The Project Gutenberg EBook of La Cendre, by Fernand Vandérem This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: La Cendre Author: Fernand Vandérem Release Date: July 16, 2016 [EBook #52585] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CENDRE *** Produced by Clarity, Eleni Christofaki and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Note sur la Transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. Une liste d'autres corrections faites se trouve à la fin du livre. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. FERNAND VANDÉREM La Cendre ROMAN [Illustration] PARIS PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR 28 _bis_, RUE DE RICHELIEU, 28 _bis_ 1894 Tous droits réservés. La Cendre Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays y compris la Suède et la Norvège. S'adresser, pour traiter, à M. PAUL OLLENDORFF, Éditeur, 28 _bis_, rue de Richelieu, Paris. FERNAND VANDÉREM La Cendre ROMAN [Illustration] PARIS PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR 28 _bis_, RUE DE RICHELIEU, 28 _bis_ 1894 Tous droits réservés. _Il a été tiré de cet ouvrage 15 exemplaires sur papier de Hollande._ _A_ _PAUL HERVIEU_ _En témoignage de profonde affection._ F. V. LA CENDRE I --Tiens, M. Gilbert qui sonne! dit la cuisinière en posant son bol de café au lait. Puis, comme le valet de chambre semblait ne pas l'avoir entendue, continuait de parcourir un journal, à moitié déplié: --Dites donc, Joseph! Je vous dis que monsieur sonne! --C'est bon! fit le domestique. J'y vais!... Préparez le déjeuner ... Et il ajouta, après avoir remis le journal en ordre: --Huit heures et demie!... C'est tôt pour lui!... Encore sa dame qui le tourmente!... Ce qu'il s'en fait de la bile, tout de même, pour cette femme-là! La cuisinière leva la main en signe de découragement attendri: --Quelquefois que je serais sa mère, à monsieur, et que j'aurais un fils de trente ans dans cet état-là, c'est moi qui m'en mêlerais de ses affaires!... Tenez, voilà le déjeuner ... Joseph emporta le plateau, s'avançant sur la pointe des pieds, le plus légèrement qu'il pouvait, bien que son maître fût éveillé. Mais il marchait ainsi par habitude, comme chaque matin, depuis deux ans que durait la liaison de Gilbert Mareuil avec Mme Hardouin et que le jeune homme avait donné des ordres formels pour que, pendant la matinée, on ne fît aucun bruit, on allât doucement, on ne pénétrât jamais chez lui avant qu'il n'eût sonné. Il avait, ce jour-là, les yeux grands ouverts quand Joseph entra dans sa chambre, et, malgré l'ébouriffement de ses cheveux épais, ramenés en houppe par l'agitation du sommeil, et le désordre de sa moustache châtain-clair, qu'il portait de coutume bien frisée et un peu relevée des bouts,--on voyait qu'il y avait quelque temps déjà qu'il ne dormait plus. Il demanda d'une voix lasse qu'il essayait de rendre calme, presque indifférente: --Le courrier est arrivé? --Oui, Monsieur ... Pas de lettres pour Monsieur ... Le domestique ramassa les vêtements et sortit. Mareuil s'était retourné, la figure enfoncée dans l'oreiller, gisant, inerte, pareil à un cadavre tombé face à terre, retenant les saccades de sa respiration, évitant les moindres mouvements, la main seulement collée contre la barrière des côtes où son cœur heurtait, gonflé, tout détraqué. Puis, comme la somnolence ne revenait pas, il se dressa brusquement, assis au milieu du lit, et regarda sa montre. Elle marquait neuf heures. Ainsi cinq heures le séparaient du moment où il verrait Jack, c'est-à-dire son amie Mme Jacqueline Hardouin, à moins toutefois qu'au cours de ces cinq heures, un mot ne survînt, un télégramme, un de ces abominables billets de contre-ordre, comme il en avait si souvent reçus depuis un an. Et la pensée qu'elle avait tant de minutes devant elle pour venir le frapper, qu'elle se préparait peut-être à partir, qu'elle ne partirait peut-être que dans une heure ou deux, cette lettre-fléau, cette lâche lettre de décommande, le bouleversa complètement, balaya aussitôt comme d'un souffle le peu de bien-être et d'apaisement qu'il gardait de son sommeil. C'était de même chaque matin: une ascension d'angoisse se glissant mollement à travers tout son être, s'épandant, se dispersant à travers tout son corps, lui donnant la sensation d'un empoisonnement graduel contre lequel il ne pouvait rien; une vraie marée d'angoisse, qui, une fois montée, ne redescendait plus, restait la journée entière à lui rouler dans la poitrine, près du cœur, de lourds flots étouffants. Alors il se levait instinctivement comme se lèvent les malades au plus fort de la crise, pour échapper au mal, avec l'illusion que debout, ils souffriront moins; et il se mettait à sa toilette, lentement, lentement, de manière à user le plus de temps possible, à en détruire beaucoup, à diminuer les chances de douleur. Il murmura: --Pourvu qu'elle vienne!... Si elle partait sans venir, ce serait affreux! Et, tout en s'habillant, il essayait de s'expliquer comment, pourquoi, depuis près de deux semaines, il ne l'avait pas vue. Mais, de ces douze jours sans elle, il ne lui demeurait que le souvenir noir et confus d'une lutte obscure contre un adversaire fuyant, insaisissable et lointain. Des larmes lui serraient la gorge. Il se rappelait ce qu'il avait souffert chaque jour de ces derniers jours, et au-delà, pendant des semaines, des mois ... «Quelle rosse! songeait-il. Non, aujourd'hui, elle n'osera pas ... Elle part pour Gizé, chez son beau-père ... Elle restera dans l'Indre une quinzaine de jours ... Quinze et douze, vingt-sept ... Vingt-sept jours de séparation!... Elle n'oserait pas, ce serait trop violent!...» Il alluma une cigarette. «Et puis, maintenant, je la tiens ... Je lui demande encore une fois ce que cela veut dire ... si elle en aime un autre ... qu'elle choisisse, enfin!... Et je ne la laisserai pas se défiler, ruser, faire des réponses évasives ... Il me faudra un oui ou un non ... un oui ou un non ...» Il s'imaginait avec joie sa figure mécontente, ses menues grimaces d'impatience, les dessins qu'elle tracerait du bout de son en-cas sur le tapis, la gêne qu'elle aurait à se disculper, à répondre. «Oui, je pense qu'elle n'en mènera pas large!...» Et il chantonnait gaiement, oubliant le passé, des explications semblables, où sans se risquer aux discussions, en un instant, d'un seul sourire lascif, elle avait eu raison du pauvre être, tout tremblant de désirs qu'il était toujours auprès d'elle, après ces privations si longues. Midi sonna. Deux heures encore, puis ils seraient ensemble, rue Fortuny, dans l'entresol un peu bas et tendu de grenat où il n'avait jamais reçu qu'elle. Deux heures seulement ... Soudain, la sonnette de service tinta de ce tintement aigre et lugubre qui avait déjà annoncé à Mareuil tant de lettres funestes: --Diable! fit-il. Il ne bougeait plus, plein d'effroi, l'oreille tendue, comme un condamné qui croyait à sa grâce et tout à coup entend qu'on arrive. Il y eut un bruit de pas dans le couloir et l'on cogna à la porte. --Entrez! dit Gilbert. --Une lettre pour Monsieur. Mareuil prit l'enveloppe sur laquelle il déchiffra son nom écrit au crayon, de son écriture à elle,--l'écriture fiévreuse et cahotée des billets de décommande, et il interrogea: --Qui a apporté cette lettre? --Une dame, une femme de chambre, il me semble. Elle m'a dit que c'était pressé. --Elle est partie? --Oui, Monsieur. --C'est bien, je vous remercie. Puis, d'une main un peu crispée, ayant déchiré l'enveloppe, il lut hâtivement: «Mon bon Gil, je fais une grosse, grosse imprudence pour que tu ne sois pas inquiet et que tu n'ailles pas m'attendre inutilement. Impossible de venir aujourd'hui, toute la famille vient me dire adieu. J'en ai au moins pour jusqu'à 4 heures et le train part à quatre heures et demie. Pas un moment à trouver pour mon pauvre Gil. En pensant que j'allais ainsi partir sans te voir, j'en ai pleuré toute la nuit. J'ai tellement pleuré que mes joues sont toutes tachetées de petites plaques rouges. C'est bête de te dire tout cela, mais ne sommes-nous pas habitués à tout nous dire? Donc, je pars, et ce sera encore seize ou dix-sept grands jours sans rien, mon chéri. Je t'en supplie, ne m'écris pas là-bas. Cela pourrait faire des histoires terribles. Mon beau-père est encore plus ours que tu sais qui!!! Quant à t'écrire, moi, de là-bas, tu sais bien que c'est encore plus impossible à cause de la poste qui est au château et où on vient prendre le courrier ... Sitôt revenue, je t'enverrai un petit mot! Ah! nous n'avons pas de chance!... Dire que cela fera presque un mois, un mois que je ne t'aurai vu!... C'est fabuleux ... On m'appelle ... Vite, vite, une foule de baisers, _dearest_. Pense à moi. A dans quinze jours! JACK.» Mareuil bégaya: --Elle ne vient pas! Elle ne vient pas! C'était tout ce qu'il avait remarqué dans ce billet incohérent et vulgaire: elle ne venait pas! Et il restait stupéfié, la lettre à la main, les yeux dilatés de rage, fixés vers elle, par-delà les murs, les maisons, les rues, comme s'il l'apercevait en son appartement odorant,--trottinant, souriante et frivole, parmi les colis et les malles, tout allègre du soulagement de lui avoir écrit, d'en avoir fini avec ce point noir du rendez-vous à défaire. «Elle ne viendra pas!» Il lisait, relisait le papier fripé, soupesant, contrôlant tous ces mots qu'il sentait de mensonge, de blague,--tout cet amalgame suspect de phrases froides et de protestations maladroites, qui fleurait si fort la mauvaise foi. «Son bon Gil!... Ses petites plaques!... Pense à moi!» Cela, cela, voilà ce qui suffisait pour l'écarter d'elle un mois, pour qu'il fût obligé de se contenir, d'attendre docilement l'appel de retour: «Son bon Gil!... Ses petites plaques!» Et d'exaspération, il jeta le papier dans la cheminée, écrasant dessus, à coups de talon, les bûches rougeâtres qui lancèrent des étincelles. --Que fais-tu donc? Ta vas mettre le feu, mon enfant! Gilbert se retourna. C'était sa mère qui entrait. Il l'embrassa et dit: --Rien!... Je tisonnais! Elle le regarda longuement: --Qu'est-ce que tu as encore? --Mais rien, mère ... Comment, ce que j'ai? --Si, tu as encore ta figure bouleversée, ta figure malheureuse. Véritablement, je ne te comprends pas ... J'ai vu bien des jeunes gens, mais jamais je n'en ai vu comme toi ... Elle s'arrêta pour ranger un flacon de sels, sur une table, et reprit: --Oui, on dirait toujours qu'il vient de t'arriver une catastrophe ... --Je te jure que je n'ai rien! Que veux-tu que j'aie?... Voyons, mère, voyons, souris-moi! Mais son petit visage pâle sous les bandeaux gris demeurait obstinément grave, affligé; et comme il voulait l'embrasser, elle le repoussa: --Non, non, tu me fais beaucoup de peine!... Ah! si ton père était encore de ce monde!... Enfin, viens déjeuner ... Gilbert descendit derrière elle, contrarié de la ténacité qu'elle avait eue, dans sa compassion curieuse, à lui réclamer son secret, à lui demander compte de sa mine, à entraver sa liberté de souffrir. Pouvait-il pourtant lui confier son mal comme un mal de dents? Pouvait-il lui déclarer que ce qu'il avait c'était cette jeune dame à qui elle avait inventé de le présenter, deux ans auparavant, dans une fête de charité, au quai d'Orsay; cette jeune dame brune avec des yeux bleu pâle et vagues, un éventail de cheveux ondulés se relevant au-dessus du front, à la mode nouvelle; cette jolie Mme Hardouin, enfin, elle se rappelait bien, qui vendait au comptoir 12,--et dont elle lui avait tant fait l'éloge, qu'elle lui avait dit être une si gentille jeune femme, et se tenant si convenablement, si correctement, quoique sans raideur. «Sans raideur!... Oh! pour ça, non!... Huit jours de résistance, on ne peut pas appeler cela de la raideur!»--et il souriait à cette réflexion haineuse. --Pourquoi ris-tu? questionna Mme Mareuil d'un air boudeur. Il répondit en s'assombrissant: --Une idée ... Je pensais à quelque chose, à une vieille histoire qui ne t'intéresserait pas ... Il contemplait les traits pudiques de sa mère, ses bandeaux gris, toute la chaste droiture dont sa figure était empreinte et il se dit avec une tendresse un peu hautaine: «C'est vrai que cela ne l'intéresserait pas ... Elles ne sont pas de la même race.. Une femme comme Jack, mais ce serait pour elle un monstre inexplicable ... Autant vaudrait lui parler des mœurs du loup cervier, des mœurs de l'ichneumon ... Elle ne comprendrait pas ...» Le déjeuner était achevé. Gilbert remonta dans le hall qui lui servait d'atelier et dont les deux vastes baies fenêtres s'ouvraient sur l'avenue de Villiers, déserte à cette heure matinale, en cette après-midi jaunâtre et glacée de fin d'hiver. Rarement, il avait été aussi embarrassé de l'emploi de sa journée. Depuis qu'il connaissait Mme Hardouin, il avait abandonné tout travail, cessant de fréquenter l'atelier Murviel où il allait avant, négligeant d'accroître la petite notoriété de jeune amateur que lui avaient créée quelques dessins publiés dans les illustrés ou des tableautins exposés au printemps, dans les cercles. Et, quant aux visites, quant au monde, il les avait pris en aversion, car d'y voir Jack ou même d'autres femmes entourées, courtisées, cela l'affolait, le jetait en des crises de jalousie absurdes et dangereuses. Mais rien qu'en aimant, en ne faisant qu'aimer, il trouvait le moyen de remplir les semaines, de s'occuper, de tromper la lenteur des jours mauvais. Ainsi, d'habitude, quand, vers deux ou trois heures, une lettre, un télégramme de Mme Hardouin le relevait de sa faction anxieuse, quand l'attente ne le consignait plus à la chambre, le premier instant de colère passé, il s'absorbait dans des dispositions de combat, des opérations de stratégie qui duraient un assez long bout de temps et lui calmaient peu à peu les nerfs. Il s'agissait de répondre à Jack, de la convaincre de mensonge, de duplicité,--de lui prouver logiquement que ses prétextes ne tenaient pas debout et qu'il était absolument nécessaire qu'elle vînt dans le plus proche délai. Mareuil dépensait, à la rédaction de ces ultimatum, des prodiges d'habileté, de délicatesse. Il lui fallait accabler Jack en évitant de la fâcher, unir la courtoisie à la fermeté, dissimuler sous une ironie de bon aloi l'envie qu'il avait de lui dire les choses les plus grossières, la supplier sans bassesse, la menacer avec retenue, et il y usait le meilleur de son style, toutes les ressources de son esprit. Puis, ce tour de force exécuté, il courait mettre la lettre à la boîte, et lorsqu'il la voyait s'échapper de ses doigts, glisser dans la large fente, partir enfin, il avait un sentiment de repos, d'allègement, comme après une bataille livrée dont il eût ignoré le résultat, mais où tout l'effort à donner eût été accompli. Cette fois, rien de semblable. Il devait garder en lui, pour lui, l'amertume de cette matinée, qui l'écrasait maintenant. Défense d'écrire! Défense de répliquer! Il se tirait nerveusement la moustache, se la frisait, se la défrisait à contre-sens: «Ah! c'est très fort, ce qu'elle a fait!... Elle voulait la paix pour quinze jours et elle l'a ... C'est bien joué!... Je suis roulé!...» Il regarda l'heure, et s'exaltant: «Ce qu'elle doit se moquer de moi, en ce moment, en finissant de déjeuner, en dégustant la chartreuse ou l'anisette rose à ma santé ...» Il fronça le sourcil: «A moins que ... à moins qu'elle ne soit chez un autre,--un autre, un autre que moi ...» Et soudain Mareuil se sentit pâlir, avec l'impression qu'on lui retournait le cœur comme un ongle. Elle lui était cependant bien familière cette vision d'un homme inconnu enlaçant son amie défaillante. Elle se dressait impérieuse et précise à la fin de tous les raisonnements qu'il entassait pour s'expliquer la froideur de la jeune femme. Elle était sa crainte permanente, cette image meurtrière la terreur de ses rêveries, l'ennemie toujours voisine, toujours imminente. Et plutôt que de croire à l'atroce spectacle qu'elle lui montrait, plutôt que d'y fixer sa pensée, il aimait mieux renoncer à douter, renoncer à comprendre, accepter tout de Jack, s'incliner, sans savoir, sous ses mystérieux caprices. Mais ce jour-là, l'image était plus forte, ne cédait pas, ne s'en allait pas, et il se répétait: «Oui, pourtant!... Si elle était chez un autre ... Ce ne serait pas impossible, en somme!...» Et bientôt l'idée que, durant ce temps, il restait là, immobile, inactif, enfermé, lui devint insupportable. S'il ne pouvait rien empêcher, rien arrêter, il préférait encore sortir, marcher par les rues, se sauver enfin de cet atelier clos. Qui sait, même, peut-être qu'il la rencontrerait en route; et il s'habilla à la hâte. Dehors, il descendit à pas lents l'avenue de Villiers, scrutant d'un regard avide les visages des femmes qui le croisaient et les fiacres surtout,--les fiacres, où, à travers les glaces embuées, toutes les dames avec leurs boas touffus, leurs voilettes denses et leurs chignons pareils, lui semblaient la silhouette exacte de son amie. Il arriva ainsi place Malesherbes, et il réfléchissait sur le chemin à choisir, quand, au fond d'une Urbaine qui débouchait de la rue Legendre, il aperçut une jeune femme frileusement enfoncée dans un des angles du coupé,--Mme Hardouin. Il eut un tressaillement terrible: --Mais c'est elle!... c'est elle!... La voiture tournait dans la direction du boulevard Malesherbes. Il hésita un moment, puis d'un coup se décida, se mit à courir derrière. L'Urbaine allait vite au trot de son petit cheval alerte et canaille. Elle gravit la rue de Naples, traversa la rue d'Edimbourg, s'engagea dans la rue de Berlin. Mareuil la rattrapait progressivement, ne perdant pas de vue sa caisse au quadrillage jaune, profitant, pour ressaisir haleine, des montées, des encombrements, des moindres obstacles. Il se comparait à ces porte-faix qui suivent les voitures de voyageurs, à la sortie des gares,--essoufflés, épuisés, soutenus uniquement par le désir d'obtenir là-bas, ils ne savent où, leur salaire, leur revanche d'avoir tant peiné; et, les dents serrées, le front en sueur, il murmurait, indigné de cette course humiliante: --Quelle coquine! Quelle coquine! Sur son passage, on se retournait intrigué de voir un jeune homme bien vêtu courir ainsi, sans but apparent, le sourcil contracté, le visage rouge de chaleur; mais Mareuil ne s'inquiétait pas de ces curiosités, ne distinguait rien que la voiture jaune qui filait à dix mètres devant lui. Enfin, elle parvint rue des Martyrs, pénétra dans la rue de la Tour-d'Auvergne et stoppa presque aussitôt. Mareuil s'était arrêté, observant du coin de la rue, dans une angoisse effroyable. La portière s'ouvrit; une grosse jambe enserrée d'un bas noir s'avança, et une dame blonde d'une cinquantaine d'années descendit, paya le cocher, disparut. Mareuil était comme étourdi, partagé entre la joie que ce ne fût pas elle et la déception d'avoir manqué sa vengeance. Il s'épongea le visage, puis, le corps déchiré de fatigue, la pensée molle et détendue, il s'achemina doucement vers les boulevards. La foule, empressée à ses affaires, le bousculait sans qu'il y prît garde. Il se demandait seulement parfois si tous ces hommes, toutes ces femmes avaient un peu souffert déjà de ce qu'il endurait. A la hauteur du Gymnase, il retourna sur ses pas, ne découvrant pas où aller, comment finir cette après-midi désastreuse. Mais comme il passait rue Taitbout, il songea: «Hein!... Si je montais chez Brévannes?... Voilà trois semaines que je n'y ai pas mis les pieds ... Ce serait convenable et cela me distrairait ...» Il s'informa auprès du concierge. On n'avait pas vu sortir Monsieur. --Je vous remercie, dit Mareuil. Et il se dirigea vers l'escalier. II Mareuil avait été présenté à Brévannes, un an auparavant, à l'occasion d'un conte de l'écrivain qu'un journal le chargeait d'illustrer; et quoique le chroniqueur de la _Pure Vérité_ fût d'une quinzaine d'années plus âgé que lui, ils n'avaient pas tardé à se lier intimement, entraînés l'un vers l'autre par un de ces désirs d'amitié comme il s'en forme fréquemment entre personnes d'âge très différent--et du même genre que la sorte de tendresse qui pousse certaines jeunes femmes vers des hommes plutôt mûrs. L'aîné trouve là ces plaisirs de domination, de direction qui, au déclin de l'existence, deviennent presque nécessaires. Le plus jeune s'amuse de ce qu'il apprend dans cette familiarité instructive et flatteuse. Puis souvent, les distances s'effacent; l'affection naît, grandit et se fonde. C'est ainsi que, dés le premier jour, Mareuil avait séduit Brévannes par la candeur ardente de ses sentiments, la courtoisie de ses manières, son aimable verdeur de jeunesse; tandis que lui-même était frappé par le ton d'autorité du journaliste, l'expérience de la vie que décelaient toutes ses paroles, et l'indulgence dédaigneuse qu'il avait pour apprécier les actes d'autrui, les principes, les choses les plus graves. Brévannes pourtant n'était plus, à quarante-six ans, le chroniqueur en vogue dont, vers 1876, les journaux se disputaient la copie à fortes surenchères. Successivement, il avait perdu la faveur du public, la confiance des confrères, l'estime des directeurs, et maintenant, il se contentait d'une collaboration hebdomadaire à la _Pure Vérité_--d'une chronique par semaine qu'il se forçait à rédiger, histoire de ne pas paraître vivre des gros appointements qu'il touchait comme membre du Comité du Grand-Art, un tripot riche et achalandé, où il figurait en compagnie de plusieurs notabilités défraîchies de la plume, du pinceau et de l'épée. Comment s'était produite cette baisse, cette déchéance? Brévannes ne s'inquiétait guère de l'établir. Probablement comme tout se produit, par hasard, par suite des circonstances,--car, sauf quelques maîtres, quelques grands écrivains, il n'y a pas de raison pour que l'un soit plus illustre que l'autre et réciproquement. Tous se valent dans le grouillement des inférieurs. Que de reporters qui feraient des académiciens honorables et que d'académiciens qui ne seraient pas fichus de vous tourner proprement une interview! Un jour, on avait trouvé drôle, très original, ce qu'il écrivait, lui, Brévannes. Ensuite, on s'était fatigué; on avait trouvé ses articles idiots, stupides, déplorables. Pourquoi lutter, se débattre? Il s'était rendu compte, avait sauté du piédestal avec un sourire un peu amer, mais sans indignation. N'était-ce pas naturel, dans l'ordre des événements, puisque cela arrivait--comme lui était arrivée la gloire boulevardière--à l'improviste, en une heure de veine inattendue et fugace? Et, bien qu'il exagérât la veulerie de ses opinions, exprès, pour garder bonne figure dans la disgrâce, il ne manquait pas de sincérité, ayant toujours sacrifié son ambition à ses aises, ayant raté une foule d'aubaines profitables plutôt que de se déranger dans ses plaisirs, de renoncer à une partie avec des amis, à un rendez-vous avec une femme. Les femmes, les succès de femmes, voilà aussi ce qui avait beaucoup aidé Brévannes à mettre en pratique sa philosophie méprisante. Longtemps avant d'atteindre à la réputation, quand il n'était encore que vague journaleux, échotier obscur, il avait passé bien des nuits gratuites dans les lits somptueux des dames du demi-monde ou du monde des théâtres. Il était déjà célèbre alors, «le petit Brévannes»--comme on disait malgré sa haute stature--célèbre pour la voracité avec laquelle il avalait, au matin, les abondants cafés au lait, les chocolats réparateurs que lui faisaient servir les admiratrices de son aristocratique tournure d'officier, de sa frêle et longue moustache blonde, de toute sa vaillance sensuelle de beau mâle. On se chuchotait, entre ces dames, qu'il n'avait pas souvent de quoi dîner, «le petit Brévannes», et plus d'une s'était offerte, sans qu'il acceptât, à lui fournir les trois repas, le surplus même des autres dépenses. Deux comédiennes connues s'étaient publiquement giflées, en son honneur, à une première. Une danseuse italienne avait feint de s'empoisonner au laudanum par amour de lui. Toutes le «demandaient», toutes le voulaient. Puis l'âge approchant, il s'était alourdi, fixé, collé. Ç'avait été des liaisons paisibles avec des femmes de théâtre que la fête dégoûtait et que tentaient les calmes agréments du foyer. Accommodements qui se continuaient six mois, un an, deux ans, selon que Mme Brévannes, on appelait ainsi l'élue, témoignait dans ses relations avec le journaliste plus ou moins de souplesse d'âme. Car à force d'être choyé, adulé, à force de vivre parmi les hommages serviles des amoureuses, à force d'avoir vu ce qu'on peut faire d'une créature qui vous désire, il n'admettait plus chez les femmes que l'obéissance aveugle, l'humilité sans répliques; et à la moindre rébellion, à la moindre velléité d'indépendance, il rendait Mme Brévannes à la liberté, comme on jette au Bosphore une sultane indocile. Mais les actrices ont généralement l'habitude des flagorneries, un besoin permanent de réclame, un amour-propre toujours irritable. Dès qu'elles n'étaient plus tenues par l'affection, elle se révoltaient, exigeaient des égards, couraient inconsciemment à la rupture. Si bien que, las de ces recommencements incessants et sentant venir le ventre, les rhumatismes, la calvitie, Brévannes avait fini par se rabattre sur des personnes moins susceptibles, d'humeur plus facile et simplement jolies, choisies dans ce tas de petites femmes inemployées qui rôdent, en quête de relations artistiques et durables, autour des journaux, des ateliers, des théâtres. Mme Brévannes se nommait présentement Henriette Deflize. Une bouche étroite et rehaussée de rouge, un nez court de jeune dogue, gentille et bien faite quoique un peu grasse pour ses vingt-cinq ans, elle ressemblait avec ses cheveux d'un blond trop blanc, sa physionomie douce et trop poudrée, à ces fées généreuses et muettes, qui, dans les pièces à grand spectacle, font le bonheur de tout le monde, sans jamais rien dire. Elle ouvrit, elle-même, à Mareuil et eut un mouvement de surprise: --Tiens, Soif-d'Amour! C'était de ce sobriquet qu'on désignait Gilbert dans le groupe Brévannes, à cause des préoccupations sentimentales qu'on lui savait. --Entrez donc!... Vous n'êtes pas mort? Et se précipitant, en ouragan, dans le cabinet de Brévannes, elle cria: --Chien vert! Chien vert! Voici Soif-d'Amour! Le chien vert qui ronflait sur un large divan, souleva sa tête congestionnée, et d'une voix pâteuse: --Hein?... Quoi?... Qu'est-ce que c'est?... En fais-tu du potin! Mme Brévannes reprit, d'un air plus déférent: --C'est Mareuil ... Mareuil qui nous revient ... je croyais que tu travaillais à ta pièce, mon chéri, alors je n'ai pas pris de précautions ... Brévannes se redressa et tendant la main à Mareuil: --Parfaitement, Madame, j'y travaillais; j'étais justement en train d'y rêver ... «D'en rêver» eût été mieux dit--étant donné que, depuis plus d'une heure, il dormait lourdement sous les influences combinées d'une digestion malaisée et d'une incurable paresse. Mais il ajouta d'un ton protecteur et classique: --Maintenant, mon enfant, embrassez votre noble maître et nous laissez causer ... Mme Brévannes exécuta correctement les ordres, se retira avec une soumission qui paraissait devenue pour elle machinale, agréable même. --Vous permettez? fit Brévannes. Puis, se recouchant sur le divan: --Je vous expliquais donc que j'étais en train de rêver à ma pièce ... --Et cela avance? questionna Mareuil par un effort de politesse. --Pas mal! Pas mal! Seulement je veux que tout soit bien réglé, bien arrêté là-dedans avant de tracer une ligne. Il se frappait le front, ce «là-dedans» au-dedans duquel il n'y avait rien que des répliques disséminées, des bribes de scène informes et inajustables, aucune pièce. Mais qu'est-ce que cela lui faisait à Brévannes, puisqu'elle l'amusait, cette chimère lointaine d'une pièce à écrire, un jour, à son temps, à son heure--puisqu'il aimait s'y cramponner à cette épave suprême de ses ambitions naufragées. Il reprit: --Et vous, à propos?... Qu'est-ce que vous avez eu?... Encore les peines de cœur? Mareuil approuva d'un signe de tête. --Ah! c'est fâcheux!... C'est fâcheux!... fit Brévannes. Il se doutait sommairement que Mareuil souffrait d'une liaison malheureuse, mais ne s'était jamais enquis du détail de ses chagrins, autant par discrétion native que par indifférence pour cette espèce de mécomptes qu'il jugeait éphémères, puérils, sans grande importance. Il insista cependant: --Enfin quoi?... Que se passe-t-il?... On vous lâche?... On a soupé de vous? Mareuil répliqua: --Ce serait trop long à vous dire ... --Pas du tout ... Allez donc ... Je vous écoute. Alors, entraîné par un irrésistible élan d'effusion cordiale et rompant d'un coup cette digue de pudeur intime, de vanité amoureuse, par laquelle il contenait toujours les confidences prêtes à jaillir, Gilbert commença à raconter les dernières semaines, le brutal départ de sa maîtresse--et les souffrances d'avant, sans rien omettre, ni les humiliations, ni les attentes, ni les mensonges--toute la vie lamentable qu'il menait depuis un an. Quand il s'arrêta, Brévannes dit d'une voix soucieuse: --J'ignorais que ce fût si grave!... Ah! elle vous en a fait voir, la dame!... Je vous plains beaucoup mon petit Mareuil ... Il remarquait que Gilbert avait les yeux pleins de larmes et il tenta de le réconforter: --Ce qu'il y a de plus triste, c'est que je ne suis pas à même de vous donner des conseils ... J'ai eu quelques jolies femmes dans mon existence, mais pas une du monde ... Si pourtant, j'en ai eu une ... C'était la femme d'un petit herboriste de la place Blanche ... Elle n'arrivait jamais à l'heure, et elle avait, en outre, une odeur âcre de lavande ... Une vraie botte de lavande sèche comme on en voyait à la devanture de sa boutique ... A la fin, je me suis fâché de ses inexactitudes, et je l'ai mise à la porte ... Ç'a été ma seule femme du monde ... Mareuil souriait péniblement. Brévannes poursuivit: --Et, bien entendu, vous ne savez rien? Voyons, franchement, pensez-vous qu'elle vous trompe? Mareuil hésita: --Comment vous répondre?... Il est des fois où je me dis que c'est impossible et d'autres où je jurerais que cela est ... C'est si vite fait, d'ailleurs, si aisé à opérer ... Il y a dans une journée tant d'heures, tant de demi-heures pour ça ... Tenez, à l'instant où je vous parle, je me souviens que, certains jours, elle arrive en grande toilette de visites. Elle reste un quart d'heure, vingt minutes. Nous nous aimons et elle s'en va ... Elle ne s'est même pas dégantée! Elle s'en va, sa belle robe de visites retombée par là-dessus, les cheveux bien en ordre, la figure tranquille, et personne dans la rue, dans les salons, ne s'imaginerait d'où elle sort, ce qu'elle vient de faire. C'est à frémir!... Brévannes interrogea: --Dites-moi ... Vous ne voulez pas me confier son nom? --Pourquoi? A quoi cela servirait-il? --Pourquoi?... En effet, vous avez raison ... Du moment que vous ne quittez pas cette femme après tout ce que vous m'en contez, c'est que sans doute vous êtes incapable de la quitter ... Mareuil eut une moue d'assentiment. --Donc ce qu'on vous apprendra sur elle ou rien, cela ne vous changera guère ... Et puis, n'est-ce pas, entre nous, je crois que vous pouvez vous considérer comme trompé ... Oh! je n'en suis pas sûr, évidemment, mais enfin cela m'en a l'air; j'aime mieux vous le dire ... Alors, dans ces conditions, vous réclamer son nom ... --Et qu'en feriez-vous? --Est-ce que je sais?... Je m'informerais, je tâcherais de lever des renseignements qui vous permettent de prendre une résolution ... Car cela m'ennuie, moi, de vous voir si désolé ... Voyons, vous ne voulez pas? Mareuil réfléchissait, confondu de se sentir si faible devant la tentation, si démuni soudain de ces infaillibles forces de mutisme ou de mensonge, qui sont, en amour, comme la garde impériale de certains mots, de certains noms--si près enfin de dénoncer comme une ennemie celle qu'il aimait par dessus tout;--et il se défendait, appelait à l'aide ses scrupules: --Non, non, je ne peux pas ... Je n'ai pas le droit!... Brévannes hochait la tête, simulant une mine désintéressée: --Soit!... Soit!... Comme il vous plaira!... C'est très délicat ... Je ne dis pas le contraire ... D'un geste Mareuil l'arrêta--et, la voix grave: --Vous me donnez votre parole d'honneur que ce nom ... Brévannes l'interrompit: --Quelle demande!... --Eh! bien, dit Mareuil lentement et comme à contre-cœur ... Elle s'appelle ... elle s'appelle Mme Hardouin. Le journaliste se recueillit, à la poursuite de souvenirs fuyants. --Hardouin?... Attendez donc!... Je connais ça ... Oui, un marchand de fers ... Grosse fortune ... Un individu assez élégant de sa personne, avec une barbiche brune et des yeux ternes ... Un brave jeune homme pas méchant ... Il vient quelquefois au tripot et se fait même souvent décaver ... Il mériterait mieux, à vous en croire ... Mais un peu honteux d'avoir, dans cette circonstance, mentionné un aussi vulgaire proverbe de club, il ajouta vite: --Allons, j'aurai bientôt l'occasion de faire causer les gens du cercle et je vous préviendrai tout de suite ... Mareuil murmura en se levant: --Au moins, vous serez prudent? Brévannes haussa les épaules: --Vous savez bien que je ne suis pas une bête ni un goujat ... Maintenant, mon petit Mareuil, je vous jette dehors ... J'ai un article à écrire ... Seulement, vous revenez à sept heures et demie, pour dîner avec nous! C'est entendu ... Il ne faut pas qu'aujourd'hui vous passiez la soirée sans amis ... Gilbert refusa d'abord, puis céda. --A tantôt, sept heures et demie! lui cria Brévannes, sur le palier. Il était penché contre la rampe, tenant enlacée la taille d'Henriette, toute au plaisir d'embrasser dans le cou son noble maître. Mareuil baissa la tête pour ne pas voir ces démonstrations qui, par contraste, lui rappelaient sa solitude, et comme il était loin des caresses de Jacqueline. Il éprouvait l'oppression d'un lourd malaise de regret. Il lui semblait qu'il venait de trahir quelqu'un, de manquer à son amour. Il aurait souhaité de retirer à Brévannes le nom de son amie, d'effacer de sa mémoire ces deux syllabes mystérieuses et sacrées, de les lui reprendre comme un bien mal acquis, quitte à continuer de souffrir, à perdre tout espoir de délivrance. Il s'ingénia à inventer des occupations factices, des courses à accomplir, pour gagner le moment du dîner. Il se traîna, maussade et désœuvré, dans des cafés, chez des fournisseurs. Enfin, la nuit tomba, et il regravit l'escalier des Brévannes. * * * * * A son entrée dans l'antichambre, il aperçut plusieurs chapeaux d'hommes, des paletots accrochés aux patères; et sa figure se rembrunit. --Il y a du monde? --Non, monsieur, fit la bonne. M. Gendrey qui dîne et M. Labernerie et M. Charleval. --Rien que ça! Il grogna: «J'aurais dû m'en douter. Juste ceux-là!... Quelle guigne!» Et il composa vite sa physionomie, s'efforçant d'y faire monter quelque chose comme un sourire, afin de n'avoir pas l'air trop infortuné, trop Soif-d'Amour, devant les convives de Brévannes. Mais, malgré lui, en ouvrant la porte du salon, il eut un instinctif mouvement de recul, cette timidité subite que donne l'antipathie. Au milieu de la pièce, Brévannes assis en un vaste fauteuil, tolérait sur ses genoux la présence d'Henriette, qui l'embrassait encore dans le cou, à croire qu'elle n'avait pas cessé, depuis le départ de Mareuil. Il la repoussait doucement de revers de main qui glissaient le long de son front, retroussaient ses pâles cheveux frisottés et aussi avec ces tours de phrase affectueusement enfantins qu'on emploie envers un caniche trop mobile ou trop caressant. --Oui, elle était une brave fille! Oh! monsieur, qu'elle était belle! Oh! qu'elle était belle, madame!... En face d'eux, adossé à la cheminée, un gros garçon à chevelure noire, le veston ouvert, la barbe en fourche, le nez pincé d'un pince-nez--l'aspect à la fois d'un universitaire et d'un politicien--Labernerie, le critique dramatique de la _Pure Vérité_, lisait, à promptes sautées d'œil, un journal. Puis, à moitié étendus aux angles adverses d'un canapé, Paul Gendrey, dit le Grand Cob, le viveur fameux célébré par les échos quotidiens, un petit homme brun, sans âge et bedonnant, l'air d'un calme bourgeois avec ses vêtements amples, son crâne chauve et sa bonne grosse moustache roulée en copeaux;--et Charleval, le vaudevilliste, long, blafard, émacié, ayant un je ne sais quoi de militaire dans sa figure mélancolique, usée, désenchantée de boulevardier déveinard. Tous se taisaient, comme surpris dans une conversation méchante, interrompus dans un débinage. «Ils parlaient de mes affaires, songea Mareuil ... Ah! ils ont dû en débiter de propres!» Et il se rappelait l'odieuse façon dont ils avaient coutume de causer sur les femmes, de juger les affaires de cœur. Labernerie, lui, était même renommé pour ses goûts en cette matière. Ancien maître d'études, monté des plus bas échelons du journalisme jusqu'à la puissante dignité qu'il occupait maintenant, il avait conservé là-haut, comme jadis, des habitudes d'homme de travail qui n'a point de temps à perdre aux difficultés des amourettes, qui veut être servi copieusement et sur l'heure. Il n'avait pas la patience d'attendre que les actrices, ses justiciables, vinssent à domicile fléchir sa sévérité ou s'assurer une prolongation de bienveillance. Ces rencontres lui semblaient trop hasardeuses, trop compliquées. Il ne se plaisait que dans les maisons de rendez-vous. Il y allait tous les jours, ponctuellement, comme à l'accomplissement d'une fonction légitime et respectable, comme il allait chaque matin déjeuner chez Joseph ou à la Maison d'Or. Il payait largement ainsi qu'au restaurant, se montrait, dans le privé, bon diable, et insensiblement, avec les années, il avait acquis, parmi ce petit monde de débauche spécial, une manière de popularité. Toutes les matrones de Paris le connaissaient, s'appliquaient à le satisfaire, et celles qui avaient des lettres ne négligeaient pas de l'arrêter, au passage, pour le féliciter de son dernier article ou pour discuter ses théories, en l'appelant «cher maître». Quant à Paul Gendrey, dit le Grand Cob, il n'était pas davantage un sentimental. L'origine de son surnom, si peu en rapport avec sa taille et ses dehors physiques, se perdait dans la nuit des fêtes, de ces fêtes légendaires où il avait dévoré, en l'espace de trois ans, la presque totalité d'une fortune assez considérable. Il lui restait de ce bien une quinzaine de mille francs de rente dont il s'arrangeait sans trop de gêne, ayant gardé quelques jolies camarades d'antan, qui, par gratitude pour ses générosités passées, le traitaient en ami, évitaient délicatement de l'induire en frais. Puis il trouvait, en outre, moyen d'alléger ses dépenses, grâce à ces gerbes de faveurs, passes, exemptions, services gratuits, qu'on glane aisément en approchant le monde des journalistes; et il se libérait des gracieusetés que lui faisaient ainsi ses amis de la presse, en les documentant, en les munissant d'historiettes authentiques sur les demoiselles à la mode ou en les invitant à sa table. Il ne permettait pas, d'ailleurs, qu'on suspectât ses informations, qu'on mît en doute son érudition éprouvée. Il se flattait de savoir, à partir d'une époque immémoriale, l'histoire de la courtisanerie parisienne, le moment exact où celle-ci avait débuté dans la noce, pourquoi celle-là était tout à coup désertée par une clientèle jusqu'alors fidèle--et les noms des amants en titre, en sous-titre, clandestins même, de toutes ces dames. Pour se tenir au courant, et par un culte superstitieux, il organisait encore parfois chez lui des soupers, des bals où les anciennes fusionnaient avec les nouvelles. Il encourageait les commençantes, s'intéressait à la chute des gourgandines hors de course, et s'enflammait pour les menues aventures de la grande prostitution, comme un officier pour les mutations de l'Annuaire. Aussi, n'ayant de toute sa carrière fréquenté que les femmes de la galanterie et, d'abord, dans des conditions qui n'étaient pas celles de l'amour désintéressé, il professait envers les dames des autres castes et envers leurs liaisons ce dédain dénigreur, appuyé d'anecdotes, qui constitue souvent toute la compétence, toute l'équité des gens mal disposés. Enfin, des contrariétés, une brusque virevolte d'esprit, avaient détourné peut-être Charleval de consacrer au sentiment une nature ardente et d'abord sensible. Après deux comédies d'observation cruelle, conçues dans l'ancien style et tombées sous la froideur d'un public ennuyé--les _Habiles_ et l'_Esprit de corps_--le jeune écrivain, trente-six ans au plus, avait été soudain envahi par un invincible dégoût de l'Art pur, empoigné par l'envie de gagner de l'argent, la forte somme indispensable pour réaliser ses vœux de retraite campagnarde, son rêve d'une maison gaie au bord d'un fleuve agile et solitaire. Et, dès ce moment, il s'était acharné à composer des vaudevilles bêtes, des pièces à gros intérêts, accumulant les sottises, les inventions baroques, intentionnellement, avec une niaiserie recherchée, fasciné par la vision charmeresse de la machine qui rapporte une fortune, qui se joue cinq cents fois, qui, en un an, fait son homme célèbre, d'une célébrité douteuse--mais riche, libéré des besognes, maître désormais de sa vie. Il avait donné sur diverses scènes, avec de faibles résultats, une _Femme à Balandard_, une _Mademoiselle Piston_, une _Petite Charcutière_; et actuellement, il pelotait, il espérait, il guettait son tour de victoire, ce tour qui leur échoit à tous et qui lui adviendrait bien à lui comme aux autres, fatalement, n'est-ce pas? Il était chaque soir avisé des recettes de la veille, pouvait vous dire, à un centime près, ce que Belleville avait encaissé hier, ou la Porte-Saint-Martin, combien de représentations avait dans le ventre l'opérette des Folies, et si la revue des Bouffes s'annonçait comme un succès d'estime ou d'argent. On lui ignorait tout attachement féminin. Dans les théâtres, il ne se risquait à de longues stations que chez le directeur ou la buraliste. Et jamais il n'exprimait d'opinion sur les femmes, sauf lorsqu'elles étaient actrices, pour mentionner leur vogue auprès du public, ou les bénéfices qu'elles rapportaient. * * * * * --Allons, Soif-d'Amour! cria Henriette de sa voix zézeyante ... Décidez-vous!... Entrez!... On ne vous mangera pas!... Ce sont des amis ... Et tandis que Mareuil serrait les mains des convives, elle questionna: --Eh bien! cela va-t-il mieux, depuis qu'on s'est poussé de l'air? --Vous avez été souffrant? fit Labernerie. Mareuil s'excusa. Un peu de mauvaise humeur simplement, dont Henriette avait tort de s'inquiéter. Labernerie n'insista pas. Mais il jeta à Mareuil un sourire de commisération, un sourire qui savait de quoi il retournait et qui se rétracta en des sourires pareils sur les lèvres de Gendrey, et de Charleval, le triste. Puis, comme il affectait, dans l'intimité, une grande grossièreté de paroles, il se mit à pester, à jurer, demandant si on n'allait pas bientôt servir, nom de D...! Henriette le calma en lui offrant son bras et l'on passa dans la salle à manger. Pendant tout le début du dîner, Mareuil parla à peine. Il suivait de la pensée Mme Hardouin, la voyant en route vers le centre de la France, vers le milieu de la carte, vers ce petit coin rond où on lit, écrit en courbe, INDRE,--entendant presque le galop du wagon lumineux qui la secouait, l'emportait en hâte. Les autres causaient d'une première qui avait eu lieu la veille aux Menus-Plaisirs, la première de: _le Rez-de-Chaussée d'Alfred_, dû à la plume de Géraudon, l'émule glorieux de Charleval. Celui-ci critiquait violemment le vaudeville de son concurrent. D'un tempérament autrefois affable, il s'était peu à peu aigri dans son décevant métier, aigri véritablement parmi l'air pesant et putride des couloirs de théâtre, comme une crème dans une atmosphère d'orage. Il analysait la stupidité des caractères, la pauvreté de l'intrigue, la blâmable complaisance du public des premières, tandis que le Grand Cob, sans l'écouter, élucidait l'état civil de Mlle Suzette de Luz, l'étoile de la pièce, qu'en 87 il avait connue sous le nom de Jeanne Bossard, trottin chez une modiste de la rue de la Paix, avec des bas sales, des jupons effrangés et une ignorance complète des subtilités parisiennes. Cependant, Mareuil ayant refusé de reprendre du gigot, Brévannes l'admonesta sévèrement, déclarant que ce refus était absurde, qu'il n'y avait rien de meilleur pour les peines de cœur que la viande de mouton. Aussitôt, la conversation se reporta vers Gilbert et chacun se mit à lui donner des conseils d'hygiène sentimentale. Labernerie vantait sa méthode: --Voyez-vous, avec mon système, pas d'ennuis avant, pas de tracas après. On a la personne au moment voulu, au moment du désir. Et le lendemain, si le corps vous en dit, vous y retournez ... on vous attend ... C'est une bien belle institution, et qui honore un pays, Monsieur! Brévannes protesta: --Nous savons tous, mon ami, que tu as des mœurs de goret, et je me demande quel plaisir tu as à les déployer devant nous ... Labernerie souriait avec bonhomie. Brévannes poursuivit: --A moins que tu ne veuilles épater Mareuil ... Pâle idéal, cela, et qui n'empêche pas que les établissements où tu passes ta vie ne soient des endroits écœurants ... J'y ai été quelquefois, moi, oui, mon vieux goret, j'y ai été aussi, je l'avoue, et jamais je n'en suis parti sans dégoût ... Je me rappelle surtout la présentation, une pauvre femme inconnue qu'on vous lance comme une bête de combat par une porte entr'ouverte et qui vous arrive avec un œil effaré et méfiant, un œil de taureau bondissant du toril ... Tu ne vois pas cela, toi, tu penses à autre chose ... Mais c'est un moment déplaisant, un moment vraiment dramatique ... Mme Brévannes approuvait du regard, trouvait la comparaison de son chien vert joliment juste,--forte du souvenir de scènes analogues où une malheureuse amie à elle avait jadis, contre son gré, joué, à maintes reprises, le rôle angoissant du taureau. Elle approuva plus énergiquement encore, quand Brévannes ajouta: --Oui, Mareuil, ce qui vous conviendrait, ce serait une petite femme bien aimante, bien gentille, une petite femme, tenez, comme Henriette, qui vous ficherait la paix, qui vous laisserait travailler ... Car, vous ne pouvez pas vous le dissimuler, mon cher maître, voilà un an que vous ne faites rien que de vous abîmer la santé ... --Et où décrocherait-il cela? s'écria amèrement le Grand Cob. Chez moi, à mes dîners, à mes soupers. Seulement, on n'y vient plus, on ne répond même plus aux cartes d'avis. On ne veut que de la femme du monde. Eh bien! on vous en aura, mon ami ... Non, mais combien vous en faut-il? Dix, vingt, trente? Ne vous gênez pas ... Dites votre chiffre ... Je n'ai qu'à les inviter ... C'est enfantin! N'est-ce pas, Labernerie?... Raconte donc à Monsieur combien tu en rencontres là-bas, par semaine, de femmes du monde! --Est-il rigolo, ce Grand Cob! déclara Henriette, au comble de l'enthousiasme. On continua de discuter le cas de Mareuil. On parlait de ses sentiments passionnés, de son amour exclusif et vivace comme d'une anomalie surprenante et complexe, comme d'une maladie exotique ou disparue de nos climats. Charleval y entrevoyait, à part lui, le sujet d'une pièce très drôle. Labernerie affirmait qu'on n'aimait plus, que l'amour tombait en désuétude, que les jeunes générations ignoraient sensément ces folies surannées. Madame Brévannes n'osait dire à quel point elle eût été satisfaite que son noble maître fût un tout petit peu atteint de ce ridicule mal-là. Quant à Brévannes, devant Henriette, il s'abstenait toujours de se prononcer avec précision sur les choses du sentiment par crainte de questions indiscrètes qui l'eussent amené, envers elle, à des actes de répression publics et pénibles pour les invités. Bientôt le Grand Cob fut seul à soutenir le poids de la causerie, et légèrement gris, enhardi aussi par le silence des autres, il prodiguait à Mareuil les offres amicales, les conseils expérimentés. --Ecoutez-moi, jeune homme, et vous vous en trouverez bien. Nous ferons