The Project Gutenberg EBook of Jean-nu-pieds, Vol. I, by Albert Delpit This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Jean-nu-pieds, Vol. I chronique de 1832 Author: Albert Delpit Release Date: March 19, 2006 [EBook #18015] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JEAN-NU-PIEDS, VOL. I *** Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) JEAN-NU-PIEDS PAR ALBERT DELPIT TOME PREMIER PARIS E. DENTU, LIBRAIRE-ÉDITEUR 1876 A MON CHER GRAND MAÎTRE AUGUSTE MAQUET _Souvenir et gratitude pour les temps difficiles_ _ALBERT DELPIT_ Paris, 7 août 1875. PROLOGUE FIDÈLE! I DEUX CAVALIERS Vers la fin du mois de juillet de l'année 1830, deux cavaliers traversaient le village d'Ablon, situé à quinze kilomètres de Paris. Ils paraissaient avoir fourni une longue course, car leurs vêtements poudreux indiquaient de lointains voyageurs. Ce sont deux rudes hommes, et tels que l'imagination se représente les chevaliers d'autrefois, enfermés dans leurs puissantes armures. Le plus vieux, auquel on eût aisément donné plus de soixante-cinq ans, porte un sévère costume noir, passé de mode. Un manteau plié, à l'arrière de la selle, rappelle le bagage des officiers de cavalerie; le plus jeune est vêtu d'une simple jaquette grise, et se tient, par déférence, à une demi-longueur en arrière. Le premier s'appelle Huon-Anne, marquis de Kardigân. Il est propriétaire de plusieurs lieues carrées entre Guérande et Savenay. La second se nomme tout simplement Aubin Ploguen. Il est né sur les terres de Kardigân, et y mourra, si Dieu le veut. Le marquis avait quitté son château, en compagnie de Ploguen, pour aller embrasser ses quatre enfants: Louis, l'aîné, chef d'escadron dans la garde royale; le second, Philippe, élève à l'École Polytechnique; le troisième, Jean, qui, malgré ses vingt ans, est entré aux gardes-du-corps, et, enfin, Marianne, sa fille chérie, ravissante enfant de dix-sept ans, qu'il va chercher au couvent de la Vierge, rue Saint-Paul, pour en faire la joie et la consolation de ses vieux jours. Si le marquis de Kardigân est un de ces grands et robustes gentilshommes, comme en a enfantés la Bretagne, cette _terre de granit recouverte de chênes_, à coup sûr Aubin Ploguen résume à merveille en lui l'idée qu'on peut en faire de la force humaine. Au reste, la conversation qu'il eut avec son maître, en entrant au service de Kardigân, édifiera pleinement le lecteur sur ce personnage, l'un des principaux de notre récit. C'était vingt ans environ avant le commencement de cette histoire. Cibot Ploguen, au moment de mourir, avait supplié le marquis de Kardigân de prendre chez lui son fils Aubin. Cibot Ploguen, vétéran de toutes les chouanneries, avait sauvé plusieurs fois la vie du gentilhomme pendant leurs éternelles guerres contre les Bleus. Le marquis répondit seulement: --Tu peux mourir tranquille, mon gars, je t'engage ma parole. Et Cibot était mort tranquille. Le lendemain, M. de Kardigân fit venir Aubin Ploguen. --Ton père t'a donné à moi. --Je le sais, monsieur le marquis. --Quel âge as-tu? --Vingt ans. --Eh bien, tu feras chez moi ce que tu voudras. Tu chasseras ou tu pêcheras, tu laboureras... --Pardon, monsieur le marquis, je sais lire et écrire. Pourquoi monsieur le marquis ne me chargerait-il pas d'inspecter ses biens? --Diable! tu ferais la besogne de deux intendants, alors? --De quatre. C'est mon opinion. --Va, mon garçon! Peu à peu, le vieux gentilhomme s'aperçut d'une chose: c'est que si Aubin faisait la besogne de quatre intendants, en revanche, il ne le volait pas, ce à quoi un seul eût parfaitement suffi. Aussi, malgré