regard; ils entendirent battre leur coeur sous le canon des pistolets. "Un, dit Octave.--Deux, dit M. de Fontaneilles.--Trois, dit Octave." Une detonation retentit dans le silence de la nuit. M. de Fontaneilles vit le dernier des Parisis, frappe d'une balle en pleine poitrine, faire quelques pas en arriere. Tout a coup, ressaisissant un eclair de vie, Octave alla d'un pas rapide tomber avec un grand cri de douleur sur le sein de la duchesse de Parisis. Elle eut encore un tressaillement. XXXV MONJOYEUX Quoiqu'il fut minuit et demi, quelques joueurs attardes avaient reconduit apres souper Mlles Fleur-de-Peche, la Taciturne et Tourne-Sol jusqu'a la porte de l'hotel d'Angleterre. Ces deux dames ne recevaient pas _intra muros_. On entendit le coup de pistolet qui frappait Parisis. "Entendez-vous? dit un joueur, c'est un decave qui joue a la rouge." Horrible mot, quand on pense a tout ce sang repandu. Le prince Bleu devisait gaiement avec ces demoiselles; il avait rencontre a onze heures Parisis et sa femme qui allaient entrer a l'hotel d'Angleterre; ils lui paraissaient si heureux, qu'un rayon lui etait venu jusque sur la figure; il n'avait jamais ete si gai. Cette detonation l'inquieta pourtant. Ce fut alors qu'un homme, plus inquiet que lui, arriva dans le groupe et demanda de quoi il etait question. C'etait Monjoyeux, suivi bientot de Villeroy qui etait arrive par le train du soir. Quand on leur eut repondu qu'on venait d'entendre une detonation: "Oh! mon Dieu! s'ecria Monjoyeux, il y a la-haut un assassinat." On voyait courir des lumieres dans l'hotel, on criait et on parlait haut. Monjoyeux carillonna pour entrer. La porte s'ouvrit. Le prince Bleu s'elanca desespere. Monjoyeux allait le suivre, mais M. de Fontaneilles sortit. Monjoyeux remarqua qu'il etait tout couvert de sang. "On ne passe pas, lui dit-il en l'arretant.--Pourquoi? demanda froidement le marquis.--Parce que vous ressemblez a un homme qui fait son crime.--Moi! Je ne fuis pas. Cet homme m'avait pris ma femme, je vais tout droit me constituer prisonnier.--Eh bien! vous etes mon prisonnier," dit Monjoyeux. Et quand il eut appris l'horrible tragedie: "Va! lui dit-il, je t'abandonne a toi-meme, va cuver ton sang!" Mais le ressaisissant: "Tu m'as tue mon seul ami; tu porteras un jour ma marque, si tu es absous." Le rude Monjoyeux pleurait comme un enfant. Et comme a toutes choses il y a une moralite, Monjoyeux ajouta: "Il faut en finir une fois pour toutes avec ces hommes qui assassinent les femmes. Dieu merci! la peine de mort contre la femme est abolie." Monjoyeux courut vers Parisis. Il lui sembla qu'il tressaillait encore. Il voulait l'embrasser; mais, quand il le vit couvrant de ses mains et de sa figure la chaste nudite de Genevieve, il tomba agenouille et il eclata en sanglots. Le medecin qui etait survenu, les supplia, lui, Villeroy et le prince Bleu, de sortir de cette chambre sanglante, ou tout le monde voulait entrer. "Oui, dit Monjoyeux, allons-nous-en. C'est la chambre nuptiale de la mort. Que personne ne la profane." Et apres avoir respectueusement baise la main de la morte, il ajouta: "Demain j'y reviendrai seul." Mais le lendemain, quand il revint, on lui dit que son ami etait deja dans le cercueil. Il rencontra dans l'escalier de l'hotel une femme qu'il avait vue a Paris au bras d'Octave. C'etait la Femme de Neige. Elle lui tendit la main: "Tout est fini!" dit-elle tristement. Il voulut lui parler, mais elle passa rapide et mysterieuse. XXXVI UNE NOUVELLE A LA MAIN Madame d'Argicourt etait serieusement malade. Elle aussi avait perdu son amant; elle aussi s'etait reveillee de toutes ses illusions. Horrible reveil, quand deja la jeunesse decline et qu'on n'espere plus reprendre pied dans le pays de l'amour. Cette femme, si vive et si gaie, toute emportee par la force de sa nature, devait tomber d'un seul coup comme ces arbres branchus qui appellent la foudre. Une soeur de charite la veillait. C'etait une jeune religieuse, pale et meditative, qui lui etait venue par son medecin ou par son confesseur, je ne sais pas bien. La jeune religieuse, toute a ses livres