ensemble des petites fêtes de premier ordre ... Allons, allons, Mareuil, un peu de sourire, mon ami! Mais Gilbert ne répliquait pas, tâchant à grands efforts de cacher son agacement, tout meurtri par les phrases de ces gens, qui lui marchaient sur le cœur avec leurs mots maladroits comme des pieds lourds d'aveugles. Enfin, le dîner se termina et l'on rentra au salon. On n'y demeura que le temps de fumer un cigare, en buvant le café. Brévannes avait des épreuves à corriger; le Grand Cob désirait assister aux débuts d'une danseuse américaine aux Folies-Nouvelles; et Charleval s'était promis de surveiller la seconde du _Rez-de-Chaussée d'Alfred_, dont il augurait beaucoup de mal. On quitta donc Mme Brévannes qui accepta ces adieux de bonne grâce, en femme accoutumée à l'abandon. Au bas de l'escalier, Brévannes arrêta Mareuil par la manche et à mi-voix: --Vous savez! Comptez sur moi! Dès que j'aurai quelque indication, je viendrai vous voir ... Mareuil lui serra la main avec force. Sur le seuil de la porte, Labernerie prit congé de ses amis. Une affaire importante l'appelait. On ne le retint pas, et il s'en alla à larges pas, le ventre en avant, la tête en arrière, dans la direction de la rue Lafayette. Le Grand Cob le regardait s'éloigner: --Je parie, s'écria-t-il ... je parie qu'il y va encore! III Mareuil passa une semaine assez calme. Il en était ainsi chaque fois que Jacqueline s'absentait. Son imagination prenait alors comme des vacances, ne travaillait plus sur des données fermes et matérielles à vouloir deviner ce que Mme Hardouin pouvait bien faire loin de lui. Quand il la savait hors de Paris, aux eaux, à la campagne, sa jalousie se rassurait, s'apaisait, incapable de se figurer, comme d'habitude, des choses précises,--de souffrir des rencontres, des souvenirs, des moindres associations d'idées. Il marchait librement dans les rues, se distrayant au spectacle des promeneurs, des voitures, sans songer, à tout moment, que dans une des maisons qu'il longeait, dans une de ces bâtisses de pierre muettes et impartiales, elle était peut-être à le tromper, à le regarder passer, en souriant, derrière les rideaux blancs d'une croisée inconnue. Jamais même il n'avait considéré la possibilité d'une rupture avec autant de flegme et de résolution. Autrefois, à la pensée de quitter Jacqueline, il lui semblait qu'un déclanchement jouait en lui, que son cœur allait tomber. Il se rappelait leurs premières journées d'amour, ses cris, ses soupirs, toute cette exquise ardeur dont il faudrait se priver. Puis il revoyait les matinées d'hiver brumeuses et froides, les sombres après-midi d'hiver qu'on égaie, qu'on illumine rien qu'à s'aimer, et il se représentait aussi les déchirants soupçons qu'il aurait, après s'être séparé d'elle, au crépuscule, à l'heure où l'intérieur des fiacres est obscur, à l'heure louche où il croyait qu'on se cache plus sûrement, tandis qu'on se dissimule de même partout, en toute saison, à toute heure. Il avait peur. Il n'osait plus rompre. Maintenant, au contraire, à son grand étonnement, il s'accoutumait à envisager bravement, de face, ce qu'il ferait, si la culpabilité de Mme Hardouin, venait à être prouvée. Il souhaitait d'en être bientôt persuadé, que ce fût vite mené, vite fini, cette sale affaire! Il eut pourtant un serrement de cœur, quand une huitaine de jours plus tard, un lundi matin, Brévannes entra chez lui, la figure enfouie dans le collet relevé de son paletot, le nez rouge, la voix tout enrouée. Il était en proie à un fort rhume et s'en vanta: --Non, vous n'avez pas idée de ce rhume! Comme me le disait ce matin la jeune personne, ma nuit n'a été qu'une toux ... Ah! si ce n'avait pas été pour vous, et dans des conditions exceptionnelles!... Dites donc, faites-moi donc verser quelque chose de chaud ... On apporta un grog que Brévannes but lentement, s'arrêtant à chaque gorgée pour tousser. Mareuil s'impatientait. A la fin, il éclata: --Eh bien!... Vous ne savez rien? Brévannes s'essuya la moustache, et répliqua: --Mon Dieu, si!... Tout ce que je puis vous dire, c'est qu'elle n'a pas bonne réputation, votre amie ... --Quoi?... Elle a un amant?... Vous savez son nom? --Non, pas _son_ nom, mais _leurs_ professions, fit Brévannes en insistant sur ces adjectifs. Il reprit, après avoir avalé le fond de son grog: --Oui, ils sont plusieurs, sans vous compter ... Ou, si vous préférez, on lui en attribue plusieurs: on parle d'un avocat, d'un remisier, d'un musicien, et d'un officier de cavalerie, je crois ... Est-ce en même temps ou successivement, voilà ce que j'ignore!... Tout dépend de l'époque de son mariage. --Elle est mariée depuis six ans, dit Mareuil, qui sentait le long de lui-même, de tout son corps, comme une traînée de défaillance. --Dans ce cas, continua Brévannes qui avait calculé, il y a des chances pour que, depuis deux ans, vous n'ayez pas été seul ... Cette femme-là, mon cher ami, c'est ce que nous appelons une femme dans la grande circulation ... Il eut une quinte de toux. Gilbert s'était approché de la fenêtre, et, le front contre la vitre, paraissait examiner l'avenue. Brévannes ajouta: --Il aurait peut-être mieux valu ne rien vous dire ... Tant pis! Non, je suis content de vous l'avoir dit ... Vous reconnaissez que j'ai un peu d'expérience, un peu d'expérience du ton des cercles, tout au moins ... Eh bien! votre Mme Hardouin, c'est sûr, c'est un fait acquis, c'est une personne sur le compte de laquelle on ne se gêne plus ... Mareuil se retourna, et durement: --Alors, vous ne voulez pas me dire les noms? Vous prétendez toujours qu'on ne vous les a pas dits?... Brévannes mentit d'un air calme: --Mais non, mon petit Mareuil, je ne prétends pas ... Ne vous fâchez pas, je vous jure qu'on ne me les a pas nommés, ces messieurs. Et c'est bien heureux! Voyez-vous qu'on me les ait dits, leurs noms, que je vous les répète, et que vous vous trompiez, que vous alliez vouloir couper la gorge au musicien, quand c'est l'avocat ou le militaire ... ou même en ce moment-ci plus personne ... Ce serait ridicule ... Et puis, réfléchissez ... Il se trouvait dans son droit, cet homme!... Il ne vous connaissait pas ... Vous le trahissiez aussi ... Non, on fait de ces choses tragiques pour une femme irréprochable ... Du reste, on ne devrait jamais le faire, fût-ce pour une femme dans ce genre-là, puisqu'on ne peut y songer que précisément au moment où elle commence à cesser de l'être, irréprochable ... Décidément, tout cela est bien compliqué et je n'aimerais pas avoir des romans à écrire ... Gilbert, que ces digressions irritaient, l'interrompit: --Enfin, que me conseillez-vous? --Ce que je vous conseille?... Elle est douce! fit Brévannes, en exagérant à dessein l'ébahissement de sa figure ... Mais il n'y a pas à hésiter, et j'espère bien que, dans les vingt-quatre heures, vous l'aurez lâchée! --Et si c'était faux, toutes ces histoires, si c'était des calomnies! Brévannes grommela d'un air mécontent: --Vous n'êtes pas sérieux!... Vous n'êtes pas sérieux!... Que voulez-vous que je vous dise. Je vous ai dit ce que je savais ... C'est insuffisant? Mille regrets!... Gardez-la, mon ami, si cela vous fait plaisir!... Ces affaires-là, c'est surtout une question de goût. Et je vous avouerai que je ne suis pas connaisseur, que je finis par m'y embrouiller, moi, par ne plus rien y comprendre ... Mareuil fut effrayé comme un enfant récalcitrant qu'on menace d'abandonner dans la rue. --Mais, je vous en prie, Brévannes, entendez-moi!... Je ne peux cependant pas accuser une femme, la quitter, lui donner même des raisons de rupture sur des racontars de club, des potins de fumoir ... Brévannes releva la tête: --Donc, c'est une preuve qu'il vous faut?... Un rien de preuve?... Voyons, quand revient-elle à Paris, la dame? --Vers le 25 de ce mois, le 25 mars ... --Et nous sommes le 18!... C'est-à-dire qu'elle ne reviendrait que dans huit jours ... En êtes-vous bien sûr?... --Sûr?... Sûr?... Elle me l'a écrit ... Mais pourquoi me demandez-vous cela? --Vous allez voir ... Notez que c'est une simple hypothèse, une simple supposition fondée sur le caractère de la dame ... Pas davantage ... Eh bien! admettez qu'elle revienne plus tôt et qu'elle ne vous avertisse pas ... Hein! Ce serait sans doute pour réserver ces quelques jours à je ne sais quoi qui lui plairait plus que de courir vous voir ... Et si cela arrivait, je présume que vous ne douteriez plus ... Alors, il me semble, qu'à tout hasard, vous feriez bien de vous renseigner sur la date exacte de son retour ... Qu'en pensez-vous? Mareuil marchait en silence à travers l'atelier: --Il est certain, dit-il enfin, il est certain que l'idée a du bon ... Je verrai ... je réfléchirai ... --Oui, elle a du bon ... Maintenant, venez-vous déjeuner avec moi? --J'accepte, fit Mareuil ... Après ces émotions, j'aime mieux ne pas rester seul ... je m'énerverais trop ... Partons-nous? --Nous partons! * * * * * Ils déjeunèrent dans un restaurant des Champs-Elysées, et pendant tout le repas, Brévannes raconta à Gilbert «sa» pièce. Cela s'intitulerait, définitivement: _Gens de Presse_, un titre clair, affirmait l'auteur, sans prétention et qui disait bien ce qu'il voulait dire--mieux assurément que ne l'eût dit Brévannes lui-même, dont la conception était encore un peu confuse. Cependant, il comptait sur une grande scène de provocation, qu'il placerait à la fin du troisième acte, à moins que ce ne fût au début du quatrième. Il citait aussi, en toussottant, des mots qui n'étaient pas bien forts, il en convenait, mais pas plus niais, certes, que ceux des confrères. Dès le second plat, Gilbert avait cessé de s'efforcer à le suivre. Il cherchait comment, par quels stratagèmes, quelles personnes il pourrait savoir le retour de Jack. Il imaginait des visites, des conversations d'enquête, et des phrases, des maintiens, l'air indifférent qu'il vous aurait pour s'informer depuis quand on ne l'avait vue, ou ce qu'elle devenait donc la petite Mme Hardouin--cette canaille de petite Hardouin. --Alors, vous comprenez, là-dessus, le directeur survient comme un fou!... racontait Brévannes, qui narrait pour lui-même, pour son plaisir, afin de sortir à l'air son sujet--et malgré la conviction secrète où il était que Gilbert n'avait pas écouté un mot du récit. --Le directeur survient comme un fou, continuait Brévannes, et qu'est-ce que vous croyez qu'il fait, le directeur? --Le directeur? Je ne sais pas! murmurait Mareuil, intimidé. --Cela va de soi ... Eh bien! voilà ce qu'il fait ... On avait déposé sur la table l'addition avec la monnaie. Ils se levèrent et descendirent, en causant de _Gens de Presse_, les Champs-Elysées. A la place de la Concorde, ils se séparèrent. --A bientôt, n'est-ce pas?... dit Brévannes. Je ne vous ai pas reparlé de la chose pour ne pas vous ennuyer, et puis parce qu'en vérité elle est d'ordre courant, elle ne mérite pas tout le tracas qu'elle vous cause ... Mais encore une fois, d'une façon ou d'une autre, débarrassez-vous de la dame!... Il se fait temps! Mareuil le remercia, et, après un dernier salut amical de la main, il entra dans l'avenue Gabriel et gagna le faubourg Saint-Honoré. Son parti était pris. Au lieu de se fier à l'espoir d'une révélation mondaine, de l'indiscrétion d'un tiers, il irait directement à la découverte, chez Mme Hardouin, rue des Ecuries-d'Artois, et là, il interrogerait les domestiques, saurait tout de suite, n'attendrait pas. Plus il la méditait d'ailleurs l'hypothèse de Brévannes, plus elle lui apparaissait comme puérile, aléatoire, purement romanesque; et c'était contre ce vexant instigateur que croissait peu à peu son indignation, tandis qu'il n'avait aucune colère contre les autres, contre les Messieurs dénoncés, contre ces fantômes, sans nom, aux formes incertaines. «Oui, où a-t-il été dénicher cela qu'elle avancera son retour?... Dans quel arrière vieux fonds de vaudevilles, de mélos, de feuilletons?...» Il dut se garer d'une voiture. «Comme son article de ce matin, sur les courses. C'est d'une bêtise à crier. Et ses _Gens de Presse_! qu'il ne finira jamais ... Non, mais je voudrais les voir seulement commencés ses _Gens de Presse_!...» Il arrivait devant la maison, et pénétrant dans la loge du concierge: --Mme Hardouin est chez elle? Le portier, un homme ventru, à figure placide et respectueuse, répondit: --Non, Monsieur ... Madame est à Gizé, chez le père de monsieur. Puis il tira une bouffée de sa pipe et ajouta: --Mais Madame revient demain matin mardi ... Mareuil balbutia faiblement: --Ah!... Ah!... Très bien!... Très bien!... Et vous êtes sûr? --Oh! oui, Monsieur. Les domestiques ont reçu, hier, une lettre de madame ... Si Monsieur veut me laisser sa carte? --Non, non, dit Mareuil ... je repasserai demain ... demain ou après-demain. --Comme Monsieur voudra! repartit le concierge en se rasseyant. Mareuil sortit de la loge, franchit la porte cochère et demeura quelques instants immobile, les yeux vers le pavé, vers ce morceau de trottoir, vers cet endroit gris, où le lendemain, avec huit jours d'avance, s'arrêterait la voiture de Jack. Que faire? Où aller? Il songea soudainement adouci: «Je vais prévenir Brévannes ... Il est sans doute au journal ou au cercle ... Dépêchons-nous ...» Mais en route, un suprême accès de vanité le retint: «Suis-je bête!... Il sera toujours temps demain, si elle ne m'a pas écrit ...»--et il rentra chez lui. * * * * * Le jour suivant, Mareuil ne quitta pas son atelier, espérant un mot de Jack. Rien n'arriva. Le mercredi, vers le soir, il essaya de se promener, mais l'inquiétude, un restant d'espoir, le ramenèrent, au bout d'une heure, avenue de Villiers. Aucune lettre n'était arrivée. Le jeudi, le vendredi, le samedi furent pareils. Parfois, des affaissements l'abattaient, des vapeurs de tristesse l'étouffaient, et il lui semblait qu'il faisait tout sombre, au dedans de lui-même--une obscurité noire à en pleurer. Mais il se ressaisissait, soulevé par une sournoise gaieté, une gaieté de souffre-douleur chétif qui prépare un tour de vengeance contre l'oppresseur, et qui a du plaisir à subir les derniers outrages que lui infligera son bourreau--trouvant que cela devenait très comique, très curieux, que cela marchait, et que, dans deux ou trois jours, on rirait, ha! ha! on rirait bien plus encore. A table, même, souvent, il avait des éclats d'hilarité, des ricanements nerveux et brefs, qui alarmaient Mme Mareuil. Enfin le mardi, comme il remontait dans son atelier, après déjeuner, il entendit qu'on grimpait derrière, et Joseph le rattrapant: --Monsieur, monsieur, une dépêche!... C'était d'elle. Une dépêche où l'on ne discernait plus le bleu, une dépêche toute violette de lignes minces, tracées en long, en large, en diagonale, de travers, de côté. Mais le quadrillage de l'écriture n'était rien auprès du quadrillage de la pensée; et il fallut à Mareuil toute son expérience de ces grimoires fallacieux pour reconnaître instantanément ce qu'annonçait cet amas de mots indéchiffrables et menteurs. Il en résultait que Mme Hardouin ne pouvait venir et le suppliait de s'interdire provisoirement toute visite chez elle. «Arrivée le matin même», la pauvre enfant «se volait quelques minutes», assurait-elle, pour annoncer «son retour à son Gil». Quant à la voir, «il n'y avait pas à y songer», et le billet ajoutait avec charité: «du moins pour le moment». L'empêchement? Il était bien simple: il existait depuis la veille «de la froideur» entre elle et son mari. Quelle sorte de froideur, elle négligeait de l'expliquer, affirmant pourtant que, lorsque M. Hardouin la regardait, «ses jambes tremblaient, elle s'apercevait blême dans les glaces». D'aussi sommaires indications, elle concluait que son mari était en furie, sous l'influence de lettres anonymes. «On ne dit rien, écrivait-elle dans sa perspicacité; mais ça n'en est que plus grave. C'est peut-être un nouveau jeu ...»--l'ancien jeu consistant à jurer que M. Hardouin avait reçu, devant elle, d'infâmes dénonciations et qu'un renoncement complet aux rendez-vous s'imposait, par prudence, pendant plusieurs jours. Elle terminait la dépêche d'une façon navrée quoique philosophique: «Ne te désespère pas, mon chéri ... Si tu souffres, je souffre autant que toi!... Hélas! on ne refait pas sa vie!!!» --On ne me refait pas non plus! murmura joyeusement Mareuil, et il descendit, en sautant les marches par deux, par trois. Dehors, il appela un fiacre: --Rue Taitbout, 18 ... Marchez bien! Il pénétra chez Brévannes, en criant: --Ça y est! Brévannes le félicita chaudement. Mareuil se défendit de ces congratulations; car tout n'était pas fini. Il voulait la faire venir, lui clamer, lui jeter au visage qu'il savait quelle femme elle avait été--voir son effondrement, son émoi--être une fois enfin auprès d'elle, autrement qu'en suppliant et en vaincu. Brévannes lui recommanda la modération. L'acharnement exalté de son jeune ami le surprenait,--l'important, selon lui, en ces sortes d'accidents, étant de les connaître, le reste sans intérêt ultérieur. Il se souvenait d'avoir appris, un jour, que sa maîtresse du moment, une pensionnaire des Bouffes, le trompait avec quelqu'un de l'Opéra-Comique. Il s'était borné à lui adresser un mot de congé très sec, impertinent, et, ensuite, ne l'avait pas revue. Il cita franchement cet exemple personnel. Mareuil l'écoutait avec une mine dépitée. --Ainsi, exposait Brévannes, vous lui direz qu'elle vous a trompé ... Bon!... Mais après?... Qu'est-ce que vous lui direz, après?... Vous n'allez point l'injurier, n'est-ce pas?... Alors, déranger une femme pour lui dire une chose qu'elle sait mieux que vous, lui donner encore le plaisir de vous regarder souffrir, vraiment ... Mareuil exaspéré, déclara: --Laissez-moi ... C'est mon idée ... Et je vous garantis qu'elle viendra! Sitôt rentré, il rédigea une lettre où la tristesse stoïque le disputait à la hauteur de l'abnégation. Il aurait le courage d'attendre, oui, d'attendre autant qu'il serait nécessaire, préférant toutes les douleurs au remords d'avoir été pour elle l'occasion d'un ennui. Il la plaignait infiniment de subir un si cruel martyre, une tyrannie si odieuse, et il la remerciait «la vaillante créature», d'avoir, malgré ses tourments, dès son retour pensé à lui, en premier. Il plia la lettre en souriant: «Et maintenant, nous verrons ce qu'elle répondra, la vaillante créature!» Mme Hardouin répliqua, dans la soirée, sur le même ton affectueux et mélancolique. Cependant, une semaine de ces bons procédés quotidiens et de cette hypocrisie réciproque n'ayant pas suffi à amener Jack dans l'entresol de la rue Fortuny, Mareuil eut des doutes sur la tactique suivie. N'avait-il pas, jusqu'ici, mal manœuvré? Contre cet attrait de chair irrésistible qui retenait, assurément, Mme Hardouin, contre ces forces d'instinct irraisonnées et toutes puissantes, ne fallait-il pas autre chose que les lettres du vieux modèle, que ces bénignes mixtures d'arguments et de supplications, que ces projectiles savants qui n'atteignaient jamais la jeune femme, tombaient comme des balles mortes le long de ses désirs? «Evidemment, je ne m'y suis pas bien pris, pensait-il ... La charge est trop faible ... Il n'y a qu'à la corser ...» Et, à travers la lettre qu'il écrivit ce jour-là, il sema quelques vagues phrases comminatoires, où il manifestait l'espoir de voir Jacqueline, sous peu, au plus vite, l'adjurant d'accourir, dans son intérêt, pour son salut. A des demandes d'explications de Mme Hardouin qui commençait à s'alarmer, il ne répondit pas, mais il compliqua ses billets de comparaisons empruntées au glossaire de la machinerie; et en conclusion de chaque lettre, désormais, il parla mystérieusement d'une certaine machine qui s'élançait à grand fracas, broyant tout sur son chemin, et que peut-être, si Jack retardait encore sa venue, il serait incapable d'arrêter--une sorte de grosse locomotive emballée et féroce, symbole de catastrophe en route et de malheur proche. Il oubliait ses souffrances coutumières dans cette correspondance d'attaque, comme un soldat ses blessures au fort du combat, ne songeant qu'à la réponse qu'il allait recevoir, à la répartie qu'il y ferait, toujours en garde, en posture d'assiégeant, et s'amusant beaucoup. Enfin, après douze jours de résistance, Mme Hardouin capitula, s'engagea en quelques mots de reddition à venir rue Fortuny le lendemain, un lundi, vers deux heures. * * * * * Elle arriva très exactement, et dès le seuil, Gilbert remarqua la pâleur de sa figure, le glacis de rage qui fonçait ses clairs yeux bleus, en dépit de ses visibles efforts pour les faire rieurs et assurés. Elle s'assit sur un divan qui s'étendait au mur du vaste cabinet de toilette, et d'une voix de reproche amical: --Eh bien! Qu'est-ce que tout cela signifie?... Cette machine?... Ce danger?... Toutes ces histoires?... J'en suis malade!... Mareuil s'était placé à côté d'elle et se justifiait avec une incohérence perfide, une prolixité volontairement désordonnée. --Je te le jure, ma petite Jack ... Je ne suis pas fautif ... je t'expliquerai ... j'étais fou ... je ne savais plus ce que j'écrivais ... --Mais, c'est abominable! --Oh! pardonne-moi ... Oui, c'est vrai, je n'aurais pas dû ... Mais réfléchis donc ... Un mois sans te voir!... Moi qui t'aime tant!... Il avait défait son veston de loutre, et il l'embrassait lentement, murmurant, pour esquiver ses questions, des paroles de tendresse ardente. Elle exhalait bon, une odeur de violette spéciale, mièvre et perverse; et il respirait ce parfum avec agrément, quoique sans nul désir. Puis, il l'interrogea sur sa villégiature à Gizé. Dans tous les détails, il voulait connaître l'emploi de son temps. --Tu es drôle, mon Gil! fit-elle en souriant, en souriant mal d'un sourire manqué. Et elle obéit, rendit compte de son séjour. La première semaine, il avait beaucoup plu et on était, presque toute la journée, resté au château. Des visites, des lectures, de la musique. Assommante, cette première semaine! La seconde, voyons? La seconde? La seconde? Elle paraissait hésiter; et Mareuil eut ici l'impression que toutes ses forces se mettaient comme au guet, à l'affût des mensonges qui, sans doute, allaient passer. La seconde semaine? Ah! un peu moins ennuyeuse. La pluie s'était calmée. On avait fait des excursions. On avait été déjeuner aux environs, se promener en break; et deux ou trois fois même, des petites sauteries s'étaient organisées le soir. On avait dansé, au piano, avec des châtelains du voisinage ... Voilà, autant qu'elle s'en souvenait, la seconde semaine--cette seconde semaine écoulée tout entière à Paris, et probablement dans les bras d'un monsieur qui n'était pas du tout son Gil! A partir du moment où elle avait entrepris ce récit imaginaire des derniers jours, Mareuil avait éprouvé un triomphal sentiment de délivrance, car sa grande crainte c'était qu'elle ne dît la vérité, qu'elle ne s'en excusât par des prétextes invérifiables--et tout, alors, à recommencer, toute la bataille perdue, tous ces travaux de siège à refaire, à rétablir! Mais non, elle avait menti, bien menti, et elle ne cessait pas de mentir. Il l'écoutait avec volupté, avec la sensation que c'était en mensonge ce qu'elle lui chantait là, comme certaines mélodies sont en clef de _sol_ ou en _do_ dièze d'un bout à l'autre; que c'était du mensonge tout cela, du vrai, de l'authentique--une molécule, une parcelle de cet immense mensonge qu'elle lui débitait depuis un an; et il aurait désiré qu'elle continuât longtemps, longtemps,--encore, encore un peu de mensonge ... Pourtant, elle s'arrêta: --Voilà!... Es-tu content?... Tu permets?... Je meurs de soif ... Toujours de notre Porto? Elle s'était approchée d'un guéridon et se versait un petit verre du vin jaune, se montrant de dos à Mareuil, qui l'examinait d'un air de curiosité nouvelle, comme une personne bizarre et inconnue, inspectant son chapeau à ailes noires, l'ondulation des cheveux de sa nuque, sa taille souple et gracieuse sous la longue jaquette de loutre, sa jupe traînante en laine beige, toutes les parties composant cet être si charmant, qui avait menti, qui venait, à l'instant, de mentir plus vilement que jamais. Elle se retourna avec prestesse, comme si elle avait senti ce regard près de la poignarder, et ses yeux fouillèrent dans ceux de Mareuil, ses yeux sur la défensive et sévères qui semblaient demander: --Qu'est-ce que tu as à me regarder ainsi? Mais Mareuil promptement avait changé son regard et, d'un ton admiratif, il la cajolait: --Comme tu es jolie, ma petite Jack!... Comme tu es jolie, aujourd'hui! Elle revint s'asseoir sur le divan, le verre à la main, la voilette relevée, afin de boire plus commodément, tandis qu'il l'embrassait, offrant parfois la joue pour recueillir un baiser léger et distrait. --Mon Gil, enlève-moi ça, veux-tu? fit-elle en lui remettant son verre vide ... Et maintenant, soyons sérieux!... Explique-moi l'histoire de la machine ... J'y tiens absolument ... tu as promis, tu ne peux pas me refuser ... Mareuil quitta le divan et arpentant la chambre: --Eh bien!... Je vais te le dire!... Le moment était venu. Il n'y avait pas à reculer. Il fallait parler--n'importe comment, mais parler, parler vite. Il le fallait! --Je vais te dire ... --Voyons! Ne marche donc pas comme ça! grogna-t-elle. C'est agaçant! Assieds-toi! Il s'adossa à la cheminée et, au hasard, d'une voix de révolte quoiqu'un peu tremblante, son élan pris, il répliqua: --Je marcherai si cela me plaît!... si cela me plaît, tu entends? Elle bredouilla: «C'est bien!... C'est bien!... Ne t'assieds pas!»--les traits figés de stupeur et d'effroi, tout interloquée par cette rébellion subite. Certes, en venant au rendez-vous, elle s'attendait à une dispute insolite, elle pressentait des risques obscurs et indéfinis. Mais qu'au milieu de ces caresses, de ces paroles d'amour, elle fût arrivée si droit sur elle «la machine», si brutalement, si farouchement, elle en restait abasourdie, l'audacieuse Jack, consternée, n'osant plus un mot, un geste, comme auprès d'un engin qui eût éclaté et qui n'avait pas fini peut-être, qui peut-être allait recommencer. Mareuil poursuivait à petites phrases rancunières et timides encore dans leur dureté: --Je n'ai pas besoin de ton autorisation. Je m'assiérai si je veux ... Oh! tu me croyais bien nigaud, n'est-ce pas ... bien imbécile?... Tu croyais que cela durerait toujours ... et tu comptais sur mon amour aveugle, sur mon amour idiot ... Ah! bien oui!... Je ne t'aime plus ... Je sais que tu me trompes ... --Je me trompe, moi? Il riposta avec une rudesse écrasante: --Oui, tu me trompes ... Ne nie pas ... Je te déclare que je le sais ... --Mais avec qui? --Avec qui? Avec qui? Mareuil vit passer, comme sous ses yeux, ces messieurs, les quatre messieurs anonymes, indistincts. Puis hardiment, d'un ton ironique et mystificateur: --Avec qui? Ha! Ha! Tu voudrais bien que je te le dise avec qui? Voilà! C'est que je ne sais pas! Non, pas du tout ... Je le sais si peu, tiens, que si demain je voulais rendre visite à cet individu, ou bien me poster devant chez lui, jusqu'à ce qu'il sorte ... Mme Hardouin eut, malgré elle, un geste implorant qui encouragea Mareuil: --Mais ne t'effraie donc pas!... Puisque je te dis que je ne le connais pas ... Je ne me doute de rien ... Je ne sais rien ... Et quand il y a quinze jours tu es revenue à Paris, figure-toi que je te croyais encore à Gizé, moi, à organiser des petites sauteries, tu te rappelles ... les petites sauteries au piano!... Hein! suis-je bête!... Non, vois-tu, je ne sais rien, rien du tout ... Et quand je te dis que tu me trompes, eh bien, je te le dis comme cela, au jugé, sans savoir!!! Jacqueline ne protesta plus, battue par ces gouailleries, en déroute, trop lasse pour tenter la chance d'un mensonge suprême. Elle marchait à travers la pièce, de son pas onduleux et glissant, pareille à une jeune chatte attristée et captive, se croisant dans sa promenade avec Mareuil, fuyant son regard lorsqu'il approchait, s'asseyant, se relevant, s'appuyant, au passage, sur les chaises, les meubles--sa longue traîne d'étoffe claire traînant derrière elle. Des images pénibles et des idées contraires s'entre-heurtaient confusément dans sa petite âme futile et apeurée. Le pauvre garçon! Quel ennui, pourtant, qu'il eût appris! Mais qui lui avait révélé l'histoire? D'ailleurs, c'était fatal ... Et puis, juste aujourd'hui qu'elle avait rendez-vous à trois heures avec sa couturière! Qu'allait-il faire? Ne valait-il pas mieux en terminer, se soustraire une bonne fois à ses rages, à ses grossièretés?... Et elle déplorait que cela s'arrangeât si mal, que cela tombât un si mauvais jour, contemplant à la dérobée Mareuil, qui répétait à mi-voix: «Non, je ne sais rien ... absolument rien!...»--Mareuil, très contrarié d'avoir livré trop vite son mince secret, sa seule arme, cherchant à ajouter quelque chose qui ne fût pas des injures, des plaintes vaines, et tout étonné de se trouver tellement mou, à court d'éloquence, dans cette circonstance extraordinaire. «Si Brévannes m'entendait!» songea-t-il; et réprimant un sourire, il reprit gravement: --Ecoute!... Ecoute, il me serait facile de te dire des paroles désagréables, n'est-ce pas?... de te dire ton fait, de te dire mon dégoût ... Mais à quoi bon? Tu devines ce que je peux penser de toi ... Cela suffit ... Disons-nous adieu! Mme Hardouin, par courtoisie, et un peu émue aussi, questionna: --Pour toujours? --Pour toujours? Elle se jeta à son cou, se colla contre lui, vraiment saisie par le repentir, et à ce moment, elle eût volontiers accompli des actions héroïques ou folles, pour réparer l'offense, apaiser son chagrin, le rendre heureux enfin. Elle l'embrassait, avec tout l'art de tendresse qu'elle avait quand elle aimait, de baisers longuement et finement donnés, où il semblait qu'elle laissât un peu de ses lèvres et d'elle-même. Elle ne jugeait pas que ce fût assez, et très bas encore: --Mon Gil ... Pardon!... Pardon!... Je t'assure, si tu veux, quand tu voudras, je reviendrai sans déplaisir ... Il répliqua d'une voix étranglée: --Non, non, je te remercie ... Ce serait inutile, ce serait sans intérêt, maintenant ... Adieu! Ils se serrèrent les mains. Elle sortit. Il regardait la porte, ce morceau de bois, cette épaisseur qui, soudain, s'était mise entre elle et lui. Le battant se rouvrit. Elle revenait: --Je ne peux pas partir ainsi! Elle l'étreignait de nouveau, et il perdait dans ces baisers son énergie de résistance, bégayant: --C'est mal, ce que tu as fait ... C'est mal, ma petite Jack! Mme Hardouin s'était agenouillée près du divan et séchait les yeux de Mareuil avec son diaphane petit mouchoir de batiste, tentait même d'atténuer ses regrets, retrouvant, tout à coup, ce génie de pitié, ce besoin féminin de consoler que les plus mauvaises portent en elles. --Ne pleure pas, mon Gil!... Je ne le mérite pas ... Aucune femme ne le mérite ... Elles sont toutes comme ça ... --Je t'en prie, disait Mareuil ... Va-t'en!... Il faut que tu t'en ailles! Trois heures sonnaient à une étroite pendule d'or placée sur la cheminée. Mme Hardouin dressa la tête de ce côté. Mareuil réitérait sa prière. Elle se releva: --Adieu, mon chéri ... Et à toi, si tu veux, quand tu voudras!... Adieu! La porte claqua au loin. C'était fini. Mareuil alluma une cigarette et descendit sans se presser. Il se sentait un peu ahuri et tamponnait machinalement ses paupières brûlantes. Sous la voûte, Mme Honoré la concierge courut après lui: --Est-ce que Monsieur vient demain? Dois-je préparer du feu? Il n'eut pas l'humilité de dire non, et d'un ton sec il répondit: --Je ne sais pas, préparez toujours! Puis il s'en alla rapidement, car Mme Honoré fixait, avec une persistance curieuse, ses yeux gonflés d'avoir pleuré. IV Le soir même, chez les Brévannes, il y avait dîner intime, toute la bande conviée. Dès son arrivée, Mareuil prit Brévannes à part et lui conta l'entrevue de l'après-midi. Le journaliste souriait, approuvait par instants: --Bravo! Très bien! Il conclut: --Eh bien, tout cela me semble parfait ... Je suppose que maintenant vous allez vous tenir tranquille ... Henriette, que ce colloque intriguait et qui avait entendu les derniers mots, jugea bon d'intervenir: --Quoi donc?... Qu'est-ce qui est parfait? Et s'adressant à Mareuil, avec un air de compassion: --Encore des ennuis, mon pauvre Soif-d'Amour? Elle se tut, ayant remarqué que Brévannes la guettait d'un œil courroucé. --Ma jeune enfant, lui dit-il, je vous dispense, à l'avenir, d'appeler Mareuil de ce nom ridicule ... Un jour il se fâchera, et je vous jure bien que ce n'est pas moi qui lui donnerai tort!... Henriette, interdite par cette réprimande, si contraire aux usages constants de la maison, essaya, par contenance, de la puérilité: --Est-ce qu'on m'avait dit, à moi?... Faut pas me gronder, moi! La tentative échoua misérablement. --Voyons, tu sais bien que j'ai horreur de ces manières-là, bougonna Brévannes ... Occupe-toi donc plutôt du dîner!... Les autres s'étaient à peine dérangés durant cette courte altercation. Labernerie, qui avait hargneusement levé la tête de dessus son journal, reprit sa lecture. Le Grand-Cob referma l'œil qu'il s'était efforcé d'entr'ouvrir, malgré la somnolence qui lui restait d'une nuit passée, la veille, dans les cabarets des Halles. Charleval paraissait emporté dans des conceptions ... Ce Mareuil, encore! Ses affaires de cœur! Sa dame du monde! Et ils songeaient qu'il était bien gentil, Mareuil, mais tout de même un peu raseur, quelquefois, avec ses histoires de femmes! * * * * * Le lendemain matin, Gilbert, qui, sur les exhortations de Brévannes, s'était docilement grisé au dîner, se réveilla presque à l'aube, après un sommeil lourd et sans rêves. Il glissa à bas de son lit et s'approcha de la fenêtre. L'avenue de Villiers était toute solitaire, toute blanche. On entendait, dans le silence du matin, le bruissement rythmé du balai d'un balayeur qui frôlait les trottoirs. Le ciel était bleu foncé, un ciel profond de premier printemps. Mareuil se dit que la journée serait sans doute belle et tiède, puis aussitôt il pensa: «Je n'ai plus d'amie!» C'était la même pensée qui l'avait obsédé à son départ de la rue Fortuny, qui l'avait hanté, la soirée précédente, jusque dans le trouble de la griserie, qui revenait dès le réveil: «Plus d'amie!»--et il se répétait ces mots mélancoliques comme pour s'accoutumer à leur sens étrange. Il aurait voulu avoir été l'amant de Mme Hardouin, mais il y avait bien, bien longtemps--l'avoir été à la manière des hommes grisonnants dont on dit: «Il a été l'amant de Mme Un tel ...»--mais d'un ton historique, d'une voix qui indique des années et des années écoulées depuis. Il réfléchissait: «Et il viendra, ce moment-là, comme ils viennent tous, l'un après l'autre, en mystère, à pas de loup ... Comme est venu celui de la rupture, ce moment que j'attendais si fiévreusement depuis un mois et qui est arrivé pourtant, qui est accompli, qui est fini maintenant ... J'ai déjà vu cela en chemin de fer ... Le train n'avançait pas, avait du retard ... Et tout à coup, j'étais en gare, dans la rue, en voiture, chez moi, arrivé, installé, sans comprendre comment ... Est-ce curieux, ces jours, ces heures, ces minutes, ce temps qui passe dans l'ombre, en silence!...» On lui apportait son thé. Il mangea d'assez bon appétit. Puis il fit sa toilette, s'attardant en des flâneries calculées, s'arrêtant pour rêvasser, parcourir un article de journal, choisir un vêtement, une cravate; et, comme il lui restait une heure à employer avant le déjeuner, il voulut relire d'anciennes lettres de Jack. Il les retira d'un tiroir où elles étaient serrées, empilées au point que la serrure fermait avec peine; et il les jeta par poignées sur sa table. Il contemplait tous ces papiers blancs, gris et mauves, épais comme du carton ou ténus et plissés comme de la dentelle, d'où montait une vapeur douce de parfum mourant, de roses desséchées. «Y en a-t-il, des saletés, là-dedans, et des canailleries!» Il commença à lire, au hasard, élucidant les pensées que cachaient ces mots enchevêtrés, cette encre noire ou violette, ces lignes crayonnées en hâte,--comparant, confrontant, fouillant activement, dans ce tas de mensonges, comme un chiffonnier picorant dans un monceau d'ordures; et quand il avait découvert la preuve d'une imposture, établi l'évidence d'une contradiction, il ressentait une joie sauvage, une satisfaction méprisante. Il quittait sa chaise, marchait quelques instants, la tête basse, puis venait se remettre à sa lecture. On frappa à la porte. --Monsieur est servi. Il repoussa les papiers dans le tiroir, les refoula à coups de poing, et descendit déjeuner. Mais lorsqu'il fut remonté dans son atelier et qu'il vit, presque devant lui, la grande étendue de temps, blanche et vide, qui se déroulait jusqu'au dîner, il ne put se défendre d'un intime mouvement de détresse: «Qu'est-ce que je vais faire d'ici là? Qu'est-ce que je vais faire?» Pas de lettre à attendre! Pas de lettre à écrire! Il aurait souhaité d'être encore plus jeune de deux jours, au temps maudit où il s'inquiétait, où il souffrait, mais où il luttait, au moins, où il se démenait, où il faisait quelque chose. Et il éprouvait ce terrible frisson de regret et d'ennui qui tourmente souvent les vieux officiers démissionnaires quand sonne dans leur oisiveté l'heure connue du rapport, de la botte ou de la manœuvre. Il s'allongea dans un fauteuil, fumant coup sur coup, et pour s'étourdir, des cigarettes qui allaient s'éparpiller en petits tas jaunâtres, à demi brûlées, sur le dallage noir de la cheminée. «Oui, je n'ai pas le choix; il s'agit de changer ma vie, d'inventer une distraction, de m'organiser autrement ...» Mais, à peine les combinaisons formées, elles s'écroulaient, et, sur leurs décombres, sur leurs chiffres en ruines, voletait l'image de Jack--de Mme Hardouin s'acheminant vers le logis d'un monsieur à vague moustache, ou montant son escalier, tout aimable, prête à s'offrir. Mareuil se leva, dégoûté: --Eh bien, cela va être gai! murmura-t-il. Cela va être frais, si c'est tous les jours ainsi! Il saisit une large feuille de papier dans un cartonnier placé près de la fenêtre, et, s'asseyant en bonne lumière, il se mit à dessiner une tête de femme, au caprice du crayon, sans autre idée nette que de s'occuper, de fuir ce néant du rien-à-faire. Mais, soudain, d'un geste furieux, il brisa contre le papier la pointe de son crayon qui vint frapper la vitre avec un bruit argentin. Non! Il en avait assez, à la fin, de tracer des petites lignes, d'écraser du noir sur du blanc, de s'appliquer aux reliefs, de tenir compte de la perspective, de s'acharner à ce nez, à cette bouche, à ces yeux de femme--à ces attraits en mine de plomb, qui n'étaient rien, rien du tout, il le savait bien, lui Mareuil, auprès d'un vrai visage de femme tendu de peau vivante et parfumée. Alors, il ouvrit un journal, et, du regard, courut à la recherche d'un écho, d'une annonce qui lui fournirait le moyen de terminer cette infernale après-midi. Il lut que, ce jour-là, avait lieu la dernière réunion du Concours Hippique; et en même temps, il revit l'entassement de dames élégantes parmi les uniformes clairs et les fanfares de chasse, toute la brillante assemblée qui devait s'agiter, sous le soleil printanier, dans la grande nef sonore. «C'est cela!... Je vais y aller», pensa-t-il. Puis en rangeant ses objets de dessin, il s'avoua: «Si je trouvais là-bas, ce qu'il me faut!... C'est peu probable ... Mais qu'est-ce que je risque?... Et, dès le lendemain ... hé! ce ne serait pas ordinaire!» Il s'habilla avec soin, comme autrefois aux jours des rendez-vous, et, vers quatre heures, il franchissait le tourniquet du Palais de l'Industrie. * * * * * Il hésitait de quel côté il monterait, quand une voix railleuse le héla: --Comment? Vous ici? Il se retourna et aperçut, face à la porte, le Grand Cob, les jambes écartées, les mains balançant, derrière le dos, un parapluie--l'œil inspecteur et aigu du boulevardier auquel rien d'un défilé parisien n'échappera: --Vous ici? répéta le Grand Cob, en dégageant mollement une de ses mains gantées de rouge, et la tendant à Mareuil ... Mais je croyais que vous ne vous montriez jamais dans ces endroits, que l'on ne vous rencontrait nulle part ... Cela ne va donc plus? Et de la pomme de son parapluie, il se cognait le thorax à gauche, à la place où il supposait qu'on avait ce qu'on appelle un cœur. Mareuil rectifia: --Dites que cela va mieux ... Puis, pour couper court aux questions: --Faisons-nous un tour? --Comment donc! déclara le Grand Cob flatté de voir Gilbert se départir de sa froideur coutumière ... Tenez, je vais vous mener à la Butte ... Nous avons aujourd'hui quelques numéros de luxe. Et, prenant le bras de Mareuil, il l'entraîna vers la tribune réservée aux demoiselles. Elles étaient reléguées là, non par la pudibonderie des règlements, mais de leur plein gré, pour la commodité des causeries libres et des affaires à traiter, comme en une sorte de Bourse d'amour--toutes les courtisanes de Paris, les illustres et les obscures, celles qui ne vivaient que de leur beauté, celles qui avaient réussi par la gaieté seule, la bonne humeur, et d'autres, petites femmes de petits théâtres, dont on ne savait si c'était au lit ou à la scène qu'elles avaient gagné leur clientèle et leurs falbalas pimpants. Elles se serraient dans les étroites rangées de gradins, la plupart tournant le dos à l'immense rectangle jaune de la piste, tandis que, juchés sur un degré supérieur, ou du haut du couloir longeant le mur de la tribune, des hommes leur parlaient, penchés sur elles comme pour les humer--des hommes souriant d'un sourire camarade ou lubrique, des hommes de toute catégorie: vieillards au regard indécis et glouton, officiers à la taille pincée, aux cuisses disparues en des culottes éclatantes et boursouflées, clubmen réputés, portant à leurs vastes cravates des épingles sauvages, marques de leurs goûts hippiques et formées de deux longues dents de cheval accolées. Mais au passage de Mareuil et de Gendrey, les conversations particulières cessaient. Les têtes pâles ou peintes de ces dames, leurs chapeaux fleuris frémissaient, ainsi qu'un parterre sous une brise; et elles se poussaient du coude, murmurant: «Le Grand Cob! le Grand Cob!» Gendrey semblait insensible à ces signes de déférence. Depuis longtemps, il ne saluait même plus ses féales, se contentant de leur grimacer de l'œil, de la bouche, du nez, des bonjours familiers et paternels, comme en a pour les employés de son ministère un vieil huissier inamovible, au courant du personnel et des traditions. Il nommait maintenant les femmes à Mareuil, joignant à sa nomenclature des commentaires sur les mœurs du lieu, tirant, à mesure, la philosophie de ce qu'ils voyaient: --Voilà Thérèse Nivolas ... Suzette de Luz ... Claire de Kerjeu ... Réussie, cette blonde, hein?... Ninette Rabastens ... Paula Mériel ... Et cette petite, basse sur jambes, à droite, en rouge, avec une figure de garçon ... C'est Angèle de Cérans ... Cela a débuté, il n'y a pas six mois, et cela a déjà hôtel avenue d'Iéna, victoria, cheval de selle ... Et ce n'est pas fini! Elle ira loin, cette enfant, c'est moi qui vous le dis!... Il avait des inclinaisons du buste, des façons de se rejeter en arrière, de dessiner de la main, dans le vide, des tailles, des poitrines, des croupes, comme un maquignon désintéressé promenant un amateur à travers la foire aux chevaux. On se doutait qu'il eût aimé faire reconnaître à Mareuil la délicatesse des attaches, la solidité des chairs, l'élasticité des muscles, lui faire toucher, palper ces membres bien pris et sans tares dont il répondait. Il continua: --C'est le dernier jour. On n'a que le temps, vous comprenez. Pendant toute la semaine, on a préparé les villégiatures, les petits collages d'été ... Aujourd'hui, ce n'est plus l'heure de débattre ... Il faut prendre ses arrangements, conclure ... La saison marche. Nous n'avons plus avant juillet que les courses, pour rencontres sérieuses. Mais là, les hommes jouent. Ils sont inabordables. Ils sont comme fous ... Ils ne se connaissent plus ... Ah! elles le savent bien, les petites ... Ainsi, regardez Claire de Kerjeu ... un caractère impossible ... On l'a baptisée la Fée-Colère ... Eh bien, voyez-la donc en ce moment avec le jeune Châtel, le fils du grand épicier ... A-t-elle l'air assez bonne fille, assez bon enfant!... Mareuil ne l'écoutait plus. Instinctivement et comme attiré, il s'était rapproché d'une jeune femme vêtue d'une correcte robe de drap bleu sombre et à qui des cheveux bouffant en éventail, au-dessus du front large et haut, donnaient un certain aspect de ressemblance avec Mme Hardouin. La jeune personne paraissait très excitée, et Mareuil entendit une grosse voix enrouée qui sortait de sa bouche, sinueuse comme celle de Jack, et qui disait: --Alors, ma chère, figure-toi que cette espèce de sale voyou ... Mareuil se recula, navré de la déception, sans la moindre curiosité au sujet de ce que s'était permis l'espèce de sale voyou mentionné. --Au revoir, je vais jeter un coup d'œil dans les autres tribunes, fit-il en serrant la main de Gendrey. Le Grand Cob parut choqué de ce départ comme d'un insuccès personnel. --Bon! Bon! Ainsi il n'y a rien ici qui vous plaise? Peste, mon petit, vous êtes difficile!... Allez donc voir dans le bâtiment à côté. C'est bien mieux ... Ah! c'est joli! C'est tout neuf! Elles sont là quatre ou cinq avec une réputation de beauté qu'on leur continue depuis vingt-cinq ans comme une rente viagère ... La belle madame Fourneau, la belle madame de Bleize, n'est-ce pas? On en parlait déjà quand j'étais haut comme cela ... Est-ce que ce sont toujours les mêmes?... Mareuil lui serra de nouveau la main et s'esquiva, ne voulant pas engager une discussion sociale sur ces rivalités de classes, ni relever tout ce qu'avaient d'injustes et de superficiel les appréciations du Grand Cob. Il se fraya péniblement sa route à travers la foule qui, chaque minute, devenait plus dense, plus résistante, n'avançait que par brèves secousses, suivies de long moments d'arrêt. Il se réjouissait secrètement de l'indifférence avec laquelle il avait examiné toutes les charmantes amies du Grand Cob. Devant leurs jolis corps accessibles, il n'avait eu aucun désir, aucune tentation. Il n'avait pas dérogé, il demeurait le cœur dédaigneux des amours brutales qu'il était la veille encore, lors de cette dramatique scène d'adieux que personne de toutes ces personnes ne savait, dont personne ne le soupçonnait le héros. Mais, lorsqu'il eut achevé le tour des autres tribunes, progressivement son orgueil l'abandonna. Ici c'étaient, comme là-bas, des dames tournant le dos à la piste et debout, sur lesquelles se penchaient des messieurs en uniforme ou à épingles en dents de cheval. Ici, comme là-bas, les femmes étaient suspendues des deux mains, ainsi qu'à un frêle mât de cocagne, au manche de leur ombrelle, dont la pointe plissait la toile rouge des banquettes; et elles gardaient, dans cette posture implorante, les yeux levés vers les yeux baissés des messieurs. Ici, comme là-bas, on paraissait pressé de préparer des petits collages d'été, de prendre des arrangements, de conclure. Et Mareuil avait des accès de jalousie impersonnelle, rétrospective, à voir toutes ces créatures, toutes ces Jack, en train certainement de faire à d'autres,--à d'autres amants absents, ingénus et dévoués--ce qu'on lui avait fait à lui, pendant deux années. Il dévisageait insolemment les clubmen en redingote, les cavaliers en habit rouge, les officiers bleu-de-ciel ou noirs songeant, à chacun: «Si c'était lui!»