la distance sociale qui les séparait, une sorte d'intimité et d'affection s'était lentement établie entre eux. Intimité et affection qui ne firent que s'augmenter quand, ses quatre enfants étant partis pour Paris, le marquis se retrouva seul. La marquise était morte en donnant le jour à Marianne. Mais revenons à la suite de la conversation que nous avons commencée: --Es-tu fort, mon gars? demanda M. de Kardigân, après avoir confié à Aubin la direction de ses domaines. --Assez... c'est mon opinion. --Donne-m'en une preuve. Aubin Ploguen aperçut une pièce de cinq francs en argent qui flânait sur la cheminée. Il la prit entre ses doigts, et sans aucun effort apparent la cassa tout net. --Bravo, mon gars! s'écria le gentilhomme émerveillé. --Peuh! j'ai fait mieux que ça, monsieur le marquis. --Bah! --Si monsieur le marquis veut atteler un cheval à une voiture, je me charge de traîner la voiture en arrière, malgré tous les efforts du cheval pour la traîner en avant. Pendant les vingt ans qui s'écoulèrent entre l'entrée du fils Ploguen au château et le moment où nous les trouvons au village d'Ablon, le marquis eut tant de preuves de cette force herculéenne, qu'il en était arrivé à y compter comme sur une chose naturelle. Un jour, une vieille église menaçant ruine, il dit au curé: --Je vous enverrai Aubin pour la soutenir pendant la messe! Si j'ajoute que le serviteur adorait son maître, et les enfants de son maître, avec l'admirable solidité des cœurs dévoués, le lecteur le connaîtra aussi bien que nous. Il n'avait qu'un défaut, c'était de dire souvent après ses réponses: --C'est mon opinion! Cependant, malgré l'étouffante chaleur qu'il faisait ce jour-là, sur la grande route, entre Ablon et Paris, les deux cavaliers pressaient leurs montures. On sentait qu'ils avaient hâte d'arriver. A trois heures de l'après-midi, ils approchaient des murs de la capitale. Il y avait bien dans l'air de sourdes rumeurs, mais le maître et le serviteur ne s'apercevaient de rien. Ils étaient tout entiers à leur causerie. --Aubin, mon gars, mon fils Louis est bien beau! --Et M. Jean? monsieur le marquis. --Tu aimes mieux Jean. C'est ton préféré, avoue-le. --Non, mais... c'est mon opinion. --Chère Marianne! Quel bonheur ce sera de la ramener à Kardigân. J'ai hâte de voir mon Philippe. --M. le vicomte est tout le portrait de monsieur le marquis. --Oui, mais Jean est celui de sa pauvre mère. Crois-tu qu'ils s'attendent à me voir? Avant qu'Aubin ait pu répondre, une formidable rumeur traversa l'air et vint frapper les oreilles des voyageurs. --As-tu entendu, Aubin? demanda le marquis. --Oui, monsieur. Mais comme le vieillard parlait de ses enfants, il devint indifférent aux choses extérieures. Cependant il devait évidemment se passer quelque chose dans Paris. --Chers enfants! murmura M. de Kardigân, je sens mon cœur battre à la pensée de les serrer dans mes bras! Sais-tu que voilà cinq ans que je ne les ai vus! Le service du roi avant tout. Ils seront heureux, n'ayant pas, comme moi, à vivre dans des temps de tourmente et de folie!... Une larme glissa sur la joue ridée du marquis. Mais il se redressa sur son cheval, comme s'il avait honte de ce moment de faiblesse. --Allons! un temps de galop, Aubin, mon gars; nous les reverrons plus tôt! Les deux chevaux, vigoureusement éperonnés, franchirent un kilomètre avec la rapidité de l'éclair. Tout à coup M. de Kardigân entendit à l'horizon un crépitement sourd et continu. --Holà, Aubin! écoute-moi cette musique-là, dit-il. Est-ce qu'on ne dirait pas d'une fusillade? --C'est mon opinion, monsieur