de prieres, ne semblait rien savoir des choses de ce monde. On apportait les journaux de sport, de haute vie, de nouvelles a la main a Mme d'Argicourt, la soeur de charite ne les lisait jamais. Mais un soir, comme Mme d'Argicourt s'impatientait dans la fievre, elle lui dit: "Ma soeur, je vous en prie, lisez-moi les journaux, faites-moi oublier que je souffre." La religieuse tenta de la convaincre que si elle ecoutait quelques lectures pieuses elle sentirait comme par miracle ses douleurs s'apaiser, tant les legendes chretiennes sont un baume sur toutes les douleurs, meme sur les douleurs corporelles, puisque, selon l'apotre, il n'y a que l'ame qui vit. La est le vrai stoicisme. Mais enfin, pour complaire a la malade, la religieuse ouvrit le premier journal venu. Elle promena ses regards ca et la. D'ou vient que la premiere chose qu'elle lut fut cette nouvelle a la main toute fraiche venue d'Ems par le telegraphe, comme s'il se fut agi d'un evenement politique? "La ville d'Ems inaugure mal sa saison. Voici, en quelques mots, la tragedie epouvantable dont cette petite ville, toujours si gaie, vient d'etre le theatre. Il y a la un denouement pour les faiseurs de drames. "Un duc celebre dans le monde parisien etait arrive hier sans sa duchesse. Il parait qu'il venait a Ems pour y rencontrer une belle marquise parisienne. "Mais le duc et la marquise avaient compte sans la duchesse et le marquis. "Or, la duchesse arrive a temps et prend sa place le soir dans le lit du duc, c'etait son droit; c'etait son devoir. "Mais, par malheur, le marquis, en proie a sa fureur jalouse, ne doute pas qu'il va trouver sa femme dans le lit du duc; dans son aveuglement, il se precipite, il entend parler une femme, la jalousie lui dit que c'est la sienne, il est arme d'un poignard. Il veut frapper le duc, peut-etre pour frapper la femme ensuite. "Le duc etait debout, se deshabillant; la femme etait deja couchee. Au premier coup de poignard, la femme se precipite; dans son aveuglement, le marquis la frappe a son tour. "Il frappe au coeur. "Le duc est blesse et la femme tuee. Rien ne peut peindre cet horrible carnage. "Ce n'est pas tout: duel au poignard, duel au pistolet, jugement de Dieu, que sais-je! Le duc est tue, le marquis s'est livre a la justice allemande. "On n'a pas de nouvelles de la marquise. "C'est d'autant plus epouvantable, que le duc et la duchesse s'adoraient. On sait qu'ils etaient encore dans leur lune de miel. Mais n'est-ce pas bien mourir que de mourir heureux? "Et maintenant, on se demande ce que faisait la une dame etrangere connue a Paris sous le nom de la _Femme de Neige_? "Tout est mysterieux en cette tragedie d'Ems." La religieuse ne lut tout haut que les premieres lignes de cette "nouvelle a la main." Mme d'Argicourt se souleva. "Lisez, lisez, ma soeur. Je suis sure que c'est le duc de Parisis. Oh! mon Dieu! mon Dieu! quel malheur!" Mme d'Argicourt s'apercut alors que la religieuse venait de tomber evanouie. XXXVII LES ROSES FANEES Cette depeche de Bade avait averti d'Aspremont, qui etait alors en Bourgogne: M. le comte d'Aspremont a Dijon. Ami, allez nous attendre a Paris. Epouvantable malheur. Duc et duchesse assassines. Funerailles mardi. MONJOYEUX. D'Aspremont courut au chateau de Parisis. Il y trouva, dans la chambre de la duchesse, Mlle Hyacinthe, a peine revenue de Cologne. Elle avait le matin cueilli des roses pour Genevieve. Elle venait, elle aussi, de recevoir, une depeche de Monjoyeux. Quoique d'Aspremont connut a peine la jeune amie de la duchesse, il se jeta dans ses bras et pleura avec elle. "Voyez-vous, lui dit-il, je ne retrouverai jamais un ami comme de Parisis. Brave comme le feu, genereux comme l'or, celui-la ne se marchandait pas. Il donnait son coeur et son ame comme sa fortune. C'est un deuil pour tout Paris! car il etait partout la joie et la vie.--Et la duchesse? s'ecriait Hyacinthe en eclatant dans ses sanglots, c'etait la plus adorable de toutes les femmes: la beaute, la vertu, lachante. Elle n'avait pas sa seconde, si ce n'est la Violette." D'Aspremont fut touche des larmes de Mlle Hyacinthe. Il n'avait jamais si bien pleure. "Dieu ne voulait pas qu'ils fussent heureux, lui dit-elle, car Violette etait morte pour eux.