--énervé à l'idée de frôler peut-être, sans le savoir, un de ses rivaux d'hier, un de ceux qui avaient tenu dans leurs bras Mme Hardouin, tandis qu'il agonisait à l'attendre. Plusieurs étaient célèbres pour leur élégance, leur agilité en selle, leurs succès mondains et féminins. Les plus humbles bourgeoises les connaissaient par leurs noms, les suivaient longtemps du regard comme des acteurs populaires. Et au milieu de ces gars solides, à la figure vaniteuse et rude, ou bien qui souriaient d'un sourire de maître, en se chuchotant, par-dessus l'épaule, des réflexions comiques, Mareuil avait presque honte de s'être donné la peine d'aimer, de s'être tant courbé à supplier, à souffrir. Il se sentait ignorant, naïf et faible comme un petit potache cerné par une cohue de «grands». Il murmura: --Tous ces gens me répugnent! Allons-nous-en! Et il marcha vers la sortie, saluant, d'un air hâtif d'homme qui s'en va, les têtes qui le saluaient sur la route. --Bigre! fit-il à un tournant ... La mère Lepassereau! Il voulut se dissimuler derrière un monsieur qui le précédait, affecter de n'avoir rien aperçu. Mais trop tard! Leurs regards s'étaient joints, heurtés, et maintenant ceux de ladite mère Lepassereau ne le lâchaient plus, dardaient contre lui des lueurs à la fois avenantes et de menace. Il eut peur de sembler impoli et, résigné, il s'approcha de la grosse dame. Mme Lepassereau feignit hypocritement la surprise. --Tiens, monsieur Mareuil! Puis elle multiplia les questions au sujet de madame sa mère, une si agréable femme; de monsieur son oncle, dont le château était voisin de celui des Lepassereau, en Normandie, et au sujet aussi de son travail à lui, M. Mareuil, qu'on lui avait dit peindre de si jolies choses, mais là, sans compliments. Elle l'appelait, à certains instants, Gilbert, s'excusant de sa familiarité, l'expliquant par ce fait qu'elle l'avait connu tout petit, qu'elle ne pouvait s'habituer à ce qu'il fût un homme, un vrai homme; et elle s'inquiétait s'il viendrait cette année, au château de monsieur son oncle, à Monneville, où, depuis six ans bientôt, on n'avait pas eu le plaisir de sa visite. --D'ailleurs, à Paris, vous ne sortez guère davantage ... Et même soit dit sans reproches, nous vous avons bien regretté chez nous, cet hiver ... C'étaient des réunions tout intimes, où je crois que vous ne vous seriez pas ennuyé ... Mareuil, qui guettait l'attaque, riposta: --Moi, j'en suis sûr, madame ... Ça été une coïncidence malheureuse ... Par hasard, ces deux fois-là j'étais pris ... Mais j'espère ... Mme Lepassereau l'interrompit: --Vous ne reconnaissez pas Germaine, n'est-ce pas? Et d'un ton bienveillant: --Oh! cela ne m'étonne pas ... En six ans, on change!... C'est bien naturel ... Et toi, Germaine, tu ne reconnais pas M. Mareuil, toi non plus? Mlle Germaine Lepassereau se retourna et, saluant d'un salut grave et réservé: --Non, je n'aurais pas reconnu Monsieur. Elle avait une allure assez gracieuse, des yeux clairs et larges, des cheveux châtain pâli, frisés en triangle sur le front; mais sans qu'elle fût déplaisante, il n'y avait rien de troublant dans sa petite figure froide, lisse et propre de jeune miss bien savonnée. Elle reprit, après un moment: --Maintenant, je me rappelle, je me rappelle parfaitement. Une fanfare sonnait, annonçant la fin d'un parcours et se mêlant au grondement lointain des derniers applaudissements, tandis qu'un nouveau cavalier, un hussard stoppait devant la tribune du jury. --Regarde, maman, dit Germaine sans laisser le temps à Mareuil de trouver la phrase courtoise qu'il cherchait ... Regarde! Voilà M. de Saint-Lys ... C'est la troisième fois qu'il monte aujourd'hui. Mareuil saisit l'occasion de réparer son silence: --Cela vous intéresse, ce concours, Mademoiselle? Mlle Lepassereau eut une moue ironique: --Heu?... Cela m'intéresse autant que d'aller faire des visites ou que d'aller à la Sorbonne ... --Ah! vous fréquentez la Sorbonne? Et vous vous y ennuyez, Mademoiselle? Il souriait le plus sympathiquement qu'il pouvait. Elle leva les yeux pour voir s'il se moquait; puis subitement, son regard sembla se voiler de défiance, se refermer sur ce qu'elle pensait, et elle répondit d'un ton bref comme un tour de clef: --Je n'ai pas dit cela! Elle s'était tournée vers la piste et affectait de s'occuper de la course de M. de Saint-Lys, marquant au crayon, sur son programme, les fautes commises, tapant le sol du bout de son en-cas, lorsque la haie ou la barrière avaient été convenament franchies. Gilbert, posté derrière, détaillait hostilement son buste enserré d'un long covercoat jaune, ses cheveux trop tirés sur la nuque où nul frison ne dépassait, toute sa netteté frigide de novice inexperte, et il éprouvait pour elle des sentiments de pédant d'amour, le mépris du savant pour l'illettré qui lui a manqué. Plus tard, quand elle aurait accompli ses preuves, oui, il eût compris qu'elle le reçût dédaigneusement, de cet air de majesté hautaine que donnent parfois aux femmes la conscience de leur mystérieuse valeur, le souvenir récent de ce qu'elles peuvent, avec leur corps! Mais, aujourd'hui, qu'elle l'accueillît ainsi, lui, Gilbert, l'ancien amant, l'ancien adversaire d'une gaillarde telle que Mme Hardouin, qu'elle fît sa contractée, cette petite Lepassereau qui ignorait tout de la vie, qui n'avait d'autre mérite que sa virginité fade, non, c'était pénible, c'était sévère! Et pendant que M. de Saint-Lys terminait ses bonds, Mareuil parcourait du regard les dames proches, pour en découvrir une de laquelle il eût subi, sans récriminer, les intolérables façons de cette petite glaçon de Lepassereau. Tout autour de lui, tout au loin, se dressaient des têtes familières, têtes d'hommes, de femmes, de jeunes filles, inaperçues depuis deux ans et dont il déchiffrait, peu à peu, les traits changés par le temps. Après cet exil de sa liaison, il se faisait l'effet d'un voyageur revenant à Paris après un long voyage. Il reconnaissait un nez, une bouche, une attitude, puis le nom fuyait. Ou bien, il hésitait, croyait s'être trompé. Soudain, il s'inclina avec vivacité vers Mme Lepassereau qui se passionnait pour la course de M. de Saint-Lys, et demanda: --Madame!... Madame!... Est-ce que cette dame blonde, à droite, au-dessous de vous, au second banc, est-ce que ce n'est pas Mme Lozières? --Où cela? --Là, à droite, au deuxième rang, un chapeau à coques de velours grenat ... Il désignait une jeune femme blonde, au visage ovale et pâle, aux sourcils noirs très épais, et dont les cheveux ondulés recouvraient à-demi l'oreille. --Où cela?... Où cela?... répétait Mme Lepassereau dont l'attention, loin de travailler vers la droite, restait captivée, à gauche, par la double haie qu'atteignait, à cet instant, l'infatigable Saint-Lys. Enfin, elle répondit: --Oui, oui, c'est Mme Lozières ... C'est elle! Mareuil pensait: «Eh bien! en voilà une à qui le mariage a fait du bien!» Il se rappelait sa silhouette maigre et informe de jeune fille, d'enfant même, à l'époque où il jouait avec elle, dans le verger vert de Monneville, sous les pommiers tordus; et il l'examinait tout charmé de son épanouissement nouveau, de sa beauté grandie, lui trouvant un curieux air petit fifre de la Révolution, petit tambour Bara, avec ses cheveux dorés sur l'oreille. Mais une rumeur triomphale, une immense explosion de bravos venaient d'éclater, saluant le hussard qui avait sauté d'un superbe saut la rivière du centre. Une musique militaire entonna une marche d'opérette. La réunion était close. La piste, rapidement, se remplit de spectateurs et de spectatrices accourant pour assister à la distribution des récompenses. Près de la rivière, des groupes se formaient, joyeux et bavards, comme à la sortie des grandes administrations, la journée de travail finie. Des gigolos, en longue redingote, mesuraient, d'un œil effaré, la largeur de l'obstacle. Les femmes, sans interrompre leur causerie, s'entrejugeaient furtivement, le front impitoyable, notant les erreurs de mode ou les inventions habiles dans les toilettes qui circulaient,--et des figures s'avançaient, interrogatives et plus indicatrices que des doigts, des figures priant qu'on leur nommât ce monsieur avec une barbiche rousse ou cette dame en vert, là-bas. Au milieu de la foule, Mareuil, qui avait profité de la presse du départ pour semer Mme Lepassereau, se promenait, l'aspect indifférent et ennuyé, quoiqu'en réalité tout à la préoccupation de revoir Mme Lozières, de vérifier si elle était de près la jolie personne qu'elle lui avait semblé de loin. Elle devait avoir actuellement deux ans de moins que lui, quelque chose comme dans les vingt-huit ans; et on l'avait mariée, sept ans avant, avec un haut fonctionnaire des finances, un receveur, un trésorier-payeur,--Mareuil ne se souvenait plus au juste,--un républicain de vieille date, dont le choix avait fait scandale, lors du mariage, à Monneville, et dans toute la société conservatrice des environs. Un mariage qui s'expliquait pourtant, étant donné l'ingénuité docile de la jeune fille et les ambitions de sa famille, dont plusieurs membres déjà, dans la diplomatie ou l'armée, s'étaient un peu ralliés au gouvernement. Mais on avait mis longtemps, néanmoins, à le pardonner aux Brégy, à oublier leur fâcheux manquement à la bonne cause en péril ... Gilbert évoquait ces souvenirs: «Lucie de Brégy!... Lucie Lozières! Est-ce bizarre, cette rencontre!» Tout à coup, il remarqua les coques rouges de son chapeau, et lentement il se dirigea de son côté, de façon à ne pas être masqué par les dames avec qui elle causait. Arrivé devant elle, il salua; puis, après quelques pas, s'étant retourné pour la contempler de nouveau, il aperçut le regard de Mme Lozières fixé vers lui, qui se dégageait vite, comme par honte d'avoir été surpris. Alors, il rôda de groupe en groupe, s'arrêtant à des poignées de main, à des conversations inutiles, retenu par le désir de s'approcher encore de la jeune femme, de renouer connaissance, si possible, sans but précis, pour voir, et parce qu'il en avait envie, tout simplement, en somme. Mais elle avait changé de place, était partie peut-être. Il ne put la retrouver. «C'est stupide, pensait-il, j'aurais dû lui parler ... Quelle gaffe!» Il chercha partout, traîna autour des sauteurs primés, faillit se faire écraser par les lauréats qui se rendaient aux écuries en trottinant, et finalement, à bout de patience, il gagna la sortie. La bousculade était grande, et, par moments, la masse serrée des partants se serrait davantage pour laisser passage à des chevaux qu'un lad emmenait dehors. --Hep! hep! On se rangeait, on s'étouffait, on se collait les uns aux autres, en rentrant les pieds. Des dames protestaient. D'autres souriaient à leurs voisins inconnus ou bien montraient une mine revêche aux privautés éventuelles. Une voix, derrière Mareuil, une voix claire et gaie prononça: --Bonjour, monsieur Gilbert! Il tourna la tête et vit Mme Lozières qui, le coude au corps, lui tendait, avec difficulté, la main. Il balbutia, un peu décontenancé par cette apostrophe inespérée: --Bonjour, Madame!... Vous allez bien?... M. Lozières va bien?... Quelle foule, n'est-ce pas? --Très bien, je vous remercie ... et Madame votre mère? Il reprit: --Je vous croyais à Bourges? --Oh! non ... Nous avons quitté Bourges il y a trois mois ... Je suis tout à fait Parisienne, maintenant ... M. Lozières a été nommé au ministère, à l'administration centrale ... --Ah! c'est une bonne chose! fit par courtoisie Mareuil. Vous devez être très contents! --Oui, nous sommes assez contents ... Oh! oh!... Prenez garde! Une poussée l'avait jetée contre lui, et il sentit une odeur fine et forte, cet heureux alliage du parfum et d'elles-mêmes qu'exhalent certaines femmes toujours. Elle murmura: --Je vous demande pardon ... Je ne vous ai pas fait mal? --Du tout, du tout!... Mais ce service est bien tristement organisé ... Ils arrivaient sur le seuil. Une large nappe de lumière jaillit devant eux, et ils aperçurent des laquais en livrée et l'œil inquiet, à la recherche des maîtres, une triple rangée de badauds qui se penchaient avidement dans l'espoir de ces femmes, et ces femmes, et ces femmes qui sortaient. Mme Lozières regarda à droite, à gauche--et d'un ton contrarié: --Comme c'est ennuyeux!... J'ai perdu mes amies, les dames avec qui j'étais tout à l'heure! Elle se haussait sur la pointe des pieds: --Non!... non, elles ne sont pas là ... Elles seront parties sans m'attendre! --Alors? fit-il brièvement. --Alors, je vais vous dire au revoir et rentrer chez moi ... Je reçois le samedi ... Mais je n'ai plus que deux jours à votre disposition, puisque samedi en huit mes réceptions finissent ... N'oubliez pas, 9, rue Galilée, près de l'avenue Kléber ... Il retint un peu sa main et, d'une voix respectueusement caressante: --Est-ce qu'il vous déplairait que je vous accompagne? --Quand cela?... Maintenant?... Ce n'est guère votre chemin, il me semble ... Elle s'arrêta, inspecta vivement les alentours, et reprit: --Enfin, si vous voulez bien vous déranger de votre route, j'aurais mauvaise grâce à refuser. Ils quittèrent le trottoir, traversèrent la chaussée, puis, fendant la foule entassée sur le refuge voisin et qui les guignait déjà, comme si, de longue date, ils eussent eu ensemble toutes sortes d'intimités, ils remontèrent, au pas de promenade, les Champs-Elysées, sans mot dire, malicieusement satisfaits du petit pacte audacieux qu'ils venaient de conclure. Mme Lozières rompit, la première, le silence: --Vous travaillez beaucoup? J'ai vu de vous des choses délicieuses à l'Exposition du Blanc et Noir, l'an dernier, et aussi au Grand-Art ... Mareuil se défendit modestement. --Non, je vous assure, continua Mme Lozières, j'aime énormément ce que vous faites ... Vous avez une façon de poser les personnages et surtout des teintes d'une délicatesse!... Elle lui parlait familièrement, tout de suite revenue au ton de camaraderie de jadis. Elle citait ce qu'elle préférait parmi ses pastels, ses esquisses formulant même des critiques, s'embarrassant parfois, manquant des termes exacts, mais lâchant moins de niaiseries qu'il n'en eût pu craindre. Mareuil déclara en raillant: --Vous avez du goût ... Permettez-moi de vous le dire ... Elle remercia d'une inclinaison de tête, et ils allèrent de nouveau quelque temps en silence. Mareuil observait sournoisement Mme Lozières de son regard expert de peintre et d'amant sagace. Elle lui paraissait aussi séduisante que là-bas, à l'Hippique, gardait cet air petit fifre qui, dès l'abord, lui avait plu. Et, quoique d'une taille plutôt grande, elle avait de la grâce, elle marchait bien, de ce pas aisé, harmonieux, solide, qui distingue les femmes adroites et sûres de leur corps. Il l'évalua encore d'un coup d'œil sommaire: «Elle est bien, cette petite!... Quel dommage que je ne l'aime pas, que j'aie l'esprit ailleurs!...» Mais Mme Lozières sentait probablement sur elle la pesanteur des regards de Mareuil, car, comme pour mettre fin à ce gênant examen, elle demanda: --Savez-vous comment s'appelle la personne qui passe dans cette victoria bleue?... C'était une des demoiselles de la Butte, une grosse brune avec un chapeau empanaché de blanc. Mareuil répondit sèchement: --Elle se nomme Mériel ou Nivolas ... je ne vous garantis rien ... Du reste, si vous voulez des renseignements sur ces dames, vous vous adressez fort mal ... je n'en fréquente aucune. Mme Lozières parut aguichée par l'expression mauvaise des paroles de Mareuil: --Tiens, pourquoi?... Il y en a cependant de bien jolies? --Je ne dis pas ... Mais, je n'aime pas cette façon d'aimer ... Elle s'exclama d'une voix incrédule: --Vous voulez donc de l'amour, de l'amour vrai? --Peut-être! --C'est surprenant! Je n'aurais pas cru cela de vous!... Je ne sais comment ... Est-ce parce que je vous vois encore petit garçon, turbulent et méprisant pour les filles, comme vous disiez?... Mais je n'aurais jamais supposé que vous fussiez un amoureux, un sentimental.... Mareuil répliqua: --C'est pourtant comme cela! Puis, après un silence: --Et même, savez-vous de quel nom on m'a surnommé chez un de mes amis? --Je n'ai pas idée ... --On m'a surnommé Soif-d'Amour! Elle eut un petit rire cordial. --Soif-d'Amour! Oh! c'est drôle, c'est très drôle, Soif-d'Amour. Evidemment, cela prouve en votre faveur ... Vous allez me trouver bien indiscrète ... Est-ce qu'il y a longtemps que vous êtes ainsi? --Je l'ai été ... --Ah! vous ne l'êtes plus?... --Plus pour le moment ... Elle ne répliqua pas, la figure égayée d'un mince sourire, la tête baissée vers le bitume grisâtre, mais la pensée visiblement tendue vers d'autres choses, vers tout ce que Mareuil ne lui avait pas révélé et qu'elle eût bien voulu connaître. Il réfléchissait: «Pourquoi est-ce que je lui confie ces histoires?... Je ne tiens pas à me faire admirer, et j'ai l'air de me poser en être extraordinaire ... C'est imbécile!» Le temps avait fraîchi. La nuit tombait. Une rafale de vent s'éleva, vint coller la souple robe de Mme Lozières contre son corps. «Elle n'est décidément pas mal, songeait Mareuil, et cela vaudrait toujours mieux qu'une Mériel, qu'une Kerjeu, qu'une Nivolas ...» Elle l'interrompit dans ces parallèles: --Vous autorisez une question? --Tant qu'il vous plaira! --Eh! bien, voilà! dit-elle, comme livrant la conclusion de ses raisonnements secrets ... Voilà! Pensez-vous qu'un jeune homme de votre âge puisse aimer d'une manière absolue ... Vous m'entendrez à demi ... C'est très difficile à expliquer ... Pensez-vous qu'un jeune homme peut être fidèle, complètement fidèle, même quand il aime, au milieu des entraînements, des tentations, des occasions?... --Certainement! fit Mareuil. Elle reprit: --Oh! ce doit être bien rare ... Ainsi, par exemple, ceux que nous avons rencontrés tantôt au Concours, tous ces officiers, ces hommes de sport, pensez-vous ... Mareuil s'exclama rageusement: --Ceux-là! ceux-là!... Ah! mais non!... Et puis, je préfère que vous ne m'en parliez pas, des jeunes gens ... Je les déteste! --Vous les détestez? --Oui, je les déteste, surtout lorsque je les vois en foule, en masse, réunis ensemble, comme ils étaient aujourd'hui ... Tenez, il m'est arrivé de me sauver d'un salon de cercle, d'une salle de théâtre, d'une salle d'armes, parce qu'il y avait là trop d'hommes, parce que cela m'indignait de rêver à tout ce qu'ils étaient capables de faire avec leurs yeux, leurs moustaches, leur vigueur, leurs corps alertes ... Ce sont des voleurs de cœurs, des voleurs de femmes ... Je les déteste!... Elle lui lança un regard ému, un de ces instinctifs regards de gratitude comme elles en ont toutes quand on dit, à leur propos, des paroles même un peu absurdes, mais qui sont plus que des mots de désir brutal ou d'offres libertines. Mareuil continuait: --Non, je ne comprends pas qu'on trahisse ... Je trouve ça puéril ... Il serait si simple de quitter quand on cesse d'aimer ... Pour ma part, je n'ai jamais trompé ... et je suis persuadé, je crois bien que je ne tromperai jamais ... oui, je le crois bien ... Il avait proféré cela comme une leçon récitée, sans conviction dans la pensée, et il demeurait stupéfait de sentir en lui ce subit désaccord, répétant: --Oui, réellement, je le crois! --C'est très bien! fit Mme Lozières ... Et si vous ne redoutez pas de vous ennuyer, vous viendrez en recauser chez moi, samedi prochain ... Il s'écria d'un air de regret: --Comment! vous rentrez? --Oui, je rentre ... D'abord, ce vent me donne la migraine ... Et puis il est très tard ... Mareuil prit, en plaisantant, un ton de mélodrame: --Ecoutez!... Suivez-moi et je vous raconterai ma vie! Mme Lozières souriait: --Mais je ne vous la demande pas! --Alors, je vous raconterai autre chose, tout ce que vous voudrez ... Il est à peine six heures et demie ... Vous avez largement le temps! Et comme elle hésitait, il feignit de l'amertume: --Quand je pense qu'à Monneville, c'était toujours vous qui me relanciez, qui me suppliiez de jouer ... Elle répondit: --Nous ne sommes plus à Monneville ... Enfin, je ne veux pas que vous vous imaginiez que je me venge ... Entendu!... Nous marcherons encore un peu, mais quelques pas, seulement! Ils se remirent en route, traversèrent la place de l'Etoile et s'engagèrent dans l'avenue de la Grande-Armée. Le crépuscule devenait plus noir, et une à une, les lanternes des réverbères s'allumaient. Lorsqu'ils passaient auprès d'elles, Mareuil s'amusait de voir son ombre et l'ombre de Lucie s'allongeant, côte à côte, comme celles de deux amants flâneurs. Parfois, à une bourrasque plus violente, elle détournait la tête de son côté et elle échangeait avec lui un sourire amical, un sourire complice. --Non, je n'ai jamais, jamais trahi! disait Gilbert. Il avait repris ses théories sur l'amour, sur ce qu'on doit à une femme aimée, sur le dégoût que nécessairement on éprouve pour les autres, qui ont le tort de ne pas être elle--décrivant à Mme Lozières tout son trésor de sentimentalité, inventoriant toutes ses richesses de cœur, les faisant scintiller, miroiter, valoir comme un bijoutier ses bijoux devant une cliente à gagner. Il avait conscience d'être sincère maintenant, et l'indécision bizarre de tout à l'heure ne l'oppressait plus. Il parlait de son irréprochable fidélité ainsi qu'un brave de son courage, avec cette assurance naturelle qui nous vient d'un passé glorieux, d'actions d'éclat incontestables. Chacune de ses phrases se rapportait à des hauts faits qu'il eût pu prouver, à l'un des épisodes de la terrible campagne de deux ans qu'il avait menée contre Jack. Il s'écriait à tout instant: «Quant à moi ...» ou bien «Il m'est souvent arrivé» ou encore: «Sans me citer comme exemple ...»; et sous ces formules personnelles qui lui échappaient, Mme Lozières devinait une histoire vraie, un drame touchant, peut-être. Elle n'interrogeait plus, le laissait disserter, craignant de prononcer des questions significatives, de trop montrer son intérêt, sa sympathie. Ils étaient près de la Porte-Maillot. Elle vit la grille, et d'un ton impératif: --Il faut que je rentre ... --Il le faut?... --N'insistez pas!... Cela me désobligerait. Ils revinrent en arrière. Mme Lozières hâtait le pas, se plaignant d'être en retard, très fâchée, très mécontente. Mareuil, pour la calmer, consultait sa montre, donnait de fausses heures auxquelles elle refusait de croire. A l'angle de l'avenue Kléber, elle s'arrêta: --Si vous voulez, j'aime mieux que nous nous séparions ici! Puis, Mareuil, serrant un peu fort sa main, elle la retira brusquement: --A bientôt, j'espère! Elle n'indiquait plus de jour, cette fois. Il répliqua de même: --A bientôt!... Je suis bien heureux de vous avoir revue! Elle le regarda d'un regard franchement tendre, presque prometteur et elle ajouta: --A bientôt alors!... Je me sauve! Elle avait disparu au coin d'une rue. Mareuil songea: «Elle est agréable ... Mais quels yeux bêtes en partant!... Quels regards sales elles peuvent vous avoir!... C'est écœurant!...» Il monta dans un fiacre et se fit conduire chez lui. Auprès du parc Monceau, il distingua, malgré la nuit, un endroit où jadis, avec Jack, il s'était promené, aux premiers jours de leur liaison. Il poussa un soupir, et resta quelque temps avec une vague mélancolie. V --On peut entrer? --Entrez! dit Gilbert, en reconnaissant la voix de Brévannes ... Vous? Un samedi?... Je croyais que c'était votre jour d'article? Le journaliste s'assit et alluma un cigare: --Oui, j'ai eu fini plus tôt que de coutume ... Dites donc, qu'est-ce que vous faites, aujourd'hui? --Pourquoi cela? --Enfin, êtes-vous libre? --Libre!... Libre!... Ça dépend! dit Mareuil, qui s'était précisément promis d'aller, dans l'après-midi, chez Mme Lozières ... Ça dépend un peu de l'heure et aussi de ce que vous avez à m'offrir ... --Voilà! fit Brévannes. Il y a tantôt répétition générale à l'Odéon ... La jeune enfant est souffrante et ne peut venir ... Voulez-vous la remplacer? On raconte que la pièce est intéressante ... Mareuil se recueillit. Cette proposition ne le séduisait guère, mais une soudaine envie le poussait à profiter du prétexte pour retarder cette visite de combat que, la veille encore, il hésitait à rendre, à livrer. Il pensa avec soulagement: «Il ne serait peut-être pas mauvais de la faire attendre ...»--puis, tout haut: --C'est convenu! Cela me va! --Alors prenez votre chapeau ... Nous mangerons de l'autre côté de l'eau ... Ne lambinons pas!... Le rideau est à une heure. Lorsqu'ils furent en voiture, après quelques instants de silence, Brévannes demanda: --A propos, et la santé du cœur? --Mon Dieu, dit Mareuil ... je n'ai pas trop à me plaindre ... Je suis même étonné de souffrir si peu ... A tel point, que je fais des expériences, que je me mets à l'épreuve pour voir si c'est bien fini, si ce n'est pas un engourdissement passager ... Je me représente la dame en train d'accomplir des infamies, des débauches extraordinaires ... Rien! Cela me laisse calme, cela augmente seulement un petit peu la répulsion que j'ai pour elle ... Je lui crie un gros mot, une injure ... Mes lèvres se soulèvent de dégoût ... Et c'est tout!... Quant à ces messieurs ... --Quels messieurs? --Vous savez bien, le boursier, l'avocat, la bande, enfin ... --Eh bien? --Eh bien! je ne leur en veux presque plus ... Je n'ai plus pour eux qu'une sorte de curiosité ... Oui, tenez, je voudrais bien voir leurs têtes, leurs têtes de cocus ... Car ils l'ont été, comme moi, les imbéciles, comme tout le monde le sera avec la dame!... Je commence à la comprendre, cette personne, je commence à la connaître!... Brévannes approuva: --Votre état d'esprit me semble, en effet, assez bon ... Et alors, vous ne l'aimez plus?... --On le dirait ... C'est, d'ailleurs, ce qui me confond, mon vieux ... Car, pourquoi est-ce que, du jour au lendemain, je ne l'ai plus aimée? Parce que j'ai su qu'elle me trompait? Je l'ai cru d'abord. Mais, ensuite, j'ai réfléchi ... Ce n'est pas la raison ... J'aurais pu savoir et pardonner, continuer de l'aimer ... J'aurais pu désirer la revoir, accepter qu'elle revînt comme elle m'en priait ... Pas du tout, j'ai refusé ... --Et maintenant, vous refuseriez encore?... Vous refuseriez si elle vous écrivait, si elle vous donnait pour demain ou après-demain un petit rendez-vous amical? --Je refuserais, parce que je n'ai plus envie d'elle ... Et puis, pas de danger qu'elle m'écrive ... Elle est sans doute enchantée que ce soit terminé, d'avoir sa tranquillité, sa liberté ... Elle ne viendra pas me chercher, allez ... Mais vous, Brévannes, vous expliquez-vous cela, que je ne l'aime plus?... Brévannes tiraillait sa longue moustache blonde. --Moi?... Moi? Je ne me suis jamais engagé à vous fournir des éclaircissements psychologiques sur votre cas ... Comment!... Vous ne souffrez plus, vous avez la chance de ne plus souffrir et vous demandez, en sus, des explications!... Vous en voulez trop, mon jeune ami! Vous êtes insatiable! Mareuil suivait son idée: --Par contre, si je ne souffre pas, je m'ennuie ferme!... J'ai essayé de travailler ces jours-ci. Pas moyen! Est-ce affaire de tempérament ou d'habitude? mais je sens que je ne suis capable que d'aimer, que je ne suis bon qu'à cela, qu'il n'y a que cela qui m'intéresse ... Je suis devenu homme de sentiment, comme d'autres sont hommes de cheval, hommes de finances, hommes d'études ... Et il répéta, ravi de sa trouvaille: --Oui, je suis un homme de sentiment!... Saisissez-vous? Brévannes répliqua d'une voix narquoise: --Si je saisis?... Passez-moi donc une allumette ... Si je saisis?... Comme un huissier!... Mais on n'est pas homme de sentiment tout seul. Vous oubliez, mon brave monsieur, qu'on ne l'est généralement qu'à deux ... c'est le minimum! --J'oublie? fit Mareuil, à son tour ironique ... Ah! j'oublie?... Et qui vous dit que nous ne serions pas deux? Brévannes l'examina avec compassion: --Déjà?... --Déjà! repartit Mareuil d'un ton résolu ... Parfaitement, j'ai en vue une petite femme charmante ... --Que vous aimez? --Je n'irai pas jusqu'à vous jurer que je l'aime ... ce serait exagérer!... Mais je crois que je l'aimerai, que je l'aimerai bien ... avec le temps ... Brévannes leva les bras en signe d'absolution: --Au fait, si c'est votre manie, si cela vous plaît, vous auriez tort de vous priver!... Une façon comme une autre d'aiguiller sa vie!... Et il ajouta en posant sa main sur le genou de Mareuil: --Vous êtes riche, n'est-ce pas? Ou du moins vous n'avez pas besoin de travailler pour vivre ... Vous n'avez pas non plus une âme de missionnaire ou de héros, à ce qu'il me paraît ... Alors, ce ne sera jamais moi qui vous conseillerai de vous tourmenter pour la gloire, pour qu'on déclare que vous avez du talent ... Et, qui sait? on ne le déclarerait peut-être pas ... On déclarerait peut-être, au contraire, que vous n'en avez aucun ... Non, voyez-vous, mon petit Mareuil, quand, comme vous, on n'a dans l'existence ni charges ni responsabilités, ce qu'il y a de mieux, pendant le court bout de temps qu'on séjourne ici-bas, c'est encore de faire ce qui vous amuse!... La voiture s'arrêta, et ils pénétrèrent dans le restaurant où ils déjeunèrent rapidement. Mareuil n'écouta pas la pièce. Il songeait à Mme Lozières, se figurant les émotions qui devaient l'agiter, tandis que l'heure s'avançait sans qu'il vînt, le ton distrait dont elle devait parler aux visiteuses--toute désappointée, toute au regret de s'être laissée aller à cette promenade clandestine, à cette familiarité de causerie intime avec un monsieur si inconséquent ou si froid. De plus, il avait remarqué, dans une baignoire voisine de son fauteuil, Mme Béatry, une petite brunette élégante que, de l'orchestre, on lorgnait beaucoup; et il la fixait obstinément. C'était une jeune veuve aux lèvres un peu fortes, aux narines très ouvertes et frémissantes, une de ces jeunes veuves en présence desquelles on juge immédiatement que c'est du mari et du mari qu'il leur faut, ou quelque chose d'approchant. Des bruits bizarres couraient sur elle, que Mareuil savait, s'étant informé, après l'avoir fréquemment rencontrée dans son quartier, et pris de cet intérêt qu'on a souvent pour certaines anciennes amies de rue, aux regards devenus affables, à la longue même souriants. Une malpropre histoire d'argent: M. Béatry rédigeant un testament qui interdisait à sa femme de se remarier sous peine de voir passer aux enfants, deux petits garçons, la fortune presque entière; et ensuite, Mme Lestang, la mère de la jeune veuve, asservie à ces clauses sataniques, veillant autour de sa fille comme un factionnaire devant une banque, repoussant au large tous les prétendants comme des voleurs, épouvantée à l'idée d'une rechute dans la gêne d'où le premier mariage les avait miraculeusement tirées. Mareuil se rappelait ces détails contés, autrefois, par un camarade; et tout en lorgnant Mme Béatry: «Ce brésillon m'irait assez, m'irait autant que la petite Lozières ... Oui, mais il y aurait à se faire présenter ... Sans compter la mère à franchir, le boule-dogue de mère ... Trop de besogne!...» A la sortie, pourtant, il l'attendit quelques minutes. Elle ne paraissait pas. Il s'en alla sans effort. * * * * * La semaine lui sembla lente. Il rêvait à Mme Lozières, se l'imaginait, rue Fortuny, entièrement à lui, ayant abandonné toute pudeur; et cela lui suggérait des désirs qu'il notait avec joie, comme des présages d'amour en bonne voie. Puis, lorsque ces exercices ne suffisaient pas, lorsqu'il lui venait des tentations de renoncer à la lutte, vite il les écartait en se remémorant le passé, les jeunes modèles qu'il avait fréquentées avant Mme Hardouin, les parties désolantes le dimanche, dans la banlieue, les retours bruyants, la nuit, parmi la foule,--et l'encrassement d'ennui qui lui restait, pour plusieurs jours, de ces journées de fête. Recommencer, retomber à ces pauvres escapades, après les sublimes heures de passion, après ce qu'il avait appris à ressentir? Merci! Non, c'était aimer qu'il voulait. Seulement, par exemple, il ne permettrait pas que Lucie prolongeât trop la résistance, s'avisât de le traîner, de le jouer. Il lui accorderait les délais d'usage, le temps de se donner; mais le moment venu, si elle ne cédait pas, il passerait à une autre, car elle n'avait pas un charme si exceptionnel enfin qu'on ne pût en trouver de pareilles, et même de meilleures. Il était donc dans les dispositions les plus rigoureuses quand, le samedi suivant, vers une heure et demie, il sonna à la porte de Mme Lozières. Il avait choisi cette heure à dessein, de façon à se rencontrer seul avec elle et à se déclarer sur-le-champ, dès le premier tête-à-tête. On l'introduisit dans un boudoir attenant à un salon plus vaste et meublé de meubles anciens, tendus de soieries effacées. Puis on revint lui dire que Madame le priait de vouloir bien patienter un peu, et qu'elle ne tarderait pas. Il se mit à se promener à travers la pièce, inspectant les tableaux posés aux murs, les fleurs des potiches, les photographies éparses dans de jolis cadres, sur un guéridon bas. Il repassait en son esprit les phrases qu'il se proposait de prononcer d'abord, les mots décisifs qui seraient comme le signal de la bataille--de cette bataille qui finirait peut-être pour lui sans grand dommage, par le triomphe de l'adversaire, ou bien qui engagerait, une fois de plus, sa vie pour combien de mois, combien d'années? Il entendit un frôlement d'étoffes sur le tapis, des pas hâtifs, puis Mme Lozières parut, agrafant la dernière agrafe de son corsage. Elle lui indiqua un siège et d'une voix un peu essoufflée: --Vous ne m'en voulez pas?... Je n'étais pas prête ... J'ai dû sortir ce matin et lorsque vous avez sonné, je commençais à peine ma toilette ... Ce que je me suis pressée!... Elle tapotait sa robe, une longue robe de réception en soie cuivre, recouverte de dentelles noires. Mareuil répliqua: --Je regrette que vous vous soyez tant pressée ... C'est moi qui suis coupable ... J'arrive à une heure indue, à une heure absolument incorrecte ... Elle souriait, les yeux baissés: --Le fait est que vous arrivez un peu tôt! --Mais j'ai une excuse! dit Mareuil. --Et laquelle? --C'est d'avoir commis exprès cette incorrection. --Exprès? fit madame Lozières, d'un air candide. Mareuil répéta en pesant sur le mot: --Exprès!... Oui, je désirais vous voir seule ... --Eh bien, dans ce cas, dit Mme Lozières avec aisance, dépêchez-vous ... Vos instants de plaisir sont comptés, car, dans un quart d'heure, Mme de Brégy, ma tante, sera ici pour m'aider à recevoir ... Mareuil réprima une moue de mécontentement. La survenue de cette Mme de Brégy, la seule proche parente de Lucie, depuis trois ans orpheline, l'inquiétait. Mme Lozières reprit: --Vous savez que vous avez failli me faire gronder, l'autre soir ... Je ne suis rentrée qu'à sept heures et demie, et mon mari ... Mareuil déposa son chapeau sur le tapis, à sa droite. --Pardonnez-moi de vous couper la parole ... Mais vous présumez bien que j'avais mes raisons pour souhaiter de vous voir ainsi ... Elle eut un geste d'ignorance. --Oh! je vous en prie, fit Mareuil, laissez-moi parler ... Et s'exhortant, se forçant, sans aucun élan: --Voilà!... Je ne suis pas venu samedi dernier, parce que je n'osais pas encore ce que j'ai le courage d'oser aujourd'hui ... Je viens vous demander de vous revoir ... --De me revoir?... Mais vous me voyez!... Vous me reverrez!... --Comprenez-moi ... De vous revoir plus souvent, ailleurs qu'ici, de vous revoir seule, enfin ... Elle essaya de plaisanter: --Toujours seule, alors ... Et pourquoi? --Pourquoi?... Pourquoi?... Parce que je ne peux plus me passer de vous, parce que depuis dix jours, je ne pense qu'à vous ... Il attendit un instant qu'elle lui fournît la réplique, mais elle gardait le silence, les yeux attentifs vers les petits boutons de nacre de ses hauts gants, qu'elle boutonnait lentement. Il s'écria: --Vous avez l'air de ne pas me croire. Vous ne me répondez pas ... Pourtant, je vous jure que je suis sincère ... Et si peu que vous me connaissiez, vous savez bien que je me doute de l'importance de ce que je vous dis, que je le pense puisque je vous le dis ... je vous en prie ... je vous en prie, ne refusez pas ... Vous me feriez tant de peine!... Sa voix tremblait. Il s'arrêta, bien plus ému du son de ses paroles que de leur sens vrai; et il se félicitait: «Allons, allons! C'est mieux!... Cela ne va pas trop mal!» Elle redressa la tête: --Vous avez fini?... Je ne voulais pas vous interrompre ... Cela vous aurait peut-être contrarié ... Et puis, je peux vous l'avouer franchement ... votre déclaration était assez charmante, assez discrète, pour donner le désir de l'entendre jusqu'au bout ... Ensuite, avec la même franchise, je réponds à votre demande, je vous dis: C'est impossible! Mareuil vivement se rassura: «Cela ne signifie rien! Continuons!»--Et avec une intonation désespérée: --Impossible? --Oui, impossible ... Le motif? C'est que je ne veux être la maîtresse ni de vous ni de personne ... Mareuil eut envie de prendre son chapeau, de s'en aller; mais se contenant, il proféra d'un air indigné: --Maîtresse!... Maîtresse!... Ma maîtresse!... Il s'agit bien de ça ... Maîtresse!... C'est-à-dire que vous ne me croyez pas, que vous me considérez comme un chercheur de femmes, un chasseur d'occasions, un monsieur qui serait bien aise de vous avoir comme une autre, tout bonnement parce que vous êtes jolie et gracieuse ... N'est-ce pas, c'est bien cela que vous pensez, malgré mes confidences de l'autre jour, malgré tout ce que je vous ai révélé de moi-même dans cette conversation affectueuse?... Comme c'est mal! Elle balbutia très gênée: --Vous vous trompez ... J'ai au contraire pour vous, depuis notre causerie, une profonde sympathie ... Vous m'avez dit ce jour-là des choses qui m'ont beaucoup plu ... Pourtant, ce que vous me proposez est, je vous le répète, impossible ... Il y eut un temps. Mareuil songeait: «Aurait-elle un amant?» Puis apercevant sa mine contrite: «Mais non, elle a l'air sérieusement ennuyée ... Et puis quand même, qu'est-ce que cela ferait?... Ah! c'est dur! c'est dur!» Il réunit toute son audace, et de sa voix la plus câline, la plus douce: --Je serais navré de vous importuner ... Cependant, réfléchissez ... Que risqueriez-vous? Ce que vous avez risqué la première fois, pas davantage: une promenade solitaire, une autre si celle-là ne vous avait pas déçue; puis d'autres, peut-être si vous vouliez ... Et après une pause: --Je suis bien obligé de vous expliquer tout cela ... Vous vous êtes si complètement méprise sur mon compte!... Non, véritablement, je sais trop ce que c'est que d'aimer pour supposer que, du premier coup, au premier mot, on puisse inspirer de la tendresse ... Ces sentiments ne viennent que peu à peu, quand on se connaît, quand on s'apprécie ... Et les femmes qui prétendent les avoir autrement, eh bien! elles ne valent pas plus que les hommes dont nous parlons ... Ce sont des gredines ... des aventurières!... Il s'exprimait avec autorité maintenant, soutenu par ses rancunes, ayant retrouvé ce ton éloquent de passion meurtrie qui intriguait Lucie; et victorieusement il ajouta: --D'ailleurs, est-ce que je vous ai dit que je vous aimais, moi? Est-ce que j'ai eu cette impudence?... Non, je ne vous l'ai pas dit!... Je vous ai tout dit sauf cela ... Mme Lozières, comme éblouie par ce raisonnement, répliqua: --C'est vrai ... J'en conviens ... Mais précisément je ne veux pas m'exposer à aimer, à tous ces dangers d'un flirt ... Je vous en conjure, qu'il ne soit plus question de ces choses et contentez-vous que je reste votre amie, que j'éprouve pour vous une grande, une réelle sympathie ... Il prit sa main, sa main dégantée, et y posa un long baiser. Elle contemplait distraitement la fine raie blanche qui séparait ses cheveux souples et lustrés; puis, plus loin, la chair blanche de sa nuque dans l'écartement du col, et, tout à coup, elle tressaillit, sentant les dents de Mareuil qui, dans un baiser plus fort, l'avaient un peu mordue. --Oh! laissez-moi! Elle avait arraché sa main. --Je vous demande pardon! fit Mareuil, dont le regard brillait. Deux coups sonnèrent à la pendule. Il se dit: «Deux heures! La tante Brégy menace ... Un dernier essai, et je file!...» Il rapprocha sa chaise du petit canapé où Lucie était assise, et d'un air chagriné: --Ainsi, nous ne nous reverrons plus? --Si, nous nous reverrons! --Non, puisque à dater d'aujourd'hui, vous ne recevez plus ... Elle cherchait une excuse, une compensation à lui opposer. --Eh bien! nous nous rencontrerons ... Nous nous verrons peut-être au Bois, aux eaux ... Et l'hiver prochain, vous reviendrez me rendre visite ... --L'hiver prochain! s'exclama Gilbert ... Dans six mois! Dans huit mois!... Quelle tristesse! Il avait ressaisi sa main qu'il embrassait avec plus d'ardeur, couvrant de baisers son poignet et même au-dessus, la peau délicate de son bras. Il releva un peu la tête, étonné de son inertie, et la vit les paupières battantes, le visage convulsé de cette belle expression douloureuse de bête agonisante qu'ont les femmes qui faiblissent. Alors, sans hésiter, il s'assit près d'elle et prestement l'attira à lui. Elle bégayait: --Je vous en supplie! Je vous en supplie! Il ne l'écoutait pas, continuait de l'embrasser, dans le cou, dans les cheveux, sur le front, mais comme il atteignait sa bouche, elle se dégagea d'un sursaut violent--et brutalement, les sourcils froncés, les bras serrés au corps, dans un ramassement de défense, elle dit: --Allez-vous-en!... Je veux que vous vous en alliez! Il implora à son tour: --Je vous en prie!... Ne soyez pas fâchée ... Elle demeurait silencieuse, les yeux vers le tapis, ramenant d'un geste nerveux ses cheveux défaits dans la lutte. Il répéta à mi-voix: --Vous n'êtes pas fâchée? Puis, avant qu'elle n'eût pu répondre, il l'enlaça de nouveau. Elle se débattit. Mais il était plus robuste, la retenait de ses bras fermes, de toute sa force surexcitée. Elle cessa presque de résister, chuchotant seulement, par instants, en un effort suprême: --Allez-vous-en!... Je vous en supplie!... On va entrer!... On va venir! --Mais non! mais non! répondait Mareuil ... Je vous assure ... Ne craignez rien ... On ne venait pas, en effet: ni tante Brégy, ni visites, ni personne. Et la lutte se poursuivait, muette, solennelle, dans le désert de cet étroit salon, devant les meubles indifférents, sans autre bruit que celui des baisers, des soupirs, des supplications ou parfois des vitres vibrant au passage d'une voiture, dans la rue. --Je vous aime ... je vous aime tant! murmurait Mareuil d'une voix sourde, oubliant soudain sa réserve, toutes ses déclarations chevaleresques. Elle sanglotait toujours: --Oh! partez! Je vous en supplie ... Mais je suis folle ... Mais je ne me reconnais plus ... Oh! laissez-moi! Enfin, elle eut l'énergie de le repousser, de se débarrasser, et elle se leva d'un bond, les cheveux en désordre, les joues toutes rosées, toutes brûlantes des petites piqûres continues de sa barbe rase. Il s'était levé également, et dans la glace, derrière elle, Lucie l'aperçut un peu décoiffé, un peu rouge, lissant sa moustache défrisée par les baisers. Elle le regarda d'abord durement; puis, comme il souriait avec une expression enfantine de regret, elle se retourna, souriante aussi, et d'un ton de gronderie amicale: --Je vous en prie ... Allez-vous-en ... Nous avons été d'une imprudence absurde ... Je tremble encore, en y pensant ... Il faut que vous partiez!... Il répliqua, en se reculant: --C'est bien ... Je vais partir ... Cependant, avant que je parte, ne voulez-vous pas me dire si je vous reverrai?... Elle agitait la tête pour refuser, la bouche pincée d'une moue railleuse et mélancolique. Il reprit: --Si! Je désire plus que jamais vous revoir! Vous ne pouvez pas me dire non ... maintenant ... Elle l'interrompit: --Comment, «maintenant»?... Qu'entendez-vous par là?... Ah! vous avez des mots malheureux, mon cher! Il se fit humble, essaya de pallier la faute: --Je voulais dire: maintenant que vous savez combien je vous aime ... Comme vous êtes méchante!... Comme vous prenez méchamment toutes mes paroles!... Elle lui tendit la main en signe de pardon: --Au revoir! --Au revoir! Il regardait sa main et les yeux dans ses yeux, d'une voix précipitée il dit: --Je m'en vais ... Mais après-demain lundi, je vous attendrai, près du pont de l'Alma, du côté du Champ de Mars ... J'y serai à deux heures ... Il y a là des endroits où l'on ne rencontre personne ... Je vous en prie, venez ... Il l'attira sans qu'elle se défendît, lui donna sur les lèvres un lent et dernier baiser. --Viendrez-vous? Elle balbutia, les paupières closes: --Je ne sais pas ... Peut-être!... Laissez-moi! Il était sur le seuil du petit salon: --Alors, c'est convenu!... Demain, deux heures! Elle répliqua: --Oui, oui, peut-être ... Je ne promets rien ... Mais, soudain, elle tressaillit: --Chut! Chut! Arrêtez! Une porte par-delà les tentures, les murailles du salon, du côté de l'antichambre, s'était refermée avec un claquement lointain, et Mme Lozières guettait, la figure anxieuse, le buste penché en avant: --On n'a pas sonné? fit-elle. --Je ne pense pas ... --Ce ne peut être que mon mari ... Mais non, il n'est que quatre heures ... Enfin, rentrez ... J'aime mieux cela ... Ils revinrent dans le boudoir et s'assirent en silence: --Mais parlez donc! murmura Lucie avec impatience ... Parlez donc!... Dites-moi quelque chose!... Vous avez vu cette pièce des Menus-Plaisirs? Est-ce aussi mauvais qu'on le raconte? Mareuil répondit au hasard: --Oh! ce n'est pas bien remarquable ... C'est une opérette comme on en a déjà fait cent ... Pourtant, au second acte ... Le parquet voisin cria sous des pas lourds, et un gros homme barbu d'une quarantaine d'années, une sorte de Labernerie, pénétra dans le petit salon. Mareuil s'était levé. Mme Lozières présenta: --M. Mareuil, dont je t'ai souvent parlé ... Mon mari ... Lozières serra la main de Mareuil: --Asseyez-vous donc, monsieur!... Je suis enchanté de faire votre connaissance ... J'ai vu votre exposition au Grand-Art ... C'était ravissant!... Puis, se tournant vers sa femme: --Ta tante n'est donc pas venue? Lucie repartit d'un air préoccupé: --Mais non ... Elle devait venir à deux heures!... Je n'y comprends rien ... je suis même un peu inquiète ... Lozières la rassura: --Elle aura été retenue chez un fournisseur ... Elle va sans doute arriver ... D'ailleurs, je suis là pour la remplacer, si tu veux bien ... Figure-toi que le ministère a été renversé cet après-midi au début de la séance ... Alors, j'en ai profité pour filer ... Mareuil crut habile d'intervenir. --Ah! le ministère est tombé? --Oui, monsieur, sur une petite question de douanes ... Et il ne l'a pas volé ... Si on m'avait écouté, si le ministre avait tenu compte de mes observations, il serait encore debout ... Mais ces gens-là sont trop bêtes, ils n'ont que ce qu'ils méritent!... Mareuil, peu initié à la politique, approuva: --Vous l'avez dit! M. Lozières poursuivit: --Et tenez, justement le ministre de l'intérieur, Dubourdet, vous en avez certainement entendu parler ... --Je ne me rappelle pas! fit Mareuil. --Au fait, vous étiez peut-être bien jeune dans ce temps-là!... Eh bien, savez-vous, monsieur, que monsieur votre père l'a condamné avec moi à 1,000 fr. d'amende et à huit jours de prison? --Mon père? --Parfaitement, mon cher monsieur! Votre père ... C'était en 1876 ... Dubourdet et moi, nous faisions du journalisme dans la Nièvre ... Un jour, nous avons été appelés en correctionnelle pour des articles contre le Maréchal ... M. Mareuil présidait ... Je m'en souviens, comme si j'y étais. Un homme froid, très courtois, qui nous bourrait de prévenances ... Ce qui ne l'a pas empêché de nous condamner ensuite au maximum ... Mareuil fit un geste d'innocence. --Oh! Je ne vous en rends pas responsable, dit Lozières ... Il avait bien raison, monsieur votre père ... Cela aurait dû me servir de leçon. Est-ce qu'on se dévoue, est-ce qu'on risque la prison pour une clique pareille!... Quand je songe que ce Dubourdet a été président du conseil!... Dubourdet, la risée de notre génération, cet imbécile, ce grossier personnage!... Président du conseil ... ça!... C'est à se tordre, ma parole!... Mareuil le contemplait curieusement. Il était grand, large d'épaules, corpulent, avec une face à barbe brune, le front dénudé, sauf un restant de petits cheveux en brosse, qui s'obstinait sur le devant,--la tête des politiciens arrivés au pouvoir après le Seize-Mai, une tête classique de 363; et il avait tout des hommes de cette époque, le visage barbu, les allures tantôt arrogantes, tantôt bon enfant, la redingote en drap lisse, le pince-nez épais, la gaucherie tapageuse du parvenu. Il eût paru le lendemain à la tribune, comme successeur de Dubourdet, que les profanes s'en fussent à peine aperçus. Il ressemblait à ceux de sa génération exactement comme tous lui ressemblaient. Lucie était sortie, sous prétexte de donner des ordres. M. Lozières reprit avec aigreur: --Enfin, les voilà par terre! Je n'en suis pas fâché ... D'ailleurs, eux ou d'autres, ce sera toujours la même chose. On mentionne déjà Ginestas, pour les finances!... Ginestas!!! Ha! ha! encore un de mes camarades, celui-là ... C'est lui qui m'a engagé à entrer dans l'administration ... Une jolie idée, mon cher monsieur ... Ils m'ont enterré là-dedans, enfoui comme un gêneur ... Ils m'ont nommé receveur, chef de division ... Et ils se croient quittes envers moi parce qu'ils m'ont gratifié de ça!... Il désignait, du menton, le ruban rouge de sa boutonnière: --Ah! non, mes gaillards!... Ce serait trop simple!... On ne s'en tire pas à si peu de frais avec un Lozières, avec un monsieur de ma taille ... Il continuait de cracher ses rancunes, ses déceptions de fonctionnaire mécontent, citant des abus, des compromissions, des iniquités, un tas de scandales ignorés--se confiant à Gilbert, à cet inconnu, comme à un ami, à un affidé, comme au fils du feu président, qu'il supposait acquis à l'opposition, plein de haines identiques. Et Mareuil répliquait d'un ton indécis, timoré,--tout ahuri encore de cette brusque intrusion de la politique, de la vie sociale, dans ce petit salon où, l'instant d'avant, il n'y avait que des bruissements de baisers, de supplications, de soies froissées. Il éprouvait aussi une pitié étrange pour ce pauvre homme si près d'être trompé, une pitié que jamais l'autre, jamais M. Hardouin ne lui avait inspirée, et il faisait ses questions douces, déférentes, sympathiques comme des demandes de pardon. --Notre ministère? s'exclamait M. Lozières. Le ministère des finances?... Pas meilleur que les autres, mon cher monsieur! Entièrement aux mains de la haute-banque, des tripoteurs ... Mais le moindre agent de change, le moindre coulissier y possède plus d'autorité que moi ... Ce matin même, le ministre m'a forcé à poser une heure, à bouleverser tous mes services. Et devinez pourquoi?... Pour recevoir une de vos connaissances ... M. Lepassereau, un banquier de troisième ordre ... C'est un peu fort, avouez-le! Mme Lozières rentrait, accompagnée d'un valet de chambre portant le thé et qui toisa Gilbert de côté. Le jeune homme se leva. Elle voulait le retenir: --Vous n'accepterez pas une tasse de thé? Il s'excusa, alléguant l'heure, un rendez-vous qu'il ne pouvait remettre. M. Lozières déclara: --Maintenant que vous avez appris le chemin, j'espère que nous vous reverrons ... Il salua, en remerciant, et sortit. Mme Lozières était demeurée impassible, sans un sourire d'intelligence, sans un regard ami. Mareuil descendit l'escalier lentement, se retraçant une à une les péripéties de cette visite scabreuse. «C'est égal, cela a été bon train! On ne traîne pas dans l'administration.» Il arrivait dehors: «Bigre! Ça pince!» Une bise glaciale l'avait cinglé, une de ces âpres bises d'avril qui charrient avec elles comme des restants d'hiver; et aussitôt il eut la sensation d'un temps pareil, d'un jour pareil, dans le passé--le jour où Mme Hardouin lui avait accordé les premiers baisers. Après, il s'était promené à travers les rues, pendant des heures, poussé par une furie de marcher, dévisageant les femmes d'un œil fixe d'homme ivre; et, dans sa fierté, dans sa joie aveuglante, il lui semblait que, d'un revers de main, il eût pu toutes-les prendre. Oui, il se rappelait très bien cela, jusque dans les plus minutieux détails. Puis, soudain, au milieu de ces souvenirs, il crut voir M. Lozières, sa silhouette gesticulante et révoltée: «Ha! ha!... Ginestas!... La clique!... Mon cher monsieur!...» Il murmura, repris de pitié: «Pauvre diable!»