le marquis. --Plus vite, alors, plus vite! Les deux cavaliers se lancèrent à fond de train dans la direction de Paris. Bientôt, la route présenta un aspect lugubre et terrible: on voyait passer des blessés sur des civières, et le bruit des coups de fusil, auxquels se mêlait de temps à autre la puissante voix du canon, domina les vociférations et les cris de désespoir. Ils entraient à ce moment dans Paris. En quelques minutes le faubourg fut traversé. A l'entrée de la rue Saint-Antoine, le marquis et Aubin s'arrêtèrent court en face d'une barricade qui leur coupait le chemin. Cette barricade était défendue par une trentaine d'ouvriers qui se battaient comme des lions, et attaquée avec non moins d'héroïsme, par le 17e de ligne. Les balles sifflaient autour du gentilhomme et du paysan. Mais ni l'un ni l'autre ne savaient ce que c'était que la peur. Ignorants des nouvelles politiques, ils ne comprenaient rien à ce qui se passait. Tout à coup, un groupe d'ouvriers aperçut les cavaliers. Aussitôt ils les entourèrent, et l'un d'eux appuyant son fusil sur la poitrine de M. de Kardigân, lui dit: --Citoyen, crie: Vive la République! Le vieux gentilhomme fit faire un bond terrible à son cheval. Aussitôt vingt fusils s'abattirent, prêts à le tuer. Mais le marquis avait fait un signe énergique à Aubin. Tous les deux enfoncèrent leurs éperons dans le ventre de leurs chevaux, qui sautèrent la barricade avec rage. Alors M. de Kardigân souleva son chapeau, et découvrant ses cheveux blancs, où se jouaient de lumineux rayons de soleil: --Vive le Roi! dit-il lentement. II LA PREMIÈRE JOURNÉE. Trente coups de fusil tirés par les révolutionnaires enveloppèrent les deux royalistes d'un épais nuage de poudre. Sur l'ordre des officiers, les soldats du 17e cessèrent leur feu. Quand cette fumée fut dissipée, les deux chevaux étaient tués, Aubin avait une balle dans le bras; mais le marquis demeurait intact. Le gentilhomme et le paysan jetèrent le même cri: --Un fusil! Dès lors l'attaque de la barricade recommença. Rien n'était changé, sinon que le 17e comptait deux soldats de plus. Quand vint le soir, les ouvriers étaient repoussés: vainqueurs et vaincus soignaient indistinctement les blessés, chacun de leur côté, sans s'occuper de savoir s'ils portaient un pantalon rouge, une blouse ou un paletot. Il sortait de la grande ville, accroupie dans le sang, ce grondement sourd, semblable aux rumeurs d'une colossale ruche d'abeilles; mais on sentait planer sur ces murailles silencieuses ce je ne sais quoi de lugubre que donnent les guerres civiles. Aubin Ploguen avait enveloppé son bras, soigneusement pansé, dans un foulard attaché à son cou. Sa blessure l'inquiétait à peu près autant qu'une piqûre d'épingle. Sombre, M. de Kardigân marchait dans la rue, les yeux sur le sol, où la lutte de la journée se lisait en lettres rouges. Il avait vu le 10 août auquel il avait échappé par miracle, et devinait que la royauté allait subir une rude secousse. --Souffres-tu, mon gars, demanda-t-il à son serviteur. --De quoi? monsieur le marquis. --De ta blessure. --Oh! non! --Alors pressons le pas, je veux embrasser mes trois fils. Je suis sûr que chacun d'eux, aujourd'hui, aura fait son devoir. Le lecteur a déjà compris que le vieux Breton était une de ces natures loyales, en qui la fidélité marche de pair avec la naissance. En 90, il était accouru à Paris se battre. Après l'assassinat de Louis XVI, il se refusa à émigrer, et gagna le Bocage, où il _chouanna_ jusqu'au consulat. Pendant l'empire, il resta dans son château, élevant ses enfants jusqu'à l'âge de dix