--Qui vous a dit que Violette fut morte? dit d'Aspremont. Je suis sur que je l'ai reconnue a Paris aux filles repenties, quoiqu'elle se cachat bien.--Oh! dites-moi que Violette n'est pas morte; si vous saviez comme nous nous aimions! Si vous saviez comme la duchesse aimait sa cousine! Il n'y a pas une fleur ici qui n'en temoignerait." Mlle Hyacinthe eut un sourire a travers ses larmes. "Genevieve, reprit-elle, effeuillait tous les jours des milliers de roses en souvenirs de Violette. Les pauvres roses de Parisis et de Pernan, qui donc les cueillera?" Hyacinthe montra a d'Aspremont une couronne de roses blanches qu'elle avait jetee sur le lit de la duchesse. "Ce lit, dit-elle, ou on ne la couchera plus, meme dans la mort! Ce lit ou j'esperais la voir mere!" D'Aspremont eut a cet instant comme une vision de sa vie future: il sembla que ces roses deja fanees etaient jetees sur le tombeau de son coeur. Il se jeta dans les bras de Hyacinthe comme un desespere qui voudrait mourir. Hyacinthe ne comprenait pas; elle s'imagina un instant que d'Aspremont l'aimait. Mais d'Aspremont n'etait si triste que par prescience: comme un spectateur au theatre de sa vie, il voyait le drame avant que le rideau fut leve. "Que m'importe moi-meme, dit-il a la jeune fille; mon vrai desespoir, c'est la mort de Parisis. Que ferai-je sans lui, maintenant!" Et ce fut a Paris le cri de tous les amis d'Octave, tant il etait l'ame de toutes ses belles folies. XXXVIII VIOLETTE ETAIT-ELLE MORTE? Celui qu'on surnommait le prince Bleu, le marquis de Villeroy et Monjoyeux accompagnerent au chateau de Parisis les depouilles mortelles du duc et de la duchesse. Monjoyeux avait des bouffees de colere contre ce jeu de hasard que d'autres appellent la destinee. Villeroy etait grave, triste et silencieux: un chagrin diplomatique. Le prince etait meconnaissable. Il sentait qu'il avait perdu celui qu'il aimait, lui aussi, comme son seul ami. On se racontait dans ce pelerinage de la mort tous les episodes amoureux d'Octave de Parisis. Il semblait que la vie parisienne fut deja en deuil. Qui donc vivrait si bravement dans toutes les aventures, dans le luxe inoui, dans les elegances exquises; une fois encore le beau monde avait perdu son d'Orsay. Les trois amis parlaient de Genevieve comme d'une soeur et comme d'une sainte. Quand on arriva devant le chateau, qui ce jour-la riait au soleil, on vit, appuyee sur Mlle Hyacinthe, une religieuse voilee, qui descendit le perron et qui fit le signe de la croix sur les deux cercueils recouverts de velours. La religieuse etait blanche comme un linceul; elle ressemblait a ces figures d'Angelico da Fiesole qui n'ont plus rien de la terre. Aussi etait-ce un etrange contraste que de la voir soutenue par Mlle Hyacinthe qui, quoique toute a sa douleur, gardait l'eclat de ses vingt ans. C'etait l'image de la mort soutenue par la vie. Monjoyeux demanda a Mlle Hyacinthe si cette religieuse etait de la famille. "Vous ne la connaissez donc pas?--Dites-moi son nom.--Elle s'appelle Louise de la Misericorde, comme Mlle de la Valliere." La religieuse avait pose ses deux mains sur les deux cercueils, comme si elle eut senti battre encore le coeur d'Octave de Parisis et de Genevieve de La Chastaigneraye. "Octave, murmura-t-elle, priez Dieu pour moi!" XXXIX LA LEGENDE DES PARISIS Les funerailles du duc et de la duchesse de Parisis appelerent au chateau le beau monde qui naguere etait venu si joyeux aux noces d'Octave et Genevieve. Mais il y eut des absents. Ce pauvre chateau de Parisis! un instant reveille pour les fetes, desormais le campo santo d'une grande famille dont le nom ne retentira plus! Apres les funerailles, dans la crypte des tombeaux, la religieuse ne dit qu'un seul mot, le mot de Genevieve:--C'EST LA!