--et il cherchait, recherchait, il avait besoin de retrouver pour s'étourdir l'image lointaine, l'image fugitive de Lucie suppliante et pâmée. «Je l'aime, n'est-ce pas!... Je vais l'aimer, cette petite ... Alors, pourquoi me gêner?» Mais il eût souhaité l'aimer davantage, être encore emporté dans cet affolement d'amour où l'on ne sent plus de repentir, où morale, scrupules, conscience fuient devant les désirs comme des fétus sous la tempête. VI Le lundi matin, vers la fin du déjeuner, Joseph apporta à Mareuil une dépêche. L'adresse était écrite d'une écriture contrefaite, renversée. Il ouvrit le papier bleu et lut ce qui suit: «Je ne pourrai venir au rendez-vous ni aujourd'hui, ni jamais. Si vous êtes un galant homme, vous oublierez un moment de folie, que je déplore aujourd'hui amèrement. L...» Il songea: «Un galant homme?... Ah! elle m'embête, cette enfant! Elle m'embête!» Et pour donner le change à Mme Mareuil qu'il voyait l'épier, il déclara: --C'est Brévannes qui me décommande ... Nous devions dîner ensemble ce soir ... Il remet le dîner à demain ... Il n'éprouvait aucune douleur, aucune tristesse, pas même une piqûre d'amour-propre. Sitôt la dépêche lue, il avait candidement résumé son sentiment. Elle l'embêtait! Elle allait exiger de sa part des efforts, des prières, une cour régulière et longue--peut-être même à la fin se refuser, se dérober. Elle l'embêtait! Remonté chez lui, il se mit à réfléchir. Cette petite Lozières valait-elle qu'il commençât une lutte sérieuse, qu'il se prêtât à un flirt interminable? L'affaire lui avait paru plaisante parce qu'elle s'était engagée promptement, bien présentée. Mais s'il devenait nécessaire d'implorer, de ruser, de s'astreindre à des manœuvres compliquées, non, ce ne serait plus aussi drôle. Il regrettait cependant de renoncer tout de suite, dès le premier obstacle, aux avantages obtenus. Du reste, il se pouvait que cette résistance ne fût qu'une feinte. Et il trouverait toujours un prétexte pour abandonner la lutte, si elle durait au-delà de son gré. Il décida donc d'écrire à Mme Lozières une lettre désolée où il la supplierait de revenir sur sa résolution et de ne pas le désespérer. Il dut refaire trois fois la lettre, la jugeant chaque fois trop froide, trop ironique. Il s'excitait: «Puisque je veux la toucher, il ne faut pas lésiner sur les grands mots, lui marchander de la passion, de la douleur, de l'angoisse ...» La quatrième rédaction lui sembla plus médiocre que les précédentes: «C'est extraordinaire!... Voyons pourtant, si Jack m'avait échappé ainsi, qu'est-ce que je lui aurais écrit?» Cette hypothèse lui rendit promptement des forces, de la flamme, un peu de son style coutumier, et il écrivit: «Ma chérie! Votre lettre m'a frappé en plein cœur!... Je ne puis croire à ce qu'elle renferme, à cette rupture, à ces adieux ... Après hier, après ces heures divines, vous voudriez me causer l'immense douleur de ne plus vous revoir, vous voudriez me priver de vous, de votre beauté, de votre voix si suave, à jamais!!!... Non, vous ne pourrez pas avoir cette cruauté, pas plus que moi je ne pourrai oublier ce que vous m'ordonnez d'oublier, car on n'oublie pas l'inoubliable ... J'irai donc vous attendre, malgré vos prières ... Je vous attendrai une heure, deux heures,--jusqu'à la nuit. Et si vous n'êtes pas venue, je recommencerai le lendemain, les jours suivants, sans trève, jusqu'à ce que vous veniez ... Agréez, ma chérie, toutes mes tendresses, je voudrais dire tous mes plus tendres baisers ...» Il se frottait les mains: --Cela, au moins, c'est plus heureux! Ça a du pleur, ça a de la larme! Il souligna l'_inoubliable_, cacheta la lettre, et, en bas, la remit à un cocher: --Portez vite ... Pas de réponse! Le fiacre s'éloigna au grand trot. Il faisait un temps tiède; et le soleil bien franc, bien rassuré, baignait d'une lumière douce les marronniers vert-pâle de l'avenue. A une heure et demie, Mareuil sortit de nouveau et s'achemina vers le pont de l'Alma. Il se sentait tout léger, tout rapide dans ses vêtements d'été, délivré de la pesanteur des draps d'hiver, de la gaîne embarrassante du paletot lourd; et il avait peine à ralentir son pas, pour ne point arriver en avance au rendez-vous. Il se récitait en marchant les termes de sa lettre, s'égayait de leur ton douloureux, mais tout à coup, il eut une inquiétude: «Et si elle ne venait pas ... Si elle ne venait qu'à trois heures, qu'à quatre heures, ou même si elle ne venait que demain ... Je n'y serais certainement plus et j'aurais l'air d'un pitre!... Ah! ce n'est pas si fort que cela, ce que je lui ait écrit ... Ah! non, ce n'est pas fort!...» Pourtant, les premières minutes d'attente ne lui furent pas trop pénibles. Il avait sous les yeux un défilé incessant de grosses charrettes surchargées de moellons, de voitures découvertes emportant des femmes en toilettes claires, de municipaux galopant vers le Palais-Bourbon, d'ordonnances ramenant à une allure sage les chevaux de leurs officiers. En bas, sur la Seine luisante, les bateaux-mouches flottaient en hurlant. Des invalides passaient, la jambe boiteuse, ou le bras vide de leur longue tunique ballant glorieusement sur la poitrine; et tout ce tumulte le distrayait. Mais au bout d'un quart d'heure, il se lassa. Il lui accordait un suprême délai de vingt minutes, à la jeune Lozières et si, dans vingt minutes elle n'était pas venue, il s'en allait, il la laissait, pour toute la vie, au plaisir de causer avec son mari de Dubourdet, de Ginestas et des infamies de l'opportunisme. Il tenait sa montre à la main, par paresse de la retirer du gousset, et restait immobile à l'angle du parapet, l'œil au guet vers l'avenue qui montait loin, entre ses deux murailles d'arbres verts. Deux heures et demie sonnèrent à un bâtiment voisin. Il aurait voulu attirer Lucie par un charme, savoir des gestes, des passes magiques qui l'eussent fait sortir de chez elle, glisser jusqu'à lui, surgir soudain de la foule. «Encore dix minutes de grâce, pensa-t-il ... Je ne peux pas faire moins ... D'ailleurs, au temps de Jack, j'ai attendu bien autrement ...» Une voiture, capote baissée, s'arrêta juste à cet instant devant lui, frôlant le rebord du trottoir. Il se pencha discrètement, et, au fond, il reconnut Mme Lozières, la figure toute mouchetée des pois noirs d'une courte voilette. Elle s'avança un peu: --Je suis venue pour que vous ne m'attendiez pas indéfiniment ... Qu'avez-vous à me dire? Elle avait prononcé ces mots d'une voix attristée, et, sur ses joues, on voyait des traces roses, comme si elle eût pleuré. Mareuil répliqua: --Vous n'avez pas lu ma lettre? --Si, je l'ai lue ... et je vous en remercie ... --Eh bien? --Eh bien! elle n'a pas changé mes résolutions ... Des passants se retournaient, cherchaient à pénétrer le mystère de ce colloque suspect, de cette capote abaissée. Mareuil balbutia: --Je vous répète que je ne vous crois pas ... Seulement, il m'est impossible de vous parler ici ... Tout le monde nous observe ... Permettez-moi de monter avec vous ... Elle eut un geste d'effroi: --Oh! non ... par exemple! --Alors, descendez! fit Mareuil d'un ton impatient. Puis, se reprenant, plus courtoisement: --Je vous en prie, descendez ... Nous marcherons un peu ... Je m'expliquerai ... Vous êtes libre de vos actes, libre de me repousser ... Mais ai-je mérité que vous me traitiez si brutalement, après tant de tendresse?... Elle exhala un soupir: --Je vous cède encore ... C'est la dernière fois, la dernière ... Elle paya le cocher, et ils se mirent en marche vers le Trocadéro, longeant la pierre grise des quais presque déserts. Mareuil aborda hardiment le débat: --Ainsi, du jour au lendemain, vous ne voulez plus me revoir?... Pourquoi?... En quoi vous ai-je offensée?... En quoi vous ai-je déplu?... Elle répondit: --Pourquoi?... Pourquoi?... Je vous l'ai écrit ... Parce qu'hier j'étais folle et qu'aujourd'hui je ne le suis plus ... Il essaya de l'interrompre. Elle continua: --Non, mon ami. J'ai trop souffert à l'arrivée de mon mari ... J'ai trop souffert, cette nuit, en me rappelant la scène de l'après-midi ... C'était ignoble cet abandon!... J'ai eu un moment d'égarement, soit ... Mais recommencer, oh! jamais ... --Et moi, mes souffrances, mes regrets ... Cela vous est indifférent que je souffre? murmura Mareuil d'un ton pénétré. Elle dit avec calme: --Au contraire, cela me fait beaucoup de peine ... En vous écrivant, ce matin, j'ai pleuré; et j'ai pleuré tantôt en lisant votre lettre ... Vous voyez je ne me cache pas de vous ... --C'est donc que vous avez pour moi un peu de sympathie ... Qu'est-ce qui vous retient, alors, de me revoir, comme maintenant?... Quels dangers courez-vous?... Elle s'exclama: --Quels dangers?... Vous le savez bien ... D'abord, on peut nous rencontrer ... --S'il n'y avait que cela, rien de plus simple que de venir chez moi ... Elle riposta: --Chez vous?... Comment, chez vous?... --Oui, chez moi ... un appartement que j'ai ... dans un quartier peu fréquenté, dans une maison très tranquille ... Elle s'écria, en raillant: --Et qui étouffe les cris des victimes ... Au moins vous êtes franc!... Vous non plus, vous ne dissimulez pas ... Voilà votre but: m'amener chez vous ... comme toutes celles que vous avez connues avant moi, ou que vous connaîtrez, après ... m'amener dans votre chambre à aimer, dans votre abattoir ... Il répliqua d'une voix lente: --Oh! on ne vous y ferait pas grand mal, dans mon abattoir!... Pas plus, en tout cas, qu'à celle qui vous y a précédée ... --Ah! vous avouez? dit Mme Lozières. Mareuil prit un ton sérieux: --Oui, j'avoue que j'ai aimé une femme avant vous. --Une seule? Vous m'étonnez! Il répéta du même ton: --Une seule ... Et il ajouta: --Naturellement, cela vous étonne ... Vous persistez à me juger pareil aux autres ... Vous ne voulez pas admettre chez les hommes la possibilité d'une affection vraie, d'une fidélité durable!... C'était son fort, son grand air que ce morceau sur la fidélité masculine; et il le lança de nouveau avec largeur, avec abondance, sûr de ses effets, vantant ses propres facultés de dévouement exclusif et unique, célébrant l'amant irréprochable qu'il avait été, faisant encore l'article de lui-même sans hésitation ni vergogne. Elle semblait reprise d'intérêt, d'indulgence, réclamait timidement des détails: quelle femme était-ce, les raisons, de la rupture et si, ensuite, il avait souffert? Mareuil répondit vaguement: une femme du monde, un mari très jaloux, surveillance tyrannique, rendez-vous toujours contrariés, à tel point que, d'un commun accord, ils s'étaient résignés à rompre. --Depuis longtemps? questionna Mme Lozières ... --Cela date? fit Mareuil ... Voyons?... Il feignit de calculer et froidement: --Cela date de six mois! Elle dit d'un air malicieux: --Je comprends que vous ayez hâte de la remplacer!... Mareuil se sauva par un accent sincère: --Vous avez tort de plaisanter!... C'est une personne que j'ai profondément aimée ... Un jour, si jamais nous cessions de nous voir, je ne voudrais pas qu'on parlât ainsi de vous ... Elle comprit sa double maladresse de l'avoir blessé dans ses souvenirs et d'avoir paru jalouse: --Excusez-moi ... J'ai dit une bêtise ... Je n'avais pas l'intention de vous froisser ... Il lui serra longuement la main en déclarant: --Il n'y a pas de mal ... De grand cœur, je vous pardonne!... Ils avaient franchi le pont du Trocadéro, et ils gravissaient les jardins en pente. Dans un recoin d'allée, sous des arbres formant charmille, Mareuil aperçut un banc écarté. --Si nous nous asseyions! Elle accepta et ils s'assirent. La conversation languissait, tous deux n'osant reprendre la discussion où ils l'avaient laissée, perdre par une imprudence le terrain gagné. C'était entre eux comme un secret armistice. Ils parlaient de Monneville, de leur enfance, de leurs relations communes, tandis que Mareuil, la tête basse, esquissait sur le sable, du bout de sa canne, des raies, des cercles inachevés. Mme Lozières enfin se leva et annonça: --Je m'en vais!... Au revoir! Mareuil restait assis: --Oh! pas encore!... Mais dites-moi, vous reviendrez demain? --Pensez-vous que je doive revenir? Elle le regardait comme au départ, la première fois, avenue Kléber. Il se détourna avec un dégoût subit, ne pouvant supporter cet admirable regard de soumission, de tendresse absolues, ne pouvant surtout la regarder de même. Il lui semblait niais, grossier, indigne de lui, ce regard, et il se sentait incapable de l'imiter, de simuler une expression pareille. Il domina pourtant son malaise, et assura: --Je crois bien que je le pense!... Demain à deux heures, même endroit, je vous attendrai! --Simple promenade, n'est-ce pas? Promenade d'amis? fit Mme Lozières. --Bien entendu! dit Mareuil d'un ton un peu narquois. * * * * * Elle fut exacte au rendez-vous. Elle y revint le lendemain, le surlendemain, toute la semaine. Ils se promenaient dans les jardins lointains, les tristes faubourgs de la banlieue, les quartiers populeux et misérables, le matin ou bien l'après-midi, aux heures où ils supposaient leurs amis, leurs parents occupés dans le centre, au Bois--ailleurs. Ils visitèrent, de cette façon, le parc de Saint-Ouen, le parc de Montsouris, le Jardin des Plantes, les environs d'Asnières, les berges de la Seine, toujours à pied, car elle ne consentait point à prendre de voitures. Mareuil ne la pressait pas, affectait de ne plus l'obséder de prières. Il lui avait dit: --Je ne veux pas vous forcer ... Vous viendrez chez moi lorsque cela vous fera plaisir! Et, au moment de la quitter, il se bornait à réitérer son invitation avec un salut cérémonieux: --Quand il vous plaira, chère Madame! Elle s'inclinait gravement: --Pas aujourd'hui, cher Monsieur! Mais, au fond, elle était surprise de cette patience exceptionnelle, de cette réserve presque insolente; et un jour, à la question quotidienne, elle ne put s'empêcher de répondre: --Pourquoi voulez-vous que je vienne chez vous? Nous sommes déjà camarades ... A quoi bon aller plus loin?... C'est si bien ainsi! La remarque le secoua d'abord comme un coup de fouet. Puis, se remettant: --En voilà une idée!... Mais pas du tout! Pas du tout! Elle repartit en riant: --Une excellente idée au contraire! Il rentra, ce soir-là, avec un sourd mécontentement. Il repassait en revue les huit jours de cette semaine, les ballades à travers les boulevards crapuleux, les fauves du Jardin-des-Plantes, les causeries joviales et un peu grivoises, ces huit jours perdus, où il lui avait été si commode, sans qu'il s'en doutât, de s'abstenir de déclarations, et il réfléchit: «Elle a raison ... Nous devenons une paire de camarades ... J'aurais dû me montrer plus entreprenant ... Ce n'est pas cependant le désir qui me manque!...» Bien souvent, durant cette semaine, dans les coins obscurs des parcs, au détour d'une allée, la tentation lui était venue d'enlacer Lucie, de l'embrasser de nouveau, de l'avoir encore contre lui, haletante. Mais une sorte de timidité l'avait chaque fois arrêté, une sorte de nonchalance, à la pensée qu'il faudrait joindre à ce geste des protestations d'amour, des paroles tendres ou passionnées,--la regarder d'un de ces longs regards plongeurs qu'il ne savait plus faire, dont la vue même lui répugnait. «Non, ce n'est pas le désir qui me manque! songeait-il ... Ce serait plutôt le contraire!... Dans la rue, au théâtre, j'ai envie de toutes les femmes ... Bien naturel, du reste!... Au bout de deux mois presque ... Au bout de deux mois, les souvenirs, cela ne suffit plus!... Alors il n'y aurait que cette petite qui me glace, qui m'interloque?... Nous dompterons ça!...» Il se promit de recommencer la lutte, de la mener rondement à l'avenir, sans répit ni merci--de la terminer bien ou mal, mais vite; et, dès le lendemain, il mit à exécution son projet. Ils étaient arrivés après une heure de promenade, environ, à l'extrême limite du boulevard Bineau. Ils tournèrent à droite, suivant le chemin qui côtoie la Seine. Puis, Mme Lozières se plaignant de fatigue, ils s'assirent au premier banc qu'ils rencontrèrent. Devant eux, la rivière coulait lente et déserte, contournant une île dont les verdures touffues laissaient voir, par endroits, des pans de murs blanchâtres, des bâtiments en briques, ces cabarets où, le dimanche, le petit monde va danser, manger des fritures amères et se saouler un peu. --C'est joli ici! dit Mme Lozières ... Et puis je suis bien aise de me reposer ... Ah! vous pourrez vous vanter de m'avoir fait marcher!... Mareuil saisit le mot et à mi-voix: --Nous marchons! Nous marchons, je ne dis pas!... Mais nous n'avançons pas! Elle l'examina d'un œil sévère. Il continua sans se troubler; --Non, nous n'avançons pas!... Nous avons fait le tour de Paris, mais nous en sommes toujours au même point ... Vous devriez vous décider, venir chez moi pourtant ... Ces promenades sont de la dernière légèreté et je me demande combien de jours encore elles se prolongeront, comment elles finiront!... Elle riposta: --Aujourd'hui même, si vous voulez ... J'ajoute que je les regretterai, car j'ai passé là avec vous des journées charmantes ... Et comme s'approuvant d'une pensée intime: --Oui, elles finiront aujourd'hui!... Elles ne vous contentent plus ... Il vous faut davantage ... Mieux vaut donc en demeurer là ... Mareuil s'écria d'un air de commisération: --Quoi! Cela vous effraie de venir chez moi?... Et vous reconnaissez cependant que je ne vous déplais pas, que vous avez du plaisir en ma société!... C'est enfantin! --Pas si enfantin que vous le dites! fit Mme Lozières. Et elle donna ses motifs. D'abord, bien qu'ayant cessé de pratiquer, en province, afin de ne pas nuire à l'avancement de son mari et pour éviter les criailleries des radicaux, elle était restée religieuse. Elle gardait l'aversion, la terreur du péché. Ensuite, elle aimait M. Lozières, non pas, certes, d'une passion aiguë et emportée, mais d'une affection solide, fortifiée par le temps; et elle ne se fût pas pardonné d'être pour lui une cause de chagrin ou de honte. Elle avait proféré cette déclaration traditionnelle d'une voix presque administrative, comme un maire lisant, avec une solennité voulue, les articles délabrés du Code, et elle ajouta: --Vous devinez que vous n'avez rien à espérer de moi,--rien, sinon une bonne amitié et un bon souvenir ... Il pensa: «Elle ne disait pas tout cela, chez elle, quand elle râlait dans mes bras!»--et d'un ton attendri: --Je vous suis très reconnaissant de votre franchise! fit-il ... Il y aurait beaucoup à vous répondre ... Mais pourquoi discuter?... Je ne désire vous prendre ni par la pitié ni par le raisonnement. Tout ce que je souhaite, c'est de ne pas vous perdre, c'est que vous acceptiez de revenir à ces rendez-vous, si toutefois ils ne vous sont pas désagréables ... --Désagréables? Aucunement ... A condition, pourtant, que vous me promettiez de ne jamais me parler de ce que vous savez!... --Je vous le promets! Pendant les quatre jours qui suivirent, il tint sa promesse. Il avait son plan, ne guettait qu'une occasion de se trouver seul à seul avec Mme Lozières, dans une chambre close, chez elle, chez lui, n'importe où, et là, de lui fermer la bouche sous ses baisers, d'en faire de nouveau cette pauvre chose inanimée, sans volonté, sans force qu'il avait vue une fois entre ses mains, vaincue, et que maintenant il ne lâcherait plus. * * * * * Un matin, il crut le moment propice. Depuis l'aube, la pluie ne cessait de tomber, une pluie épaisse et obstinée, qui chassait des rues la gaieté printanière, salissait toute la ville, jetait dans l'air mouillé des fraîcheurs rudes de bord de mer. Et lorsque Lucie arriva au rendez-vous, avenue Montaigne, Mareuil s'écria: --Il me semble qu'aujourd'hui notre à-pied sera un peu humide! Elle répondit: --Aussi je ne suis venue que par correction, que pour échanger un petit bonjour, et je rentre vite ... Mareuil la retint: --Attendez, j'ai une autre idée ... Votre mari déjeune ce matin chez le ministre ... n'est-ce pas?... Si, vous, vous veniez déjeûner avec moi à la campagne?... A Ville d'Avray, par exemple!... Outre que nous sommes en semaine, par ce temps de canard, il est certain que nous ne rencontrerons personne ... Nous aurons le restaurant à nous, à nous tout seuls ... Voyons, qu'en dites-vous? Elle se taisait. Mareuil reprit: --Pas chez moi, vous comprenez! A Ville-d'Avray! Vous avez justement une voilette tout à fait pour campagne ... Et je vous donne mon billet que ce ne serait pas ennuyeux cette petite excursion de camarades! Elle se taisait encore. --Vous ne voulez pas? J'ai une voiture excellente. Elle m'enlève ... Elle vous enlève ... L'oiseau chante dans les bois!... Il montrait du regard une Victoria de louage stationnant à quelques pas de là. Mme Lozières souriait, paraissait séduite,--sa pudeur comme en détresse, comme usée par tous ces rendez-vous fréquents. --Et chez moi? fit-elle enfin ... Chez moi? Que raconterai-je? Comment expliquer mon absence? Gilbert répondit d'un air sceptique: --Chère Madame et amie, vous ne me ferez pas croire que c'est le manque d'imagination qui arrête une personne aussi spirituelle ... Elle se récria, mais il poursuivit: --Non, la vérité, dois-je vous l'avouer?... La vérité est que vous avez peur de moi!... --Peur de vous? fit Mme Lozières avec hauteur. --Oui, peur de moi!... Vous redoutez que dans le tête-à-tête je ne sois pas de force à observer nos conventions ... Vous avez tort, et au risque de vous paraître fat, j'oserai vous dire qu'en ce qui me concerne, vos craintes sont exagérées ... Elle eut la faiblesse de s'offusquer: --Ah! vous avez des façons de me parler!... Mareuil l'interrompit: --Des façons bien sincères, sincères jusqu'à la maladresse ... Je vous rappelais que depuis l'autre fois, je vous ai toujours témoigné un respect de première qualité et que j'étais disposé à continuer ... Cela vous blesse?... Je retire ce que j'ai dit ... Entendu!... Ce n'est pas de moi que vous avez peur!... --Et de qui, alors? fit-elle brusquement, comme giflée par cette impertinence. Mareuil s'esquiva: --Je l'ignore ... Je vous propose une partie inoffensive ... Vous refusez ... J'en conclus qu'elle vous effraie ... Voilà tout!... Il se mit à inspecter son soulier droit qu'encerclait une fine bordure de boue séchée. Mme Lozières se sentait glisser au piège de ce défi, envahir par une de ces rages enjôleuses qu'on sait stupides, funestes,--mais toujours plus puissantes que la raison, la prudence, l'intérêt. Elle répéta avec un ton d'ironie: --Cela m'effraie?... Voilà tout?... Eh bien! vous vous trompez, mon cher ... Vous allez être bien étonné!... J'accepte!... «Allons donc!» pensa-t-il--et à haute voix: --Je vous fais mes excuses, chère Madame, et tous mes remerciements!... Ils montèrent dans la voiture, qui fila, par le Bois de Boulogne, vers Ville-d'Avray. Mareuil se tenait ostensiblement dans un des coins de la Victoria, laissant entre lui et Mme Lozières un large espace, un espace pudique et rassurant qui empêchait les cahots effarouchants, les rapprochements incorrects. Cependant, malgré ses efforts de discrétion, il l'apercevait toute repentante d'avoir cédé à ce bête mouvement de bravoure, tout apeurée de se voir auprès de lui, sous cette geôle obscure de la capote baissée, du tablier tendu; et, en l'observant, il pensait maussadement: «Elle est sur l'œil!... Mauvaise affaire!... Cela n'ira pas tout seul!...» Il était midi et demi, quand ils atteignirent le restaurant des Etangs. Trois maîtres d'hôtel s'empressèrent à leur rencontre. Le cabaret était vide, absolument silencieux, à part le ruissellement de l'eau le long des charmilles abandonnées, des tonnelles solitaires. On les introduisit dans un étroit cabinet sombre, attenant au jardin. De la fenêtre on découvrait le lac gris, comme en ébullition sous les piqûres ricochantes de la pluie et, au loin, des arbustes, penchés, décoiffés par l'averse. Mareuil commanda; puis, se tournant vers Lucie, assise en face de lui sur un divan de velours rouge. --Préférez-vous que la porte demeure ouverte? Elle comprit son intention, et avec un sourire: --Non, Monsieur ... Pas de générosité!... Fermez toutes les portes! --Vous êtes simplement héroïque! dit-il en s'inclinant. On servait le déjeuner. Ils commencèrent à manger. Mme Lozières s'animait peu à peu, causait gaiement, sans aucune gêne maintenant; mais à mesure que le repas avançait, Mareuil se demandait comment il allait passer de cette conversation amicale et confiante, de ces plaisanteries cordiales, au reste, au dramatique reste, à ce qu'il voulait faire là, ici même, tout à l'heure ... Dans l'intervalle, il voyait une sorte d'abîme infranchissable et noir, toute la profondeur de l'impossible; et, à son tour, il avait peur. Il essayait de se représenter les mouvements à accomplir, ce peu de chose que cela est, matériellement, de renverser une femme, de la saisir,--ce qu'il avait tenté une fois, rue Galilée, par instinct: «Toc! je l'embrasse!... Bon!... Et puis, je la serre ... et puis, ftt!...» Mais il restait hésitant, intimidé. Il lui manquait cette fougue intrépide d'amour, de désir ou de haine qui aide à commettre aisément les violences; et c'était en lui les reculs du criminel qui raisonne, le respect de la victime, les lâches angoisses de la préméditation. Avec Mme Hardouin? Avec Mme Hardouin, oh! c'avait été plus vite enlevé, chez lui, tout de suite, sans trac ni commentaires! Il l'avait prise, comme on tue, dans un accès de folie silencieuse. Il songeait, en rapprochant: «Nom d'un bonhomme! je ne suis pas brillant!» Et, pour s'enhardir, il se mit à boire, à vider et à remplir son verre aussitôt vidé. Mme Lozières s'en aperçut: --Vous supportez bien le champagne? --Comme un Suisse! fit Mareuil. Puis, afin de détourner les soupçons, il ajouta: --D'ailleurs, ce n'est rien à côté du Grand Cob! --Le Grand Cob? --Oui, Gendrey, un de mes amis ... Tenez, une nuit, je l'ai vu boire, à un souper, en une heure, trois bouteilles de Mümm! --Et après? --Après, dame, il était un peu raide ... Pas davantage ... --Et pourquoi l'appelle-t-on le Grand Cob? Mme Lozières voulait des explications détaillées sur Gendrey, ses mœurs, son entourage. Gilbert les fournit. Elle disait: --C'est très amusant ... très amusant, ces histoires! Et elle riait en se renversant un peu sur le divan rouge. Mareuil continuait, accumulait les anecdotes, très en verve; et, comme il la regardait rire, il distingua dans ses yeux bruns tachetés d'or non plus l'odieux regard d'âme, de tendresse qu'il craignait tellement, mais un vague éclat sensuel, cette langueur involontaire et rêveuse qui naît de la griserie. Il éprouva comme un choc au cœur, une palpitante sensation de courage, d'énergie, et, emplissant de kummel le petit verre placé devant Mme Lozières, il lança hâtivement: --Ce kummel est au-dessous de tout... Chez moi, vous en boiriez de bien meilleur!... Avouez que chez moi, sous tous les rapports, nous serions mieux!... Elle répondit sans s'offenser: --Et votre promesse? --Ma promesse! Certes, je m'en souviens ... Certes ... Seulement, à la longue, je me désole, je m'irrite ... Elle implora doucement: --Oh! ne prenez pas votre air méchant ... Ne parlons plus de cela ... C'est inutile ... Je vous ai déclaré que j'aimais mon mari, et ... Mareuil l'interrompit: --Votre mari! Votre mari! Mais pensez-vous qu'il rigolerait, votre mari, s'il vous voyait ici? Elle le contempla avec une mine effarée, tout interdite de cette sortie grossière, presque prête à pleurer, et balbutia: --Qu'est-ce que vous dites?... Qu'est-ce que vous avez dit?... Il rejeta sa chaise, et, s'asseyant près de Lucie, sur le divan: --Ne faites pas attention!... Je suis une brute, un malotru ... Je n'ai rien dit. Aussi, c'est votre faute ... Pourquoi m'affolez-vous par vos refus, après ce qui s'est passé un jour entre nous, après ces baisers, ces caresses?... Je n'ai pas oublié, moi!... J'en deviens fou, je vous assure!... Il la fixait de ses yeux allouvis, la face contractée de désirs, de tous ces désirs si longtemps contenus, et qui, dans l'ombre de ce cabinet, à côté d'elle, sous l'entraînement du vin, de la facilité proche, se déchaînaient, réclamaient leur droit, leur pâture. --Oh! je vous en prie, vous viendrez, n'est-ce pas? supplia-t-il en posant sa main sur celle de Lucie. Elle fit le geste de la retirer, mais ce fut comme un de ces imprudents mouvements d'effroi qui, dans une cage, décident de la fin du dompteur. Mareuil, la voyant échapper, l'avait, d'un élan furieux, saisie, et il l'embrassait fiévreusement, sans un mot, sans une excuse. Elle fléchissait entre ses bras: --Mais c'est indigne!... Oh! Gilbert!... Vous aviez juré!... C'est indigne! Elle s'était cramponnée à la nappe. Elle lâcha prise. Il y eut un grand fracas de verres brisés, de vaisselles entrechoquées. Elle succombait. * * * * * --Vous me pardonnez? chuchota Mareuil, qui surveillait anxieusement son réveil. Elle inclina lentement la tête. Puis elle marcha vers la fenêtre, et resta quelques instants à examiner le paysage, la campagne effacée sous la pluie tombant toujours. Gilbert s'était approché et avait glissé son bras sous celui de Mme Lozières. Elle le pressa contre son buste tiède et mouvant encore. Alors, ne sachant que dire, il interrogea: --Voulez-vous partir? --Je veux bien! Il sonna pour l'addition, et, la voiture avancée, ils reprirent la route de Paris, le long des allées latérales, par crainte de rencontrer du monde. La pluie ne cessait pas, fouettant la capote, fouettant leurs visages, formant dans le tablier de cuir des petites flaques noires que Mareuil secouait distraitement. Et, sur leur chemin, c'était un vivant frémissement de boue, une permanente giclée de boue jaune et gluante, comme les lambeaux de quelque être jaunâtre, qu'ils auraient écrasé en passant. Mareuil se sentait affreusement triste. Il se rappelait le jour où Mme Hardouin s'était donnée à lui, l'atmosphère de triomphe dans laquelle il avait vécu, les dernières heures de ce jour-là, et plusieurs jours après. Aujourd'hui, non, il n'éprouvait pas cette joie intense, ce gonflement d'âme extraordinaire et délicieux. Mais plutôt une prodigieuse lassitude, au souvenir des deux mois écoulés, de ces deux mois consacrés à des espionnages, à des correspondances mystérieuses, à des ruptures, à des supplications serviles, à des stratagèmes rabaissants. «Quel métier! Et tout cela, pour arriver à quoi, en somme?» Mme Lozières se serrait contre lui et dit tout bas: --Je vous aime infiniment! Il répondit: --Eh bien! Et moi, est-ce que vous croyez que je ne vous aime pas? Jusqu'à Paris ils ne parlèrent plus. Quelquefois seulement, la main de Lucie étreignait sa main davantage, et il lui rendait machinalement cette étreinte. Près de l'Arc de Triomphe, elle descendit, promettant de venir le lendemain chez lui. La voiture repartit aux allures vives, mais, en tournant le boulevard Malesherbes, elle eut un arrêt brusque. Elle avait failli renverser un vieillard à barbe blanche qui, maintenant, se hâtait vers le refuge du trottoir. Mareuil le reconnut: «C'est Bourgueil ... Le pauvre vieux!... Il marque mal, en civil!» Il revoyait l'illustre peintre dans son costume vert de membre de l'Institut, avec la barre oblique du grand cordon rouge de la Légion d'honneur, l'épinglette de croix scintillantes gagnées années par années--tel qu'il l'avait vu, à un enterrement officiel, quelques semaines auparavant; et il pensa: «Il n'a pas dû perdre beaucoup de temps à Ville-d'Avray, celui-là!» Il songeait aussi à la vie laborieuse de certains de ses camarades, aux ateliers où ils s'emprisonnaient tout le jour, à ces ateliers mornes et austères comme des cellules, où rien ne distrait de l'idéal cherché, où par les vitres dépolies rien ne vient du dehors que la lumière du ciel. «Peuh! C'est l'ambition qui les tient, la vanité!... Pas grand'chose, encore!» Les paroles de Brévannes lui revinrent à l'esprit: «Moquez-vous donc de la gloire, faites donc ce qui vous amuse!» Il se les redisait en souriant; puis, soudain, il murmura avec découragement: «Oui, mais voilà! Est-ce que cela m'amuse?» VII Entre une femme à son premier adultère et une femme ayant cédé à plusieurs amants, il n'y a pas grande différence. C'est immédiatement, chez les novices, la même astuce, la même liberté d'expressions et de gestes, la même dépravation que chez les anciennes. On dirait qu'avant la faute les plus honnêtes avaient de l'adultère un sens secret, une habitude atavique et cachée qui n'attendait que la chute pour se révéler; et, dès les débuts de l'abandon, on voit ces dames se mouvoir sans répugnance dans leurs fonctions nouvelles, comme de jeunes canetons s'ébattant naturellement dans la croupissure des mares. Gilbert sut d'abord gré à Mme Lozières de cette prompte métamorphose. Elle venait chaque après-midi chez lui, toujours gaie, toujours affectueuse, ne mentionnant jamais ni mari, ni remords, et pleine d'ardeurs complaisantes. Parfois, tandis qu'il se rhabillait, elle se mettait au piano, vêtue seulement de ses fines lingeries blanches, les cheveux dénoués, retombant en masses d'or sur ses épaules nues, et elle chantait. Ses doigts effleuraient à peine les touches, les frôlaient comme des cordes de harpe, laissant le dessus à sa voix amoureuse et chaude. Elle chantait des mélodies de Massenet, de Gounod, des airs énervants et sensuels où la tendresse gémit sur le ton des désirs. Et Mareuil, se recoiffant devant la glace qui la reflétait, pensait: «Il n'y a pas à dire, elle est charmante!... Quel succès elle aurait ainsi, dans le monde!...» Pourtant, il n'atteignait pas souvent à ces remarques admiratives, et plus il connaissait Mme Lozières, au contraire, plus il se sentait mécontent et déçu. Certainement, elle était charmante, tout à fait charmante de corps, d'esprit, d'élégance. Elle causait ingénieusement, drôlement, d'une manière sautillante et comique, aussi bien que Mme Hardouin, sinon mieux. Elle se montrait envers lui une maîtresse dévouée, docile, une maîtresse parfaite. Mais il fallait, pour l'apprécier, qu'il fût près d'elle, tout près, chez lui, sous l'influence directe de ses caresses, de ses baisers, de sa fraîche beauté. Autrement, il avait la sensation d'être seul, libre, sans passion, sans compagne d'âme. Il se rendait rue Fortuny, l'esprit tranquille, avec cette démarche paisible et traînarde qu'on a pour faire une course, une visite due. Puis, Lucie partie, il lui semblait, au bout de quelques minutes, qu'elle s'effaçait, disparaissait de sa pensée derrière un voile montant d'indifférence et de néant. Rien ne lui demeurait de l'avoir vue, de compter la revoir; et les heures d'amour terminées, il se trouvait dans la rue, comme un employé au sortir du bureau, inactif, désœuvré, insoucieux de la besogne du jour ou de celle du lendemain. Il se souvenait alors de ce qu'il ressentait au temps de Mme Hardouin, au temps de cette Jack dont l'image pâlissait graduellement en sa mémoire comme l'image d'un mauvais démon défunt. C'était, après les rendez-vous, des retours glorieux, des soirées passées, dans le silence de l'atelier, à revivre l'honneur enivrant de l'avoir possédée, des rêveries continues vers elle, une poursuite imaginaire de sa personne dans des théâtres, des salons supposés,--ou encore de longues veillées employées à dessiner des bibelots qu'il lui commanderait, des bibelots rares et uniques, où la matière serait presque signée de sa tendresse inventive. Et lorsqu'il comparait au présent, il en voulait un peu à Mme Lozières de le laisser, loin d'elle, tellement calme, inoccupé, comme si la jeune femme eût manqué à un pacte, violé les conditions de leur engagement. Mais bientôt, quelque chose de plus grave commença à l'inquiéter. Il s'était présenté à Mme Lozières comme un chevalier exceptionnel et passionné, un personnage héroïque de roman d'amour; et, à tout instant, il oubliait son rôle, il lâchait des phrases maladroites qui décelaient la froideur de ses sentiments, tout son égoïsme d'homme qui désirait sans beaucoup aimer. Elle le regardait avec stupeur: --Comme vous êtes ironique!... Vous! Un amant! C'est vous qui dites cela?... Il s'excusait, corrigeait ses paroles, et le lendemain, par négligence, recommettait les mêmes erreurs. Ou bien--et c'était pis--il se rappelait son rôle. Il le débitait, il le jouait, comme un rôle de théâtre, avec les lacunes de souvenir qu'on a en scène, ces durs moments où l'on cherche ses mots, la suite de la tirade. Il balbutiait, bafouillait, terminait par une plaisanterie, et toujours il restait agacé de s'entendre réciter ces déclarations vaines, ces théories mensongères, écœuré de toute cette parodie de passion où il s'était si étourdîment contraint. Il finit par s'effrayer des rendez-vous comme d'un examen à subir. Il ne se décidait à y aller qu'à la dernière minute; et fréquemment il arrivait en retard. Dès le seuil, il apercevait, blottie piteusement en un coin de la chambre, Mme Lozières, gardant encore ses gants, son chapeau, sa voilette, n'ayant osé se dévêtir dans la crainte qu'il ne viendrait pas. Elle disait simplement: --Ah! vous n'êtes guère exact! Et il lisait sur sa figure l'angoisse qu'il avait eue en espérant Mme Hardouin, cette crispation douloureuse que donne, quand on aime, l'attente incertaine et solitaire. Il avait des regrets, consolait Lucie, se jetait à ses genoux, par raillerie, pour obtenir son pardon; et ces jours-là, il redoublait d'attentions, de tendresse fictive, ne voulant pas qu'elle souffrît comme il avait souffert. * * * * * Juillet cependant finissait dans une chaleur lourde. Tout le monde, peu à peu, quittait Paris. Mme Mareuil était allée, comme chaque année, rejoindre son frère à Monneville. Les Brévannes s'installaient pour trois mois à Plouhinec, un trou sauvage de la Bretagne. Mme Lozières hésitait sur le choix d'une villégiature. Enfin, dans la première quinzaine d'août, elle apprit à Gilbert que son mari avait loué une villa à Saint-Germain. Elle pleurait presque à l'idée de la séparation. --Oh! mon ami chéri, deux mois sans vous!... Pensez donc!... Il répliqua de même, car il ne parvenait pas à la tutoyer: --Allons, allons, ne pleurez pas!... Je ne quitterai pas Paris cet été, et lorsque vous serez libre, vous viendrez vite ici ... Elle lui sauta au cou: --Oh! merci! merci!... Je vois que vous m'aimez!... Il avait l'arrière-pensée de tenter un essai, de se rendre compte si, de la voir moins, cela augmenterait ses désirs, son amour peut-être. Mais dès que Mme Lozières fut partie, il eut à vaincre une difficulté nouvelle. Il avait promis de répondre régulièrement à ses lettres, et toutes les fois qu'il s'asseyait pour lui écrire, il avait un frisson de paresse en face des pages à remplir. «Qu'est-ce que je vais lui dire?» Il traçait en tête du papier: «Ma chère petite amie ...»--puis des minutes, des minutes fuyaient sans qu'il lui vînt quoi que ce fût à ajouter, à mettre au-dessous, d'un peu sincère ou vraisemblable. Il regrettait alors de n'avoir plus cette profusion de phrases douces, de tournures amoureuses dont il usait contre Mme Hardouin,--cette belle armée de mots caressants et charmeurs, si honteusement battue jadis et qui, à l'heure présente, l'aurait si bien servi. Il essayait de ressaisir son vocabulaire, de retrouver quelques-unes de ces cajoleries, de ces petites confidences intimes qui sont tout dans les correspondances d'amants; mais il lui semblait que sa plume rétivait, se refusait à écrire les mots tendres, tiquait sur eux comme sur des mots grossiers: «C'est épatant!» s'écriait-il. Et finalement, il rédigeait une lettre glaciale, banale et brève, d'une affection forcée, et qu'en relisant, il avait envie de détruire. Au bout de huit jours, un matin, il reçut une dépêche de Mme Lozières: «Attendez-moi onze heures et demie.--Petit Fifre.»