ans, et les envoyant ensuite à Paris, pour leur faire achever leur éducation. Quand vint la première Restauration, il alla saluer le Roi et revint à Kardigân, n'ayant rien demandé. Après le retour de l'île d'Elbe, il partit pour Gand. En 1815, il reçut la croix de Saint-Louis, sans l'avoir sollicitée. Puis, pendant les quinze années de la Restauration, il demeura enfermé dans ses terres, agrandissant toujours sa fortune par l'agriculture et le travail. Intelligent, bon et doux, la devise de sa maison achevait de le peindre. Cette devise se composait d'un seul mot: _Fidèle!_ il est vrai que ce mot-là en vaut bien d'autres! Aussi avait-il ressenti une amère souffrance en assistant, dès son arrivée à Paris, au prélude d'une révolution. * * * * * Les deux hommes marchaient vite: le père avait hâte d'arriver auprès de ses enfants. Une voiture passait; le marquis l'arrêta. --A la caserne Babylone! dit-il. Le régiment de son fils aîné y tenait garnison. Il fallut une heure au cocher pour conduire le fiacre rue de Babylone. Paris se faisait désert. Cependant, par intervalles, on voyait passer, muettes et tristes, de longues files de soldats, sac au dos. En entrant dans la caserne, le marquis la trouva vide. On lui dit que le régiment, replié sur l'Arc-de-Triomphe, camperait probablement sur l'avenue de Neuilly ou aux Champs-Elysées. Les cuirassiers de la garde, où le comte de Kardigân était chef d'escadron, s'étaient battus toute la journée. Malgré sa force d'âme, le père frissonna, si le Breton resta impassible: il songea qu'il avait trois fils, soldats tous les trois... De la rue de Babylone à l'Arc-de-Triomphe, il fallut encore une heure. Enfin, ils arrivèrent. En effet, les cuirassiers campaient sur l'avenue de Neuilly. --Savez-vous où est le commandant de Kardigân? demanda le vieillard à un soldat qui passait. --Il est blessé, monsieur. --Blessé! --Oh! peu de chose, m'a-t-on dit. Le marquis respira. Son cœur était impressionné par de si tristes pressentiments qu'il craignait un malheur. --Où l'a-t-on transporté? --A l'hôpital de la Charité. Il fallut reprendre encore ce terrible voyage au milieu de la ville. Enfin, au bout de la troisième heure, la voiture s'arrêta, rue Jacob, devant la Charité. Une religieuse guida le marquis à travers une longue suite de dortoirs. A la porte d'une chambre, elle s'arrêta. --Entrez, monsieur, dit-elle. Pauvre père! Le comte Louis de Kardigân était blessé à mort: il avait reçu une balle en pleine poitrine; l'agonie était proche. --Louis! Louis! s'écria le marquis, qui croyait que son fils était peu dangereusement blessé. Le jeune homme resta immobile à cette voix qu'il avait tant aimée. --Hélas! monsieur, répondit la sœur qui veillait au chevet de l'officier, il ne peut plus nous entendre. --Il ne peut plus!... Le vieillard ne comprenait pas encore. Il est de ces vérités auxquelles il est si épouvantable de croire! --Il dort? demanda-t-il tout bas, comme s'il eût craint d'éveiller le blessé. Aubin Ploguen avait compris, lui, et pleurait silencieusement. Au même instant, le jeune homme eut un brusque tressaillement. Il se dressa à demi sur sa couche sanglante, puis il retomba immobile, déjà glacé. La religieuse fit un long signe de croix, comme pour accompagner d'une prière cette âme que Dieu venait de rappeler à lui. --Oui, il dort, reprit-elle... pour toujours! --Dieu! mon enfant! mon enf...! Le père chancela. Aubin Ploguen le retint dans ses bras. M. de Kardigân releva bientôt la tête. Il s'avança près du lit, et s'agenouilla: --Seigneur, dit-il, mon fils a rempli son devoir. Que ta volonté