-- Et elle montra les deux cercueils. Monjoyeux ne dit qu'un seul mot a la religieuse: "Ma soeur ainsi le voulait la legende des Parisis, qui a dit: L'AMOUR DES PARISIS DONNERA LA MORT, L'AMOUR DONNERA LA MORT AUX PARISIS. La soeur de charite murmura: "Oui, puisque je suis morte pour ce monde." XL FRAGMENT D'UNE LETTRE DE MONJOYEUX On donnera ici quelques lignes d'une lettre ecrite par Monjoyeux a celui qui a conte cette histoire: N'imprimez pas encore le mot FIN. Il n'y a jamais de denouement dans les histoires de ce monde. La mort ne tue ni l'ame le souvenir, ni la passion. Le tombeau n'est pas le neant; ne parle-t-il pas a ceux qui survivent? Que de chapitres a travers la mort! Demandez a Violette, cette autre Louise de la Misericorde, qui porte son linceul, mais qui ne peut pas mourir. Demandez a Mme d'Antraygues, a Mme de Fontaneilles, a Mme de Hauteroche, a toutes celles que nous avons vues dans les paleurs de la passion. Violette me disait hier: "Pourquoi la tombe ne s'ouvre-t-elle pas pour moi, puisque je traine mon suaire!" Et elle ajouta: "Mourir d'amour, c'est vivre deux fois: de la vie presente et de la vie future." La pauvre et douce Violette avait raison. C'est une vraie femme celle-la, une figure et un coeur, une ame dans la passion! Plus je vais, plus je reconnais la superiorite de la femme. Qu'est-ce que l'homme? Un rheteur. Notre ami Octave n'etait pas un rheteur. C'etait la jeunesse emportee par la passion. Pauvre Parisis! J'ai pleure sur son tombeau; mais je ne puis croire qu'un homme si vivant soit couche dans un linceul. Quand je vois une belle femme, il me semble toujours qu'il n'est pas loin. TABLE DES CHAPITRES PREFACE. LIVRE I MONSIEUR DON JUAN I. C'EST ECRIT SUR LES FEUILLES DU BOIS DE BOULOGNE. II. LA LEGENDE DES PARISIS. III. PAGES D'HISTOIRE FAMILIALE. IV. OU OCTAVE DE PARISIS SUIT SON BONHEUR. V. LES CURIOSITES D'UNE FILLE D'EVE. VI. LA MARGUERITE. VIL L'OR, LE POUVOIR, LA RENOMMEE, L'AMOUR. VIII. LE JEU DE CARTES. IX. LA DAME DE PIQUE ET LES POIGNARDS D'OR. X. LE BAISER DE DON JUAN. XI. LA DAME DE COEUR ET LA DAME DE PIQUE. XII. LE TOUR DU LAC. XIIL POURQUOI MADEMOISELLE ALICE SE FIT ENLEVER. XIV. SU LA GLACE. XV. L'ESCALIER D'ONYX. XVI. VIOLETTE. XVII. POURQUOI OCTAVE SENTIT UNE PETITE MAIN SUR LA SIENNE QUAND IL VOULUT SONNER. XVIII. LE ROI DE THULE. XIX. OCTAVE JETTE SA COUPE A LA MER. XX. UNE FEMME EN HAUT, UNE FEMME EN BAS. XXI. LES DEUX RIVALES. XXII. LE DUC DE PAS LE SOU. XXI. IL UNE REAPPARITION A. L'OPERA. XXIV. POURQUOI M. D'ANTRAYGUES DEMANDA A SA FEMME SI ELLE GANTAIT L'OCTAVE. XXV. UNE AMBASSADE GALANTE D'OCTAVE DE PARISIS. XXVI. LA VALSE DES ROSES. XXVII. LE DERNIER MOT DE L'AMBASSADE. XXVIII. LE NAUFRAGE DU COEUR. XXIX. LES METAMORPHOSES DE MADEMOISELLE VIOLETTE DE PARME. XXX. LE VOYAGE A DIEPPE. XXXI. SUR LA PLAGE. XXXII. LES DIX MILLIONS DE MADEMOISELLE REGINE DE PARISIS. XXXIII. LA DAME BLANCHE. XXXIV. LA MESSE DE DON JUAN. XXXV. LE BOUQUET DE ROSES-THE. XXXVI. LE BOUQUET DE ROSES-THE ET LE POISON DES MEDICIS. XXXVII. L'ADIEU DE VIOLETTE. XXXVIII. LES DIX MILLIONS. XXXIX. ALICE. XL. OU VA UNE FEMME QUI TOMBE. LIVRE II MADAME VENUS I. LA CHAMBRE A DEUX LITS. II. DE MADAME DE MARSILLAC QUI PORTAIT DES MUFFLES D'OR SUR CHAMP DE GUEULES. III. LA LUNE REGARDAIT PAR LA FENETRE. IV. POURQUOI ANGELE ETAIT-ELLE PARTIE. V. VIOLETTE AU SECRET. VI. DE QUELQUES DEMOISELLES CHEZ LE JUGE D'INSTRUCTION. VII. POURQUOI ANGELE ETAIT-ELLE PARTIE. VIII. DE QUELQUES PARADOXES DE MONJOYEUX. IX. MONJOYEUX JOUE UN NOUVEAU ROLE. X. LA COUR D'ASSISES. XI. LA MERE DE VIOLETTE. XII. VIOLETTE ET GENEVIEVE. XIII. TROIS MARIS CONTENTS. XIV. LES FEMMES INVINCIBLES. XV. L'ESCARPOLETTE. XVI. LE FESTIN DE MARBRE. XVII. UN TOAST A LA FEMME. XVIII. HISTOIRE DE MADAME VENUS. XIX. LE THE DE MADAME VENUS. XX. LE SOUPER DU COMMANDEUR. XXL. CI GIT MADAME VENUS. LIVRE III LA DAME DE COEUR I. DEUX LARMES DE GENEVIEVE. II. LA FOLIE DE LA RAISON. III. LES DEUX COUSINES. IV. LA CONFESSION DE GENEVIEVE. V. POURQUOI CLOTILDE MOURUT VIERGE. VI. L'HEURE DU DIABLE. VII. LES VISIONS DE MADEMOISELLE JULIA. VIII. LA SOLITUDE DE VIOLETTE. IX. LES DEUX COUSINES. X. LE CHATEAU DE CARTES. XI. UN AUTRE BOUQUET MORTEL. XII. OU ETAIT ALLEE VIOLETTE. XIII. LE TROISIEME LARRON. XIV., LA FEMME DE NEIGE. XV. PAGES DETACHEES DE LA VIE D'OCTAVE. XVI. LA CHIFFONNIERE. XVII. L'HOTEL