--car elle avait adopté, sur son conseil, ce pseudonyme. Ils déjeunèrent ensemble rue Fortuny. Elle s'arrêta un instant de manger, lui tendant, par-dessus la table, sa main à baiser, et elle murmura: --Comme je suis heureuse!... Quand reviendrai-je?... En voilà au moins pour une semaine!... Cela ne vous paraît-il pas interminable, ces journées loin l'un de l'autre?... --Oh! si!... Mais nous n'y pouvons rien!... C'est la vie!... Elle répliqua: --Je sais ... Vous vous résignez plus facilement que moi!... Et pendant quelques moments, ils demeurèrent sans causer. Au sujet des lettres, elle ne se permit qu'une observation détournée: --Quel petit papier à lettre vous avez!... A peine commencé, c'est tout de suite lu!... Il put dissimuler son embarras: --Je suis très honoré de votre critique ... Dorénavant, je vous écrirai sur du papier ministre, ce que je découvrirai de plus grand ... Elle ne partit qu'à six heures et demie. Elle descendait l'escalier, devant Mareuil, la tête penchée vers les marches, la nuque soucieuse d'une personne qui n'a pas tout dit, retient encore quelque chose. Il songeait: «Je parierais qu'elle ronchonne, qu'elle n'est pas satisfaite ... Est-ce qu'elle me préparerait une scène?... Aujourd'hui, bigre, ce ne serait pas le jour!» Elle se retournait au même moment: --Je vous en prie ... Voulez-vous m'être très agréable? --Vous pensez! dit Mareuil ... Je n'aspire qu'à continuer! Elle sourit: --Non!... Je parle sérieusement ... Eh bien! je dîne ce soir avec mon mari aux Ambassadeurs ... Venez-y dîner aussi ... De cette façon, j'aurai passé près de vous la journée complète ... Dites, voulez-vous? Mareuil répondit d'un ton de remontrance: --C'est un peu canaille ce que vous me proposez là!... Enfin, puisque vous le désirez!... A tout à l'heure!... Convenu! En réalité, ce qu'il y avait d'indélicat dans ce rendez-vous plutôt prématuré, ne le choquait pas beaucoup. Du jour où, pendant leur flirt, Lucie lui avait objecté la fidélité conjugale, il s'était tenu pour dégagé de tout ménagement pitoyable envers Lozières. Ç'avait été, dès lors, à ses yeux, l'obstacle, l'ennemi--une infortune qui ne le touchait plus. Seulement les exigences de Lucie le révoltaient, et, sitôt dehors, il se mit à maugréer: «De onze et demie à midi et demi, à six et demie ... sept heures!... Sept heures de moi!... Cela ne lui suffit pas?... Il lui en faut encore?... Ah! elle a du vice!...» Mais soudain il rougit de ces réflexions: «Pauvre petite!... Quand je songe que de Jack j'aurais trouvé cette idée admirable ... exquise!... Je suis parfois fièrement injuste!...» Il rentra chez lui s'habiller, et montant dans un fiacre: --Aux Ambassadeurs ... Prenez par le plus long!... Il faisait nuit grise lorsque la voiture stoppa devant le jardin du restaurant. Toutes les tables, serrées en bataille, étaient occupées, et leurs lampes basses, à abat-jour roses, n'éclairaient que les clairs corsages des dames, les plastrons blancs des messieurs--les visages disparaissant dans l'ombre. Mareuil parcourut les intervalles des rangées, feignant de chercher une place, suivi d'un maître d'hôtel qui l'exhortait à la patience. Il ne voyait pas Lucie, et il allait pousser jusque sur la terrasse ses investigations. Un garçon le rattrapa. --Monsieur! Monsieur!... Il y a là-bas, derrière, un monsieur qui vous appelle! --Où cela? --Là, Monsieur, là! Et il reconnut Lozières qui agitait, en signe d'invitation, sa serviette. --Venez donc ... Nous vous offrons l'hospitalité ... A moins que vous n'ayez ... mieux! fit le gros homme avec un sourire d'indulgence polissonne. --Mais nullement! dit Mareuil. Au contraire ... Je suis enchanté de vous rencontrer ... Vous allez bien, madame?... Vous êtes encore à Paris, par cette chaleur?... Lucie remercia, donna tous les détails sur sa maison de campagne, son installation; et lorsque son mari baissait les yeux vers le potage, elle faisait à Mareuil des petites grimaces amicales et impudiques. Lozières l'interrompit: --Mais, ma chère amie, cela n'intéresse pas M. Mareuil, tes histoires de ménage!... Et, coupant la parole à Gilbert qui protestait, il reprit: --Eh bien! Qu'est-ce que vous dites de la situation, mon cher monsieur?... Sommes-nous dans la mélasse, dans le pétrin!... Pirates au Tonkin ... Massacres en Afrique ... Vingt millions de déficit de plus que l'année dernière ... La rente qui fiche le camp tous les jours ... Les banques qui s'effondrent ... Ah! ce sont des malins, nos gouvernants, des bonshommes de première force! Il était lancé. Mareuil le laissa crier. Les trois mois qui venaient de s'écouler n'avaient pas calmé les ressentiments de M. Lozières, son pessimisme de fonctionnaire inassouvi. Il s'obstinait à juger perdu ce pays ingrat à son dévouement passé; criminels, ces vieux camarades de lutte qui ne l'avaient pas hissé avec eux jusqu'aux agréments du pouvoir, et il dressait leur procès partialement, férocement, ayant souvent de ces trouvailles d'injures que la haine inspire et qui amusent. Mais, un moment, comme il élevait très haut la voix, Mareuil voulut le mettre en garde: --Ne craignez-vous pas qu'on vous écoute, qu'on vous dénonce?... C'est si facile de révoquer quelqu'un!... Lozières asséna sur la table un coup de poing indigné, qui fit sauter, dans leur plat d'argent, les truites que Lucie partageait: --Moi? moi? Il se tapait sa poitrine dodue: --Moi? moi? me révoquer!... Jamais ils n'oseront, mon cher monsieur! Me révoquer, moi?... Mais ils savent bien que je connais leurs saletés depuis A jusqu'à Z ... Ils aimeraient mieux me nommer trésorier, directeur, amiral, général, maréchal, est-ce que je sais, moi? Tout, plutôt que de me révoquer! Il avala d'un trait son verre de champagne: --Oui, je voudrais voir cela, qu'ils me révoquent!... On en entendrait de belles, alors, je vous le jure ... Tenez, je serais homme à fonder un journal, un vrai journal, mon cher monsieur, pour leur apprendre à traiter le monde!... Il blêmissait de colère. Mareuil n'insista plus. Une courbature tirait, brûlait tous ses muscles, une somnolence l'envahissait,--la fatigue de cette causerie achevant celles de la journée. Il avait assez de la femme, assez du mari, assez surtout de ces puérilités hypocrites, de ces basses cachotteries d'adultère où, l'année d'avant, il goûtait encore tant de plaisir. Il prit congé des Lozières à dix heures; et lorsque, la semaine suivante, Lucie lui suggéra de renouveler la rencontre, il refusa nettement: --Non, ma chérie ... Une fois passe!... Mais deux fois, ce ne serait pas raisonnable!... --Alors, venez dîner chez nous, à la campagne ... mon mari ne demanderait pas mieux ... Il réfléchit, puis avec fermeté: --Non plus!... On jaserait ... On potinerait ... Inutile de vous compromettre!... Elle questionna: --Et à Paris?... A Paris, accepterez-vous? --Peut-être!... Nous verrons, dit-il. Mais il pensait prudemment: «Jamais de la vie! M'enchaîner par une intimité mondaine!... Sait-on ce qui arrivera?... Non, pas de bêtises!...» Elle dut se contenter des déjeuners rue Fortuny. Il l'accueillait bien, d'ailleurs, tout dispos après ces huit jours d'éloignement, et elle pouvait avoir l'illusion d'être aimée. * * * * * Les premières pluies d'octobre ramenèrent à Paris Mme Lozières. Cependant, sa tante, Mme de Brégy, partant sous peu pour Nice, elle fut obligée de lui consacrer la plupart des après-midi, de l'accompagner dans ses courses à travers les magasins, chez les fournisseurs. Elle ne venait plus, rue Fortuny, que le matin et elle déplorait la brièveté des rendez-vous. Un jour qu'elle s'en désolait, Mareuil lui dit: --Ne nous plaignons pas!... Profitons des bons moments, car bientôt ils vont diminuer!... Elle s'écria, comme terrifiée à l'idée d'une rupture possible: --Diminuer!... Pourquoi cela?... Qu'est-ce qu'il y a?... Mareuil tira de sa poche un exemplaire de la _Pure Vérité_. --Il y a, ma chérie, qu'on se verra moins, parce que, hélas! je vais avoir à travailler! Il indiquait une annonce en tête du journal, où son nom, Gilbert Mareuil, était imprimé en immenses lettres, hautes d'un centimètre environ. La note expliquait que la _Pure Vérité_ inaugurait, à partir du 15 novembre, un supplément illustré et qu'outre le concours de plusieurs maîtres de la plume et du pinceau «connus, déclarait-elle, et aimés du public», le journal s'était assuré, pour ce recueil, la collaboration régulière de GILBERT MAREUIL, «l'artiste attitré des élégances parisiennes, que les dernières expositions avaient classé, du coup, parmi nos premiers peintres modernistes.» --C'est mon ami Brévannes qui m'a fait engager et qui a rédigé l'avertissement, dit Mareuil. Hein!... elle n'est pas dans un sac, cette petite note? Lucie tout attristée, pressentant un péril, quelque chose qui la menaçait vaguement, balbutia: --Oh! je suis ravie pour vous!... Mais, alors, est-ce que cela nous gênera beaucoup pour nous voir? Mareuil simula un air affairé: --Mon Dieu, ma chérie, je ne sais encore rien de précis ... Seulement, il est évident que nos rendez-vous seront moins rapprochés ... Au lieu de tous les jours, deux ou trois fois par semaine, à peu près ... Elle refoula l'envie de pleurer qui la gagnait, et d'une voix un peu étranglée: --C'est bien! Je m'en remets absolument à vous ... Vous me verrez quand vous le désirerez, quand cela ne vous dérangera pas dans votre travail ... Mareuil, ému de sa douceur, l'avait saisie dans ses bras et la dorlotait: --Quoi? On a le cœur gros?... Mais, on se verra aussi souvent que possible ... J'ai dit trois fois au hasard, ce sera peut-être plus ... Elle s'en alla confiante, rassérénée. Mareuil avait promis de lui réserver un numéro du premier supplément; et le jour où parut la feuille, il ne manqua pas de l'apporter rue Fortuny. Mme Lozières ouvrit avidement la page du milieu qui contenait le dessin colorié. L'image représentait une Parisienne, l'aspect sévère et railleur, qu'un jeune homme élégant accostait le sourire aux lèvres et le chapeau soulevé. En bas, on lisait le titre: _Abordage_. Elle considéra avec attention la gravure: --C'est très réussi ... très ingénieux ... Oui ... c'est très réussi! Sa figure, peu à peu, s'était rembrunie. Elle reprit: --Elle est jolie, cette femme ... Vous la connaissez? --Non, dit Mareuil ... Je l'ai dessinée de chic, de souvenirs arrangés. Pour ces sortes de petites machines, cela suffit bien ... Elle interrogea d'un air engageant: --Franchement?... Vous ne la connaissez pas? Ce ne serait pas, par exemple, cette dame? --Quelle dame? --La dame d'avant moi!... La dame au mari tyrannique!... Mareuil prononça tranquillement: --Voyons, mon amie, vous n'y songez pas!... Vous supposez que cette femme que j'ai ... que j'ai reçue chez moi, j'irais la coller dans un illustré qui tire à trente mille exemplaires? Madame se moque!... Elle se rétracta: --Mais non ... je suis absurde ... J'ai eu des pensées ridicules, ces temps derniers. Je me figurais que lorsque je ne venais pas ici, vous ... Mais non, c'est trop bête! --Vous, quoi?... fit impérieusement Mareuil. --Eh bien! que vous me trompiez ... le mot est lâché! Gilbert haussa les épaules. --Si vous avez de ces idées, je ne peux pas vous les retirer... Vous savez mes opinions sur la trahison ... Je vous les ai assez dites, il me semble!... Et avec ces théories, je serais un bien triste monsieur ... Il s'interrompit, et après une pause: --Au fait, dit-il d'un ton froissé, au fait, j'ai grand tort de me justifier!... Et si je dois renoncer à mon travail, me tourmenter tout le temps de vos soupçons, vous comprenez ... Sans qu'il achevât, elle comprit, et plus jamais elle ne le questionna, ne laissa paraître la moindre méfiance. Mais dans ses lettres, Mareuil apercevait clairement l'indice de sa jalousie, à certains mots douteurs, à certaines expressions ambiguës et douloureuses, qui lui remémoraient ses suppliques à Mme Hardouin, ses cruelles luttes épistolaires d'antan. Il jetait le papier au feu en grommelant une parole de compassion, commençait à dessiner, et, au bout d'un moment, l'avait oubliée. Il se plaisait maintenant à son labeur, ne s'en séparait qu'à regret, et quelquefois même, afin de terminer une esquisse amorcée, il changeait le rendez-vous du jour ou du lendemain, il alléguait un surcroît de besogne imprévu, des commandes supplémentaires qu'on lui avait censément adressées, il mentait--puisque ses croquis du journal ne lui prenaient guère que deux à trois heures par semaine. Un matin qu'il venait de télégraphier ainsi à Mme Lozières, pour remettre le rendez-vous de l'après-midi, il eut des scrupules: «Vraiment, pensait-il en se rasant, je ne suis pas généreux. Je me conduis avec cette enfant comme un pur calfat! Et pas ça à lui reprocher!... Toujours jolie, toujours de bonne humeur, toujours en forme!... Qu'est-ce que j'ai donc contre elle?...» Il se promenait, le blaireau à la main, la figure élargie d'une barbe blanche de savon mousseux,--et tout à coup, en s'arrêtant: --Ce que j'ai? Ce que j'ai? Mais c'est bien simple ... Je ne l'aime pas!... Voilà ce que j'ai!... Il l'avait dit tout haut, comme pour en faire une chose accomplie, indéniable--il l'avait proféré à pleine voix ce constat d'indifférence, cet aveu décisif qu'il se réitérait chaque jour tout bas, depuis deux mois, sans vouloir l'écouter, sans accepter d'y croire. Puis, prenant acte de sa déclaration, rapidement il ajouta: «Non, je ne l'aime pas ... et, par conséquent, je n'ai plus qu'à la quitter!...» Aussitôt, il vit la scène d'adieux, Lucie en larmes, plus tard sa propre solitude, la course aux maîtresses, à l'amour, une multitude de tracas proches ou lointains, et il se sentit ému, faible, moins courageux à rompre. «Pauvre gosse!... Assurément, je ne l'aime pas comme j'aimais l'autre ... Néanmoins, j'ai de l'affection pour elle ... une affection véritable ... Alors l'affliger par une rupture brutale?... Non!... Cela ne presse pas!... On peut attendre ...» Il alla le lendemain au rendez-vous et fut si affable, si expansif, que Mme Lozières en manifesta de l'étonnement. --Comme vous êtes gentil, aujourd'hui!... Qu'avez-vous, mon chéri? Il retint un sourire: --Moi? Rien ... rien du tout!... Et il contemplait avec attendrissement la tête dorée de Lucie qui reposait sur sa poitrine--comme une pauvre tête épargnée, sauvée par miracle de la douleur. Mais, le lendemain, il fut, malgré lui, repris de ses velléités mauvaises. Il éprouvait ce sombre malaise précurseur d'une maladie qu'on se soupçonne, cette inquiétude indéfinie qui vous étreint avant le diagnostic: la peur de ne plus pouvoir aimer. Dès le réveil, elle s'éveillait en lui, cette peur confuse, et jusqu'au soir elle continuait de le ronger, de le souiller avec la lenteur sûre d'enduit gras qui s'étale, qu'ont tous nos soucis intérieurs. Il essayait bien d'en rire, de s'en démontrer logiquement la vanité, de faire le brave. Ces raisonnements ne le rassureraient pas. «Et de deux! Jack d'abord que je n'aime plus, sans savoir pourquoi ... Celle-là, même histoire ... Décidément, ça se corse!» Il tombait dans des crises d'irrésistible mélancolie. Il se demandait si c'était fini, si jamais encore il lui serait donné d'aimer, d'avoir ces élans du cœur, ces égarements de passion, les meilleures joies qu'il eût connues, somme toute. Et il était comme ces hommes qui, ayant eu avec une femme des défaillances physiques répétées, sont saisis d'affolement, ne pensent qu'à vérifier avec une autre la validité de leurs moyens, la gaillardise intacte de leurs forces. Alors, la pensée de tromper Lucie le hanta. Il la méditait tout le temps, tous les jours, dehors, chez lui, partout. Mais pas une trahison de chair, pas un vulgaire béguin, qui ne prouverait rien. Non, il la tromperait pour de bon, à fond, avec une personne qu'il aimerait, qu'il faudrait qu'il aimât. A ces combinaisons il s'exaltait, recouvrait un semblant de bravoure. En présence de Lucie, il n'avait plus aucun remords, aucun sentiment de pitié. Il se délectait même des projets scélérats qu'il formait si près d'elle, bouche contre bouche, à son insu; et il se prenait à la regarder dédaigneusement, comme une condamnée perdue, dont l'exécution n'était plus qu'une question de semaines, de jours, d'heures peut-être. Puis, lorsqu'en partant, suspendue à son cou, elle murmurait, par habitude: --Vous m'aimez toujours, dites? Il lui répondait en riant: --Si je vous aime!... Elle est bonne!... Et la porte fermée, il songeait avec un tutoiement outrageant: «Oui, oui, on t'aime toujours ... Ce qui n'empêche pas que, quand cela se trouvera, on te réglera ton affaire, ma petite!» Pourtant, ces fanfaronnades ne lui servaient qu'à s'abuser sur son manque d'assurance, sa crainte de l'expérience prochaine. Il les renouvelait après chaque rendez-vous, ses vantardises, un peu comme on chante le chant de guerre au poteau de la mort. Il ne réclamait que le secours du hasard, une rencontre heureuse, pour affirmer sa puissance d'aimer. Qu'on lui fournît une femme, une adversaire, une occasion de faire ses preuves, et on verrait bien! Mais, en attendant, il était si peu sûr de lui-même, si défiant dans le succès final, qu'il ne congédiait pas Mme Lozières, qu'il n'avait pas l'audace de la quitter, d'entrer seul en campagne sans cette arrière-garde de sa liaison, sans ce refuge certain pour le cas d'un désastre. VIII Février touchait à sa fin et le soir, dehors, quand il avait plu, on était caressé par de tièdes rafales qui fleuraient le printemps. Mareuil, en sortant des Variétés, où il avait accompagné Brévannes, appela un fiacre: --A l'heure ... 12, rue Royale. Vous entrerez ... Il avait promis à Lucie de passer, après le théâtre, chez Mme de Brégy, qui rouvrait ses salons par un grand bal. Mais, au dernier moment, il regrettait sa promesse, cette infidélité à son récent serment de ne plus aller dans le monde--comme les malades se reprochent un excès, un manquement au régime. Deux mois avant, au début, il n'avait pas eu de ces appréhensions. Pour régler l'affaire de Mme Lozières, il était retourné dans les soirées mondaines, spontanément, de ce pas machinal dont le matelot, débarqué, va au bouge familier. L'idée de chercher ailleurs une maîtresse ne lui avait même pas traversé l'esprit; et lorsqu'il gravissait les escaliers garnis de plantes et bien éclairés, où, dans l'atmosphère chaude, roulaient des bruits de danse, des sillages de parfums, il avait ce petit frémissement, ce léger bouleversement dans la poitrine qu'éprouvent les plus blasés au seuil du mauvais lieu. Puis, au bout de quelques essais, ç'avait été l'écroulement de son espoir naïf. Toutes ces élégances de toilette, ces soies roses ou bleu-ciel, ces bijoux, ces aigrettes, toutes ces femmes à demi-nues et parées lui inspiraient bien du désir mais rien de plus, rien de ce qui donne la force de prier, de s'humilier, d'oser. Il aurait peut-être consenti à adresser à certaines le clignement de préférence, à s'esquiver avec l'une d'elles dans une chambre voisine. Mais lutter pour les conquérir, les assiéger, les prendre, aucune, à ses yeux, n'en valait la peine; mais s'exposer à un refus, se contraindre à des supplications, abdiquer un peu de la belle indépendance qu'on a envers les femmes avant l'attaque, et surtout être obligé de les revoir ensuite, de leur replaire chaque jour, cela il s'en pressentait incapable. Les rares fois où, poussé par un attrait plus vif, il s'était risqué à des pourparlers de flirt, il avait dû rapidement battre en retraite, faute de courage pour continuer. Dès les premières parades, aux premiers mots de résistance, une perspicacité suraiguë et nouvelle lui montrait comme au microscope les tares imperceptibles des femmes qu'il approchait; et dans le grossissement de cette vision étrange, les plus jolies personnes devenaient hideuses et sans grâce. Des cheveux raidis par la frisure et probablement brûlés en dessous, une dent marquée d'un point noir, un teint un peu troublé, un geste saccadé, tout lui était prétexte à se dégoûter, tout lui semblait le signe d'une laideur négligeable. Des sourires charmants l'effrayaient, car il les prévoyait grotesques dans le plaisir. Des intonations lui révélaient une froideur de banquise, ou bien une irrémédiable niaiserie. Malgré lui, il s'appliquait à discerner les défectuosités, inaperçues d'abord, cachées par l'art des couturières, l'habileté des coiffeurs; et souvent il avait eu l'impression d'être la proie d'un malin pouvoir qui voulait l'empêcher d'aimer, qui le forçait à briser, à salir lui-même ses frêles et passagères illusions. Alors, il se levait, s'excusait, coupait court à l'entretien--il se sauvait entre les invités tassés, et, rentré chez lui, il avait des crises de tristesse qui le laissaient endolori et morne pour plusieurs jours, avec un insurmontable abattement comme en ont les phtisiques après l'alarme d'une quinte subite. Il ne se dissimulait plus, à présent, la gravité de son état. Il fuyait seulement les occasions d'y songer, remettant à une époque indécise ses fiers projets de trahison; et depuis une quinzaine qu'il se soignait, qu'il avait renoncé à fréquenter les réunions mondaines, il se trouvait mieux, supportait plus gaillardement son infirmité bizarre. Il avait donc fallu les pressantes instances de Lucie pour le décider à se rendre au bal de Mme de Brégy. «Bah! pensait-il. Cette fois-ci, pas moyen de refuser l'obstacle!... Il y a trois mois qu'elle avait cela sous le front de me rencontrer dans le monde ... Autant en finir avec cette corvée!... Et puis, je n'y moisirai pas, chez la tante ... Un petit tour de salon, et je me défile!...» La voiture s'arrêtait. Il prit le numéro du cocher. --Vous vous placerez à la suite ... Je n'en ai pas pour longtemps. Et il monta l'escalier, que descendaient déjà des dames dépoudrées par la chaleur, des messieurs, le collet du paletot relevé. A peine entré, il aperçut le regard de Lucie, un regard impatient et guetteur qui sautait vers lui par-dessus les rangées de demoiselles assises, les habits noirs inclinés auprès d'elle. Il attendit un peu avant d'aller la saluer. Cela le flattait de voir tous ces vains empressements, toutes ces coquetteries masculines, s'émousser contre son amie, contre cette femme qu'il possédait, de voir les mines de mendiants qu'ils avaient, tous ces hommes, pour solliciter de Mme Lozières une danse, un instant d'attention, moins que rien--leur platitude enfin, leur servilité devant cette jeune beauté et ce décolletage tentateur. Il s'amusait à prolonger le plaisir du spectacle: «Dire qu'il y a deux ans, j'aurais voulu les assommer, tous ces individus, leur casser la figure!...» Il se reportait à naguère, aux rages d'anarchiste qui le suffoquaient, quand il découvait ainsi Mme Hardouin prodiguant ses tendres sourires au milieu d'un groupe de danseurs, ou bien causant à l'écart avec un inconnu dont le col de satin, la nuque brillantinée luisaient, sous les bougies des lustres, d'un éclat insolent. «Oui, j'aimais rudement ... C'était le bon temps!...» Autour de lui des couples se mettaient à valser. Il recula vers une porte, et, de là, il examinait les danseuses, ressaisi de dégout pour ces chairs blanches, ces peaux blanches, toute cette matière féminine et pareille, cette masse indistincte de bras, de poitrines, de dos, de visages uniformes qui tournaient confusément sous son œil éteint et las. --Jolie réunion, n'est-ce pas? Il releva la tête. Lozières était derrière lui, rajustant son lorgnon que la sueur faisait glisser. --Très jolie!... Très jolie!... dit Mareuil ... Et Mme Lozières est ici, je pense? --Naturellement ... Elle doit être au buffet en ce moment ... Je vais vous y mener, hein? Vous prendrez bien une coupe de champagne?... Et il passa devant Mareuil, lui frayant poliment la route: --Pardon ... Pardon ... Vous permettez? Mme Lozières, debout dans un coin de la salle désertée, s'éventait nerveusement. --Comment, tu es seule? s'exclama Lozières. --Oui, j'étouffais ... Mon danseur était engagé pour cette valse, et j'en ai profité pour ne pas rentrer immédiatement au salon ... pour rester un peu au frais ... --Très bien, très bien, dit Lozières. Je te présente M. Mareuil, un monsieur qu'on ne voit pas souvent depuis qu'il est en chemin vers la célébrité ... Mareuil répondit: --En effet, je n'ai pas eu la chance de vous voir les jours où j'ai rendu visite à Mme Lozières ... --Oh! je ne le déplore qu'à moitié ... Vous travaillez, et c'est nous qui en bénéficions ... Car, vous savez, nous sommes abonnés à la _Pure Vérité_ ... Nous ne manquons pas un de vos suppléments ... Ah! vous êtes en progrès!... Vous marchez, mon cher monsieur ... --Trop bienveillant! fit Mareuil. --Non, non, mon cher monsieur, je m'y connais un peu, simplement ... J'ajouterai que votre journal est admirablement rédigé. Un journal où l'on a l'audace d'écrire quelque chose au moins, où l'on n'est pas à trembler devant le gouvernement ... La semaine dernière, encore, Brévannes a fait un article sur le Tonkin ... C'était de la fantaisie, de la chronique, tout ce que vous voudrez ... mais ça disait ce qui était ... Ça vous avait du feu, de l'ardeur ... Je ne sais pas quel homme c'est, ce M. Brévannes ... mais si je n'avais pas été fonctionnaire, je lui aurais écrit pour le féliciter ... --C'est un de mes amis, répliqua Mareuil ... Un garçon plein de cœur et d'esprit ... --Tant mieux, tant mieux ... Il n'y aura jamais assez de braves gens contre ces imbéciles qui nous ... Un maître d'hôtel, accourant, l'interrompit: --Monsieur ... Monsieur ... --Quoi donc? --Madame m'a dit de prévenir Monsieur que le ministre était arrivé ... Lozières balbutia, le visage devenu soucieux: --Le ministre!... Vous m'excusez, mon cher monsieur ... Ginestas ... un vieux camarade ... Je reviens dans une minute ... Il tira son gilet, assujettit son lorgnon et s'insinuant à travers les danseurs: «Pardon! Pardon! Le ministre ... Le ministre ...»--il disparut. Mareuil déclara avec un sourire: --C'est un excellent fonctionnaire! --Oui, fit Lucie ... Son père l'était ... Il a ça dans le sang ... Il crie beaucoup ... Mais au fond il adore son métier, et tout ce qui est ministre, réceptions officielles, hiérarchie, tout cela l'enchante ... A propos, pourquoi m'avez-vous taquinée?... Vous m'aviez vue, en entrant, j'en suis sûre ... --Effectivement!... Et si vous réfléchissez, vous reconnaîtrez qu'il était plus convenable de ne pas me précipiter sur vous tout de suite, comme à la descente d'un wagon ... --Soit!... C'est moi qui ai tort, fit Lucie d'un air maussade ... Au moins, vous n'oubliez pas que vous soupez avec nous ... à notre table?... Il répondit doucement: --Oh! impossible, ma petite amie ... Impossible, mille regrets, comme on dit dans les théâtres ... J'ai une migraine folle, je suis venu pour tenir ma parole, et je vous demanderai l'autorisation ... Lucie s'écria d'un ton aigre: --Vous l'avez!... Vous êtes libre, mon ami ... Dépêchez-vous de rentrer et tâchez d'être guéri demain ... Toujours à trois heures, n'est-ce pas? --A trois heures! Dans le salon voisin, une poussée s'était produite. Des têtes de gommeux, coiffées à l'anglaise, se haussaient ironiques, mais les lèvres pourtant distendues de curiosité; des dames se dressaient sur la pointe des pieds. Au passage de Lozières, qui guidait le ministre vers le buffet, les groupes s'écartaient respectueusement. C'était sa revanche au gros fonctionnaire, que cette promenade presque triomphale, sa riposte aux mauvais procédés qu'on avait eus pour lui dans la coterie de ces conservateurs; et, tandis que Ginestas s'avançait avec l'aisance cordiale de l'homme accoutumé aux cérémonies, aux ovations, Lozières, lui, avait pris une allure solennelle, un œil provocateur, son œil républicain, son œil du Seize-Mai qui ne s'adoucissait qu'en regardant le maître: «Par ici, mon cher ministre ... Par ici!...» --Voilà votre patron! murmura Gilbert ... Je me trotte ... A demain!... --A demain! * * * * * En pénétrant dans sa chambre, Mareuil distingua, au milieu de son bureau, une tache blanchâtre, le carré clair d'une lettre placée en évidence. Il alluma vite. L'enveloppe renfermait une carte de visite sur laquelle il lut: «M. et Mme Lepassereau prient M. Gilbert Mareuil de leur faire l'honneur de venir dîner chez eux le mercredi 11 mars.» Il déchira la carte d'un geste de colère: «Ah! non, par exemple!... Dîner chez les Lepassereau pour en revenir encore avec une âme d'encre comme ce soir?... Non, non!... Ç'a été aujourd'hui ma dernière dans le monde ... Assez de ces blagues! Je n'ai plus la santé à cela!...» Il ouvrit la fenêtre et s'accouda au balcon. Sous les rayons de la lune, les trottoirs secs avaient des pâleurs de marbre blanc. Par instants, des profondeurs d'un endroit ignoré s'élevaient des sifflements aigus de locomotives, comme la plainte grêle et lointaine de cette nuit mélancolique. Mareuil sentait arriver l'accès de tristesse habituel, et parmi le silence propice des choses assoupies, il ne résistait plus, il se laissait envahir, les paupières battantes comme pour appeler les pleurs. En face, il voyait les sombres couloirs vides des rues adjacentes, les maisons perdues dans les ténèbres, et il songeait aux gens qui sommeillaient paisiblement derrière ces vitres noires ou bleuies par la lune, à d'autres encore, endormis ailleurs, partout; à cette grande trêve de plusieurs heures qui, chaque nuit, arrête la méchanceté des personnes bien portantes. «Toujours cela de gagné!... Toujours cela de moins à souffrir pour les victimes! Ainsi Jack ...» Mais soudain une pensée lui vint: «Tiens, si les Lepassereau l'avaient invitée? Ils la connaissent ... Ce serait peut-être drôle, cette rencontre!» Une révolte s'opérait en lui contre la superstition rancunière qui l'avait jusqu'alors éloigné des salons où allait Mme Hardouin; une explosion de l'envie qu'il refrénait depuis longtemps de se retrouver devant elle, de savoir ce qu'il éprouverait en présence de ce corps autrefois si puissant,--maintenant, dans sa détresse actuelle. «Assurément que ce serait drôle de la revoir cette petite vadrouille! Quoi? Au bout du compte, elle m'a trompé parce qu'elle ne m'aimait pas ... Eh bien! Est-ce une raison pour être gêné auprès d'elle? Est-ce que je n'en ferais pas autant à l'autre, moi ... si je pouvais?» Il referma la fenêtre, car la fraîcheur nocturne, à la longue, l'avait glacé, et quand il fut au lit, il se dit, tout réconforté par sa décision: «Entendu!... J'irai, rien que pour essayer, rien que pour la rigolade!...» Toute la nuit il rêva d'elle. Mais, dans le désarroi de ses sentiments affaiblis, la dame du songe n'était plus l'inexcusable Jack, la perfide maîtresse aux yeux mauvais et faux, à la robe de soie impitoyablement close et clinquante comme une armure. C'était une pauvre petite Jack, endormie dans une posture d'enfant, la tête au creux du coude, avec ce masque de bonté, d'innocence que le sommeil pose même aux traits des plus infâmes; et sur elle, Mareuil se penchait, sans désir et sans haine, souriant d'un air d'indulgence. IX Il y avait une quinzaine de personnes dans le salon quand, vers sept heures et demie, Gilbert fit son entrée. Mme Lepassereau l'accueillit avec un flux de paroles joyeuses: --Enfin, on vous voit!... Comme c'est aimable à vous d'avoir accepté!... Oh! je vous sais très pris, très difficile à avoir ... Et quel regret que madame votre mère ait déjà été engagée pour ce soir!... Je pense bien que nous rattraperons cela ... Vous me permettez de vous présenter? M. Mareuil ... M. de Saint-Lys, Mme Darçay, M. Gravières, M. Darçay ... Gilbert s'inclinait, serrait des mains. Mme Lepassereau ajouta, en se rasseyant: --Je crois que vous connaissez mes autres convives ... Ce sont de vos amis de Monneville ... --Certainement, Madame!... Mareuil distribua quelques bonjours, quelques saluts, et derrière des groupes qui s'entretenaient à mi-voix, de la voix discrète et à jeun d'avant dîner--derrière un monsieur qui lui masquait une dame assise, il espérait apercevoir tout à coup Mme Hardouin. Non! Elle n'était pas là, pas arrivée, du moins! Il s'efforça de se rassurer, de dominer l'agacement que lui causait cette absence prévue pourtant dans ses calculs, comme une éventualité possible, probable même. «Après tout, elle peut encore arriver ... Il n'est que sept heures et demie ... Mais, la petite Lepassereau va me renseigner!...» Et il s'approcha de Germaine, en conversation avec M. Gravières, un jeune substitut, à barbiche noire, à tête de mignon bon garçon et fêtard. --Vous m'en voulez toujours, Mademoiselle? --De quoi donc? dit Mlle Lepassereau. Gravières s'était écarté. --De quoi? fit Mareuil ... De quoi?... Je serais bien en peine de vous le dire ... Cependant, je me souviens que la dernière fois que nous nous sommes rencontrés ... Elle s'écria: --Ah! oui ... à l'Hippique?... J'ai été bien sotte ce jour-là et c'est à moi de m'excuser ... Je m'étais imaginé que vous vous moquiez de moi, parce que j'allais à la Sorbonne ... --Quelle idée! Elle poursuivit: --Or, comme je n'y vais pas pour mon plaisir et que d'autre part j'ai assez mauvais caractère, vous voyez l'effet obtenu ... Elle s'était mise à rire, montrant des petites dents très blanches, bien serties dans les gencives. Il rit aussi par politesse: --Évidemment!... Un effet lamentable ... Du reste, ma demande était stupide!... Elle répliqua d'un ton impertinent: --Oh! aux jeunes filles, on ne sait jamais quoi dire ... On dit ce qu'on peut!... --Très juste! dit Mareuil qui n'avait pas bien entendu. Il cherchait un moyen, un biais de phrase par où glisser sa question au sujet de Mme Hardouin, et il regardait machinalement le feu de la cheminée, les flammes jaunâtres qui dansaient sur les bûches. Mlle Lepassereau reprit: --Est-ce que vous exposerez, cette année, au Salon, Monsieur? Cela m'intéresse. Je suis presque un confrère. Je peins des éventails avec des fleurs et des petits oiseaux dessus ... Oh! pour faire plaisir à ma famille, simplement ... Il répondit d'un air veule: --Peut-être! Cela dépend d'un tas de choses ... J'exposerai, sans doute, quelques pastels, ou bien ... M. Lepassereau, intervenant, l'interrompit: --Mille pardons, cher monsieur! Et s'adressant à Germaine: --A-t-on donné les ordres pour qu'on serve, mon enfant?... Il est huit heures moins le quart ... --Mais non, père, dit Mlle Lepassereau ... Nous ne sommes pas au complet ... Il manque encore ... --Ah oui! Ah oui! fit M. Lepassereau. Le timbre intérieur de l'hôtel retentit. --Tiens, dit Germaine, les voici! Mareuil se répétait: «Les voici? les voici?»--et un peu énervé d'émotion, il crispait sa main au dos doré d'un fauteuil, les yeux attachés vers la porte blanche du salon, cette porte opaque derrière laquelle, Jack--Jack ou une autre?--était occupée à ôter son manteau, à redresser du bout des doigts sa coiffure. Les deux battants s'ouvrirent en frôlant sans bruit le tapis, et une petite jeune dame brune, en robe de velours noir, à demi décolletée, s'avança vers la maîtresse de la maison. Tous les messieurs s'étaient levés. --Et Madame votre mère? interrogea Mme Lepassereau d'une voix inquiète. --Souffrante, chère Madame ... Une violente névralgie ... C'est ce qui m'a retardée ... Au moment de partir, ma mère a dû s'aliter ... Mareuil percevait à peine ce dialogue--étourdi par la déception, la surprise: «Mme Béatry!... Ma petite veuve!... La femme au testament!... Ça, c'est plutôt curieux!...» Mme Lepassereau l'appela: --Monsieur Mareuil! --Madame? --Monsieur Gilbert Mareuil ... Mme Béatry ... Vous voudrez bien offrir le bras à madame ... Vous êtes placé à côté d'elle ... Un domestique cria: --Madame est servie! Des couples se formaient. L'on passa dans la salle à manger. Mareuil et Mme Béatry étaient les derniers. Il la fixait de côté, attendant d'elle un signe de reconnaissance, ce maintien spécial qui, en certaines rencontres de salon, indique que l'on n'est pas complètement étranger l'un à l'autre. Mais elle s'assit, le visage froid, distrait même, et, tout en se dégantant, elle commença à causer avec son voisin de droite, M. Morenval, un homme rouge, obèse, dont la grosse moustache jaune ruisselait de potage après chaque cuillerée. «Ah! elle n'est pas liante! songeait Mareuil ... Dans les rues, elle vous avait d'autres yeux que cela!...» Il examinait sa nuque, d'où ses épais cheveux noirs étaient tirés à l'antique, ramenés en haut, à la Diane--son profil fin, sans nul empâtement, auquel les lèvres, un peu fortes, ajoutaient une expression de bouderie puérile; et il ne trouvait rien à reprendre dans cette beauté ferme et mutine, non, rien, absolument rien, sauf peut-être un rien à l'oreille gauche, une espèce de pinçon, de cicatrice, qui écrasait insensiblement le contour, vers le milieu,--un rien, regrettable, certes, quoique, enfin, pas bien dégradant. Elle avait cessé de parler à Morenval; et Gilbert remarquait qu'elle fronçait les sourcils, contractait ses traits, comme pour s'assombrir à dessein, diminuer la transparence de son visage que gagnait la lumière du sourire. Alors il questionna: --Si je ne me trompe pas, Madame ... Elle murmura vivement, avec cet air de candeur qu'affectent les femmes qui flairent l'attaque: --Plaît-il, Monsieur?... --Si je ne me trompe pas, Madame ... nous nous connaissons ... de vue ... Elle dit, d'un ton ironique qu'accentuait la palpitation continue de ses narines: --Oui, nous nous sommes souvent rencontrés, je crois ... Mais je vous connais autrement que de vue, Monsieur ... Je connais aussi vos dessins et j'aime beaucoup votre talent ... Mareuil remercia d'un mouvement de tête et il déclara: --Il y a très longtemps que je désirais vous être présenté, Madame ... --En vérité?... Elle le regardait bravement du regard impudent et direct de jadis, dans la rue, quand elle avait la sauvegarde de l'anonymat, des convenances--tout ce qui fait, dehors, l'audace des femmes envers l'inconnu. Il poursuivit: --Oui, très longtemps ... Et je vous avouerai même que vous étiez ma préférée ... --Votre préférée?... Comment cela?... --Je veux dire ... je veux dire qu'à une époque où je n'aimais qu'une seule personne, si cette personne m'avait manqué, eh bien! vous étiez celle que j'aurais ... Mme Béatry lui coupa la parole: --Que vous auriez acceptée comme seconde préférée ... comme pis-aller. Mareuil répliqua avec flegme: --Vous interprétez mal mes intentions, Madame ... Elles étaient excellentes, je vous assure!... Puis, sans s'arrêter aux protestations de la jeune femme, il continua à confesser ses hésitations passées, la tentation qu'il avait toujours de l'aborder, de lui parler, au risque même d'une rebuffade, les dépits qui l'obsédaient ensuite de n'avoir point osé--une foule d'incidents romanesques et, pour la plupart, fraîchement inventés. Mme Béatry l'écoutait en souriant. Elle avait tourné presque entièrement le dos à Morenval, qui, avec une résignation de gros homme laid, s'absorbait dans la nourriture, présageant son rôle de causeur terminé. Et, lorsque Mareuil dégrafait son regard de celui de la jolie veuve, il distinguait, vers l'extrémité de la table, entre Gravières et Saint-Lys, la petite Lepassereau, travaillant à l'épier, à discerner de quoi on conférait là-bas, dans ce colloque persistant et d'aspect scandaleux. Il se sentait tout à l'aise maintenant, tout hardi, tel enfin que depuis deux mois il souhaitait d'être--sans confiance pourtant dans cette ardeur insolite, guettant le moment, fatal quoique en retard, où le charme de Mme Béatry faiblirait, où, tout son fard de beauté tombé, elle lui apparaîtrait nettement avec la tare de son oreille abîmée, médiocre, imparfaite comme les autres--comme les autres indigne d'efforts. Mais, au lieu de la désillusion redoutée, c'était, au contraire, entre eux, une intimité grandissante, une croissante familiarité, comme si leurs multiples rencontres eussent remplacé les formalités hypocrites, les préliminaires d'usage qui donnent une lenteur décente aux rapprochements mondains. Peu à peu, dans ce renouveau de désirs, une joie fiévreuse prenait Mareuil--la joie isolante de plaire, d'avoir séduit. Il oubliait Jack, Mme Lozières, la tablée environnante; et chaque fois que Mme Béatry dirigeait sur lui ses regards appuyeurs et pénétrants, il éprouvait ce brusque émoi qui, un jour, où cela donc?--ah! oui, à Ville-d'Avray!--l'avait soudain rendu si vaillant, si résolu. Parfois, à une plaisanterie trop osée, elle se récriait, elle feignait de s'offenser, de réclamer le respect. Mais, un instant après, elle avait elle-même de ces mots significatifs, de ces attitudes libres, de ces frissons révélateurs qui, dans la mystérieuse corporation des amants, décèlent, sur-le-champ, aux experts, la femme à hommes, la complice, l'affiliée. Cela lui rappelait alors le testament du mort, les clauses restrictives, l'interdiction du remariage,--tout ce qui devait jeter Mme Béatry journellement dans des aventures. «Ha! ha! le testament!... Une fière idée qu'il a eue là, feu Béatry!...» Et, tandis qu'elle parlait, il avait l'impression reposante qu'avec elle la lutte ne serait pas longue, précédée seulement de quelques simulacres de défense, d'une sorte de salut au mur avant l'assaut. «C'est tout à fait mon affaire!» pensait-il, et il interrogea: --Dites-moi, comment se fait-il que je ne vous rencontre plus jamais?... Voilà bien un an que je n'ai eu ce plaisir, n'est-ce pas? Elle répondit: --En effet ... nous avons déménagé ... Ma mère a loué un hôtel avenue du Bois ... --Et serait-il indiscret de venir vous y voir? Elle répliqua: --Indiscret?... Non, pas précisément ... Mais défendu ... Ma mère m'interdit de recevoir des messieurs ... --Dans ces conditions, déclara Mareuil d'un ton de blague ... dans ces conditions, pour vous revoir, je n'ai plus que deux ressources: ou bien de déménager, d'aller habiter dans votre quartier ... ou bien ... --Ou bien? --Ou bien de vous voir ailleurs ... ce qui me paraîtrait plus pratique, je ne vous le dissimule pas. Elle s'écria en raillant: --Serait-ce un rendez-vous que vous me demandez? --Vous avez dit le mot! fit Mareuil. Puis, baissant la voix et avec une volubilité, une autorité qui l'étonnaient lui-même, il reprit: --Oui, je vous demande un rendez-vous ... Elle ne doit pas vous surprendre cette demande ... Cent fois vous l'avez lue dans mes yeux ... ou des demandes analogues!... Oh! je prévois vos objections ... Madame votre mère, n'est-ce pas?... Le monde!... Les empêchements matériels!... Voyons, nous ne sommes pas des enfants!... Toute la question se réduit à savoir si vous voulez, ou si vous ne voulez pas!... Entre gens comme nous le reste est superflu ... Convenez-en!... Elle demeurait silencieuse, l'œil rêveur, comme domptée par cette rudesse qui la fouettait, ce ton d'expérience cynique. --Eh bien? interrogea Mareuil. Elle eut un petit rire factice, le vilain petit rire de la femme qui veut cacher qu'elle cède. --Eh! bien, je pense que vous êtes un jeune homme pressé!... Mareuil insista. --On le serait à moins ... Le dîner va s'achever ... Après, je ne pourrai peut-être pas vous parler comme ici ... Et plus tard, qui sait si je vous reverrai!... Je vous en prie ... Elle affecta encore de rire: --Et qu'est-ce que nous y ferions, à ce rendez-vous?... --Mais ce qu'on fait à tous les rendez-vous!... Je n'ai pas dressé de programme ... on verrait ... on causerait ... Elle réfléchit un moment et reprit: --Ecoutez ... Je ne suis sûre de rien. Cependant, demain, j'irai chez une couturière, rue de Miromesnil, dans le haut. J'en sortirai vers cinq heures et demie. Si vous allez vous promener dans ces régions-là, du côté du boulevard de Courcelles, vous avez des chances de me rencontrer. Je présume que ma mère étant souffrante, je serai seule ... et nous causerons, puisque vous désirez causer ... Mareuil, dit, toujours à mi-voix, car Morenval les observait: --Je vous remercie ... j'y serai. On avait servi des bols pleins d'eau parfumée; et tous les convives gardaient les yeux tendus vers le buste de Mme Lepassereau, vers ce buste d'où partirait le mouvement de délivrance, le signal de clôture. Mareuil murmura: --Alors, cela tient?... Demain ... cinq heures et demie ... boulevard de Courcelles!... Elle ne répondit pas; mais il sentit un petit pied se poser sur le sien, un petit pied souple et prenant comme une main qui, par un tope-là prestement et légèrement appliqué, confirmait, sous la table, le marché débattu. Le buste de Mme Lepassereau se porta d'avant en arrière. Tout le monde se leva. * * * * * Mareuil resta peu de temps au fumoir parmi les hommes. Il comprenait qu'il s'était aliéné leurs sympathies par son ostensible succès auprès de Mme Béatry; et dans leurs allures, dans leurs regards, il déchiffrait des compliments obscènes, des interrogations libertines, la curiosité d'apprendre où en était l'intrigue, comment elle finirait et la jalousie aussi de n'y point participer. A son approche, on se taisait ou bien on avait une façon minutieuse de l'inspecter comme pour chercher ce que sa figure, sa personne possédaient de si particulièrement agréable; et sauf Gravières, que le goût de la fête laissait indifférent aux flirts d'autrui, il devinait chez ces messieurs un groupement hostile, une de ces coalitions instinctives et farouches que forme souvent l'envie entre les braves gens. Il fuma brièvement une cigarette, en adressant quelques mots à Morenval vis-à-vis duquel il avait conscience d'être le plus en faute; puis il retourna au salon et s'assit à côté de Mme Lepassereau. Debout près du piano, sous la lueur d'une haute lampe à trépied, Mme Béatry feuilletait avec Germaine des partitions. Elle avait déjà cet air de contentement retenu, cette physionomie furtivement gouailleuse, qu'adoptent les femmes, dans le monde, quand leur amant est présent; et vers Mareuil aboutissaient, à travers le salon, la fin de chacune de ses phrases, chacun de ses sourires. Il les lui rendait avec gratitude. «Oui, oui, très joli, ce petit modèle ... ce type de petit génie ... De la ligne ... De la perversité ... Nous nous entendrons très bien ... Il n'y a pas de doute!...» Et sa bienveillance débordait, s'étendait même à Mlle Lepassereau, comme si un peu de l'éclat de Mme Béatry eût rehaussé sa terne gentillesse. «Pas trop mouche non plus, la petite!... Un certain esprit ... Les traits sont bons ... Un peu de rouge aux lèvres, un peu de bleu sous les yeux, et on en ferait quelque chose!...» Les fumeurs rentraient à la file. Mme Béatry s'installa au piano et Germaine commença à chanter la romance du _Roi d'Ys_. Ensuite, sur la prière des invités, elle chanta encore d'autres mélodies. Elle avait une voix forte et basse, disant bien les cris de passion, de victoire ou de douleur;--et une poétique gravité ennoblissait progressivement les visages inattentifs des convives. Mareuil, sans perdre de vue Mme Béatry, applaudissait tous les morceaux. Au gré de la musique qui semblait se couler en lui mollement, lui balancer le cœur d'ondes harmonieuses, il ressentait tour à tour des emportements triomphaux, d'exquis affaissements de tristesse où s'emmêlaient des souvenirs, des espoirs, Jack, Lucie, la jeune veuve en velours noir, dans une confusion de tendresse éparse, des regrets évocateurs. Et c'était au plus profond de lui-même une succession de scènes grandioses, tragiques, riantes, où il se voyait planant comme un empereur, souffrant comme un vaincu, chéri comme un héros,--tout le trouble absurde de l'amour naissant, de la sensibilité en éveil. Le piano se tut. On entourait Mlle Lepassereau. On la complimentait: --Quelle voix superbe!... Quelle diction!... Qui est votre professeur?... D'énormes progrès!... Et pas un talent d'amateur!... Mareuil s'était approché de Mme Béatry: --Vous accompagnez à merveille, avec une discrétion, un tact!... Puis, s'inclinant en un salut correct: --A demain! --Chut! chut!... fit-elle en détournant la tête. Il murmura d'un ton respectueux: --Au revoir, Madame! --Au revoir, Monsieur! Un autre salut à Mme Lepassereau, à son mari, à sa fille, et il fut dans la rue. Il marchait à grandes enjambées, frappant du fer de sa canne les pavés, d'où jaillissaient des étincelles, et il avait une allégresse enfantine, une fougue vaniteuse de malade subitement rétabli. «Oui, aujourd'hui, je crois que ça y est!... Je crois que me revoici à flot!...» Il y avait bien en lui quelqu'un de clairvoyant et de débineur qui se rebellait contre cet enthousiasme, s'efforçait de le contrarier, de le détruire; mais Mareuil, valeureusement, trouvait réponse à tout. «Pardi, elle a un amant!... C'est plus que probable!... Eh bien! on le lui fera lâcher, tout bonnement!... Elle doit savoir, elle doit avoir l'habitude!...» Et il l'excusait de s'être si vite rendue, des mots et du regard, d'avoir si vite accepté le rendez-vous--en un dîner, en une heure presque. «Allons donc!... Pas du tout!... Voilà deux ans que je la manœuvrais, que je la manégeais, ce jeune frétillon!... Ce soir, je n'ai guère fait que toucher l'intérêt de mes œillades ... que détacher le coupon, pour ainsi dire!...» Il se félicitait de cette comparaison, et comme l'idée lui venait qu'un autre, dans l'avenir, s'aviserait peut-être de tenter à son détriment des détachements semblables, il conclut avec humeur: «Peuh!... Ce n'est pas si sûr!... Ce n'est pas démontré!... On s'arrangera pour la tenir en main!... Et puis l'essentiel est qu'elle me plaise ... Me plaît-elle, oui ou non?... Oui!... Alors??» Il arrivait chez lui. Il ne se déshabilla pas tout de suite. Il voulait savourer encore le plaisir de cette renaissance sentimentale, prolonger cette soirée heureuse. Il alluma un cigare et se mit à se promener à travers l'atelier, en lançant de grosses bouffées. Il ressentait cette douce mélancolie qui prend dans la solitude les amants, la délicieuse nostalgie de celle qu'on vient de quitter; et il y voyait l'indice de la guérison, un symptôme de convalescence. Enfin donc, c'en serait fini de ces sales rendez-vous où il allait, à cause d'une sale nécessité qui l'y forçait--où il aimait comme on boit, comme on mange, parce que c'est la loi, parce qu'il le faut. Enfin, il y aurait donc de nouveau, dans sa vie, un but supérieur à se nourrir, à dormir, à vivre--une personne presque royale, hors laquelle rien ne compterait, une vraie maîtresse avec qui les caresses ne seraient plus des gestes ridicules, ignobles, écœurants, mais la récompense suprême, la volupté incomparable, toujours neuve, toujours regrettée. «Cela vaut un peu mieux que d'avoir revu Jack!... C'est un peu plus intéressant!...» Et lorsqu'il s'apercevait dans la glace, une large glace Louis XV, pendue au mur, face à la porte, il se souriait favorablement, il songeait qu'avec ce monsieur, reflété là, en frac et cravate blanche, une certaine Mme Béatry pourrait bien passer, un jour, quelques fameux quarts d'heure! X Mareuil traça encore une teinte de pastel; puis, il rejeta la tête en arrière, clignant des yeux, pour apprécier son labeur de l'après-midi. On frappait à la porte. --Entrez! Joseph parut: --Monsieur, M. Gendrey est en bas ... Il demande si Monsieur peut le recevoir. Mareuil s'écria rageusement en se levant: --M. Gendrey!... Ah! je n'ai que ça à faire de le recevoir!... Non!... Dites-lui que je ne suis pas là, que je suis sorti ... --Bien, Monsieur! Derrière le domestique, la porte mal close s'était rouverte. Mareuil la repoussa d'un grand coup de talon qui écailla un peu le vernis du vantail, fit vibrer, sur la cheminée, les bobêches des candélabres. --Fermez donc vos portes, nom d'un chien! Il marchait en s'appliquant inconsciemment à poser les pieds sur les vastes fleurs du tapis--l'air hargneux, mécontent, le sourcil contracté, les pouces dans les entournures du gilet, et il se parlait à mi-voix: --C'est égal!... Hier soir, on m'aurait dit que ça serait si vite fini, j'aurais haussé les épaules!... J'étais si bien parti!... C'est cette oreille, cette diable d'oreille!... Ou autre chose, je ne sais quoi?... Enfin, le fait est qu'elle ne me plaît plus ... non, plus du tout! Il revoyait les épisodes de la journée depuis le réveil, toute cette journée de désenchantement, de défaite. Dès le matin, d'abord, l'impression d'un effondrement nouveau; puis des efforts, d'inutiles efforts pour réagir, pour tâcher de ressusciter, en imagination, cette Mme Béatry de la veille, la magique libératrice, celle qui devait lui rendre les beaux jours de passion, les émotions rêvées. Mais usée en une nuit, son ardeur, flambées en une soirée, ces dernières ressources de tendresse, ces petites économies d'amour qu'il avait retrouvées dans un coin de lui-même, comme le louis qu'un décavé découvre à l'improviste au fond de son gousset. Alors, il avait cessé de lutter, et il ne lui restait plus maintenant que la fureur d'avoir été encore une fois déçu, la fureur que donnent aux malades les rechutes. Il consulta sa montre: «Cinq heures ... Voyons!... Il faudrait pourtant prendre une