soit faite! Puis il déposa un long baiser sur le front du mort. Mais cet homme énergique était atteint au plus profond de son être, comme un arbre robuste auquel le bûcheron vient de porter un premier coup de cognée. Il resta anéanti dans sa douleur, les yeux fixés sur ce cadavre, se rappelant sans doute combien de souhaits, combien d'espérances avaient entouré celui qui gisait là, sur cet humble lit d'hôpital. Il regardait ce mâle et fier visage, où la mort avait mis son empreinte fatale, et dont les yeux, grands ouverts, immobiles, vitreux, ne pouvaient plus le voir... Alors il éclata en sanglots, et, saisissant la main du jeune homme, l'embrassa à plusieurs reprises. --Monsieur le marquis!... monsieur le marquis!... dit Aubin Ploguen d'une voix suppliante et coupée par les larmes. --J'embrasse la main qui a tenu l'épée! répliqua le vieillard avec un sourire navrant. La porte de la chambre s'ouvrit, un officier supérieur entra. C'était le colonel du régiment de cuirassiers. En apercevant M. de Kardigân, il sentit qu'il était en face du père. --Monsieur, dit-il, le commandant de Kardigân est mort en héros. Entouré d'assaillants, il a refusé de se rendre. Le père ne dit qu'un mot, un mot qui pour lui résumait tous les devoirs humains: --Fidèle! murmura-t-il en regardant son fils aîné. --Ma sœur, reprit-il, j'ai d'autres enfants, soldats eux aussi. Je veux les voir; dans la nuit je reviendrai. C'est à moi de veiller mon enfant. Aubin Ploguen fit un geste que le marquis comprit aussitôt. --Oui... oui... reste! Le serviteur s'assit au chevet du lit. Le maître, lui, se tenait debout, les bras croisés, abîmé dans sa souffrance. Il semblait qu'il n'eût pu s'arracher à ce douloureux spectacle. «L'homme qui souffre aime sa douleur,» a écrit un poëte. --Monsieur, dit le colonel, j'ai mon coupé à la porte. Voulez-vous me permettre de vous mener? --Il est bien tard... n'importe!... Veuillez me conduire au couvent de la Vierge, rue Saint-Paul, il me semble que cela me fera du bien d'embrasser ma fille... En effet, la nuit était fort avancée. Mais M. de Kardigân voulait faire éveiller sa fille, sa Marianne chérie. Cette dernière enfant était sa préférée, autant qu'un père peut avoir de préféré. En naissant, elle avait coûté la vie à sa femme, qu'il adorait. On s'attache aux siens en raison des douleurs qu'ils vous causent. Pendant que la voiture marchait lentement à travers les rues barricadées, le vieux Breton pleurait, la tête entre ses mains. --Pauvre Marianne! comme elle sera malheureuse! pensait-il. Le colonel souffrait de la souffrance de ce père frappé si douloureusement. Ah! si ceux qui font les guerres civiles savaient les deuils qu'ils jettent et les cœurs qu'ils brisent! La voiture s'arrêta rue Saint-Paul. Le couvent de la Vierge dressait sa muraille grise dans l'ombre. --Adieu, monsieur le marquis! dit le colonel d'une voix triste. --Ah! c'est la première fois que les baisers de ma fille ne pourront me consoler! murmura le gentilhomme en hochant sa tête blanchie... III LA SECONDE JOURNÉE Quand, le matin, avaient retenti les premiers coups de fusil, beaucoup de familles s'étaient effrayées à la pensée de voir leurs filles exposées à la révolution. En effet, le couvent de la Vierge est situé rue Saint-Paul, au milieu de la fournaise. Les mères s'étaient donc empressées de retirer les pauvres enfants et de les emmener chez elles. Marianne de Kardigân alla chez une de ses tantes, la chanoinesse de Riom. Aussi, quand le marquis la demanda au parloir, il lui fut répondu que depuis le matin elle n'était plus au couvent. La