DU PLAISIR, MESDAMES. XVIII. LES INSEPARABLES. XIX. LES POIGNARDS D'OR. XX. UN CARABIN ARRACHE UNE DENT A MADEMOISELLE REBECCA. LIVRE IV LA TRAGEDIE I. LA CONFESSION DE VIOLETTE. II. OCTAVE A PARISIS. III. LE DEFI A DIEU. IV. LA MORTE ET LA VIVANTE. V. LE BOUQUET DE FRAISES ET LE HOUQUET DE LEVRES. VI. LE MARIAGE DE DON JUAN. VII. L'EXTRAIT MORTUAIRE DE VIOLETTE DANS LA CHAMBRE NUPTIALE. VIII. L'HIRONDELLE DE VIOLETTE. IX. LE LENDEMAIN DU BONHEUR. X. MOURIR CHEZ SOI. XI. LA D'ANTRAYGUES! XII. LA MORT D'UNE PECHERESSE. XIII. LA LETTRE DE DEUIL. XIV. L'APPARITION. XV. LE DIABLE AU CHATEAU. XVI. LA MARQUISE DE FONTANEILLES. XVII. LE DEJEUNER SUR L'HERBE. XVIII. LES FILLES REPENTIES. XIX. LA CRISE. XX. QUE L'AMOUR DE LA RESISTANCE EST AUSSI IMPERIEUX QUE LE DESIR DE L'AMOUR. XXI. LE DERNIER SOUPER. XXII. UNE CAUSERIE SUR LES FEMMES AU CONCERT DES CHAMPS-ELYSEES. XXIII. LA FATALITE. XXIV. LES ADIEUX. XXV. LE DEMON DE L'ADULTERE. XXVI. NEE FOUR AIMER, NEE POUR SOUFFRIR. XXVII. TOURNE-SOL ET LA TACITURNE. XXVIII. LA FEMME VOILEE. XXIX. LES DEUX ATHEES. XXX. M. DE FONTANEILLES. XXXI. PROPOS PERDUS. XXXII. OU ETAIT LA DUCHESSE DE PARISIS? XXXIII. L'HEURE D'AIMER. XXXIV. LE JUGEMENT DE DIEU. XXXV. MONJOYEUX. XXXVI. UNE NOUVELLE A LA MAIN. XXXVII. LES ROSES FANEES. XXXVIII. VIOLETTE ETAIT-ELLE MORTE? XXXIX. LA LEGENDE DES PARISIS. XL. FRAGMENT D'UNE LETTRE DE MONJOYEUX. End of the Project Gutenberg EBook of Les grandes dames, by Arsene Houssaye *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES GRANDES DAMES *** This file should be named 7grdm10.txt or 7grdm10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7grdm11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7grdm10a.txt Produced by Carlo Traverso, Marc D'Hooghe and the PG Online Distributed Proofreading Team. Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. Please note neither this listing nor its contents are final til midnight of the last day of the month of any such announcement. The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A preliminary version may often be posted for suggestion, comment and editing by those who wish to do so. Most people start at our Web sites at: http://gutenberg.net or http://promo.net/pg These Web sites include award-winning information about Project Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). Those of you who want to download any eBook before announcement can get to them as follows, and just download by date. This is also a good way to get them instantly upon announcement, as the indexes our cataloguers produce obviously take a while after an announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext03 or ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext03 Or /etext02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 Just search by the first five letters of the filename you want, as it appears in our Newsletters. Information about Project Gutenberg (one page) We produce about two million dollars for each hour we work. The time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our projected audience is one hundred million readers. If the value per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 If they reach just 1-2% of the world's population then the total will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! This is ten thousand titles each to one hundred million readers, which is only about 4% of the present number of computer users. Here is the briefest record of our progress (* means estimated): eBooks Year Month 1 1971 July 10 1991 January 100 1994 January 1000 1997 August 1500 1998 October 2000 1999 December 2500 2000 December 3000 2001 November 4000 2001 October/November 6000 2002 December* 9000 2003 November* 10000 2004 January* The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. We need your donations more than ever! As of February, 2002, contributions are being solicited from people and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West Virginia, Wisconsin, and Wyoming. We have filed in all 50 states now, but these are the only ones that have responded. As the requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund raising will begin in the additional states. Please feel free to ask to check the status of your state. In answer to various questions we have received on this: We are constantly working on finishing the paperwork to legally request donations in all 50 states. If your state is not listed and you would like to know if we have added it since the list you have, just ask. While we cannot solicit donations from people in states where we are not yet registered, we know of no prohibition against accepting donations from donors in these states who approach us with an offer to donate. International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made deductible, and don't have the staff to handle it even if there are ways. Donations by check or money order may be sent to: Project Gutenberg Literary Archive Foundation PMB 113 1739 University Ave. Oxford, MS 38655-4109 Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment method other than by check or money order. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN [Employee Identification Number] 64-622154. Donations are tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund-raising will begin in the additional states. We need your donations more than ever! You can get up to date donation information online at: http://www.gutenberg.net/donation.html *** If you can't reach Project Gutenberg, you can always email directly to: Michael S. Hart Prof. Hart will answer or forward your message. We would prefer to send you information by email. **The Legal Small Print** (Three Pages) ***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START*** Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers. They tell us you might sue us if there is something wrong with your copy of this eBook, even if you got it for free from someone other than us, and even if what's wrong is not our fault. So, among other things, this "Small Print!" statement disclaims most of our liability to you. It also tells you how you may distribute copies of this eBook if you want to. *BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm eBook, you indicate that you understand, agree to and accept this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive a refund of the money (if any) you paid for this eBook by sending a request within 30 days of receiving it to the person you got it from. If you received this eBook on a physical medium (such as a disk), you must return it with your request. ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks, is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. Hart through the Project Gutenberg Association (the "Project"). Among other things, this means that no one owns a United States copyright on or for this work, so the Project (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth below, apply if you wish to copy and distribute this eBook under the "PROJECT GUTENBERG" trademark. Please do not use the "PROJECT GUTENBERG" trademark to market any commercial products without permission. To create these eBooks, the Project expends considerable efforts to identify, transcribe and proofread public domain works. Despite these efforts, the Project's eBooks and any medium they may be on may contain "Defects". Among other things, Defects may take the form of incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other eBook medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. LIMITED WARRANTY; DISCLAIMER OF DAMAGES But for the "Right of Replacement or Refund" described below, [1] Michael Hart and the Foundation (and any other party you may receive this eBook from as a PROJECT GUTENBERG-tm eBook) disclaims all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees, and [2] YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE OR UNDER STRICT LIABILITY, OR FOR BREACH OF WARRANTY OR CONTRACT, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES, EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGES. If you discover a Defect in this eBook within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending an explanatory note within that time to the person you received it from. If you received it on a physical medium, you must return it with your note, and such person may choose to alternatively give you a replacement copy. If you received it electronically, such person may choose to alternatively give you a second opportunity to receive it electronically. THIS EBOOK IS OTHERWISE PROVIDED TO YOU "AS-IS". NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, ARE MADE TO YOU AS TO THE EBOOK OR ANY MEDIUM IT MAY BE ON, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR A PARTICULAR PURPOSE. Some states do not allow disclaimers of implied warranties or the exclusion or limitation of consequential damages, so the above disclaimers and exclusions may not apply to you, and you may have other legal rights. INDEMNITY You will indemnify and hold Michael Hart, the Foundation, and its trustees and agents, and any volunteers associated with the production and distribution of Project Gutenberg-tm texts harmless, from all liability, cost and expense, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following that you do or cause: [1] distribution of this eBook, [2] alteration, modification, or addition to the eBook, or [3] any Defect. DISTRIBUTION UNDER "PROJECT GUTENBERG-tm" You may distribute copies of this eBook electronically, or by disk, book or any other medium if you either delete this "Small Print!" and all other references to Project Gutenberg, or: [1] Only give exact copies of it. Among other things, this requires that you do not remove, alter or modify the eBook or this "small print!" statement. You may however, if you wish, distribute this eBook in machine readable binary, compressed, mark-up, or proprietary form, including any form resulting from conversion by word processing or hypertext software, but only so long as *EITHER*: [*] The eBook, when displayed, is clearly readable, and does *not* contain characters other than those intended by the author of the work, although tilde (~), asterisk (*) and underline (_) characters may be used to convey punctuation intended by the author, and additional characters may be used to indicate hypertext links; OR [*] The eBook may be readily converted by the reader at no expense into plain ASCII, EBCDIC or equivalent form by the program that displays the eBook (as is the case, for instance, with most word processors); OR [*] You provide, or agree to also provide on request at no additional cost, fee or expense, a copy of the eBook in its original plain ASCII form (or in EBCDIC or other equivalent proprietary form). [2] Honor the eBook refund and replacement provisions of this "Small Print!" statement. [3] Pay a trademark license fee to the Foundation of 20% of the gross profits you derive calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. If you don't derive profits, no royalty is due. Royalties are payable to "Project Gutenberg Literary Archive Foundation" the 60 days following each date you prepare (or were legally required to prepare) your annual (or equivalent periodic) tax return. Please contact us beforehand to let us know your plans and to work out the details. WHAT IF YOU *WANT* TO SEND MONEY EVEN IF YOU DON'T HAVE TO? Project Gutenberg is dedicated to increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form. The Project gratefully accepts contributions of money, time, public domain materials, or royalty free copyright licenses. Money should be paid to the: "Project Gutenberg Literary Archive Foundation." If you are interested in contributing scanning equipment or software or other items, please contact Michael Hart at: hart@pobox.com [Portions of this eBook's header and trailer may be reprinted only when distributed free of all fees. Copyright (C) 2001, 2002 by Michael S. Hart. Project Gutenberg is a TradeMark and may not be used in any sales of Project Gutenberg eBooks or other materials be they hardware or software or any other related product without express permission.] *END THE SMALL PRINT! FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS*Ver.02/11/02*END*