détermination. Irai-je ou n'irai-je pas?» Il hésitait, se débattait dans l'alternative, se représentant le rendez-vous raté--ce crapoussin de Mme Béatry débouchant de la rue de Miromesnil et pas le moindre Mareuil, ni à droite, ni à gauche, nulle part. «Elle en ferait une tête!» Mais, soudain, comme pour marquer matériellement sa résolution, il arracha son veston de travail, le lança d'un tour de bras à travers la pièce, contre le mur, où les boutons de bois claquèrent. «Non!... Ce serait trop goujat!... J'irai!... je lui expliquerai que cela ne tient plus ... que je ne suis pas son homme!... C'est encore ce qu'il y a de plus propre!...» Puis il sonna, pour son chapeau, son paletot, ses gants--et, sa toilette promptement achevée, il descendit. Il faisait, dehors, un temps humide et gras, un de ces temps où la boue semble germer de la terre, des pavés, du bitume--où dégèlent des choses qu'on ne supposait pas gelées, la veille, dans leur sécheresse poussiéreuse et grise. Mareuil s'arrêta près d'un banc afin de relever le bas de son pantalon, et, le corps plié, la nuque baissée, il préparait le discours de résiliation, ce qu'il objecterait à la jeune veuve, tout à l'heure. «C'est que ça ne va pas être si commode que cela à lui présenter!... Je ne peux cependant pas lui dire qu'elle ne remplit pas les conditions de l'emploi ... que j'ai un idéal d'amour, un idéal de passion ... Elle n'y croirait pas! Elle n'y verrait qu'une chose: c'est que je la sème, que je ne veux plus rien savoir d'elle!...» Il reprit son chemin en grommelant; et peu à peu, devant les difficultés de l'explication, il reculait, tenté subitement de laisser aller l'affaire, de profiter tout simplement de ce corps qui s'offrait et qu'il aurait sans peine. «Quoi!... Une femme, c'est toujours une femme! Cela durera ce que cela durera!... Je n'en mourrais pas et j'éviterais de la blesser!... Ce ne serait déjà pas si bête!...» Mais comme il parvenait rue Miromesnil, à l'angle désigné, il aperçut Mme Béatry sortant d'une maison voisine; et il eut instantanément la sensation qu'il ne saurait pas mentir, surmonter son dégoût. Car ce n'était plus la jolie petite veuve, le petit génie, le jeune frétillon gracieux et désirable. C'était une autre--une pauvre menue dame qui s'avançait lourdement sur le vernis brun et glissant du trottoir, gênée par ses talons trop hauts, sa traîne de drap trop pesante; une misérable petite femme, toute petite, plus petite encore quand elle passait près des grands réverbères, une minuscule créature empêtrée et maladroite, qu'il n'aimerait jamais, jamais--qu'il voyait clairement, s'abandonnant, puis au-delà, le lendemain presque, quittée, lâchée, ou bien encombrant de sa tendresse assidue et oiseuse l'entresol de la rue Fortuny. Il fit pourtant quelques pas à sa rencontre; et elle s'approchait, sans soupçonner sa déchéance, le sourire aux lèvres, ce sourire malicieux et fier de la femme qui vous amène en secret sa personne, sa beauté. --Bonjour! Elle lui tendait la main. Il la serra et demanda: --Où allons-nous? --Si vous voulez, nous remonterons le boulevard de Courcelles jusqu'à l'Etoile? C'est un bon ruban de route et nous aurons du loisir pour causer ... --Parfaitement ... parfaitement! Ils tournèrent à gauche. Mareuil, à la dérobée, inspectait l'oreille de Mme Béatry, s'ingéniait à distinguer, sous la voilette, le pinçon, la cicatrice, l'endroit abîmé, et elle souriait du même sourire vaniteux, prenant ce regard pour un regard de convoitise et d'amour. Enfin, il réussit à prononcer: --Quel affreux temps!... J'avais peur que cela ne vous empêchât de venir ... --Oui, un affreux temps, n'est-ce pas? On est tout mal disposé avec ce ciel jaune, ces rues sales ... Et elle ajouta en riant: --Chez les Lepassereau, c'était plus gai ... plus confortable! --A qui le dites-vous! fit Mareuil. Mais il s'impatientait, déjà, des arrêts de cette causerie; il avait envie de débiter brusquement, sans atténuation, ni transition, les mots de rupture, les mots insultants et brutaux qui briseraient tout: «A quoi bon finasser?... Le plus tôt sera le mieux! Allons-y donc!» Ils avaient traversé le boulevard Malesherbes et longeaient la grille à pointes d'or du parc Monceau. --D'ailleurs, dit Mme Béatry, ça ne m'a pas l'air de vous convenir beaucoup non plus, ce temps-là!... Vous avez une tête d'un sombre! Mareuil se décida, et, d'une voix timide, mesurée: --Vous trouvez?... C'est bien possible!... Je suis très préoccupé, je ne nie pas! --Préoccupé?... Pourquoi cela? --Oui, très préoccupé d'une chose très grave que j'ai à vous dire ... --A moi, une chose très grave? Il répéta: --Très grave!... Vous m'écouterez jusqu'au bout?... Vous ne vous fâcherez pas? Elle riposta: --Dites toujours!... Et puis, il vous demeurera le pardon ... si je me fâche! Elle regardait vers les arbres du parc, mais dans sa physionomie attentive, dans son profil aux aguets, tout semblait attendre la déclaration, la sommation polie d'avoir à livrer son corps. Mareuil reprit: --Eh bien!... Eh bien!... c'est extrêmement délicat, voyez-vous ... Eh bien! hier, vous vous rappelez? --Qu'est-ce que je me rappelle? --Vous vous rappelez, comment dirais-je?... vous vous rappelez notre conversation ... ce que je vous ai dit d'autrefois ... Vous vous rappelez combien je désirais ce rendez-vous ... Elle répliqua durement, comme en méfiance: --Oui, je me rappelle ... et alors?... --Alors ..., alors ... Il y eut une pause; puis, avec précipitation, Mareuil murmura: --Alors, admettez que tout cela ne soit pas vrai, que tout cela ne soit plus vrai aujourd'hui ... Elle dissimula son inquiétude, le pressentiment qu'elle avait de l'affront menaçant. --J'admets! Et après?... Mareuil, déconcerté, bégaya: --Après?... Après, j'implorerais ce pardon, ce pardon que vous me promettiez presque ... et que vous ne me refuserez pas, j'espère ... Elle s'écria d'un ton plus hautain encore: --Mon pardon?... Mais pardon de quoi?... Véritablement, vous êtes un homme singulier!... Ainsi, vous vous figuriez qu'en venant à ce rendez-vous, j'avais une autre intention que de m'amuser ... que de plaisanter?... Vous vous figuriez que j'ai cru, une minute, à toutes vos histoires?... Ah! vous avez votre dose de fatuité!... Non, c'est trop drôle! c'est trop drôle! Et elle ricanait, afin de bien montrer à quel point lui paraissait comique cette hypothèse si invraisemblable. Mareuil répondit d'une voix calme: --Non, ce n'est pas drôle ... c'est plutôt le contraire!... Je vous en prie, soyons francs. Ne nous jouons pas une vilaine comédie ... Laissez-moi m'expliquer, et vous verrez ... Elle s'exclama: --Mais je suis d'une franchise absolue!... Mais il n'y a pas de comédie!... Mareuil poursuivit: --Soit. Ne parlons pas de vous ... Ne parlons que de moi ... Eh! bien, savez-vous pourquoi j'ai insinué que cela ne continuerait pas entre nous, que c'était fini, rompu?... C'est parce que je ne suis pas assez sûr de vous aimer comme vous souhaitez sans doute d'être aimée, parce que je n'ai pas ce qu'il faut pour vous rendre heureuse, parce que je ne pourrais pas, entendez-vous?... Il avait proféré ces paroles d'un ton si sincère, si ému; cela ressemblait tellement à un aveu d'impuissance physique, cet aveu d'impuissance de cœur, que Mme Béatry répliqua avec une commisération un peu grivoise: --Vraiment?... Pauvre garçon!... Mareuil reprit: --Oui ... je suis peut-être singulier, extraordinaire ... Mais j'ai bien réfléchi depuis hier ... J'ai compris--ne vous froissez pas de ce que je vais vous dire--j'ai compris que je ne vous aimais pas ... que là-bas, à ce dîner, ç'avait été une erreur, un malentendu avec moi-même, avec mes sentiments ... Et je n'ai pas voulu vous tromper, vous duper, abuser de tout ce que m'avaient gagné de vous mes protestations, mes regards, mes prières ... Elle interrogea plus doucement: --Et vous êtes arrivé à ce résultat tout seul?... On ne vous a pas aidé, par hasard?... Il y a quelquefois des dames qu'on rencontre, et qui sont si obligeantes!... Mareuil répondit: --Non, ce n'est pas ce que vous imaginez!... Je vous ai raconté la vérité ... Un autre aurait eu moins d'égards, aurait craint le ridicule!... Moi, j'ai préféré courir ce risque!... Reconnaissez que c'est plus honnête ... plus loyal!... Elle s'exclama d'un ton incrédule encore: --Oui, oui!... C'est loyal!... C'est très loyal! Pourtant, sur sa figure dépitée et pensive, Mareuil démêlait qu'à la rigueur elle se fût certainement accommodée d'un petit peu moins de loyauté. Et ils marchaient, en silence, tout embarrassés, n'ayant plus rien à se dire, puisque le principal intérêt de l'entrevue avait disparu, puisque l'affaire qui motivait leur rendez-vous se trouvait manquée,--puisqu'il était irrévocablement établi qu'ils ne se dévêtiraient jamais l'un devant l'autre et qu'ils redevenaient, du coup, les étrangers cérémonieux de la veille: un monsieur et une dame qui iraient séparément dans la vie, comme avant, sans intimité, sans tendresse communes, sans échanger davantage que des saluts mondains, des phrases de bienvenue convenables. Ils atteignaient la place des Ternes, et tous deux, instinctivement, levèrent les yeux vers l'Arc de Triomphe, dont la noire masse éléphantine se dressait au haut de l'avenue, dans la nuit tombante--vers l'immense borne de pierre encerclée de lumières, où se terminerait enfin cette pénible promenade. --Voici l'instant des adieux! fit Mme Béatry d'un ton narquois. Mareuil corrigea: --Dites des au-revoir!... Car vous ne me gardez pas rancune, n'est-ce pas? Elle répliqua en s'efforçant de railler: --Pas une miette!... Rassurez-vous! Et même, quand on me questionnera à votre sujet, je déclarerai que vous êtes un jeune homme très loyal, le plus loyal des jeunes gens que je connaisse!... Seulement, un peu infatué, par exemple, un peu pressé de se garer contre des faveurs insignifiantes, contre les sourires ou les poignées de main d'une personne qui n'aurait jamais donné plus ... soyez-en persuadé!... Son visage s'était empreint d'une involontaire amertume. Mareuil eut pitié, accepta ces railleries, sans contredire: --Oh! tout ce qui vous plaira ... toutes les méchancetés ... pourvu que vous me pardonniez!... Elle retira sa main de son manchon. Gilbert la saisit, l'effleura vivement d'un baiser, et saluant: --Au revoir, madame!... Pas de rancune, n'est-ce pas? Elle inclina la tête amicalement et traversa la chaussée. Des voitures qui passaient la cachèrent. Mareuil revint sur ses pas. Il reconstituait, en marchant, sa conversation avec Mme Béatry, comment s'était engagé le duel de ce dialogue, les chocs des répliques successives, tout ce combat, mené des deux parts, au gré des mots qui venaient, à l'aventure; et il s'approuvait de son énergie, de sa cruauté. «Etait-elle vexée, la dame!... Doit-elle en penser des atrocités sur mon compte!... Bah! j'aurais traîné, équivoqué, que cela n'aurait rien changé ... Le tout était d'en finir, de ne pas recommencer avec une autre ces ignominies! Car c'eût été répugnant, cette fois, sans excuses! Bien assez d'une!... Bien assez de Lucie!...» Une petite bonne, s'élançant d'une porte cochère, le heurta: --Oh! pardon, monsieur! Mareuil la suivait de l'œil, machinalement. Elle allait vite, vite, avec un dandinement des jupes, la taille tranchée du cordon blanc de son tablier, les épaules enserrées d'un mince châle de tricot bleu-ciel. Puis, tout à coup, elle se mit à courir, et, quelques mètres plus loin, elle stoppa net en face d'un fiacre qui stationnait contre le trottoir, sous un réverbère. Le cocher avait bondi à bas de son siège. Il empoigna dans ses bras la petite bonne, et, par trois reprises, il l'embrassa sur la bouche de baisers qu'on augurait énormes, écrasants, sonores. Mareuil eut, malgré lui, un mouvement de jalousie. «En voilà qui sont contents, au moins!...» Il hâtait l'allure, pris de curiosité--et, au passage, il examina les amants. La fille avait les cheveux lissés en arrière du front, des petits yeux luisants de plaisir, une figure toute ronde, toute rougie de froid--l'homme, une brave tête violâtre et joufflue de cocher de fiacre, une tête paterne, endurcie, comme on en voit dans les encombrements des rues, quand les voitures s'immobilisent, enchevêtrées;--et ils s'admiraient d'un air de béatitude qui présageait de nouvelles, de puissantes étreintes. Mareuil sourit tristement: «Ils pourraient bien me repasser un peu de leurs illusions, ceux-là!» Et plusieurs fois il se retourna pour les regarder encore d'un regard d'envie--comme font les vieux messieurs devant les bancs des parcs surchargés d'amoureux, par les chaudes soirées de juillet. XI On ne se défend bien que contre les douleurs vivaces, les douleurs aiguës qui vous martèlent, vous poignardent, vous déchirent. Les autres, les lents et sourds malaises des maladies chroniques--ceux de l'âme comme ceux du corps--on négocie d'abord avec eux, on essaie d'en avoir raison par des traitements, des régimes, toute la diplomatie des remèdes modérés; puis, s'ils persistent, s'ils résistent, ces malaises, on les laisse faire, on s'en désintéresse, on ne s'en occupe plus, sauf quand, par accident, leurs taquineries journalières vont trop loin, jusqu'à la souffrance réelle. Quelques jours après sa dernière tentative avortée, Mareuil s'était trouvé justement dans cet état d'esprit où l'on renonce aux soins, à la guérison, où l'on se résigne à traîner en soi ce surcroît de mélancolie, d'incertitude, que la maladie vous inflige; et il n'aspirait plus maintenant au retour du passé, à la vie agitée de naguère, à cette existence de passion qui lui semblait, avant, la forme unique du bonheur. Les échecs, même en l'instruisant, avaient restreint ses exigences. Mme Lozières, c'était, en somme, il s'en apercevait, la matérielle de l'amour largement assurée, une femme dévouée, ardente et raffinée,--toujours prête, toujours à la portée de ses désirs,--c'était la satisfaction facile et sûre, sans rien de ces démarches, de ces prières, de tous ces débours de temps, de tendresse et d'efforts que coûte l'installation d'une liaison nouvelle. Alors, avec une sagesse presque bourgeoise, une nonchalance prudente d'infirme, il avait fini par se convaincre qu'il y aurait folie à chercher mieux ailleurs; et cette sorte de raisonnement lui suffisait chaque fois pour calmer les révoltes sentimentales qui le gagnaient encore, à de rares occasions, quand il était sur le point d'aller rue Fortuny, quand il sortait, tout las, des bras de Mme Lozières, quand un air de musique, un parfum, une intonation lui rappelaient Mme Hardouin,--l'oubliée. Chez les Brévannes, du reste on n'avait pas tardé à remarquer le changement qui s'était accompli en Mareuil. Il s'accordait plus aisément avec les amis du journaliste, tolérait les plaisanteries sur l'amour, se tenait informé comme eux--comme tous les gens sans passion--des incidents de la vie parisienne, des choses de la politique, du théâtre, et souvent même il discutait, citait des preuves à l'appui de son opinion, et s'enflammait pour les affaires des autres. Aussi, le Grand-Cob avait-il proclamé, dans un déjeuner rue Taitbout, que Mareuil avait l'air beaucoup moins abruti qu'autrefois, qu'il devenait fréquentable, un garçon comme tout le monde, quoi!--et la bande entière s'était ralliée à son avis. Puis, bientôt, une communauté d'intérêts avait scellé cette bonne entente, lié Mareuil au groupe Brévannes par les solides liens de l'égoïsme. En échange d'un portrait gratuit, Labernerie lui consacrait, au cours d'un compte rendu, vingt de ces lignes à effet qui troublent, pendant toute une journée, les cafés de Montmartre et les brasseries du centre. Moyennant un pareil service, le Grand-Cob s'astreignait ensuite à célébrer bruyamment partout, dans les bureaux de rédaction, dans les tripots, chez les demoiselles, le talent du petit Mareuil. Enfin, Charleval, impressionné par ces éloges constants, lui obtenait, peu après, la commande des costumes de _Grenadinette_, sa dernière œuvre, une espèce d'opéra-bouffe, à ballets, à mise en scène somptueuse. La pièce, il est vrai, avait succombé sous les blâmes unanimes et méprisants de la critique--Labernerie lui-même, en son impartialité, se voyant forcé d'écrire que «M. Charleval avait souvent été mieux inspiré». Mais le dessinateur s'était sauvé de cette catastrophe à son avantage, grâce à une amicale campagne conduite par Brévannes, dans les couloirs, et qui avait fourni aux critiques le prétexte d'ingénieuses digressions, toutes en l'honneur du jeune peintre, certains même disaient «du jeune maître». Mareuil se laissait porter, se laissait pousser, charmé de ce tapage sympathique, de cette brise de succès soudaine; et, graduellement, il reprenait son rang dans le régiment de la société, marchant au pas de la foule, ayant l'équipement régulier, le fourniment d'usage: une jolie maîtresse indulgente, les petites ambitions qui distraient, la faveur du Boulevard qui soutient--et nul répit pour penser, souffrir du piètre train des choses. Quelquefois pourtant, à une phrase du Grand-Cob, à une grossièreté de Labernerie, il se souvenait des soirées de jadis chez Brévannes, et il avait honte d'écouter froidement ces paroles qui alors l'eussent fait pâlir, frémir de dégoût,--honte de la vulgarité de ses plaisirs, de sa vie médiocre, de sa bonhomie sans idéal et complaisante. Une ombre de tristesse passait sur son visage. Il se sentait le cœur vidé, vanné, fourbu, irrémédiablement. Il fallait que le Grand-Cob le rappelât à la décence: --Hé, Mareuil!... On broie donc encore du noir?... Déplorable pour la santé, n'est-ce pas, Angèle? --Oui, mon gros, répondait invariablement Angèle. L'interpellée n'était autre qu'Angèle de Cérans, la jeune brune, basse sur jambes, avec une tête de garçon, qu'un jour, à l'Hippique, Gendrey avait recommandée à l'admiration de Mareuil. Depuis trois semaines environ, le Grand-Cob en avait acquis la propriété presque exclusive, selon des conventions tacites qui les unissaient ensemble jusqu'à l'automne. Un luxe qu'il s'était payé, cette gamine maussade, comme on se paie une voiture au mois, un tableau, un voyage--à la suite d'une veine fructueuse à Monte-Carlo, quarante mille francs raflés en deux soirs, puis vite rapportés à Paris. Et, dès ce moment, ç'avait été une série incessante de prodigalités habilement dispensées, un déménagement rue du Helder, dans un vaste appartement-atelier,--des dîners fins, aux cabarets en vogue, avec le ménage Brévannes,--des soupers, à la sortie des premières, où l'on conviait les hommes d'esprit attitrés,--une combinaison savante de divertissements inédits où s'affirmait devant Angèle, ravie, la supériorité des gens de presse sur les fades gens du monde délaissés. Cependant le Grand-Cob voulait davantage, une manifestation solennelle dont tout Paris serait bouleversé, et qui mettrait définitivement Angèle au premier plan de la haute galanterie. Un soir, enfin, au début de mai, il annonça chez Brévannes qu'il avait trouvé: --Oui, j'ai trouvé!... Une idée à la Newton!... Je vous la donne en mille! Personne ne répliquait. --Eh bien! voici!... Je vais organiser rue du Helder un dîner de la Jeune Génération. Pas de femmes au-dessus de trente ans ... ce que nous avons de plus ingénu, de plus neuf!... C'est une idée, ça, hein? La bande applaudissait sans réserves. --Attendez!... Je n'ai pas tout dit ... Ce dîner aura lieu le 24, le jour de la Sainte-Angèle, de façon que la réclame serve un peu à la petite ... Voyons, Angelot, ça te va-t-il? --Oh! oui, mon gros! fit tièdement Angèle. --Vous en avez de la chance! déclara Henriette ... C'est pas à moi ... Elle s'arrêta sur un regard sévère de Brévannes. Le Grand-Cob développait ses vues, en détail. Mareuil serait chargé de dessiner l'invitation,--une farandole de nymphes parisiennes, contournant le texte de Gendrey. --Mais du nu, du sein, de la jambe, de la jarretière!... Des poses soignées, des poses qui vous remuent le monde!... Et si vous avez peur de galvauder votre beau talent, vous ne signerez pas, c'est tout simple ... Est-ce promis? --Promis! fit Mareuil en souriant. Et, jusqu'à l'heure du départ, on s'entretint uniquement du dîner de la Jeune Génération et des perfectionnements qu'on pourrait ajouter à cette superbe fête. * * * * * En dépit d'une scandaleuse pression exercée sur lui, à l'aide de mines renfrognées, de phrases acrimonieuses et même de lettres d'injures non signées, Gendrey était demeuré fidèle à son programme, inflexible sur la limite d'âge. L'atelier de la rue du Helder offrait donc un exquis spectacle quand, le jour du dîner, vers huit heures, Mareuil y pénétra. Du haut en bas, les murs étaient tendus d'étoffes anglaises bleu-pâle--la couleur favorite d'Angèle--des longues bandes de légère soierie bleu-pâle qui se joignaient, s'ajustaient au plafond pour former un dôme mouvant et souple, au milieu duquel un lustre électrique se balançait, répandant sur le salon ses lueurs d'un jaune intense et doux. Puis, tout autour de la pièce, des divans recouverts de la même soierie bleu-pâle, où les meilleures de la Jeune Génération, décolletées, gantées au delà du coude, les poignets serrés de bracelets scintillants, causaient avec des messieurs en frac,--privilégiés des clubs, de la littérature, du théâtre; et des massifs de fleurs, disposés çà et là, mêlaient, dans l'air, leurs parfums aux parfums personnels des dames. Le Grand-Cob, très en beauté--gilet blanc, moustache retroussée au fer--s'élança à la rencontre de Mareuil: --Mon petit, vous êtes fadé!... Place d'honneur, tout à fait!... A votre droite, Angèle; à votre gauche, Ninette Rabastens ... Une Lyonnaise premier choix. Tenez, celle qui s'adresse à Charleval!... Il indiquait une grande fille en robe de satin mauve, une de ces belles personnes, à la taille roulante et ferme, au noble et sensuel profil de gallo-romaine, comme il en tourne, les soirs d'été, à Lyon, place Bellecour, sous les yeux aguichés des riches marchands de soie. --Hein! Vous n'êtes pas à plaindre! Et appelant Brévannes: --Dites-moi, présentez donc Mareuil à Rabastens. Je n'ai pas le temps ... Vous serez bien aimable!... Brévannes toucha familièrement l'épaule nue de Ninette: --Permettez-moi ... Elle eut comme un tressaillement en apercevant Gilbert. --Permettez-moi de vous présenter mon ami Mareuil, votre voisin de table. Elle le regarda, avec attention, et, d'une voix mouillée, d'une voix trémulente de petite fille, qui étonnait, sortant de ce corps majestueux, elle dit: --C'est vous qui faites des choses dans les journaux? --Oui, Mademoiselle, c'est moi! --Ah!... C'est très chic, ce que vous faites!... Il faudra que je vous mendie un dessin!... Mareuil repartit courtoisement: --Et il faudra que je vous le donne ... Nous recauserons de cela tout à l'heure, si vous voulez ... Un maître d'hôtel, sur le seuil de la salle à manger, clamait que Madame était servie. Angèle saisit le bras de Labernerie, et l'on se mit à table. Le Grand-Cob, assis en face d'Angèle, entre Henriette Brévannes et Suzette de Luz, surveillait assidûment les convives, multipliait les signes aux domestiques, avait la sensation d'être plus jeune de dix ans à l'époque, où chez lui, chaque soir, c'étaient des fêtes semblables, des dîners aussi élégants, avec des candélabres, enguirlandés de fleurs à la base, des femmes décolletées, des messieurs aux plastrons d'émail blanc--tout l'appareil d'une véritable réunion mondaine. Et il se penchait vers Mareuil, pour lui demander, si, dans le monde, il avait déjà vu mieux, quand tout à coup, à travers le demi-calme du premier service, des mots virulents retentirent. On venait d'entendre quelque chose comme «traînée», à quoi une voix furieuse se hâtait de répondre par quelque chose comme «veau». D'un coup d'œil, le Grand-Cob avait reconnu les coupables et, se levant, il les gourmanda rigoureusement: --Voyons, Miss Hobson!... Voyons Kerjeu!... Qu'est-ce que ça signifie ces manières? Mais les deux antagonistes continuaient à vider leur différend--une simple petite querelle de concurrentes--parmi le silence intéressé de l'auditoire;--et à présent, Lilly Hobson avait le dessus, invectivant Kerjeu, dite la Fée-Colère, en un anglais indigné: --You brute! You devil beast! You nasty thing!... Le Grand-Cob comprit que s'il se déclarait pour l'une des adversaires, il compromettait tout le succès de son dîner, et avec beaucoup de présence d'esprit, il prononça: --Mes enfants, en voilà assez!... Nous ne sommes pas ici pour parler affaires! Que celles qui ont des comptes à régler, se le tiennent pour dit!... Ou bien qu'elles aient l'obligeance de passer sur le palier!... L'énergique ultimatum de Gendrey fut accueilli par une flatteuse rumeur d'approbation; et le repas se poursuivit correctement, sans plus d'encombre. Vers le dessert même, la conversation prit un tour général et littéraire,--au sujet de _Grenadinette_, qui, malgré les meurtriers verdicts de la presse, atteignait actuellement sa soixantième représentation,--des recettes quotidiennes de cinq et six mille francs. Charleval en arguait pour nier l'influence de la critique, vanter la suprématie du public, seul juge, seul maître,--crier ouvertement ses ressentiments, ses griefs durant tant d'années amassés. Labernerie disculpait les confrères, et tout le monde lançait son mot avec cette fougue qu'on a, dans certains milieux, dès qu'il s'agit des excitantes questions du théâtre. --Dites donc, Mareuil, chuchota Angèle, à la faveur du vacarme. Dites donc! Pourquoi est-ce que vous ne dites rien à votre voisine?... Mareuil répliqua: --J'ai dit!... J'ai dit!... Mais cela ne rend pas!... Elle m'a carotté un dessin, au potage ... Et puis il n'y a plus eu moyen de lui tirer ça!... --Tiens! Elle n'est pas stupide pourtant ... Elle a du débit, vous savez!... Et s'inclinant un peu, en avant de Mareuil: --Hé! Raba! Rabastens avança sa belle tête grave, sa belle chevelure brune à reflets roux, ondulée et tordue à la grecque. --Pardon, Monsieur ... Qu'est-ce qu'il y a, mon chat? Angèle s'exclama: --Qu'est-ce qu'il y a?... Il y a que tu fais la tête. Pourquoi? Rabastens eut un sourire attristé, et de sa voix candide de petite fille: --Moi?... Je ne fais pas de tête! J'écoute, voilà tout! La discussion s'envenimait, en effet. Labernerie, dans le feu du débat, avait lâché quelques allusions aux précédents fours de Charleval, et le vaudevilliste s'exaspérait, s'apprêtait visiblement à attaquer le critique par ses côtés faibles,--du côté de l'érudition, voire des mœurs, de la vie privée. Le Grand-Cob dut intervenir de nouveau et, le verre en main: --Messieurs, il me semble qu'après cette brillante discussion, il ne nous reste plus qu'à boire à la centième de _Grenadinette_! Cette proposition pleine de tact et d'à-propos réunit tous les suffrages. Charleval riposta en buvant à la prospérité d'Angèle. Les toasts s'entrecroisaient: à la critique, aux Beaux-Arts, aux jolies femmes, aux clients sérieux. Gravières, le jeune substitut, porta, aussi, victorieusement un toast à la magistrature. Au bout de la table, la Fée-Colère et Lilly Hobson, réconciliées, s'embrassaient. On se leva alors, et l'on retourna, pour le café, dans l'atelier. Une deuxième promotion d'invités arrivaient. De vieux viveurs, ayant gardé les favoris Second-Empire, ou l'impériale sous la moustache blanche frisée à la moderne; de plus jeunes à figures d'officiers, ou à larges barbes carrées, cachant les coins du col, la cravate raide; de plus jeunes encore, le fretin, les alevins de la noce, l'air de petits Chateaubriands d'écurie, avec leurs blêmes faces de lads, leurs épaisses tignasses de poètes romantiques. Puis, des journalistes, des peintres, des acteurs. Puis, en toilettes de bal, les générations ultérieures,--les demoiselles évincées du dîner, pour raisons d'âge, mais qui n'avaient pas osé rompre, rejeter l'invitation, s'insurger contre cette puissance qu'était le Grand-Cob. Et toutes, sans rancune, entouraient Gendrey, s'extasiaient aux tentures de l'atelier, félicitaient Angèle du succès de la fête. Enfin, un pianiste fit résonner des accords et des danses s'organisèrent. Dans l'intervalle, certaines de ces demoiselles chantaient des chansonnettes. Les unes parodiaient les étoiles, s'en tenaient au genre modeste de l'imitation. D'autres plus ambitieuses visaient l'originalité, expérimentaient une façon à elles de détacher le couplet, et, tout le temps qu'elles chantaient, leurs regards se figeaient vers Labernerie, vers Brévannes, vers les journalistes présents, comme pour évaluer ce que serait la Presse, à leur égard, si elles réalisaient un jour leur rêve de s'exhiber publiquement, au café-concert, au théâtre. Ensuite, les danses recommençaient: des valses où les valseurs tourniquaient les mains réciproquement posées aux épaules, comme dans les bals de barrière,--des quadrilles où les jupes se tendaient sur les croupes, tandis que les traînes, ramassées sous le bras, s'entr'ouvraient, laissant voir des floraisons touffues et molles de dentelles pâles. --Allons! Chargez, chargez! commandait le Grand-Cob, la figure dilatée d'orgueil, et son regard allumé désignait mystérieusement, aux couples de flirteurs, les chambres proches, les chambres sombres, où il fallait que l'on achevât les charges ordonnées. Dans la salle à manger, un bar anglais, un authentique bar anglais, à haut comptoir, à hauts tabourets, prodiguait aux invités les viandes froides, les sandwichs, les œufs au fromage, les cocktails et les alcools pimentés. Des domestiques circulaient à travers le salon avec des plateaux chargés de coupes de champagne, de boîtes de cigares variés et de cigarettes égyptiennes. --Vraiment, déclara Brévannes, vautré à côté de Mareuil sur un divan ... Vraiment, ce Gendrey a le sens de la fête! Ça n'est pas bien drôle, tout ça ... Mais, c'est fastueux, c'est large!... C'est presque de l'art, tenez! --Je ne dis pas! fit Mareuil en bâillant. Et il parcourait encore d'un regard circulaire les demoiselles du bal, repris de sa manie de chercher si, parmi ces poitrines blanches, ces corps sveltes, ces visages avenants, mais taillés dans la même substance, sur le même et banal modèle, il ne découvrirait pas peut-être une personne différente, l'introuvable personne depuis un an perdue. Une énorme clameur l'arracha à ses réflexions: --Caleçon! caleçon! hurlait l'assistance. Cette injonction violente s'adressait à Gravières qui, très ivre et suggestionné par les invités, s'était successivement débarrassé, pendant un quadrille, de tous ses vêtements, sauf de celui qu'on le priait d'ôter. --Caleçon! Caleçon! répéta l'assistance. On formait le cercle autour du danseur. Des dames se retenaient aux bras de leurs voisins, épuisées, à force de rire. --Caleçon! Caleçon! répétaient de nouveaux arrivants. Gravières, l'œil hagard, cédait, mettait la main sur le premier bouton, quand l'orchestre s'arrêtant, l'empêcha de commettre l'outrage à la pudeur requis. Brévannes regardait, avec une moue gouailleuse, le jeune magistrat que deux messieurs serviables aidaient à se rhabiller, comme un client après le duel, et il murmura: --Peuh! si ça les amuse!... Venez-vous au bar?... J'ai une faim d'ogre, moi! --Oui, à l'instant! dit Mareuil ... Le temps de croquer ce pochard et je suis à vous!... Il avait tiré une carte de visite et traçait dessus quelques brefs coups de crayon. Une grande forme mauve lui voila subitement Gravières. Il releva la tête et aperçut devant lui Rabastens, qui le contemplait d'un air timide de requête: --Je vous dérange, monsieur Mareuil? Il glissa la carte repliée dans son gousset: --Du tout! du tout! J'avais fini!... En quoi puis-je vous être agréable?... Pas danser, n'est-ce pas?... Ce n'est pas mon blot!... Elle répliqua: --Oh! simplement savoir l'heure!... --L'heure? Il est deux heures et demie ... --Ah!... très bien!... Je vous remercie!... J'aurais encore une question ... --Allez donc!... --Dans quel quartier habitez-vous?... --Avenue de Villiers ... dans le haut ... Elle s'exclama joyeusement: --Ah! c'est tout près de chez moi!... Dites-moi, est-ce que cela vous ennuierait de me reconduire, de me déposer sur la route, boulevard Malesherbes?... Je n'ai pas fait venir ma voiture ... Et j'ai peur, la nuit, dans ces fiacres qu'on ne connaît pas!... Oh! ne vous gênez pas! Répondez franchement!... Mareuil la fixait, étonné de la demande, étonné du ton anxieux de Rabastens. Il lui prit les deux mains et l'attirant, debout, contre ses genoux, d'un mouvement paternel et camarade: --Alors, vous avez si peur que cela dans les fiacres, mon enfant?... Elle inclina sa fine tête de statue, en souriant d'un petit sourire timoré. --Eh bien!... On vous déposera!... Quand désirez-vous partir? Elle répondit avec vivacité: --Oh! le plus tôt possible ... Je suis fatiguée!... J'en ai un peu assez ... depuis huit heures, vous comprenez! --Tout de suite, hé? questionna Mareuil. --Oui, cela m'irait!... Seulement, nous filerons chacun de notre côté, pour que ce tas d'imbéciles ne se mette pas à crier ... Elle montrait du regard un groupe de jeunes gens, qui, postés à la sortie du salon, avaient imaginé de signaler par des grognements réprobateurs le départ des invités et, particulièrement, celui des couples. --Parfait! dit Mareuil ... Rendez-vous aux paletots!... Il songeait: «Jolie fille!... Qu'est-ce qu'elle me veut?... Elle veut peut-être tout bonnement que je la raccompagne?...» Et s'approchant du Grand-Cob qui, juché auprès de Brévannes, sirotait, sur le comptoir du bar, une boisson au champagne: --Dites donc, Gendrey ... Qu'est-ce que c'est que cette Rabastens?... Avez-vous des notions? --Ah! ah! fit le Grand-Cob triomphalement ... Ah! ah! ça brûle? Bravo! Enchanté!... Eh bien, au physique, vous avez dû vous rendre compte!... Au moral?... Voyons, il y a Gravières qui pourrait vous renseigner ... Ou bien ... Il inspectait des yeux le bar, le salon: --Non, ils sont tous partis ... Tant pis! En deux mots, c'est une femme à béguins, une femme à caprices, tout à fait! Elle a pour ami en chef un homme marié, un jeune industriel, pas vilain du tout ... Le nom m'échappe ... Enfin une femme charmante, dont je n'ai eu que des compliments ... Et, maintenant, mon petit, soyez heureux! Gilbert protestait contre ce souhait. Gendrey riposta sceptiquement: --Mon cher maître, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de ne pas faire attendre cette petite ... Elle va attraper froid sur le palier! Il souffle là un un de ces vents-coulis! --Mais vous vous trompez!... Je vous ... Gendrey lui coupa la parole: --Oui, oui!... Dépêchez-vous! dépêchez-vous! Mareuil serra les mains de Brévannes, du Grand-Cob, et rejoignit, au vestiaire, Ninette qui le guettait, toute prête, enveloppée d'un long manteau de peluche mauve. * * * * * Le fiacre--un maraudeur à ressorts criards et durs--allait lentement, les fers du cheval toquant la chaussée, et Gilbert, par paresse de causer autant que par crainte de sembler trop gauche ou trop dédaigneux, avait saisi la main de Rabastens, dont il embrassait les doigts minces, d'une lèvre distraite, tout au bout, sur les ongles frais et polis. Elle se pencha à la portière en soupirant: --Quelle belle nuit, n'est-ce pas?... Avez-vous déjà peint des nuits? Mareuil réprima un sourire: --Pas bien souvent!... Pourtant, c'est un beau sujet!... Elle lui pressa la main presque tendrement; et il continuait de mordiller ses doigts aigus en silence. Mais comme la voiture avait dépassé Saint-Augustin, Ninette s'écria: --C'est curieux!... Je n'ai plus sommeil!... L'air m'a complètement réveillée! Et vous?... --Moi?... Non, je n'ai pas extraordinairement sommeil ... Elle ajouta d'un ton de prière: --Eh bien! savez-vous, si vous étiez aimable, vous viendriez prendre une tasse de thé, avec moi, en ami? --Chez vous? --Oui, chez moi!... Une occasion de visiter ma petite maison!... Mareuil répliqua, sans élan: --Heu!... Il est bien tard!!! Elle dit, d'une voix déçue: --Vous ne voulez pas? --Si! si! Nous prendrons le thé! --Oh! merci! Il tâta instinctivement sa poche, à droite, pour s'assurer que son portefeuille y était, qu'il aurait de quoi se conduire en galant homme, le cas échéant; puis, aussitôt, il ressentit une mortifiante confusion d'avoir, involontairement, eu ce geste d'amant payeur: «Oui, voilà où j'en suis!... Il ne se passera rien, c'est plus que certain ... Et se passerait-il des choses, que probablement, ce ne serait pas une affaire d'argent!... Mais, tout de même, j'ai fait le geste!...» Et il pensait à Jack, aux ricanements méchants, dont elle l'accablerait, si elle le voyait, lui, l'homme des grandes amours, dans ce fiacre, près de cette Rabastens, se préoccupant, comme un gigolo ou comme un vieillard, de la question des honoraires. --Nous descendons? dit Ninette. La voiture s'était arrêtée en face d'un de ces petits hôtels bas qui terminent le boulevard Malesherbes. La jeune femme gravit, devant Mareuil, un étroit escalier tendu de tapis persans, et, tournant un bouton électrique, elle illumina sa chambre, où ils étaient entrés. --Une seconde!... Je cours prévenir ma femme de chambre pour le thé. Mareuil se promenait à travers la pièce, meublée, avec goût, de meubles Louis XVI, en étoffe rosâtre. Il se devinait sous le coup d'un de ces accès de tristesse, de mauvaise humeur que lui causaient toujours le rappel des jours d'autrefois, le contraste avec le présent; et il aurait voulu s'en aller, sauter par la fenêtre, ne plus se souvenir surtout, retrouver le calme, l'apathie que, la veille encore, il avait. Ninette revenait: --Quel guignon! La femme de chambre est couchée ... Le valet de chambre aussi ... Je vais les faire lever, hein? --Mais non! Mais pas du tout! dit Mareuil en reprenant son paletot ... Je vous le disais ... Ce n'est pas l'heure des orgies!... Elle implora: --Vous partez?... Oh! non! Elle avait collé ses lèvres à l'oreille de Gilbert; elle lui chuchotait, d'un ton caressant, une offre équivalente au moins à la tasse de thé promise, et il fléchissait, pour la première fois, l'idée surgissant en lui de tenter de cela pour oublier--de s'étourdir par la fatigue, par la brutalité. Enfin, il dit en souriant: --Une tasse de vous, alors? Elle s'exclama, radieuse: --Ah! vous restez!... Vous restez!... Ça, c'est bien! Elle lui retirait son paletot, son chapeau, sa canne, comme on fait à un invité récalcitrant: --Maintenant, je vous demande cinq minutes ... Vous avez là des cigarettes, du sherry, des biscuits ... tout ce qu'il faut pour patienter ... Je ne serai pas longue! Elle lui envoya, des doigts, un baiser, et soulevant une portière, au fond de la chambre, elle disparut. «Le Cob a raison, songeait Mareuil ... Une femme à béguins, tout à fait ... Elle a dû le préparer de loin son coup du thé!...» Il s'était étendu, à moitié, sur un moelleux petit canapé, placé obliquement à la cheminée, et il défaisait, en chantonnant, les boutons de son gilet, les boutons de ses bottines. Il avait un certain contentement de ne pas finir la soirée seul en son spleen, une certaine vanité de cette aventure si vivement conclue et s'achevant dans l'élégance discrète de cette chambre rose odorante. «Bah!... Ce n'est pas la trahison que je rêvais!... Cela n'a même aucun rapport avec une trahison!... Mais ça pourra être agréable, une heure ou deux ... J'aurais été bien bête de refuser!...» Rabastens rentrait, les cheveux à-demi dénoués, vêtue d'une longue robe de nuit en surah blanc. --Me voici!... Je n'ai pas flâné!... Elle s'assit au près de Mareuil, et lui glissant la main autour de l'épaule, elle commença à l'embrasser, dans le cou, de baisers délicats, de baisers pressés et sans bruit. Il la serra contre lui. Elle bégayait de sa voix de petite fille: --Oh! Mon chéri! Mon chéri! Puis, soudain, comme il allait se lever, elle le retint d'une pesée de bras, et elle éclata en sanglots. --Oh! Mon chéri! Mon chéri! Mon chéri! Elle l'embrassait plus fort, plus fiévreusement qu'avant sur la chair même que mouillaient ses larmes. --Oh! Mon chéri! Mon chéri! Il s'imagina d'abord qu'elle était grise, qu'elle pleurait pour avoir trop bu, et il se dégageait: --Eh bien?... Eh bien?... On a du chagrin?... On a de la peine?... Mais elle s'enlaçait davantage à lui, l'embrassait davantage, en sanglotant, sans rien dire. --Voyons! fit Mareuil agacé ... Voyons, qu'est-ce que tu as?... Est-ce de ma faute? --Oh! non, mon chéri! gémit Rabastens ... Non ce n'est pas ta faute à toi!... Pour sûr que ce n'est pas ta faute!... --La faute de qui donc? Ninette répliqua, en s'essuyant les yeux d'une main: --Oh! si je te le dis, tu te ficheras de moi!... --Pas du tout! Elle secouait la tête: --Non, non, tu te ficheras de moi! On se fiche toujours de moi quand je la raconte, mon histoire! Mareuil, intrigué, déclara: --Puisque je te jure!... --Oui, oui, on dit ça ... Tu veux le savoir, ce que j'ai?... Eh bien! j'ai que tu ressembles à un homme que j'ai aimé, que j'ai aimé, aimé ... Oh! oh!... Elle s'arrêta, étouffée de nouveau par les sanglots, et s'apaisant: --Tu lui ressembles!... Tu lui ressembles, tiens, que quand tu es arrivé chez Gendrey, quand je t'ai vu, là, qui me saluais, j'ai pensé que je devenais folle, que c'était lui, lui-même qui me saluait, tu comprends?... Et que, ensuite, j'en ai été triste tout le dîner, toute la soirée, tant ça me rappelait de choses de te voir ... Mareuil interrogea: --Il y a longtemps que vous vous êtes séparés? Rabastens réfléchit: --Il y a ... il y a trois ans! Puis avec colère: --Séparés!... Séparés!... Dis qu'il m'a trompée, qu'il m'a fait toutes les infamies!... Il était maréchal des logis aux cuirassiers, à Lyon!... Il s'appelait de Bormes, Jean de Bormes, tu connais peut-être? --Non, je ne connais pas! --Oui, j'en ai supporté pendant un an!... J'en ai enduré!... Et, un beau jour, j'en ai eu trop ... Ça me tuait ... J'ai emballé pour Paris et je me suis jetée dans la fête ... Elle avait pris, sur la cheminée, une petite boîte à poudre en argent, et se tamponnait légèrement le visage. Mareuil l'attira à lui, et d'un ton de sympathie: --Ainsi, depuis ... depuis, tu n'as aimé personne?... Elle répliqua d'un air farouche: --Personne!... Ah! ce n'est pas manque d'avoir essayé ... J'en ai essayé de toutes les couleurs, des blonds, des bruns, des châtains ... Et j'espérais que ça recommencerait comme avec Jean ... --Eh bien? --Eh bien!... Ça durait deux jours, trois jours, et après, ils me dégoûtaient ... Non, cela ne reviendra pas, ce temps-là ... Je ne suis plus bonne qu'à faire la noce ... Ils me dégoûtent, tous, tous!... Elle énumérait des faits, des mésaventures--des gens qu'elle avait cru aimer et qui, le lendemain, lui répugnaient, une multitude de déceptions, de désillusions décourageantes; et Mareuil l'écoutait avidement, avec cet intime acquiescement aux confidences, ce sentiment de secrète confraternité qu'ont entre eux les malades, quand ils causent de leur cas. Elle s'interrompait parfois pour l'embrasser ou bien pour s'excuser: --Je t'ennuie, mon chéri?... C'est idiot, ces histoires, hein?... --Du tout! Du tout! disait Mareuil ... Très intéressant, au contraire!... Il lui semblait que c'était sa maladie, sa douleur, sa tristesse qui se lamentaient par la bouche de Rabastens, cette jolie bouche en arc, au relevis un peu amer, un peu sensuel, et il questionna: --Cependant, moi?... moi?... Elle s'écria: --Oh! toi ... toi! c'est différent ... c'est presque lui ... Et puis, est-ce qu'on peut dire? Peut-être qu'il me dégoûterait aussi, lui!... Tiens, ne parlons plus de cela ... Je sens que je me remettrais à pleurer ... Elle s'était levée et, tirant Mareuil par la main, elle avait, de la tête, un gracieux mouvement d'invite. Mais il demeurait assis, il examinait d'un œil curieux de praticien cette belle fille naïve dont il savait si bien le mal, cette belle fille condamnée--comme lui, comme tant d'autres--à ne plus aimer, à user toujours de son corps sans plaisir d'âme, sans transport. --Pourquoi est-ce que tu me regardes, mon chéri? s'écria-t-elle. Alors, il se leva à son tour, et, l'étreignant dans ses bras, il lui donna un long baiser attendri, un long baiser de pitié sincère. --Tu es gentil!... Tu es gentil! murmurait Ninette, vaguement surprise. Et il répondait en l'embrassant encore, doucement, comme un enfant que l'on console: --Pauvre petite!... Pauvre petite Rabastens! * * * * * Dans les arbres du boulevard, les moineaux piaillaient gaiement à la venue du jour, quand Ninette s'endormit, la tête appuyée sur l'épaule de Mareuil. Par instants, elle avait des soupirs plaintifs, elle bégayait: --Jean!... Mon Jeannot!... Gilbert ne la détrompait pas. Il répliquait à mi-voix, avec un sourire: --Oui, oui, dors!... Je suis là! Je suis là! Puis, il restait immobile, longtemps dans la même position, pour ne pas troubler Ninette, pour la laisser au bonheur de ses songes; et cela l'amusait, lui, la victime de Jack, de jouer ce rôle généreux, de veiller ainsi, après les caresses, la victime de Jean de Bormes, sans amour, par charité pure. XII Mme Honoré, la concierge de la rue Fortuny, une petite vieille active, quoique un peu romanesque, était armée des instructions les plus sévères; et chaque fois que Mareuil se montrait dans la loge, elle les lui récitait en témoignage de zèle: --Quand la dame blonde est en haut, je ne laisse pas monter la dame brune!... Quand la dame brune est en haut, je ne laisse pas monter la dame blonde!... Oh! Monsieur peut être tranquille! Mareuil, en effet, avait dû consentir à recevoir chez lui Rabastens, pour éviter, avec l'ami en chef, des conflits d'attributions, toujours imminents, au petit hôtel du boulevard Malesherbes. C'était à la suite d'une survenue tout imprévue de ce monsieur, que les rendez-vous dans l'entresol avaient été inaugurés. Mareuil, ce jour-là, voulait rompre, dire ses adieux à Ninette. Mais elle avait tant pleuré, tant supplié qu'il s'était décidé à lui accorder ses entrées rue Fortuny, à la faire alterner avec Mme Lozières. Et cette combinaison qui, jadis, lui eût paru un odieux compromis, un vrai crime de lèse-liaison, lui paraissait, au contraire, à présent la moins cruelle, la plus charitable. D'ailleurs, il ne s'était pas donné, pour l'adopter, la peine de beaucoup réfléchir. Il y était venu spontanément, comme au meilleur moyen de ne pas affliger deux personnes envers qui il avait de la gratitude, des sentiments d'affection presque égaux sinon pareils; et le fait de les trahir l'une et l'autre, de les accueillir, l'une après l'autre, dans le même lit, ne le choquait pas, ne lui suggérait aucun scrupule, puisque, à son avis, ces rendez-vous se réduisaient à des actes vulgaires et sans importance, en dehors de la passion, en dehors de l'amour. Il n'avait pas, au surplus, modifié son existence de labeur, diminué le temps réservé à son travail. Il consacrait à ses visites, rue Fortuny, trois après-midi par semaine, quatre au maximum, et il s'arrangeait, en conscience, de manière à les répartir équitablement. Cependant, il avait quelque préférence pour Rabastens, qui, sachant sa liaison, et se résignant au partage, le dispensait de s'ingénier, de mentir. Et puis il la préférait d'une façon particulière, avec une sorte d'apitoiement, à cause de ce qu'elle avait souffert. Elle était comme sa malade, celle qu'un rien blesse, celle qu'il faut distraire et ménager. Tout ce qu'elle demandait, il y accédait, sauf lorsqu'il craignait que cela pût produire du scandale, revenir aux oreilles de Mme Lozières. Ainsi, il avait, à plusieurs reprises, accepté de dîner en compagnie de Ninette, chez Brévannes, chez Gendrey. C'étaient des dîners clandestins, sans nul invité que Charleval: et ensuite, on ne sortait pas, on restait au salon à fumer, tandis que les femmes bavardaient, réunies ensemble ou bien assises sur les genoux de leurs maîtres respectifs. Le Grand-Cob, de loin, apostrophait Mareuil, que Rabastens embrassait. --Allons, là-bas, le petit couple, un peu de patience!... On va rentrer ... Vous avez toute la nuit!... Vous avez demain! Et d'autres fois, il se postait devant eux, le regard bénisseur, encourageant: --Hé Mareuil!... Qu'est-ce qui vous a donné ça?... A qui devez-vous ça?... Dites, à qui le devez-vous? Gilbert grommelait, en souriant, quelques paroles de