nuit était trop avancée pour que le gentilhomme pût se rendre chez madame de Riom; et, en même temps, le jour trop proche pour qu'il ne dût pas se résoudre à ne pas retourner à l'hôpital de la Charité. En effet, la circulation devenait de plus en plus difficile dans Paris. Les barricades sortaient de terre par enchantement; et les insurgés, comme s'ils eussent pressenti leur victoire, commençaient à interroger les passants, retenant ceux qui n'étaient pas de leur bord. Néanmoins M. de Kardigân se dirigea vers la rue de Varennes, en quittant le couvent de la Vierge. Des hommes armés montaient la garde au bout de chaque rue. La lutte s'annonçait comme devant être plus acharnée que celle de la veille. Mais nul ne songea à arrêter ce vieillard encore droit et ferme, malgré son cœur brisé, qui portait sur ses traits dévastés tout un poëme de désespoir. Le marquis marchait, l'œil fixe, la pensée immobile, comme ces Indiens concentrés dans une même idée. Il voulut d'abord remonter la rue Saint-Paul, gagner la rue du Loir et suivre le bord de la Seine. Mais il lui fallut renoncer à ce projet. Il dut passer par la place de la Bastille et prendre la ligne des boulevards. Le jour était levé. Des flots de soleil inondaient les pavés rougis. Les mines résolues annonçaient que le combat serait proche. M. de Kardigân arriva rue de Varennes vers huit heures du matin seulement. L'hôtel où demeurait madame de Riom était déjà ouvert. Il entra; des tentes élevées à la hâte encombraient la cour. Sous ces tentes étaient couchés des blessés, que soignaient deux femmes, la chanoinesse et sa nièce Marianne. La jeune fille aperçut son père et jeta ce joli petit cri des fillettes de dix-sept ans, qui rappelle le chant d'un oiseau. Le père ouvrit ses bras, et elle vint s'y précipiter avec bonheur. --O père, père chéri! --Ma pauvre enfant! Il y avait tant de douleur dans la voix du marquis, que Marianne, ignorant l'arrivée de son père, la veille, prit cette douleur pour de l'inquiétude. --Rassurez-vous, dit-elle, mes frères sont tous sains et saufs... Il frissonna. --Louis a reçu une égratignure... Vous savez que je l'adore, mon commandant! Et elle riait, ne se doutant pas qu'elle perçait le cœur de M. de Kardigân. --Quant à Philippe, un ordre du ministre défend aux élèves de l'École polytechnique de sortir. --Et Jean? --Il est venu nous voir hier au soir. --Marianne, dit le père, votre frère Louis a été tué. --Louis... tué!... La jeune fille tressaillit violemment et chancela. Mais c'était une vraie enfant de preux. Le ton rosé de sa figure fut remplacé par une pâleur mate; un cercle noir se forma autour de ses yeux. Elle alla au fond de la cour de l'hôtel s'agenouiller devant une madone en pierre, et pria. --Oh! mon pauvre père, comme vous devez souffrir! s'écria-t-elle en se relevant et en entourant de ses bras le cou du vieillard. Elle ne pensait pas à sa souffrance à elle. Cependant les heures marchaient. M. de Kardigân, rassuré sur le compte de ses enfants, voulait retourner à la Charité. Mais, au moment où il allait sortir de l'hôtel, une vive fusillade éclata dans la rue de Varennes. Le vieux Breton sentit l'odeur de la poudre et respira longuement, comme un cheval de bataille. Des soldats, enfermés dans la rue et bloqués par des insurgés trois fois plus nombreux, se défendaient avec acharnement. M. de Kardigân embrassa une dernière fois sa fille et se jeta dans la lutte. Un soldat frappé au front était tombé au milieu du trottoir, tenant encore son fusil dans sa main crispée. Il ramassa l'arme et se battit. L'hôpital improvisé de la chanoinesse de Riom s'encombrait rapidement. La bataille devenait de plus en plus sanglante. A chaque instant on apportait les blessés. Il vint même un moment où il ne resta plus une seule place vide dans la cour de l'hôtel. Alors madame de Riom fit jeter des matelas dans la rue même, sur lesquels on mettait les blessés. Il y eut, pendant ces trois funèbres journées, bien des dévouements ignorés, bien des sacrifices inconnus. Mais, parmi ces dévouements et ces sacrifices, il faut compter ceux de ces femmes qui n'hésitaient pas à braver la mort pour panser les malheureux qui tombaient. Marianne et sa tante allaient les relever sous la grêle des balles, trouvant de bonnes paroles et de doux encouragements pour ces infortunés. Le père, entre deux coups de feu, contemplait sa fille avec orgueil. Son sang parlait dans ce dévouement simple et sublime. Les heures passaient rapides. Tout à coup, celui qui dirigeait le mouvement des insurgés comprit qu'il était temps d'achever l'écrasement de cette poignée d'hommes. Des secours pouvaient leur arriver; il ordonna aux siens de faire une attaque générale. Dès lors, ce ne fut plus une bataille, mais un égorgement. L'histoire a consacré le souvenir de quelques-unes des atrocités qui y furent commises. A mesure qu'ils conquéraient une maison, les insurgés y entraient et poursuivaient à travers les étages les malheureux soldats. C'est dans cette rue de Varennes qu'on jeta par les fenêtres du cinquième étage des Suisses et des gardes-du-corps. Au milieu de ce tourbillon de fer, Marianne et madame de Riom étaient restées impassibles, continuant, sans reculer, leur œuvre pieuse. Tout à coup M. de Kardigân crut entendre sa fille jeter un cri déchirant. Il se retourna et l'aperçut, les genoux sur le sol, pâle, presque livide. Il se précipita en arrière, sans s'occuper des insurgés qui gagnaient du terrain. Marianne se releva péniblement; une balle venait de lui traverser le bras. Elle vint en chancelant se réfugier sur la poitrine de son père. La fière héroïne redevenait femme: la douleur refaisait d'elle une enfant. --Père! père! je souffre, murmura-t-elle en laissant pencher son front sur l'épaule du marquis. Au même instant, à trente mètres de là, un insurgé parut à la fenêtre d'une maison. --Ah! les femmes s'en mêlent! cria-t-il. Eh bien, attends un peu! Il abattit son fusil dans la direction de Marianne. M. de Kardigân voulut arracher au danger son bien-aimé fardeau. Mais il était trop tard. Marianne eut un tressaillement intérieur qui tendit son corps dans un spasme suprême... puis ses bras retombèrent inertes. --Père... père! balbutia-t-elle encore. Elle était morte. M. de Kardigân se jeta dans l'hôtel, et, là, déposa la pauvre enfant sur un de ces lits improvisés par sa généreuse charité. Puis lui-même, accablé par ce nouveau coup, perdit connaissance et s'évanouit. * * * * * La seconde journée s'acheva comme la première. Quel chemin de croix pour cet homme, qui venait à Paris pour embrasser ses enfants, et qui sur son chemin ne rencontrait que des tombes! Quand il revint à lui, la nuit--la seconde!