reconnaissance; et au fond, il se sentait assez satisfait de l'organisation nouvelle de sa vie, de la variété apportée dans ses plaisirs par la rencontre de Rabastens. Les rendez-vous même avec Mme Lozières lui devenaient moins pénibles. Depuis qu'il n'était plus à la recherche de la passion supérieure, depuis qu'il s'accommodait de cette médiocrité d'amours qui suffit à presque tous, il en voulait moins à la jeune femme, il en attendait moins, il trouvait qu'elle remplissait parfaitement son petit rôle d'être prévenante, affectueuse et jolie. Il lui épargnait donc les brusqueries d'autrefois, ces dures répliques que soufflent le mécontentement, la déception; et, n'étant plus rebutée, elle s'attachait davantage, elle oubliait certains jours sombres où elle avait eu des doutes, l'angoissante impression qu'elle le lassait à la longue. Quant à Rabastens, excepté dans les instants de crise sentimentale, elle avait du débit, selon les termes d'Angèle,--une permanente bonne humeur d'enfant gai, un gazouillis d'oiseau heureux, une grande grâce à dire des choses futiles ou romanesques, au courant de la pensée. Mareuil n'était pas bien convaincu qu'elle l'aimât véritablement, pas bien certain de remplacer tout à fait en son cœur l'enivrant Jean de Bormes. Mais elle se donnait libéralement, fougueusement, n'ayant ni les réticences, ni les maussaderies des filles qui connaissent le prix de leur corps et semblent toujours regretter le cadeau qu'elles vous font d'elles-mêmes. Elle manifestait à l'égard de Mme Lozières une jalousie modeste, juste un peu au-dessus de l'indifférence impolie. Elle était aussi d'une admirable plastique--naturellement harmonieuse dans tous ses gestes, toutes ses attitudes. Et il se contentait de ces qualités physiques, de ces apparences de tendresse, en bloc, sans approfondir. * * * * * Au commencement de juillet, le tour de Ninette revint plus souvent. Elle bénéficiait des deux jours par semaine que lui laissait, à son insu, Mme Lozières, réinstallée tout récemment à Saint-Germain. Elle en profitait pour causer avec Mareuil de la villégiature qu'ils projetaient d'accomplir bientôt à Blois, chez Charleval, durant une saison qui occuperait, à Vichy, l'ami en chef, atteint de diabète. Le chanceux vaudevilliste avait employé une partie des droits de sa pièce à louer au bord de la Loire, à l'extrémité d'un faubourg déjà campagnard, une espèce de grande maison à jardin, intitulée par lui la _Grenadinette_--et où il hébergeait les Gendrey, les Brévannes, Labernerie--la bande au complet, sauf le ménage Mareuil, qui promettait son arrivée pour les premiers jours d'août. Chaque matin, Rabastens recevait d'Angèle ou d'Henriette des lettres détaillées, d'alliciantes descriptions de paysages, des conseils sur les robes à emporter; et elle lisait à Mareuil toute cette correspondance enthousiaste. --Ce qu'on s'amusera, mon chéri!... On canotera!... On visitera les châteaux!... On se balladera en forêt! Puis elle dansait debout, au milieu du lit, des danses victorieuses, ou bien elle saisissait, des deux mains, la tête de Gilbert et la frottait de baisers fous. Finalement, le jour du départ fut fixé au 3 août,--et, lors du rendez-vous suivant, Mareuil annonça à Mme Lozières son intention de s'absenter de Paris pendant une quinzaine. Elle questionna d'un ton soucieux: --Le 3?... C'est mercredi?... Vous ne pourriez pas remettre cela au 6 ou au 7, par exemple?... Mareuil répondit: --Je pourrais?... Je pourrais?... Evidemment que je pourrais! Seulement, on compte sur moi!... J'ai écrit ... Pourquoi remettre?... Plus tôt je partirai, plus tôt je serai de retour ... Et après, je rentre à Paris, je ne bouge plus! Voyons, ma petite amie, quinze jours, ce n'est pas très long!... Mme Lozières répliqua: --Bien! bien!... Comme vous voudrez. Mais si vous aviez pu, cela me permettait de vous revoir avant votre départ ... Tandis qu'autrement, nous sommes aujourd'hui ... le 28, n'est-ce pas? --Le 28!... --Autrement, il y a peu de probabilités pour que j'aie l'occasion de revenir ici, à un si petit intervalle ... Comprenez-vous? --Oui, je comprends! fit Mareuil en affectant une mine contrariée. Je comprends que c'est très ennuyeux!... Mme Lozières, l'air rêveur, rajustait sa voilette, et tout à coup elle s'écria: --Oh! j'ai une idée!... Une merveilleuse idée! --Quoi donc? dit Mareuil, qui dissimulait son anxiété, car il avait rendez-vous le samedi avec Rabastens. --Tenez, ma tante Brégy doit venir une huitaine chez nous, à Saint-Germain, avant d'aller à Aix soigner ses rhumatismes ... Elle débarque à Paris lundi, dans l'après-midi ... Eh bien! je raconterai que je vais la prendre à la gare ... que je vais au-devant d'elle ... Cela vous convient-il, dites? Lundi deux heures? Peut-être même que je déjeunerai ... Je vous télégraphierai ça le matin! --Parfaitement! fit Mareuil rassuré. Très bonne idée!... Il l'embrassait par dessus la voilette: --A lundi!... A lundi les adieux de Blois! Elle souriait, toute ragaillardie par son invention, et sur le carré elle chuchota: --Au revoir! Lundi, à onze heures, vous aurez un télégramme! * * * * * Le surlendemain, vers deux heures moins le quart, Mareuil montait, sans hâte, l'escalier de la rue Fortuny. Comme il arrivait devant sa porte, il lui sembla entendre un bruit de pas, à l'intérieur. «Tiens, songeait-il, Ninette est en avance!... Oui, oui, temps d'orage, je connais ça!...» Il glissa la clef dans la serrure, et eut un sursaut de stupeur en apercevant, par la porte entr'ouverte du cabinet de toilette, Mme Lozières, debout, le front contre la fenêtre. Elle avait fait volte-face et l'embrassait: --Vous voilà!... Vous avez vu la mère Honoré? Mareuil, au hasard, choisit la franchise: --Non! non! Je ne l'ai pas vue!... Elle insista: --Mais, vous l'avez rencontrée, en route?... --Non, je ne l'ai pas rencontrée ... Elle interrogea en riant: --Et cela ne vous étonne pas plus que ça, de me trouver ici? Mareuil répondit, le cœur serré d'inquiétude: --Si!... Si! Cela m'étonne! J'étais venu ... J'étais venu pour un portefeuille que j'ai oublié l'autre fois ... jeudi ... Elle déclara: --Eh bien! moi, voici! Ma tante ne vient plus ... Ou, plutôt, elle ne vient que dans dix jours ... Elle m'a télégraphié cette vilaine nouvelle ce matin ... --Ah! ah!... très bien! --Attendez! Le rendez-vous de lundi tombait donc dans l'eau ... et il s'agissait de découvrir un autre truc ... Alors, j'ai affirmé que j'étais forcée d'aller à Paris, aujourd'hui, pour des fruits, des commandes, à propos d'un dîner,--des gens que nous avons à dîner demain, dimanche ... J'ai sauté dans le train d'une heure ... Je me suis fait conduire ici en voiture, et j'ai renvoyé la mère Honoré dans la même voiture, chez vous, avenue de Villiers, avec ordre de vous prévenir ... Je pensais que, par cette chaleur et de si bonne heure, vous ne seriez pas sorti ... Avouez que ce n'est pas trop nigaud? Mareuil répliqua: --C'est loin d'être nigaud!... Pourtant, sans cet accident, sans l'accident de cet oubli, vous risquiez de me rater ... Enfin, il n'y a pas de mal!... Et il songeait avec effroi: «Il va se passer tout à l'heure une petite scène!...» Mme Lozières ajouta en ôtant son chapeau: --Vous n'avez pas à travailler, je suppose?... Et puis, auriez-vous à travailler, que ce soit aujourd'hui ou lundi, cela revient au même, n'est-ce pas? --Absolument au même! fit Mareuil. Une voiture roulant, à grand fracas, dans le silence d'été de la rue solitaire, stoppa, raide, devant la porte. --Regardez donc! dit Mme Lozières qui piquait sur son chapeau sa voilette ... Regardez donc ... C'est sans doute la mère Honoré! Mareuil souleva un peu le rideau et reconnut Rabastens, en robe de batiste blanche à ceinture noire, le bras haussé vers le cocher qu'elle payait. Il murmura, la voix molle: --Non, non, ce n'est pas elle ... C'est une dame ... Ce n'est pas elle!... Puis, attirant Lucie sur le divan où il s'était assis, il lui prit les mains, dans un mouvement inconscient de sauvegarde, de prudence aux abois. --Vous me restez jusqu'à quelle heure? demandait Mareuil câlinement. Il y eut dans l'air cet imperceptible bruissement qui précède la sonnerie des sonnettes, et aussitôt le timbre électrique de l'entrée éclata, fit explosion. Lucie s'écria: --C'est la mère Honoré!... Je l'aurais parié!... --Oui, oui, dit Mareuil ... J'ai mal vu, ou elle s'en sera retournée à pied ... --Allez lui ouvrir, mon ami! Il protesta: --Oh! non! C'est inutile!... Elle s'en ira bien toute seule. Un second coup de sonnette retentit, plus impatient, plus prolongé. --Elle nous embête, cette mère Honoré! prononça Mareuil. Lucie défendait la concierge: --Mais la pauvre femme ne sait pas ... Elle vient me rendre la réponse!... --Eh bien! répliquait Mareuil sans lui lâcher les mains, vous l'avez, la réponse!... Non, j'ai horreur de ces manières!... Quand on ne vous ouvre pas, on s'en va, c'est indiqué! La sonnette s'était interrompue, ne resonnait pas. --Là! Vous voyez! fit Mareuil avec un soupir de soulagement. Vous voyez ce que je vous disais!... Il ne faut pas habituer les gens à carillonner, à s'introduire chez vous pour un oui, pour un non!... C'est insupportable!... Il déboutonnait un à un les boutons des gants de Lucie, lui posait sur les poignets des petits baisers conciliants, s'imaginant Rabastens partie, dans la rue, au bout de la rue, peut-être. Mais soudain, la sonnerie recommença, impérative, cette fois, désordonnée, en à-coups exaspérés, qu'on devinait poussés par une main énervée, implacable, par une personne à figure furieuse et provocatrice, une personne sûre de son droit. Lucie s'exclama: --Le fait est que cela ... Puis, comme traversée par une révélation, elle se dégagea brutalement de l'étreinte, se leva, le sourcil froncé, le visage convulsé de colère. Mareuil put la rattraper. --Où allez-vous?... Elle riposta, avec un calme factice: --Je vais ouvrir ... puisque vous, vous ne voulez pas! Il éprouvait comme un vide dans la tête, une invincible faiblesse: --Je ne veux pas?... Je ne veux pas?... Lucie marchait vers l'antichambre. Il la précéda d'un élan, et lui barrant la porte contre laquelle il s'adossait: --Je vous en prie ... N'y allez pas ... Elle proféra, se contenant à peine: --Si! Je veux y aller, je le veux!... Elle essayait de tourner le bouton de la porte. Il la relança vivement en arrière, pendant que la sonnette sonnait toujours. --Je vous dis que vous n'irez pas!... Mme Lozières bégaya, affolée, les yeux distendus d'angoisse: --C'est donc ... c'est donc?... Mareuil acheva simplement: --Eh bien! oui, c'est une femme!... --Oh! oh!... Vous me trompiez? Elle s'était jetée sur le divan, à demi-étendue, la tête cachée au creux du bras et sanglotait: --Vous me trompiez!... Vous me trompiez! Mareuil s'approcha d'elle, tenta de la relever avec des gestes délicats et légers, comme on a pour relever une blessée. Lucie le repoussa d'un ton méprisant: --Laissez-moi!... Oh! laissez-moi!... Et la sonnerie continuait de vibrer, assourdissante, scandant de ses fusées injurieuses les sanglots de Mme Lozières qui baissaient à mesure, se faisaient plus lents, plus étouffés. «Elle est enragée, cette Rabastens! songeait Mareuil. On n'a pas idée de sonner aussi fort!» C'était vers cette sonnerie que se tendaient toutes les forces de sa pensée, vers cette sonnerie fascinante et diabolique qui tintait à ses oreilles comme un aigre tocsin; et il pressentait que tant qu'elle s'obstinerait, tant qu'elle frémirait, le choc éludé serait à redouter, réalisable encore. Enfin elle cessa. Une minute, deux minutes, trois minutes s'écoulèrent. Rabastens, vraisemblablement, renonçait, quittait la place. Mme Lozières s'était redressée, et en s'essuyant les yeux, de son mouchoir tassé en tampon, elle parlait d'une voix sourde, d'une voix qui ne s'adressait pas à Mareuil: --Vous me trompiez, vous!... Vous!... C'est incroyable! Oui, je me doutais, je vous soupçonnais quelquefois ... Je n'étais pas tranquille!... Cependant je n'aurais jamais cru!... Et ici, dans cet appartement, dans cette chambre, dans ce lit!... C'est trop affreux! Elle avait des mouvements de mains désespérés, des revers de mains comme pour effacer ce qu'elle venait d'apprendre, ce qui était l'acte ineffaçable désormais. Elle poursuivit de la même voix meurtrie: --Encore, m'avoir trompée avec cette femme ce serait peu!... Mais vous m'avez doublement trompée! Vous m'avez trompée sur vous-même, sur vos sentiments, sur votre caractère!... C'est cela qui est indigne! C'est cela qui est impardonnable! Mareuil se promenait, en silence, à travers le cabinet de toilette. «Très bien, tout ce qu'elle me dit là!... Voilà ce que j'aurais dû dire à Jack.» Et il se reportait à plusieurs mois auparavant, à ce jour d'avril où, dans cette pièce, s'était déroulé le drame inverse, avec l'autre, avec Mme Hardouin. Mme Lozières reprit d'un ton plus direct, à courtes phrases, hachées et suppliantes: --Ecoutez ... Pourquoi avez-vous joué ainsi à la passion, à l'amour?... Pourquoi m'avez-vous menti depuis le premier jour?... Vous pensez bien que tout est fini entre nous ... que je ne serai plus à vous jamais ... que je n'implore pas un raccommodement!... Pourtant, je tiens à savoir pourquoi vous avez menti?... Non, je ne peux pas croire que vous l'ayez fait exprès!... On n'est pas comédien à ce point!... Il y a autre chose!... Je ne sais pas quoi!... Mais il y a autre chose. Mareuil se taisait, ahuri, hésitant à se démasquer, à confesser la réalité. --Voyons, parlez! Répondez donc! s'écria Mme Lozières. Elle fondait de nouveau en sanglots. Il s'agenouilla devant elle, et lui serrant la main: --Ne pleurez pas, ma petite amie!... Ne pleurez pas, je vous expliquerai!... Il lui tapotait la main tendrement, sans rien ajouter, tout saisi de pitié. «Non, pas moyen de lui expliquer!... Cela l'humilierait trop!... Il faut lui laisser l'illusion, m'en tirer avec des mots vagues!...» Et, tout haut, d'un air affable et consolateur: --Allons, calmez-vous!... Calmez-vous!... Cela n'est pas si terrible ... Ç'a été une bêtise, un entraînement ... Elle m'est bien égale cette personne, je vous assure!... Lucie murmura: --Je vous en conjure ... Dites-moi la vérité!... Dites-la-moi une fois au moins, puisque c'est fini ... puisque je ne reviendrai plus!... Il eut la tentation de tout avouer: comment d'abord il espérait de bonne foi l'aimer, puis sa faillite sentimentale, et ces poignants épisodes qui avaient progressivement marqué la ruine de son cœur brûlé, gaspillé en deux ans. Mais par un suprême effort de compassion, il résista et, d'une voix presque sincère, il réitéra: --Non, je ne mens pas ... C'est une simple sottise, je vous le répète, un caprice stupide. Je ne vous ai menti ni autrefois, ni aujourd'hui ... Il se rapprochait pour l'embrasser. Elle l'écarta doucement et, se levant: --Soit!... Je n'insiste pas ... Je vois que je n'obtiendrai rien de vous!... Ayez donc la bonté de me passer mon chapeau ... --Alors, vous partez? Mme Lozières riposta avec fermeté: --Oui, je pars!... Et devant la glace qui surmontait la toilette, elle se mit à refaire avec un lissoir ses ondulations, à recoiffer sa blonde chevelure de petit fifre dédaigné, honteusement trahi. Mareuil, derrière elle, le visage humble, confus, guettait ses ordres, n'osant pas un geste, pas une remarque, cherchant dans la glace son regard qui se dérobait. Elle détourna un peu la tête de son côté: --Donnez! Il lui tendit docilement le frêle chapeau qu'elle réclamait, et interrogea: --Vous partez? Vous partez pour de bon? Est-ce vrai, ce que vous m'avez dit, que vous ne reviendriez plus? Elle répliqua d'un ton résolu: --Oui, c'est vrai!... En admettant même que je vous croie, la vie serait intolérable entre nous ... Il y a quelque chose de cassé ... Non, je ne vous croirais plus ... Dites-moi adieu, mon ami, c'est plus sage! Il l'enlaçait, la pressait, lui couvrant de baisers les yeux, la bouche, et de son mieux il murmurait: --Vous reviendrez, ma petite amie. Il est impossible que vous ne reveniez pas! Elle s'entêtait: --Non, non! C'est fini! Et avec un sourire navré: --Hein! Nous ne songions pas qu'ils seraient si tristes, les adieux de Blois! --Mais ce ne sont pas des adieux! Je vous garantis que vous reviendrez! Mme Lozières s'était assise sur une chaise près de la porte, et, d'une main un peu tremblante, elle étanchait les larmes qui débordaient de ses paupières. Puis, soudain, comme terrifiée, à la vision lucide de l'avenir, elle s'exclama: --Qu'est-ce que je vais faire, maintenant?... Qu'est-ce que je vais devenir, maintenant que j'ai pris l'habitude d'aimer?... Qu'est-ce que je vais devenir sans vous?... Mareuil demeurait silencieux, paralysé, incapable de se justifier, de s'innocenter, à moins de livrer son secret insultant, de proclamer son épuisement, à moins de dévoiler à Lucie qu'elle n'avait pas eu de lui une journée, une minute de réel amour. Enfin, pour dévier, il proposa: --Si vous le désirez ... je vous écrirai ... je vous écrirai chaque semaine ... plusieurs fois par semaine ... Voulez-vous? Elle se releva: --Non, je vous remercie ... Pas en ce moment!... Plus tard!... Je vous écrirai, moi ... Et vous me répondrez, n'est-ce pas? --Certainement ... Tout ce que vous voudrez! Il l'étreignait en balbutiant, malgré lui et d'un ton ému, des paroles de congé, des paroles d'expulsion douce--comme par crainte que Lucie ne cédât à ses instances, qu'elle ne remît en question cette rupture inéluctable, cette rupture en retard d'un an. --Adieu, ma petite amie,--puisque vous l'exigez!... Je vous regretterai bien ... Mais peut-être que vous avez raison!... Peut-être que je n'étais pas digne de vous!... Sur le palier, Mme Lozières se retourna encore, puis d'une voix un peu rauque: --Adieu!... Adieu!... Il courut à elle, lui donna un dernier baiser; et comme il rentrait, il la vit, par l'entrebâillement de la porte, qui s'arrêtait au milieu de l'étage, la main cramponnée à la rampe, le mouchoir collé aux yeux, la tête renversée pour pleurer. * * * * * Lorsqu'il descendit et qu'il parut sur le seuil de la loge, Mme Honoré s'élança vers lui, en dressant des bras effarés: --Quelle histoire, Monsieur, quelle histoire! Monsieur m'excuse! Je n'ai pas pu m'opposer ... C'est arrivé tandis que j'étais chez Monsieur, avenue de Villiers! Mareuil repartit froidement: --Cette dame, l'autre dame ne vous a rien dit pour moi? Mme Honoré s'exclama: --Rien dit?... Non, Monsieur ... Une dame bien élevée, ça se voit!... Seulement, elle avait l'air colère, colère!... J'ai eu tout le mal du monde à l'empêcher de remonter!... Elle voulait remonter, sonner, sonner, sonner, pendant une heure! Et moi qui jurais que Monsieur n'était pas là!... Quelle histoire! Mareuil dissimula un sourire, et toujours froidement: --Ainsi, elle n'a rien dit de particulier, elle ne vous a chargée d'aucune commission? --Mais si, Monsieur! A la fin, elle m'a demandé de quoi écrire, un crayon, et elle a écrit une lettre à Monsieur, ici, dans la loge ... Mme Honoré fouilla au fond d'un tiroir et en retira, de dessous une pile de mouchoirs, la lettre cachottièrement enfouie: --Tenez, monsieur, la voici! Mareuil prit le papier: --Merci!... Je vais probablement aller à la campagne durant une ou deux semaines ... Vous aurez soin de tout, n'est-ce pas?... Il franchit la porte cochère, et, sitôt dehors, il ouvrit l'enveloppe. Rabastens écrivait: «Mon chéri, C'est craqué et rompu. Quand c'est mon jour, je n'aime pas qu'on en reçoive d'autres. Je t'ai entendu te disputer avec ta bonne amie. Pardonne-moi d'avoir tant sonné. Mais c'était mon jour! Je télégraphie à la _Grenadinette_ pour dire que mon patron m'emmène avec lui à Vichy. Tu diras la même chose, si tu veux. Au revoir, mon petit Gillot. Après tout, tu n'as pas à te chagriner, pas plus que moi je ne me chagrine. Je peux te le confier aujourd'hui. Voilà bien quinze jours que ça ne me faisait plus rien au cœur de venir,--que je ne venais plus que pour la régalade du corps. Au revoir, mon chéri, et on se saluera gentiment quand on se reverra!!! Tout mon restant de baisers. NINETTE.» Mareuil déchira le billet en haussant les épaules; puis, d'un pas pesant, il s'achemina vers l'avenue de Villiers. Il ressentait une grande fatigue, un accablement physique et moral, l'esprit brouillé, exténué par les cahots de cette surprise, de ces adieux,--cette accumulation d'événements dramatiques qui l'avaient, d'un coup, ramené au temps de Jack, aux plus cruelles émotions de son existence; et pardessus le souci de se savoir seul, sans maîtresse, obligé à des essais nouveaux, traînait en lui comme l'ombre d'un remords--le souvenir de Lucie pleurant entre ses bras, l'image de Mme Lozières, sur l'escalier, appuyée à la rampe, dans sa pose douloureuse de femme abandonnée. XIII Depuis une semaine, chaque jour, Mareuil retardait son départ pour la _Grenadinette_. Un semblant d'espoir le retenait à Paris--l'espoir que Mme Lozières regretterait la rupture, lui écrirait, lui fournirait le prétexte de renouer. Car, dès le lendemain de la scène d'adieux, il avait compris tout ce qu'il perdait en perdant Lucie. Il se trouvait présentement devant un problème autrement plus grave que de recouvrer ses forces sentimentales, que de rencontrer la femme qui referait de lui l'amant ardent et bien doué qu'il se souvenait d'avoir été. C'était le nécessaire même qui lui manquait, l'indispensable; et quand il pensait que, pour regagner cela, il lui faudrait payer des demoiselles qui l'accueilleraient, sans égards, comme le premier client venu,--ou, ce qui l'effrayait davantage, renouveler auprès d'une Mme Lozières, d'une Mme Béatry, d'une Rabastens, les escarmouches d'approche, la petite guerre avilissante des supplications, des flatteries, des rendez-vous,--quand il entrevoyait tous les déboires à subir, tout le travail à parfaire pour atteindre ce but misérable, il éprouvait une sensation d'écœurement, un peu du lourd découragement qui fait se coucher les bêtes au bas d'une côte trop rude. Il s'avouait qu'il avait eu tort de laisser, par délicatesse, s'en aller Mme Lozières, qu'il aurait dû garder cet en-cas de désirs, si péniblement conquis, le conserver à tout prix, voire par un supplément de protestations, de mensonges, par une reprise de manœuvres moins difficiles, au demeurant, sur ce terrain connu, avec cette personne subjuguée déjà et qui l'aimait. Parfois aussi, il commençait une lettre repentante, où il implorait son pardon, alléguait le passé, l'indulgence réservée toujours à une première faute. Mais, aux premières lignes, des scrupules l'arrêtaient. «Non ... C'est impossible!... Ce serait trop canaille!...»--et il déchirait le billet. Alors, par un irrésistible et récent entraînement, il se mettait à songer à sa maladie, à en reviser les progrès, les périodes, jusqu'aux symptômes les plus lointains. «Cela m'a pris, voyons ... après Ville-d'Avray?... Non! cela m'a pris pendant ce flirt qui n'en finissait plus ... Non, avant!...» De recul en recul, il remontait au jour où il avait poursuivi Mme Hardouin, l'imaginaire Mme Hardouin, dans le fiacre jaune, à travers les rues, comme une voleuse. Ensuite, était venue la visite à Brévannes, cette étrange défaillance de révéler le nom de Jack, de donner pleine liberté pour la confondre. Oui, de là datait son mal. Ce jour-là ç'avait été, en cette course essoufflée et folle, son dernier effort d'amour. Depuis lors, aussitôt, l'infirmité, l'impuissance s'accusant graduellement,--chacune de ses paroles, de ses démarches, ajoutant aux preuves précédentes des preuves plus significatives de sa déchéance. Et maintenant, dans le calme de la solitude, il arrivait au sentiment très net que c'était vraiment une sorte de voleuse, cette Mme Hardouin qu'il pourchassait jadis à travers les rues--une sorte de voleuse spéciale qui, en deux ans, l'avait tari, vidé, ruiné de cœur, comme d'autres femmes, en deux ans, vous ruinent d'argent et d'or, sans pitié. Il aurait souhaité pouvoir le lui dire, lui crier son fait, lui reprocher ces abus de tendresse, bien pires que la trahison même. Il combinait à cette intention, pour l'hiver suivant, des rencontres dans le monde ou ailleurs, des colloques laconiques et cinglants, quelques mots de condamnation brefs, irréfutables. Puis, au bout d'un instant, la puérilité de la revanche lui apparaissait. «A quoi cela me servirait-il?... Laissons-la donc dans sa boue!...» Et il repensait à Mme Lozières, aux moyens de la revoir, à cette lettre qu'elle n'envoyait pas. * * * * * Un matin, vers onze heures et demie, tandis qu'il dessinait, dans son atelier, Joseph lui annonça Labernerie. Le critique entra en s'épongeant le front. --Quelle chaleur! Quelle chaleur?... On cuisait dans le wagon!... Comment vous abrutissez-vous à rôtir dans Paris par cette température? Mareuil répondit: --Mais j'allais partir d'un jour à l'autre, vous savez bien ... --A l'autre! A l'autre! fit Labernerie ... Je connais ça!... Enfin, heureusement que je viens vous chercher ... Nous repartons ensemble, ce soir, à neuf heures, gare d'Orléans ... Oui, oui, ce soir! J'ai des ordres ... Je dois vous rapporter? --Depuis quand êtes-vous donc ici? --Depuis une demi-heure!... Vous vous doutez pourquoi je viens ... A Blois, pas de dames!... Et ils sont à se becquoter, du matin à la nuit, devant moi ... Alors, je m'offre, toutes les semaines, une après-midi dans vos murs ... C'est la santé! Mareuil interrogea: --Vous ne plaisantez pas?... Vous venez réellement me chercher? --Puisque je vous le dis!... --Eh bien!... Il calculait, se demandait s'il ne serait pas plus habile d'attendre, d'attendre encore un jour ou deux, d'accorder encore un délai à Mme Lozières. «Non!... Cela devient ridicule!... Elle ne m'écrira plus!... Elle m'aurait déjà écrit!...»--et à haute voix: --Eh bien! entendu! Nous partons ce soir ... Vous déjeunez, hein?... Ma mère est à Monneville ... Nous serons seuls ... Labernerie répliqua: --Non, non, je vous invite!... J'ai quelques courses pressées à faire auparavant ... Si ça vous va, aux Ambassadeurs, entre midi et demi et une heure moins le quart!... --Bon! Ça me va!... Dans une heure je serai là-bas! --Ouf! Je m'en vais! fit Labernerie en se levant lourdement. Surtout, pas de flanchage, ce soir ... Emballez! Emballez ferme! * * * * * Sitôt seul, Mareuil sonna Joseph, lui indiqua les effets à empaqueter, et, vers midi un quart, il se mit en route du côté des Champs-Elysées. Dehors, c'était le Paris d'août, muet et morne, volets clos, portes closes, ville désertée--une chaleur amollissante s'exhalant d'un ciel tout gris, d'un ciel d'hiver où, à travers les nuées entassées, un soleil sournois et féroce traçait une petite tache d'argent blanchâtre. Mareuil marchait lentement, le chapeau de paille légèrement sur la nuque, avec cette allure douillette et un peu débraillée qu'on se permet, en été, dans les rues vides. Mais comme il débouchait du parc Monceau, à l'issue de l'avenue de Messine, il eut au cœur une commotion étouffante, un heurt de coup de poignard. Il venait d'apercevoir une jeune femme en très simple costume du matin, blouse de foulard brun, jupe de laine bleue,--une jeune femme qui montait l'avenue, les yeux fixés vers des feuilles mortes qu'elle chassait rêveusement du bout de son ombrelle--Mme Hardouin. Elle s'approchait, s'approchait, les yeux attachés vers les feuilles, vers le bitume, flairant, de temps en temps, une petite touffe de grosses roses jaunes qu'elle tenait dans sa main gantée de blanc, et lui, restait figé par l'émoi, l'indécision, les lèvres serrées d'un sourire nerveux, ne sachant plus s'il fallait prendre à droite, à gauche, ou traverser, ou s'enfuir, ou simplement courir à elle. Puis une de ces vagues impulsions qui remplacent la pensée aux instants d'affolement et se règlent toujours sur nos arrière-désirs, une machinale et vague résolution le poussa de nouveau, le dirigea droit dans la direction de Mme Hardouin. Il s'avançait, sans qu'elle le vît, et quand il fut tout près, il murmura d'une voix qu'il essayait de rendre railleuse: --Vous allez bien? Elle tressaillit, pâlit visiblement en le reconnaissant: --Tiens, c'est vous?... Oui, je vous remercie, très bien ... Et vous? --Pas mal! Pas mal! Il y eut un silence. Ils s'examinaient tous deux, comme pour reprendre l'habitude de leurs visages, y retrouver ce par quoi ils s'étaient plu naguère, durant leur liaison. --Vous n'avez pas changé! dit à la fin Mme Hardouin. Mareuil, qui ressaisissait peu à peu son sang-froid, répliqua: --Vous croyez?... Vous non plus, vous n'avez pas changé ... Vous n'avez pas cessé d'être extrêmement jolie!... Mais par quel hasard est-ce que je vous rencontre à Paris, aujourd'hui, au mois d'août, dans cette chaleur? Mme Hardouin déclara: --Oh! je ne suis ici que de passage!... Je suis revenue depuis deux jours de Gizé ... --Ah! ah! fit Mareuil avec un sourire de moquerie. --Oui, je reviens de Gizé ... Et dans trois jours, je repars pour la Bretagne, pour Dinard où nous avons loué ... --Tout s'explique!... Tout s'explique!... Elle se taisait; et Mareuil avait l'impression que la conversation était terminée, qu'il ne leur restait plus qu'à se serrer la main, à se dire adieu correctement, à moins de verser dans des discussions inutiles, des récriminations sans portée et hors de propos, dans cette avenue, cet endroit public. Pourtant, il questionna: --Puis-je vous demander de quel côté vous alliez?... Elle répondit, évidemment gênée: --Oui ... Pourquoi cela? --Parce que ... Parce que, si vous alliez du même côté que moi, je vous aurais accompagnée, avec votre autorisation ... Mme Hardouin répondit d'un ton plus brave: --Oh! je ne pense pas que nous allions du même côté ... Vous redescendez, n'est-ce pas?... Eh bien! moi, je remonte!... Je vais déjeuner rue de Prony, chez ma cousine, Mme Renaudet ... Mareuil riposta froidement: --Quelle blague! --Comment, quelle blague?... répéta Mme Hardouin d'un air de dignité froissée. --Je vous dis quelle blague, fit Mareuil ... Je vous dis quelle blague parce qu'elle n'est pas à Paris, votre cousine ... Elle est à Trouville ... Je le sais ... Et puis, ne le saurais-je pas, que les journaux me l'auraient appris ... Tenez!... C'est là, imprimé ... Parmi les très remarquées, Mme Renaudet ... la charmante Mme Renaudet ... Il tapait sur un numéro de la _Pure Vérité_, qui dépassait la poche de son veston; et du même ton de flegme impertinent: --Non, vous n'allez pas déjeuner chez votre charmante cousine ... Vous allez déjeuner chez votre amant ... chez votre petit ami, si vous préférez ... Mme Hardouin eut un geste d'agacement: --C'est un peu fort!... --Oui, oui, c'est un peu fort ... j'en conviens, fit Mareuil ... Ou plutôt, cela vous semblerait un peu fort d'un autre ... Mais de moi, d'un vieil ami, cela n'a aucune gravité ... Et je déplore que vous vous fâchiez ... Vous supposez bien, cependant, que je ne vous parle pas d'amant en mauvaise part, dans la mauvaise acception du mot!... Ça n'est pas mon genre! Mme Hardouin l'interrompit: --Je vous jure ... --Oh! ne jurez pas!... Vous y allez, c'est certain. Seulement, voulez-vous que je vous dise ce qui serait très drôle? Ce serait de ne pas y aller, ce serait de venir déjeuner chez moi! --Chez vous? Il réitéra: --Oui, chez moi!... Entre nous, ce serait bien mon tour ... mon tour de tromper les autres!... Elle souriait, considérant la pointe de son soulier verni qui s'agitait sous la pression des doigts au large--toute sa perversité remuée, alléchée par cette offre inopinée, cette occasion d'une trahison facile et originale avec un amant déjà trahi. --Sans compter, ajouta Mareuil, que j'ai complètement changé ... Je vous ai laissé dire ... Car, à l'extérieur, vous avez peut-être raison ... L'œil, la moustache, la figure n'ont peut-être pas bougé. Mais l'intérieur!... Ah! si vous pouviez voir au dedans de moi!... Je vous ressemble maintenant comme un frère! Plus de jalousie, plus de méfiance, plus de soupçons! Je vous assure, j'ai beaucoup gagné, je suis devenu un amant très agréable!... Vous ne répondez pas?... Je ne vous séduis pas plus que cela?... Et comme elle ouvrait la bouche pour se défendre, il héla un fiacre. --Baissez la capote! Puis, s'adressant à Jacqueline, d'un ton d'autorité: --Voyons!... Ayez l'amabilité de monter ... Nous irons au télégraphe, près de Shakespeare,--et vous le préviendrez, vous la préviendrez, votre cousine!... Elle souriait encore, avec des mines de remords, de sacrifice: --Faut-il?... Il la tira doucement par le coude, le pied sur le marchepied du fiacre: --Certainement qu'il faut!... Montez donc!... Il est midi et demi ... C'est l'heure où les honnêtes gens ont faim! Elle obéit. Il s'assit auprès d'elle; et en un moment, la voiture dévala le long de l'avenue, stoppa devant le bureau télégraphique du boulevard Haussmann. --N'oubliez pas que nous avons notre marché à faire! recommanda Mareuil ... Ne traînez pas, hé! Elle acquiesça d'un signe de tête, et disparut derrière la porte à vitres grises du télégraphe. --Monsieur en a pour longtemps? grogna le cocher. --Non, non, un quart d'heure à peine ... Mais lorsque je vous aurai payé, vous trotterez jusqu'aux Ambassadeurs, au restaurant, et vous demanderez M. Labernerie ... vous entendez: M. Labernerie, un gros monsieur avec une barbe noire et un pince-nez ... --Bien, Monsieur. --Vous lui direz que le monsieur qui lui avait promis de venir ne peut pas ... qu'il le rejoindra ce soir à la gare ... N'en dites pas plus ... Cela suffira! --Bien, Monsieur. Mme Hardouin ne reparaissait pas, s'attardait dans le bureau... Mareuil s'impatienta: «Ce qu'elle lui en fourre des mensonges!... Ce qu'elle lui en débite des «mon mari», des «on m'appelle», des «tristes baisers!...» Peuh! Ça ne me regarde pas!... Est-ce que je le connais, moi, cet individu?...» Et il s'efforçait de se rendre compte comment il était là, dans cette voiture à attendre Mme Hardouin pour déjeuner avec elle, au lieu de l'avoir fouaillée des paroles vengeresses savamment apprêtées, au lieu même d'avoir pris congé d'elle d'une façon banale, par un au-revoir dédaigneux et galant. Cela le surprenait d'autant plus que, sauf la première émotion, il n'avait ressenti devant Jack aucun trouble, ni de sens, ni d'esprit,--il n'avait rien eu de ces bouleversements qui autrefois le faisaient rougir comme un gamin, bégayer d'une voix tremblante des phrases maladroites et sans lien, quand il la rencontrait dans la rue. Au contraire, il s'était exprimé librement, malicieusement, comme en présence d'une jolie femme quelconque, que le hasard eût jetée à sa disposition et que, de réplique en réplique, selon l'enchaînement naturel de la causerie, il avait invitée, convaincue de le suivre. «Oui, c'est bien ça!... C'est le comique de la situation qui m'a inspiré, le plaisir de la pincer en flagrant délit ... Et après, j'ai profité du constat ... J'ai exigé des gages!...» Elle passait sa tête sous la capote toute sombre: --Voilà!... Où allons-nous? Mareuil donna l'adresse d'un marchand de comestibles. Le fiacre repartit, les mena ensuite chez un épicier, chez un fruitier, chez un pâtissier. Les victuailles, les bouteilles s'amassaient, ballottaient entre Mareuil et Mme Hardouin, sur les coussins de la voiture. Lorsque, dans un choc, leurs mains se joignaient, elle souriait. Mareuil lui pinçait un peu les doigts; et, en inspectant cette bouche au sourire impudique et spécial, ces clairs yeux gris-bleu, ce front pâle et pur surmonté de l'éventail des cheveux bouffants, cette figure tellement aimée pour laquelle il avait dépensé, prodigué tout ce qu'il possédait d'amour, tout ce qu'il possédait de tendresse,--il se disait que ce serait assez amusant, assez bizarre si, par extraordinaire, par miracle, il se remettait à l'aimer, tout à l'heure, au milieu des baisers. Enfin, ils atteignirent la maison de la rue Fortuny. Mme Honoré, sur une chaise de paille, près de la porte, cousait paisiblement à l'ombre. Elle proféra un cri d'étonnement, en apercevant Mme Hardouin: --Tiens! Madame qui revient!... Mareuil coupa court aux commentaires: --Il va falloir nous préparer à déjeuner, Mme Honoré! Mais pendant qu'ils gravissaient tous trois l'escalier, il réfléchissait que la concierge avait bien dit, que c'était bien «Madame» qui revenait, la seule, l'unique «Madame» qu'eût abritée jamais le petit appartement solitaire. * * * * * Mme Honoré avait rapidement dressé le couvert dans le cabinet de toilette, et s'était esquivée d'un pas mystérieux. --C'est toujours gentil ici! prononça Mme Hardouin qui, assise en face de Mareuil, s'occupait à remplir son verre de champagne ... Pourtant, ce vide-poche en étoffe, là, au mur, ça n'est pas beaucoup de mon goût!... Un cadeau, sans doute? Gilbert riposta en blaguant: --Ah! vous aussi, vous manquez aux conventions! C'est honteux! Jacqueline affecta une voix pleurarde, une voix de regret puéril: --Oui, c'est honteux!... Je ne le ferai plus! Ils avaient adopté ce pacte au second plat, de ne parler ni du passé, ni du présent, d'exclure de la conversation toute allusion à leur liaison ancienne ou à leurs attachements actuels, et, plusieurs fois, Mareuil avait dû se taire, s'arrêter tout à coup, embarrassé par ce règlement contre nature, ce traité surhumain qui, à chaque instant, entravait ses paroles, créait des silences plus précis, plus transparents que les questions les moins discrètes. --Dites-moi, proposa-t-il, si on les lâchait, les conventions?... Mme Hardouin se récria: --Oui, n'est-ce pas? pour que vous recommenciez à me fouiller, à me vriller, à essayer de connaître ma vie, mes secrets, le fin fond de mes idées?... Non, non, c'est très bien comme cela!... Ah! décidément vous n'avez pas changé!... J'en étais persuadée! Voyez, moi!... Je ne réclame pas de détails, sur votre existence, sur vos distractions!... Je suis chez vous, près de vous, très contente d'être venue? Que désirez-vous de plus?... Pourquoi cette manie d'interroger, de mettre les points sur les I?... Elle continuait ses avis, les coudes appuyées à la table; elle étalait ses doctrines, déployait ses théories, ingénûment, abondamment, d'un ton protecteur, presque pédant, comme au temps où Mareuil l'écoutait, soumis, dompté, n'osant répondre; et il pensait, s'assombrissant à mesure: «Elle me rase!... Elle me rase!... Est-ce qu'elle s'imagine que je suis encore un homme à qui on pose des sermons? Ah! mais non!...» --Je vous assomme, hein? demanda Mme Hardouin, que ce mutisme obstiné alarmait. Mareuil répliqua, en se contraignant: --Non, vous ne m'ennuyez pas!... Seulement je trouve que nous pourrions causer d'autre chose ... Les leçons, vous savez, ce n'est plus guère de mon âge!... Puis, pour atténuer la dureté de la réponse, il souleva sa chaise, la plaça contre la chaise de Mme Hardouin et vint s'asseoir à côté d'elle. Elle le regardait faire, soudain interloquée par son air d'indépendance, de révolte aisée et sincère, devinant qu'elle ne le tenait plus dans l'asservissement de jadis, qu'il était de sa force à peu près aujourd'hui; puis, comme il se penchait pour l'embrasser, elle ne résista pas, elle tendit son cou, sa nuque, avec complaisance, avec plaisir. --Oh!... Attention!... Attention!... Tu vas te piquer! s'écria-t-elle, retombant instinctivement au tutoiement d'amour ... Attends!... Elle ôtait sa broche, une petite tête de hibou en or, dégrafait vivement le haut de son corsage; et Mareuil eut un mouvement d'émotion profonde en voyant, en aspirant cette peau blanche, unie et douce, fleurant toujours un parfum de violette particulière et mièvre, cette peau blanche toujours pareille et oublieuse, où tant de baisers affamés, tant de baisers mordeurs avaient glissé, comme des souffles, sans marquer, sans laisser de traces. Il s'était remis à l'embrasser, songeant aux autres, aux autres lèvres à moustaches qui avaient frôlé, humecté cette poitrine: «Oui, c'est là, là, où je l'embrasse en ce moment!» Elle se reculait, soupirait d'une voix faible: --Non, non, je t'en prie ... Je t'en prie!... Alors, il se leva et murmura: --Il me semble que nous serions mieux par ici! Il désignait de l'œil la pièce voisine. Mme Hardouin se leva aussi, en silence. Mareuil lui offrit le bras, par plaisanterie; et, bien qu'un peu gris, en entrant dans la chambre à coucher, où les doubles stores formaient une demi-nuit jaunâtre, il avait conscience que c'était une expérience solennelle qu'il allait tenter, une expérience suprême, définitive--et que s'il échouait, si, après, il demeurait avec son indifférence, son dégoût, c'en serait fini à jamais des joies de passion qu'il cherchait vainement depuis un an--à jamais fini de l'espoir d'aimer encore. * * * * * Engourdis par la chaleur, la fatigue, la boisson, ils s'étaient endormis d'une somnolence d'après-midi, d'une somnolence involontaire et fiévreuse. Mme Hardouin se réveilla la première et bégaya, dans un baiser: --Quelle heure est-il?... Il doit être horriblement tard!... Elle consultait la pendule: --Oh non! quatre heures ... Nous avons une bonne heure!... Je désirerais bien fumer, moi!... --Parfaitement! fit Mareuil. Il sauta à bas du lit, passa un vêtement, et rapportant à Jacqueline un porte-cigarettes en cristal: --Tiens!... Veux-tu que je te l'allume? Elle répondit en s'étirant: --C'est ça ... Et pendant que tu y es, relève un peu les stores ... C'est d'un noir, ici!... Il exécuta les ordres et s'assit en face du lit, sur un petit fauteuil bas. --Je prends un peu le frais, hein?... Le temps de la cigarette!... --Tant que tu voudras!... fit gracieusement Mme Hardouin. Elle fumait, étendue sur le dos, les jambes croisées en montagne, sous les plis du drap blanc, les bras arrondis en oreiller sous la tête, la cigarette pendant au coin des lèvres qui avaient un rictus crapuleux, à chaque bouffée; et Mareuil la considérait, bien résolu à ne pas retourner dans ce lit, auprès d'elle, à ne plus revivre ces secondes de détresse où, jusque dans la volupté, il avait senti qu'il n'aimerait plus Jack--qu'elle était devenue, pour lui, une femme comme les autres, une simple jolie femme, sans charme supérieur, l'égale de toutes les autres femmes jolies. --A quoi penses-tu, mon Gil? s'écria Mme Hardouin. --A rien, à rien! fit Mareuil d'un ton distrait. Pourtant, c'était en lui un mélange d'exaspération croissante et de regrets déchirants--la certitude que Jack restait la même, absolument la même qu'autrefois, qu'elle gardait les mêmes yeux clairs, la même bouche sinueuse, le même corps solide et souple,--la conviction qu'elle lui eût paru la même encore, si elle ne l'avait pas, avant, épuisé de cœur, épuisé d'illusions; et il la fixait de regards tour à tour rancuniers et haineux, puis subitement attendris. Elle reprit: --Eh bien, moi!... Sais-tu à quoi je pense?... Il répliqua: --Non, non, pas le moins du monde! Il y eut une pause. Des envies brutales le saisissaient de se ruer sur elle, de la battre ou bien, au contraire, de se jeter à genoux devant le lit, et de la supplier, en pleurant, de n'avoir pas fait ce qu'elle avait fait. Elle répéta: --Sais-tu à quoi je pense?... Je pense que si tu comprenais mon caractère, si tu l'avais compris, nous pourrions être heureux, très heureux ensemble! Mareuil repartit d'un air narquois: --Heureux!... Qu'appelles-tu heureux?... --C'est-à-dire--oh! tu vas me juger sévèrement!--c'est-à-dire que je pourrais revenir, que nous pourrions nous revoir assez souvent ... et que cela ne me serait pas désagréable, pas du tout ... Mais voilà!... Tu ne comprendras jamais l'inconstance!... Mareuil s'exclama: --L'inconstance!... L'inconstance!... Distinguons! Me tromper trois ou quatre fois la semaine, comme dans le temps, ce n'est pas de l'inconstance! Ça vous a un autre nom!... Elle implora affectueusement: --Ne le prononce pas, mon Gil!... Oh! pas de méchancetés!... Tu te doutes bien que tu exagères ... Il ne s'en rencontre pas tant que cela d'hommes qui ... Mareuil l'interrompit sèchement: --Enfin, comment me trompais-tu?... Pourquoi me trompais-tu?... Dans quel intérêt? Elle fronça le front, se recueillant, ralliant là-dessous ses raisons, ses motifs, et le regard mélancolique: --Peuh!... C'est dans ma nature, peut-être?... Je présume que si j'étais homme ce serait identique, que je voudrais connaître beaucoup de femmes, avoir toujours de nouvelles aventures ... Oui, j'ai une triste nature!... Je n'y peux rien ... Je me raisonne ... Je me jure de ne plus céder ... Et je trépigne ensuite mes serments, malgré moi, par bêtise, par instinct! Elle souriait, et Mareuil l'encourageait de sourires amicaux, feignant l'assentiment, la sympathie, le calme. --Et puis, je ne sais pas, poursuivit-elle avec une nuance de vanité, je ne sais pas ce qu'ils ont tous après moi, dès qu'ils m'approchent ... Ils sont là à me palper des yeux, à me respirer ... C'en est répugnant, quelquefois!... Elle semblait mue par un besoin d'épanchement, un besoin fanfaron de se décrire; et, tandis qu'elle parlait, les deux ans de leur liaison se déroulaient peu à peu dans l'imagination de Mareuil, comme un vaste espace inconnu et brumeux, une plaine immense soudain découverte où, en divers endroits, avec divers hommes, Jack avait accompli des choses ignobles. Elle évoquait le passé, confusément, sans ordre, sans nommer personne, le passé presque tout entier: des flirts douteux, l'amenant à des visites, à des baisers, des caresses, et qui n'aboutissaient pas,--des toquades qui l'enflammaient trois jours, quatre jours et s'éteignaient brusquement--des caprices qui duraient davantage et sur lesquels elle disait moins--une longue série d'abandons d'elle-même, que l'incohérence du récit grossissait, multipliait démesurément. Gilbert approuvait par instants: --C'est très curieux, c'est très curieux! Mais il se rappelait avec pitié un autre Mareuil défaillant de douleur, un autre malheureux Mareuil qui n'était plus lui, qui était comme son cadet, son protégé, un petit ami, un jeune frère qu'on eût fait souffrir, sous ses yeux, lâchement; et il questionna: --Pourtant, ces gens-là, est-ce que tu les aimes, est-ce que tu les aimais?... Mme Hardouin riposta: --Naturellement que je les aime!... Ne pas les aimer!... Il ne manquerait plus que cela!... Pour qui me prends-tu donc? Mareuil affecta de railler: --Et combien de temps les aimes-tu, en moyenne? Elle ricanait, égayée par la question: --En moyenne?... En moyenne?... Je n'en ai pas de moyenne!... Cela dépend ... tantôt plus ... tantôt moins!... Mareuil ralluma une cigarette et, la bouche obstruée de fumée, il demanda négligemment: --Moi?... Voyons, moi?... Combien de temps m'as-tu aimé?... Elle répliqua, l'air pensif: --Toi?... Combien de temps je t'ai aimé ... vraiment aimé?... Nous sommes à la franchise, n'est-ce pas? --Tout à fait! Il se promenait dans la chambre, épiant la réponse, le nombre décisif, en train de se formuler. Mme Hardouin déclara: --Toi?... Je t'ai bien aimé pendant ... pendant six semaines ... Oh! oui!... six semaines, deux mois! Il grimaça un sourire: --Ah! Six semaines!... Ça n'est pas énorme!... Il se redisait, en marchant: «Six semaines, deux mois! Six semaines, deux mois!...»--et des aveux de Mme Hardouin, de ce qu'elle lui avait naïvement confié sur sa corruption intime, de son plaidoyer vicieux et ingénu, il ne subsistait plus que ces quatre mots: «Six semaines, deux mois!» Ainsi c'était contre cela qu'il avait livré tout son amour, à cause de cela qu'il avait enduré un interminable martyre, offensé grossièrement la pauvre petite Mme Béatry, désolé la douce Mme Lozières. Il revoyait la suite de toutes ces vilenies commises, depuis un an, par impuissance; il entendait les gémissements de Lucie, là, à côté,--ses sanglots hoquetants de mourante. «Six semaines, deux mois!...» Non, l'escroquerie était trop révoltante! Une fureur l'envahissait, une fureur sauvage de dupe qui apprend, qui se savait volée, mais pas tellement, pas si outrageusement; et il bougonnait entre ses dents: --Six semaines!... Six semaines! Ça n'est pas beaucoup!... Puis le vertige de l'indignation l'emporta, et, arrachant le drap qui enserrait Mme Hardouin, il s'écria, d'une voix forcenée, d'une voix terrible: --Ah! tu m'as aimé six semaines!... Eh bien, tu vas t'en aller!... Tu vas t'en aller ... et immédiatement!... Elle crut à un regain subit de passion, de jalousie, et elle s'exclama joyeusement: --Oh! mon Gil, tu m'aimes!... Tu m'aimes encore!... J'en étais sûre!... Il réitéra d'un ton glacial: --Je te dis de t'en aller!... Allons, pas d'histoires! Va-t-en ... Décampe!... Elle s'était redressée, assise, au milieu du lit. --Alors, c'est sérieux? Il ne répondit pas. Elle balbutia, suffoquée de stupéfaction, de rage, ne trouvant plus ses mots, ses arguments: --Ah! bien!... Ah! bien!... C'est un peu violent!... Comment! Vous m'invitez! Vous m'invitez!... Et ensuite, vous ... vous me dites ... Vous êtes fou!... Vous êtes fou! Mareuil riposta, tout blême, les lèvres frémissantes: --Je suis fou?... Ah! je suis fou?... Tiens! Voilà, puisque je suis fou! Il avait happé la robe, le corsage, les jupons de Mme Hardouin, et, d'un geste acharné, il lançait tout cela, pêle-mêle, par terre, à travers la chambre. Elle se précipita hors du lit, et lui empoignant le bras: --Mais tu es un bandit ... un vrai bandit! Il bégaya, en se dégageant: --Et toi, qu'est-ce que tu es?... Six semaines!... Ha! ha! Non, dis-moi donc ce que tu es!... Elle riposta, déroutée: --Moi ... je suis ... je suis une horreur!... Seulement, toi, toi, tu es tout de même ... Une montée de larmes l'étranglait. Elle se tut, se mit à ramasser les effets dispersés, en silence. Mareuil, accoté à la fenêtre, la regardait, les yeux égarés, comme un assassin devant sa victime, avec ce sillage de tremblement intérieur que laisse après elle la colère: «C'est du propre ce que j'ai fait! Oui, ce n'est pas à moitié goujat!» Il aurait souhaité qu'elle l'injuriât, qu'elle le lacérât à coups d'ongles, qu'un homme surgît pour la venger. Même au paroxysme de sa fureur d'impuissant, même au moment où l'autre Mareuil torturé, où les images de Mme Béatry insultée, de Mme Lozières abattue et gémissante lui semblaient crier revanche, même à ce moment il n'avait pas voulu Jack si bas, si humiliée. Et maintenant, dans un revirement attendri, il oubliait tous ses méfaits, tous ses ravages; il n'était plus sensible qu'à ce spectacle choquant, qu'à ce spectacle lamentable d'une femme sans défense, se traînant sur les genoux ou bien accroupie comme une glaneuse, la tête échevelée et presque contre terre, pour réunir ses vêtements épars. Enfin, il supplia en se courbant: --Tu permets que je t'aide? Elle eut un brusque mouvement de répulsion. --Ne me touchez pas!... Je vous interdis de me toucher!... Vous n'êtes qu'un misérable! Elle s'était relevée, se rhabillait hâtivement, rattachant les nœuds, ragrafant les agrafes, avec une prestesse inconsciente, toute d'habitude, aussi vite qu'elle se fût dévêtue; et Mareuil qui observait ces doigts expérimentés, cette agilité symptomatique, sentait diminuer ses remords, sa commisération. «Bah!... Malgré tout, il aurait mieux valu ne pas en venir là! C'est évident!... Cependant, au fond, il n'y a que demi-mal ... Une femme qui se rhabille comme cela, ça ne doit pas saigner longtemps de l'âme ... Dans deux jours, elle sera à se déshabiller ailleurs, et elle n'y pensera plus!...» Il se rassurait, en marchant d'une chambre à l'autre; il se raidissait contre le repentir, il s'inventait des justifications: «Et puis, elle n'avait qu'à ne pas me mettre dans l'état où elle m'a mis!... En somme, ce n'est pas l'innocence!... Ce n'est pas le lys, ce n'est pas la pervenche!...» Mais quand elle fut prête, quand elle eut piqué au-dessus de ses cheveux bouffants son chapeau minuscule, quand il la vit sur le point de partir, toute son énergie, toute sa goguenardise l'abandonnèrent, et, s'arrêtant en face d'elle, il demanda piteusement: --Veux-tu me pardonner? Veux-tu me donner la main? Elle répliqua d'un air hautain: --Non, non, il ne faut pas. Cela vous salirait. Je ne veux pas! Il implora encore: --Oh! je t'en prie! Si tu savais! Si je t'expliquais! Elle le toisait, les lèvres contractées d'une moue méprisante. --M'expliquer!... Ah! si vous m'expliquez cette infamie, vous pouvez vous vanter d'être joliment fort!... Non, tenez, je vous en tiens quitte de vos explications!... C'est une poignée de mains que vous désirez?... La voici! Finissons-en ... Ça n'aurait qu'à vous reprendre!... Je ne suis plus tranquille ici!... Elle lui tendait une main molle, une main qui paraissait ne pas lui appartenir, être tendue par sa propre main comme un objet. Il la prit, et attirant contre lui Mme Hardouin, la baisant sur la joue, près de l'oreille, car elle se détournait un peu: --Tu me pardonnes? dit-il ... Tu me pardonnes ma petite Jack? Elle se laissait faire, les bras ballants, les yeux vers le plafond. --Oui, oui, je vous pardonne!... Mais je m'en souviendrai, de votre déjeuner ... Ah! ça, je m'en souviendrai!... Il ne la lâchait pas, pourtant, quelque chose l'empêchait de lâcher ce buste impassible, cette peau aussi placide que de l'étoffe,--une superstition irraisonnée peut-être, comme celle qui pousse à embrasser un cadavre, une personne frigide et morte qui ne revivra plus, ne sent plus les baisers. Il avait l'intuition que c'était bien le symbole de sa passion défunte, l'incarnation de son impuissance, ce corps inerte auquel il s'accrochait sans espoir, et il balbutiait d'une voix plaintive: --Ah! ma petite Jack ... Si tu savais!... Si tu savais! --Si je savais quoi?... interrogea Mme Hardouin intriguée. Mareuil s'écarta, et avec une pudeur de malade: --Non ... non, cela ne t'intéresserait pas ... Ce sont des ennuis que j'ai ... qui me rendent insupportable quelquefois ... comme aujourd'hui ... Tu n'as pas à m'en vouloir!... Allons, quittons-nous, ma petite Jack ... Adieu!... Nous ne sommes pas encore faits pour nous accorder ... Je m'étais trompé ... Elle souriait, insensiblement émue par ces réticences: --Ah! vous êtes un drôle de garçon!... Vous êtes un peu détraqué, hein? Avouez-le!... Mareuil répliqua: --Oui, c'est cela même ... Je suis détraqué, tout ce qu'il y a de plus détraqué!... Ils se secouèrent la main d'un shake-hands tout camarade, d'un de ces hypocrites shake-hands de réconciliation, où dans la violence de l'étreinte, on semble tâcher d'écraser le résidu des sentiments mauvais. --Adieu, ma petite Jack!... Et, un tas de pardons, n'est-ce pas? --Adieu! dit Mme Hardouin ... Soignez-vous! Soignez vos ennuis! Conseil d'amie, je vous affirme! --Oui, je vous remercie ... Adieu! fit-il en refermant la porte sur elle. Puis, il rentra dans le cabinet de toilette. Une odeur écœurante de nourriture refroidie, d'eaux parfumées, remplissait la pièce. Il ouvrit la fenêtre, et s'inclinant au balcon, il distingua, assez loin déjà, Mme Hardouin, qui remontait la rue--tête basse, de cette même allure rêveuse qu'elle avait, le matin, lors de la rencontre. Il la suivit quelques minutes du regard. Il se remémorait l'époque où, de la voir partir ainsi, de la voir s'éloigner, cela lui serrait le cœur, graduellement, comme un lasso se rétrécissant à chaque pas. «Ah! non! Ce n'est plus ça ... C'est une petite femme qui s'en va ... qui s'en va tout bonnement ... La ficelle est usée, la ficelle a claqué!...» Jack tournait l'angle de l'avenue de Villiers. Il se retira, commença à se rhabiller, et tout à coup, comme résumant la bataille, le résultat de sa tentative suprême, il murmura avec une ironie simulée: «Eh bien! me voilà fixé, cette fois!... Plus de doute, maintenant!... J'ai mon compte!... Je suis fichu, fichu jusqu'aux moelles!... C'est clair!» * * * * * Quand il parut sur le quai de la gare, il aperçut Labernerie qui le guettait, à la croisée d'une portière, la figure crispée de mécontentement: --Arrivez donc! Arrivez donc!... Le train part!... Depuis un quart d'heure, je me fais une bile!... Il grimpa dans le compartiment, hissa dans le filet son sac, sa valise. --Voyons! disait Labernerie ... Voyons, qu'est-ce que vous avez eu?... Qu'est-ce que veut dire ce raté de ce matin, ce retard de ce soir!... Une femme, hé?... Mareuil acquiesça d'un hochement de tête. --Ah!... Ça, c'est sacré! reprit indulgemment Labernerie ... Ça, j'excuse!... D'ailleurs, je n'y ai pas grand mérite ... J'ai occupé ma journée comme vous!... «Comme moi!» songeait mélancoliquement Mareuil; et d'un ton de sympathie courtoise il répondit: --Ah! Bonne journée? Vous êtes satisfait? --Une journée délicieuse! Une petite chérie exquise, mon cher!... Vous n'avez pas idée de ce qu'on peut trouver à Paris et en plein mois d'août encore ... C'est renversant! Il se perdit dans des développements au sujet de cette amie de passade, de l'injustice immotivée qui retient certaines femmes dans des situations subalternes, de l'approvisionnement excellent de la maison où il avait connu la charmante dame en question. Mareuil, par lassitude, affectait de la curiosité, demandait des renseignements minutieux. Mais, après Orléans, le critique se renfonça dans un coin, ferma les paupières, s'assoupit. Il soufflait en dormant, d'une respiration de monstre fatigué, et sa grosse tête barbue roulait sur sa poitrine bombée, au rythme des cahots. «Une journée délicieuse!... Une journée délicieuse!» se répétait railleusement Mareuil qui comparait avec sa journée à lui, avec ces imprécations, ces viles injures, cette scène odieuse où s'était anéantie la dernière de ses espérances. «Une journée délicieuse!» La vue de ce Labernerie, la vue de ce sommeil bienheureux et repu, l'indisposait, lui semblait un défi à sa tristesse, l'irritait à la longue. Alors il s'accouda à une des petites fenêtres étroites du wagon, et, jusqu'à Blois, il ne se retourna plus, il resta à contempler à travers la vitre les paysages reposants de la Beauce, de la Touraine, ces belles régions fertiles étendant au loin dans la nuit leurs platitudes indéfinies de déserts noirs. XIV A la _Grenadinette_, la vie était monotone et laborieuse. Au début de leur séjour, les hôtes de Charleval avaient visité les châteaux environnants, poussé même jusqu'à la lointaine excursion d'Amboise; et maintenant, ils s'en tenaient à des mœurs sédentaires, à de courtes promenades hors de la _Grenadinette_, dans la forêt avoisinante, le long des larges routes aux carrefours à croix blanches, ou bien sous la futaie, parmi les arbres séculaires, chaussés de mousse. Le reste du temps, excepté les réunions indispensables, lors des heures du repas, les ménages vivaient plutôt isolément. Henriette dirigeait les soins du ménage, de la cuisine. Angèle était constamment accaparée par le Grand Cob, auquel l'approche de l'automne, de la séparation, inspirait des ardeurs avares, l'appétit des goulus pour le plat près de finir. Charleval triturait deux pièces nouvelles. Labernerie se préparait, par des lectures, une opinion inébranlable sur les dramaturges suédois et sur Shakespeare, en vue de la saison d'hiver. Brévannes amorçait le second acte de _Gens de Presse_. Mareuil, en cette ruche active, se trouvait donc le seul à ne point travailler; et pendant la première semaine, il s'accommoda, sans déplaisir, de cette oisiveté, des longs instants de solitude qu'elle lui procurait. Le matin d'abord, cela lui était un enchantement, chaque jour renouvelé, que de se lever, de courir à la fenêtre, et d'apercevoir à ses pieds presque, au ras du petit jardin, entre les maigres arbres disséminés, la Loire, la majestueuse, l'immense Loire, toute basse, dépourvue d'eau par les chaleurs, et qui ne semblait pas couler, mais s'allonger, s'étaler nonchalamment telle qu'une mer paisible et puissante. Sans les peupliers de l'autre rive, en effet, sans les arches d'un pont dont à gauche, dans le lointain, les pierres blanches la dénonçaient comme fleuve, on eût dit vraiment une mer, un bras de mer, à marée descendante,--avec ses remous agités, au-dessus des bas-fonds, ses langues de sable, ses étroites grèves de sable jaune qui scintillaient, au centre du courant, sous le soleil déjà vif. Mareuil demeurait quelque temps à contempler les eaux miroitantes et au-delà l'horizon embrumé, la muraille verte des peupliers derrière laquelle se devinaient les campagnes arides et grisâtres de la Sologne. Parfois, tout près de la maison, un bateau passait, mince canot de pêcheur, se rendant à la place propice, yole légère à voile imperceptible, glissant au fil de la rivière; et lorsque les embarcations parvenaient, un peu plus haut, à une boucle où la Loire s'élargissait encore--elles diminuaient, diminuaient, paraissaient perdues, en danger, lancées dans un estuaire trop vaste, trop énorme pour leurs boiseries fragiles. Mareuil, alors, quittait la fenêtre, se mettait à sa toilette, puis, s'il avait terminé une heure ou deux avant le déjeuner, et que le vent fût favorable, il descendait dans le jardin, franchissait le sentier qui séparait la maison du bord, et décrochant la barque de la _Grenadinette_, il allait faire un tour de fleuve, s'éloigner davantage de la terre pour rêver plus à l'aise. Il ne ramait pas, restait étendu en travers du canot, le laissant descendre, zigzaguer au gré du courant, s'ensabler même dans le sable gluant des grèves, et repartir ensuite quand un remous le dégageait. Elle lui semblait le meilleur moment de sa journée, cette promenade hasardeuse, cette descente tranquille, dans le clapotis des petites vagues d'eau douce, entre les dômes boisés des coteaux qui s'arrondissaient en pente sur la gauche et à droite la route silencieuse, bordant la Loire que troublaient, par intervalles, les grincements d'une carriole de paysan galopant vers Blois, les grelots qu'un cheval secouait en trottant. Il songeait à Paris, à la ville bruyante et sans verdure, où il lui faudrait retourner, réorganiser sa vie--sa vie d'incurable, sa vie d'homme qui ne savait plus, ne pouvait plus aimer; et aussitôt redéfilaient dans son esprit toutes les déceptions, toutes les erreurs, toutes les fautes de ces deux années de lutte contre un mal plus fort et triomphant. Il éprouvait, à certains instants, pour lui-même, un prodigieux dédain, un mépris comme on en a pour autrui, lorsqu'il se rappelait ses efforts, ses essais, cette absurde poursuite au recommencement d'un passé révolu. Il se jugeait partialement, il condamnait avec rigueur, ainsi qu'un gamin obtus et entêté, ce Mareuil chimérique, ce coureur de passion, ce pauvre bonhomme prisonnier d'un idéal unique, ce servil imitateur d'amour qu'il avait été; et il rougissait de sa niaiserie. Mais d'autres fois, au contraire, quand il s'évertuait à découvrir comment il remplacerait l'occupation d'aimer, par quoi il donnerait de l'attrait à son existence,--si ce serait par le labeur, par l'ambition, par les agréments de vanité, de gloire ou d'argent,--tout cela lui paraissait tellement banal, médiocre, dénué d'intérêt, qu'il se sentait ressaisi d'indulgence pour ses actes maladroits ou méchants, qu'il s'expliquait quel désir de plaisirs plus violents, plus rares, l'avait guidé, quel mirage d'espoir l'avait sans cesse soutenu. «Oui, mon affaire n'est pas bonne! se disait-il douloureusement ... Mon affaire est mauvaise!... J'aurai de la peine à l'arranger!» Il continuait pourtant à chercher; et, comme les clochers de la ville sonnaient midi d'un son grave, il dressait au milieu du canot une petite voile triangulaire, se faisait ramener paresseusement à la _Grenadinette_ par le vent complaisant. Les déjeuners, d'habitude, étaient gais, cordiaux, riants. On y respirait cette immatérielle atmosphère de congé, de libération joyeuse, qui est le charme des repas entre amis, en été, à la campagne. Le Grand-Cob même, qui, pendant les premiers jours, battait froid à Mareuil, à cause de sa rupture avec Rabastens et de ses réponses évasives à ce sujet, avait renoncé à lui garder rancune de cette offense quasi personnelle, pardonné l'abandon de sa jeune protégée, pris son parti des faits accomplis. A peine, de temps en temps, se permettait-il une allusion à la mystérieuse fâcherie, après déjeuner, lorsqu'on buvait le café, dans le jardin, et que les verres de fine accumulés l'entraînaient un peu hors de sa réserve: --Ah! ah! mon petit ... Je ne vous demande rien ... Je ne veux rien savoir ... Mais c'est une fière gaffe!... Vous n'en rencontrerez pas beaucoup de cette pâte-là!... Mareuil ne contredisait pas: --Certainement ... Je la regrette ... Elle avait une masse de qualités!... Seulement, vous comprenez, cela ne pouvait pas durer toujours!... Et il détournait la conversation en offrant à Gendrey un des journaux de Paris qu'on apportait, en se relevant pour reposer sa tasse sur le large mur bas du jardin qui formait balcon, au-dessus de la Loire, ou encore en excitant cauteleusement Brévannes à parler de _Gens de Presse_, du second acte entamé, et de ce que serait le troisième. Ils flânaient ainsi sous l'ombre de deux grands chênes, à somnoler, à regarder la rivière luisante et calme, à lire les gazettes qu'ils se repassaient, à fumer des pipes, des cigares. Puis, vers trois heures, Charleval repoussait sa chaise et rentrait dans la maison. C'était, à volonté, le signal du départ, du travail ou de la sieste. La bande se dispersait. Mareuil remontait dans sa chambre dormir, écrire des lettres, rêvasser. Cinq heures, six heures arrivaient. On se délassait jusqu'au dîner par une promenade en forêt, un tour de canot avec les dames, qui criaient de peur pour la moindre bourrasque. On revenait au crépuscule. On mangeait gros, on mangeait lourd, d'un appétit de paysans, avivé par le plein air, si bien qu'à neuf heures, un sommeil subit surprenait tout le monde, appesantissait la causerie, chassait au lit, l'un après l'autre, les convives, et la journée se trouvait achevée, écoulée plutôt, comme onde muette et libre. * * * * * Cependant, au bout d'une semaine, Mareuil commença à se fatiguer de cette existence unie et solitaire. Une envie le taquinait de s'en aller, d'aller ailleurs, dans un endroit différent où peut-être il réfléchirait à autre chose qu'à lui-même, qu'à sa pénible infirmité, où il tenterait de se mêler à la foule des gens qui se distraient machinalement, sans penser. Et comme, un mardi, au moment du café, Labernerie annonçait, pour le lendemain, son voyage sanitaire à Paris, il déclara: --Eh bien! je vous accompagnerai!... Je m'en irai avec vous! Brévannes se récria: --Déjà?... Ah! vous n'êtes pas campagnard!... Vous vous ennuyez donc?... Alors, travaillez, dessinez!... Faites-nous le portrait de la Loire, du jardin, d'Angèle ... Ce ne sont fichtre pas les modèles qui manquent!... Mareuil répondit: --Non, je ne m'ennuie pas ... Ce n'est nullement par ennui que je m'en vais ... J'ai reçu ce matin de ma mère une lettre qui me prie de venir la rejoindre à Dieppe, où elle va passer une huitaine, et je ne veux pas lui refuser ... Voilà! --Et on ne vous reverra pas? questionna Charleval. --Mais si ... mais si ... J'ai l'intention de revenir en septembre pour la chasse, si vous m'acceptez! --A vos ordres! fit Charleval d'un ton bougon ... Ici, la règle est de ne gêner personne! Vous restez, c'est bien!... Vous partez, c'est bien encore! Malgré ces paroles de conciliation, il y eut un silence prolongé. La déclaration de Mareuil avait produit le plus fâcheux effet. Sur tous les visages de la bande on démêlait cette expression de contrariété hostile, de premier blâme, dont les majorités accueillent ceux qui se détachent d'elles. Brévannes sifflottait une fanfare de chasse. Labernerie se cachait derrière un journal. Charleval, accoudé au mur bas, visait de sa salive un caillou sur le sentier du bord. En vain, le Grand-Cob essaya de relever la conversation par des plaisanteries grivoises à propos des motifs réels qui causaient le départ du jeune peintre. Mareuil lui-même se défendit faiblement. --Non, non, je vous assure ... Il n'y a rien là-dessous!... Je vais simplement rejoindre ma mère, comme je vous l'ai dit ... Charleval avait disparu dans l'intérieur de la maison. Labernerie replia son journal, une minute après, et se retira. Gendrey, entraîné par l'exemple, fit signe à Angèle qui cueillait des fleurs sur la pelouse. Henriette se dirigea vers la cuisine; et Mareuil demeura avec Brévannes, que la crainte du second acte, de _Gens de Presse_ à écrire retenait seule probablement sur son rocking-chair berceur. --Dites donc! murmura Gilbert ... Ils n'ont pas l'air très content, hé? --Dame! fit Brévannes, en bourrant sa pipe ... Dame, ça n'est pas tout ce qu'il y a de plus flatteur, ce que vous avez débité ... Surtout pour Charleval qui vous invite très aimablement, vous offre un mois d'hospitalité, deux mois, trois mois, ce que vous voudrez ... et que vous lâchez au bout de huit jours ... comme cela, tout d'un coup ... Réfléchissez!... --Evidemment! répliqua Mareuil ... Mais puisque ma mère ... Brévannes l'interrompit gouailleusement: --Votre mère?... Ah! non, pas à moi, mon brave ami!... Vous l'aimez beaucoup, votre mère, je n'en doute pas ... Pourtant, si vous ne vous embêtiez pas en Touraine, elle risquerait de vous attendre, madame votre mère!... Cela, non plus, je n'en doute pas! Il alluma sa pipe et ajouta, en tirant de tous ses poumons: --Et puis ... et puis, que vous vous en alliez, ce serait très naturel ... Vous êtes maître de vos actions ... Vous ne vous plaisez pas ici ... Vous vous en allez ... Très naturel, je vous le répète!... Par contre, ce qui l'est moins, naturel, c'est la tête que vous avez, que vous faites, depuis que vous êtes à la _Grenadinette_! --Quelle tête? s'écria Mareuil. --Quelle tête?... Je ne sais pas comment vous la décrire, moi!... Une tête sinistre, votre tête Soif-d'Amour, tenez!... Est-ce que cela recommencerait?... Est-ce que vous seriez retombé sur le même numéro? Diable! Ce serait de la malechance! Mareuil ne répondait pas. Brévannes poursuivit: --Au reste, je ne vous dissimulerai pas que ç'a été mon idée, du jour de votre arrivée ... Je ne vous en ai pas soufflé mot, parce que je présumais que vous y viendrez tout seul ... Mais maintenant que nous y voici, je suis carrément indiscret ... Voyons, qu'est-ce que vous avez? Vous pouvez bien me le dire! Cela ne vous a pas si mal réussi avec moi, les confidences!... Mareuil murmura: --Oh! ce n'est pas de la méfiance!... --Et qu'est-ce que c'est? --C'est ... fit Mareuil d'une voix hésitante ... C'est ... Eh bien! vous souvenez-vous de ce que vous m'avez dit un jour, en fiacre, en allant à l'Odéon?... --Ah! si vous vous imaginez ... Mareuil approuva: --Oui, c'est assez ancien!... Eh bien, je vous confiais que j'avais en vue une petite femme, une nouvelle petite femme très jolie ... D'abord, vous vous êtes mis à grogner. Et après, vous m'avez dit: «Bah! si c'est votre manie, marchez donc!... C'est une façon d'aiguiller sa vie comme une autre!...»--ou quelque chose d'analogue ... Brévannes roulait entre ses doigts sa moustache blonde: --Je vous ai dit cela? C'est bien possible!... Et ensuite? --Ensuite, j'ai suivi votre conseil ... --Bon!... Et qu'en est-il résulté? --Il en est résulté que je suis vidé, fini, vanné ... que je ne peux plus aimer, que, depuis environ deux ans, je mène une vie immonde, la vie d'un petit rez-de-chaussée,--d'un petit rez-de-chaussée que cela n'amusait pas, cette vie-là, que cela attristait profondément ... Brévannes l'examinait ahuri. --Comment?... Comment?... --Comment? s'exclama Mareuil ... C'est extrêmement simple!... J'avais aiguillé ma vie dans le sens indiqué ... Mais je n'avais plus de quoi faire le trajet!... J'étais parti, persuadé d'avoir sur moi la forte somme de tendresse et, en route, je me suis aperçu que je n'avais plus le rond, que j'avais tout mangé avec l'autre, avec la dame que vous connaissez ... Brévannes se balançait dans le fauteuil, en souriant d'un sourire goguenard: --Alors? --Alors, je me suis débattu, j'ai voulu lutter, conserver le train ... J'ai pris des femmes que je n'aimais pas, je les ai injuriées, je les ai trompées, je les ai renvoyées ... Un tas de saletés enfin qui me soulèvent le cœur rien qu'à y songer ... --Bien, bien! fit Brévannes. Et à présent? --A présent?... La même misère!... Toutes les femmes, vous entendez, toutes me dégoûtent ... Ce n'est pas risible, hein?... Convenez, que si ma tête est comme vous le prétendez, elle a peut-être ses raisons pour cela!... Brévannes s'écria: --Ce n'est que ça!... Ce n'est que ça!... Ah bien! tant mieux!... Je vous félicite!... Tout va bien!... Rassurez-vous!... J'ignore les péripéties de votre roman, mais je vous garantis que vous aimerez encore ... Un moment à passer et ça reviendra!... --Vous croyez? fit Mareuil sceptiquement. --Pardi!... Vous aurez encore un tas d'intrigues, de passions ... et vous finirez par vous ruiner pour une dame de la bonne bourgeoisie. Mareuil s'assombrit un peu: --Non, je parle sérieusement ... très sérieusement!... Brévannes l'arrêta: --Oh! ne vous contractez donc pas!... Je blague, je blague!... Aussi cela me surpasse qu'un garçon comme vous, un garçon d'une intelligence honorable, qui a vécu, qui a eu des désagréments ... que ce soit ça que vous ayez inventé, à ça que vous ayez atteint: on n'aime qu'une fois!... De vous à moi, ce n'est pas très neuf, cette découverte, ni même très vrai!... Mareuil répliqua d'un ton agacé, en pesant sur les mots: --Je ne dis pas cela!... Je ne dis pas qu'on n'aime qu'une fois! Je dis qu'il y a des gens qui n'aiment qu'une fois, des cas où on n'aime qu'une fois ... des cas, si vous préférez, où on aime en une seule fois ... Comprenez-vous? Brévannes, que cette discussion lassait, riposta: --Oui, oui. Je comprends et je ne comprends pas!... D'ailleurs, vous savez, les théories sur l'amour ... Et il vidait sa pipe, en la cognant au bras de son fauteuil, avec une grimace qui marquait bien sa répulsion pour cette sorte de généralisations incertaines et compliquées. Mareuil repartit: --Je croirais plutôt que vous ne comprenez pas ... Seulement, vous avez à travailler et je ... Brévannes se gara vivement: --Pas du tout!... J'ai le temps!... J'ai tout l'après-midi!... J'ai demain!... Allez, allez ... Exposez votre petit système!... Mareuil protesta: --Mais je n'ai pas de système!... Je pense tout bonnement que ce qu'on appelle l'amour, le sentiment, la faculté d'aimer c'est une force pareille aux autres--une force d'illusion, une façon de voir qui nous fait trouver délicieux des actes en eux-mêmes absolument bestiaux, visqueux et répugnants ... Je pense que cette force, on l'use plus ou moins vite, selon le tempérament qu'on a, selon les circonstances ... Lorsqu'on en est économe, lorsqu'on se ménage on aime longtemps, toujours ... Lorsqu'on se livre à des excès de sentiment, on se vanne, on s'épuise de cœur, exactement comme on s'épuise au physique. Et tenez, vous avez déjà remarqué--dans un ballet--des danseuses qui, sous les lampes électriques, sous les projections bleuâtres ou roses vous semblaient exquises, ravissantes ... --Apologue? interrogea Brévannes d'une voix railleuse. Mareuil souriait: --Précisément ... apologue!... Je continue ... Ces danseuses vous semblent exquises, ravissantes, quand subitement une des lampes s'éteint et toute une rangée de ces dames vous apparaissent, dans la lumière jaune du gaz, telles qu'elles sont, sans auréole bleuâtre ou rose, avec leurs visages abîmés, leurs peaux tannées de fard, leurs yeux graissés de noir ... Ah! vous n'en donneriez plus dix centimes, maintenant ... vous n'en voudriez plus pour rien ... même pour une prime! Et qu'est-ce qui est arrivé, qui les change ainsi?... Oh! bien peu de chose!... Il est arrivé que, par accident, le charbon d'une des lampes roses a brûlé plus vite que les autres, s'est éteint trop vile, avant les autres, et que l'illusion venue de ses lueurs a disparu, s'est éteinte simultanément ... Alors, figurez-vous que la quantité d'amour dont nous disposons soit dans le genre de ce charbon, une espèce de denrée magique dont les projections transforment, métamorphosent les femmes à leur avantage ... Figurez-vous en outre que, par mégarde, par hasard, un courant trop ardent traverse ... Brévannes lui coupa la parole: --Oui, oui, je prévois la suite ... Votre charbon est usé, est éteint ... Malheureusement, cette anecdote ne tient pas debout!... Ce sont toujours les mêmes qui aiment et toujours les mêmes qui n'aiment pas!... Ah! j'en ai connu des éteints comme cela, des cas d'abrutissement par les femmes auprès duquel le vôtre, laissez-moi vous le dire, n'était qu'une pauvre plaisanterie ... Des gens que je voyais maigrir, dépérir, littéralement crever d'amour--et qui se traînaient, après, des deux ans, des trois ans, avec un dégoût pour les femmes comme pour du poison ... Et puis, ça se guérissait, ça reprenait, le charbon renaissait, se rallumait ... Une autre personne qui les pinçait et pour laquelle ils se remettaient à maigrir ... Mareuil rétorqua: --Oh! je ne nie pas qu'il se rencontre des individus bien constitués au point de vue sentimental, plus vigoureux, mieux doués de ce côté-là, que la moyenne ... Mais cela ne contredit pas mon opinion!... Cela n'empêche pas qu'il n'y ait des gens qui aiment, en une seule fois, tout leur amour ... qui dépensent, pour une seule femme, toute leur fortune de cœur ... Brévannes s'énervait: --Allons donc! Et ceux qui n'aiment jamais? Et moi, et Gendrey, et Labernerie, par exemple?... Qu'est-ce que vous en faites, de ceux-là?... Voyons, Labernerie, ce n'est pas un homme à charbon, lui!... Et cependant, vous savez aussi bien que moi qu'il ne s'ennuie pas avec les dames, qu'il ne les considère pas comme visqueuses, comme répugnantes!... --Justement! fit Mareuil ... C'est l'opposé des passionnés, des prodigues. Chaque femme qu'il a, il l'aime un peu, un tout petit peu, il l'enjolive d'une parcelle d'illusion ... C'est comme qui dirait un rapiat de tendresse ... Brévannes rallumait une pipe, le regard vague et fermé de l'homme décidé à ne plus répondre, à ne plus discuter. Mareuil ajouta: --Enfin, je ne puis vous raconter que ce que j'éprouve sincèrement ... Et je vous affirme que d'avoir espéré une vie de passion, une vie moins plate, moins vulgaire que celle de tout le monde--et de sentir craquer, s'échapper le moyen qu'on avait choisi pour la réaliser, je vous affirme que ce n'est pas une aventure bien folâtre ... Brévannes se taisait, puis d'un ton bourru: --Vous désirez que je vous parle franchement, n'est-ce pas?... Eh bien, tout cela ne me touche pas beaucoup, ne m'intéresse pas beaucoup ... Les affres d'amour, les angoisses, les désespérances, les langueurs!... Non, tout cela me laisse froid!... Ce n'est pas manque de cœur, je vous jure!... Et quand vous aurez été saisi par trois huissiers dans une même matinée, quand vous aurez couché toute une semaine sur des divans de cercle, faute d'une chambre d'hôtel pour y dormir, quand vous aurez vu de malheureux bougres faire des bassesses, des escroqueries, pour manger, ou encore chiper, carotter, supplier des louis pour payer un dîner à leur petite amie ... peut-être vous rendrez-vous compte pourquoi je ne m'émeus pas de votre cas ... tout en regrettant qu'il vous tourmente ... Il lança un jet de salive et, hochant la tête: --Non, non, voyez-vous, toutes ces histoires, toutes ces théories, c'est très gentil, mais c'est de la littérature! Mareuil, piqué, riposta: --Et votre tirade à vous, c'est du Brévannes, du Brévannes tout pur! Peuh!... Je ne vous en veux pas!... Il y a des choses que vous ne comprendrez jamais ... --Je ne dis pas!... Je ne dis pas!... murmurait Brévannes ... L'important est qu'on ait de l'amitié l'un pour l'autre ... Le reste, les opinions, les doctrines ... Henriette l'interpella, d'une fenêtre du premier étage: --Chien Vert! Chien Vert! --Hé? --Est-ce qu'on sort?... Est-ce qu'on va en forêt, que je m'habille?... --Il est donc écrit que je ne pourrai pas travailler ici! grommela Brévannes, en manière d'excuse toute personnelle. Et, se tournant vers Mareuil: --Un tour en forêt, hein, pour votre dernier jour?... Cela vous séduit-il, mon cher charbonnier? --Oui, oui, fit Gilbert. Je ne demande pas mieux! --On y va alors! cria Brévannes. Habille-toi et préviens ce feignant de Charleval! * * * * * Le lendemain, la bande, après avoir reconduit à la gare Labernerie et Mareuil, rentrait lentement à la _Grenadinette_, le long de la Loire, par les quais ensoleillés. --Sont-elles jolies!... Sont-elles gracieuses!... s'exclama le Grand-Cob, en désignant les deux femmes qui marchaient, à quelques mètres devant, bras dessus, bras dessous, abritées d'une même ombrelle rouge ... Sont-elles jolies, ces petites!... Tenez, avec Rabastens, ce serait un trio complet! Mais ce Mareuil est si serin!... A propos, Brévannes, qu'est-ce qui lui a pris de filer, de se sauver comme un caissier, du soir au lendemain? Brévannes répondit: --C'est bien difficile à expliquer ... Il a des idées noires!... Il s'est fourré dans la tête qu'il ne peut plus aimer, qu'il a le cœur vidé ... Et il énonça partiellement les théories de Mareuil, leur causerie de la veille. Le Grand-Cob riait aux éclats. --Est-ce drôle!... Est-ce drôle! Non, ça ne vous paraît pas drôle, Charleval? Vous êtes là à ne pas broncher!... Charleval répliqua gravement, comme arraché à une méditation: --Si, si ... C'est très drôle, tout à fait comique ... Seulement, vous mettriez cela dans une pièce ... Eh bien, personne ne rirait! C'est tel que je vous le dis! XV Trois semaines avaient passé depuis le départ de Mareuil, quand, un matin, Henriette pénétra dans la chambre où Brévannes dormait encore, et s'avançant doucement près du lit: --Chien Vert!... murmura-t-elle. J'apporte le courrier!... Réveille-toi ... Il est neuf heures!... Brévannes entr'ouvrit les yeux: --Hein? Qu'est-ce que tu dis? --Je te dis que j'apporte le courrier ... Il y a une lettre de Mareuil, il me semble ... Une lettre avec le timbre de Monneville. --Donne! Donne! fit Brévannes qui l'embrassait. --Tiens, mon Chien! Celle-là! Celle-là! Elle tirait d'un paquet de journaux, de revues, de lettres, une enveloppe grise. Brévannes examina l'écriture: --Oui, c'est bien de Mareuil! Il avait déchiré l'enveloppe et il lut: «Mon cher et illustre maître, J'ai l'honneur de vous annoncer mes fiançailles avec Mlle Germaine Lepassereau ...» La surprise le fit s'arrêter. Il laissa retomber sa main en s'écriant: --Oh! ça, c'est extraordinaire!... --Quoi donc? demanda Henriette. Brévannes répliqua: --Mareuil qui se marie!... Henriette répéta avec stupeur: --Mareuil se marie?... Tu plaisantes? Mais sans attendre confirmation, elle se rua vers la salle à manger, où le reste de la bande achevait de savourer le café au lait, et ouvrant la porte, elle clama: --Arrivez tous!... Arrivez tous!... Grande nouvelle!... Ils entrèrent l'un après l'autre, traînant leurs pieds nus en des savates claquantes, des pantoufles aux semelles silencieuses--la chevelure dépeignée, la chemise mal close, dans le débraillé matinal. Brévannes grondait Henriette: --Tu es ridicule!... C'est stupide, ces hurlements! Et si je ne voulais pas le dire!... Si ça me déplaisait!... Enfin, cela me servira de leçon pour l'avenir ... Puis, s'adressant à l'auditoire: --Ce n'était vraiment pas la peine de vous déranger ... Voici! Je reçois de Mareuil une lettre où il m'informe de ses fiançailles ... Le Grand-Cob prit la parole: --Ah! ah!... Il se marie ... Et avec qui? --Avec une Mlle Lepassereau, la fille d'un banquier ... --Un beau mariage?... interrogea Charleval. --Je suppose! fit Brévannes ... Il me semble me souvenir que la banque Lepassereau est une assez grosse maison ... Gendrey observa: --Ah! il va bien, le jeune sentimental, le jeune charbonnier! Il ne perd pas la tête!... Il se débrouille! Il y eut une pause, et Labernerie questionna: --Est-ce que le père Lepassereau n'a pas eu une sale affaire, dans le temps ... une mine d'étain où on ne trouvait que des cailloux? Gendrey intervint de nouveau: --Oui, oui, parfaitement, l'année d'après la guerre ... On avait même commencé une instruction qui n'a pas abouti ... Mais c'est si ancien, cette affaire-là!... Il faut des mémoires comme les nôtres pour se la rappeler!... Aujourd'hui, M. Lepassereau est une des honorabilités du marché!... --En tout cas, prononça Charleval, en tout cas, voilà une maison où je n'irai pas souvent!... Ça sera rempli de snobs, de raseurs ... Ah! non! on n'y verra pas tous les jours ma tête!... --Sans compter, ajouta Labernerie, que ces gens-là vont rendre Mareuil encore plus poseur qu'il n'était, si possible ... Brévannes défendit son ami: --Vous avez tort!... Mareuil est un peu bizarre, mais c'est un garçon de beaucoup de talent, un très gentil garçon, très bon camarade!... Personne ne répondit. Ils avaient craché leur fiel. Ils se retirèrent. * * * * * Brévannes reprit sa lecture, tandis qu'Henriette, toute contrite, se coiffait devant une glace à trois pans, accrochée contre la fenêtre. Mareuil écrivait: «Mon cher et illustre maître, J'ai l'honneur de vous annoncer mes fiançailles avec Mlle Germaine Lepassereau, qui datent officiellement d'hier, sept heures du soir. Comment la chose s'est faite, j'imagine que vous ne tenez pas à le savoir en détail! Comme se font ces choses-là! Sous la pression des deux familles concertées et avec le concours bienveillant de ma nonchalance dans l'embarras. Extérieurement, d'ailleurs, je n'avais pas de répugnance contre ce mariage, qui se présentait dans des conditions mondaines satisfaisantes. La jeune fille possède un physique agréable, un de ces physiques qui honorent plutôt le mari. De plus, adroite musicienne, peinturlurant vaguement, et, en conversation, pas trop gauche. Des deux côtés fortunes à peu près égales. Un mariage enfin qui, du dehors, n'avait pas l'air d'une affaire. Cependant, au moral, j'avais des scrupules, je ne vous le cacherai pas. A coup sûr, pour un homme dans mon état d'épuisement de cœur, de délabrement sentimental, le mariage offrait de grands avantages. Quand on n'a plus en soi l'étoffe d'un amant, d'un de ces hardis et tenaces vouleurs qui savent assez désirer les dames pour les obtenir--le mariage, c'est l'amour facile, régulier, à domicile, c'est une femme suffisamment aimante et distinguée, vous appartenant en pleine possession--c'est, d'un mot, en bien des cas, la solution la plus grossière, mais aussi la plus simple qu'on ait inventée à ce problème d'avoir une femme--ce problème qui inquiète autant certains individus que celui de manger, de boire, de dormir. Seulement, d'autre part, je me demandais s'il était très loyal de me marier dans cet état--de me marier, sans aimer ma femme, avec la presque certitude que je ne l'aimerais jamais. Puis, finalement, j'ai réfléchi. Je me suis dit que--vu le monde où vit Mlle Lepassereau, vu les mœurs matrimoniales de son entourage,--l'espèce de tendresse que lui témoignerait un autre, en l'épousant, ne serait pas sensiblement supérieure à celle que je pourrais lui marquer moi-même; et j'ai décidé d'accepter. Du reste, je sens fort bien que je suis en mesure de faire un mari très convenable. Envers une femme qui n'aura pas contracté vis-à-vis de moi cette dette de s'être fait conquérir,--envers une femme de qui je n'exigerai pas qu'elle m'inspire ces élans de passion, cette fougue de sentiment que je désirais éprouver auprès d'une maîtresse--envers une femme avec qui je ne souhaiterai qu'un peu de dévouement réciproque et d'affection tranquille, je suis convaincu que j'aurai ce qu'il faut d'indulgence, de bonne grâce, de soins tendres, pour lui donner l'impression que je l'aime réellement. Et puis, les gens d'amour, il me semble que ce doit être comme les militaires; que même hors le service, même à la retraite, il leur demeure énormément des manières d'autrefois, dans la voix, dans le geste, dans les attitudes; et vous savez, mon cher ami, toute l'importance que cela a en amour, la diction, l'intonation, le côté matériel de ce qu'on dit. Tellement, que je me figure que Mme Mareuil ne sera pas trop malheureuse, certainement moins malheureuse que toute autre, avec le pauvre vanné que je suis--et aussi que d'être vanné à ma façon, cela vaut mieux pour elle que si je l'étais physiquement, comme le sont une foule d'épouseurs qui la menaçaient. Et, maintenant que je vous ai écrit pour moi, afin de me décharger de tous les raisonnements qui calmaient mes scrupules, mais un peu lourdement, tant qu'ils me pesaient dessus, un peu comme une sorte de cataplasme,--maintenant, que je vous écrive pour vous! Hein? Vous ne me jugiez pas si convaincu lors de notre dernière causerie? Vous ne songiez pas que je pensais tout ce que je vous contais de mes dégoûts, de mes tristesses, de mon découragement? C'était, à vos yeux, une affectation, une pose, ou encore l'erreur d'un homme trop jeune, inexpérimenté!... Eh bien! la preuve que je ne pouvais vous fournir à ce moment, vous l'avez à présent! Me voici rentré comme un infirme dans la vie familiale, renonçant comme un héros fourbu à l'existence d'aventures, à la recherche des intrigues, des liaisons passionnées, à tous ces plaisirs périlleux qui me paraissaient les meilleurs et pour lesquels je ne me trouve plus assez ingambe, assez valide;--me voici embourgeoisé, emmarié, résigné, par faiblesse, à des jours paisibles de travailleur et de propriétaire! Alors, vous ne doutez plus, j'espère. Vous me croyez aujourd'hui. Et vous voyez que ce que vous appelez la littérature, si ce n'est pas toujours la vérité, c'est quelquefois, c'est bien souvent la sincérité--la sincérité la plus sincère. Mais je ne veux pas triompher davantage, d'autant qu'il n'y a pas de quoi se vanter, en somme. Je vous écrirai prochainement pour vous aviser de l'époque du mariage, de l'époque de mon retour à Paris, de l'époque où je vous présenterai à ma fiancée, etc., etc. En acompte, des baisers camarades sur les joues de ces dames et mes deux mains dans les douze vôtres. GILBERT MAREUIL. _P. S._--Cette lettre n'étant pas destinée à la publicité, je vous serais reconnaissant de la détruire sitôt lue.» Brévannes, sa lecture achevée, eut un haussement d'épaules d'homme qui s'obstine, d'homme non persuadé. --En voilà des balivernes! grommela-t-il. En voilà des phrases! Henriette avait remarqué ce mouvement, dans la glace--entr'entendu ces mots dédaigneux. Elle saisit l'occasion de réparer sa gaffe en flagornant son noble maître: --Qu'est-ce qu'il écrit, ce Mareuil? fit-elle avec pitié ... Des gourderies, je parierais!... Dis, Chien-Vert, qu'est-ce qu'il écrit? --Rien pour les petites filles! bougonna le journaliste. Il avait déposé la lettre sur le rebord d'un large bougeoir de cuivre--en approchait une allumette. D'un coup, la feuille prit feu, flamba, toute rougeoyante; et Brévannes, accoudé au traversin, la regardait distraitement se tordre, se noircir, s'éteindre. FIN ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF 28 _bis_, Rue de Richelieu, Paris Collection grand in-18 à 3 fr. 50 le volume. ALLAIS (Alphonse).--A se tordre.--Le Parapluie de l'Escouade. BERGERAT (Emile).--Le Faublas malgré lui.--Le Viol.--Le Petit Moreau.--Le Chèque. BONNIÈRES (Robert de).--Mémoires d'Aujourd'hui (1re, 2e et 3e séries).--Les Monach.--Jeanne Avril.--Le Baiser de Maïna.--Le petit Margemont. Contes à la Reine. CAHU (Théodore).--Chez les Allemands.--Petits Potins militaires.--Pardonnée?--Second Mariage.--Un Cœur de Père.--Georges et Marguerite. CAPUS (Alfred).--Qui perd gagne.--Faux Départ.--Monsieur veut rire. CARETTE (Mme A.).--Souvenirs intimes de la Cour des Tuileries (1re, 2e et 3e sér.). CAROL (Jean).--L'Honneur est sauf (_Ouvr. cour. par l'Académie française._).--Le Portrait.--Réparation. CASE (Jules).--La Petite Zette.--Une Bourgeoise.--La Fille à Blanchard.--Bonnet Rouge.--Ame en Peine.--L'Amour artificiel.--Un jeune Ménage.--Promesses. CATULLE MENDÈS.--Les Boudoirs de Verre.--Pour les Belles Personnes.--L'Envers des Feuilles.--La Princesse nue.--Pour dire devant le monde.--Nouveaux Contes de Jadis. DELPIT (Albert).--Le Fils de Coralie. Le Mariage d'Odette.--La Marquise.--Le Père de Martial.--Les Amours cruelles.--Solange de Croix-Saint-Luc.--Mlle de Bressier.--Thérésine.--Disparu.--Passionnément.--Comme dans la Vie.--Toutes les deux.--Belle-Madame. DROZ (Gustave).--Autour d'une Source.--Babolain.--Le Cahier bleu de Mademoiselle Cibot.--L'Enfant.--Entre nous.--Les Étangs.--Monsieur, Madame et Bébé.--Tristesses et Sourires.--Une femme gênante.--Un Paquet de lettres. DROZ (Paul).--Lettres d'un Dragon. (_Ouvr. couronné par l'Acad. française._). FOUCHER (Paul).--Le Droit de l'Amant.--Monsieur Bienaimé.--«Fin Papa, ...» GAULOT (Paul).--Mlle de Poncin.--Le Mariage de Jules Lavernat.--L'Illustre Casaubon.--Un Complot sous la Terreur. (Ouvr. cour. par l'Acad. française.)--La Vérité sur l'expédition du Mexique, 3 vol. (_Ouvr. cour. par l'Acad. française._)--Un Ami de la Reine. HERMANT (Abel).--Les confidences d'une aïeule. HÉRISSON (Cte d').--Journal d'un Officier d'ordonnance.--Journal d'un Interprète en Chine.--Nouveau Journal d'un Officier d'ordonnance.--Journal de la Campagne d'Italie.--Un Drame royal.--Le Prince Impérial.--Les Girouettes Politiques. 2 vol. LEBLANC (Maurice).--Une Femme. LOCKROY (Ed.).--Ahmed le Boucher.--Une Mission en Vendée, 1793. MAËL (Pierre).--Mer Sauvage.--Charité.--Le Torpilleur 29.--L'Alcyone.--La Double Vue.--Gaîtés de bord.--Solitude.--Pilleur d'Epaves.--Honneur, Patrie.--Ce qu'elle voulait. MAIZEROY (René).--Bébé Million.--La Belle.--Cas passionnels.--La Fête. MAUPASSANT (Guy de).--Les Sœurs Rondoli.--Monsieur Parent.--Le Horla.--Pierre et Jean.--Clair de Lune.--La Main gauche.--Fort comme la mort.--La Vie errante.--Notre Cœur.--La Maison Tellier.--Mlle FiFi.--Une Vie.--La Paix du Menage. MIRBEAU (Octave).--Le Calvaire.--L'Abbé Jules. MONTJOYEUX.--Les Femmes de Paris.--La Vie qui parle. OHNET (G.).--Serge Panine. (_Ouvr. cour. par l'Acad. française._).--Le Maître de Forges.--La comtesse Sarah.--Lise Fleuron.--La Grande Marnière.--Les Dames de Croix-Mort.--Noir et Rose.--Volonté.--Le Docteur Rameau.--Dernier Amour.--L'Ame de Pierre.--Dette de Haine.--Nemrod et Cie.--Le Lendemain des Amours. OSWALD (François).--Jeu Mortel.--Le Trésor des Bacquancourt.--Mam'zelle Quinquina. PERRET (Paul).--Sœur Sainte-Agnès.--Les Filles Mauvoisin.--L'Amour et la Guerre. RAMEAU (Jean).--Fantasmagories.--Le Satyre.--Possédée d'amour.--Simple.--L'Amour d'Annette.--La Mascarade.--Mademoiselle Azur.--La Rose de Grenade. RENARD (Georges).--Un Exilé. RZEWUSKI (Cte St.).--Alfrédine.--Le Doute.--Le Jutiscier.--Déborah. SARCEY.--Le Mot et la Chose.--Souvenirs de Jeunesse.--Souvenirs d'Age mûr. SILVESTRE (Armand).--Les Farces de mon ami Jacques.--Les Malheurs du Commandant Laripète.--Les Veillées de Saint-Pantaléon. THEURIET (André).--La Maison des Deux Barbeaux.--Les Mauvais Menages.--Sauvageonne.--Michel Verneuil.--Eusèbe Lombard.--Au Paradis des Enfants. UCHARD (Mario).--Mon Oncle Barbassou.--Joconde Berthier.--Mademoiselle Blaisot.--Inès Parker.--La Buveuse de Perles.--L'Etoile de Jean.--Antoinette ma Cousine. ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY Corrections. La premiere ligne indique l'original, la seconde la correction: p. 16: empressée à ses affaires, le bouculait empressée à ses affaires, le bousculait p. 21: longue moutache blonde, de toute sa vaillance longue moustache blonde, de toute sa vaillance p. 43: dans la direcrection dans la direction p. 59: il parla mystérieurement d'une certaine il parla mystérieusement d'une certaine p. 65: Mareil vit passer Mareuil vit passer p. 85: Et au milieu de ces gas Et au milieu de ces gars p. 103: Il s'écriait à tout instani Il s'écriait à tout instant p. 144: Elle y revint le endemain Elle y revint le lendemain p. 168: ellle apprit à Gilbert elle apprit à Gilbert p. 180: il changait le rendez-vous il changeait le rendez-vous p. 195: qui ne s'adoucissait qu'en regargardant qui ne s'adoucissait qu'en regardant p. 238: Brévanne toucha Brévannes toucha p. 294: sur les coussins sins de la voiture sur les coussins de la voiture p. 308: St tu savais Si tu savais End of the Project Gutenberg EBook of La Cendre, by Fernand Vandérem *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CENDRE *** ***** This file should be named 52585-0.txt or 52585-0.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/5/2/5/8/52585/ Produced by Clarity, Eleni Christofaki and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. 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