--couvrait la ville. Le sentiment de la réalité, se réveillant en lui avec la douleur, lui rappela ces deux deuils qui l'écrasaient. On avait transporté Marianne dans la chambre de sa tante. Elle reposait sur le lit, revêtue encore de son uniforme de sœur de charité. M. de Kardigân, vieilli de cent ans, courbé en deux par l'angoisse et le désespoir, tenait sa tête cachée dans les draps du lit. La balle avait traversé le cœur. La jeune fille semblait dormir: son visage, laissé calme par ce grand repos de la mort, souriait encore. Le père regardait; ses yeux étaient secs. Il avait tant pleuré qu'il n'avait plus de larmes! --Elle aimait les fleurs... dit-il. Alors il alla péniblement, se traînant plutôt que marchant, vers une serre naturelle où croissaient, sous le chaud soleil de juillet, des plantes embaumées. Il fit une abondante moisson, qu'il jeta sur le lit, donnant à la pauvre morte aimée un linceul de clématites, de camélias et de roses. Puis il reprit sa prière. Quand madame de Riom, presque folle, eut recouvré un peu de raison, elle supplia son cousin de quitter cette chambre. --Ne soyez pas injuste, dit-elle; ceux qui ne sont plus doivent être aimés d'un amour égal. Louis attend! M. de Kardigân se rappela qu'un autre cadavre l'attendait, en effet. Il voulut s'éloigner; mais comme un aimant invincible l'attachait à ce lit; il se précipita sur le corps de Marianne, couvrant de larmes et de caresses ce front glacé. --Ah! mon Dieu, s'écria-t-il, qu'avait fait cette enfant pour que tu me la prisses! IV LA TROISIÈME JOURNÉE M. de Kardigân eut une idée pieuse pendant qu'il quittait sa fille morte pour aller retrouver son fils mort. Il voulut réunir dans la même tombe ces deux êtres, dont l'aîné n'avait pas vingt-six ans, comme ils avaient été réunis dans la vie. Aubin Ploguen était resté à la même place. --Lève-toi, mon gars, dit le marquis d'une voix sourde. Prends mon fils dans tes bras, et viens! Le directeur de l'hôpital voulut s'opposer à la volonté du gentilhomme. Mais celui-ci le regarda en disant: --Je suis le père, monsieur! Au reste, Aubin Ploguen avait déjà obéi. Le corps du jeune comte pesait à ses bras comme une plume à la main d'un enfant. Ce fut une marche lugubre à travers cette cité sombre et agitée. M. de Kardigân restait muet. --Mademoiselle Marianne se porte bien? monsieur le marquis, demanda le serviteur, qui croyait adoucir ainsi la plaie saignante de son maître. --Oui... bien... très-bien... elle repose. Puis il retomba dans ses pensées. Aubin ne connut l'affreuse vérité de cette réponse qu'en arrivant à l'hôtel de Riom. Il demeura tout tremblant devant cette terrible catastrophe qui, par deux fois, torturait ainsi le cœur du vieillard. Dieu est le souverain consolateur. Pas une plainte, pas une imprécation n'étaient sorties de ces cœurs loyaux et religieux. M. de Kardigân plaça côte à côte le frère et la sœur sur le même lit. Au jour levé, il commanda deux cercueils en chêne, où il renferma lui-même ces deux êtres, qu'il avait tant aimés. Les cercueils de chêne furent soudés ensuite dans des boîtes en plomb. Il trouvait une sorte de volupté âpre à remplir lui-même ces douloureuses fonctions. Puis, quand tout fut terminé: --Viens les venger, maintenant! dit-il. Les Mémoires de 1830 ont conservé le souvenir de deux hommes qui firent des merveilles d'énergie et de bravoure, pendant la troisième de ces journées maudites. Enfermés dans une maison du quai Voltaire, ils se battirent comme des furieux, seuls contre quatre cents insurgés. Exaspérés d'être décimés par ces deux héros, qui abattaient un homme à chaque coup, ceux-ci résolurent de mettre le feu à la maison. Mais les deux hommes ne cessèrent pas leurs meurtrières attaques. Des trous sanglants se faisaient dans la colonne révolutionnaire. Quand les flammes dominèrent le toit de la maison, la porte cochère, barricadée jusque-là, s'ouvrit, et ils s'élancèrent au dehors, portant, l'un une hache, l'autre une poutre enflammée, avec lesquelles ils se frayèrent un passage à travers des poitrines humaines. Ces deux hommes étaient le marquis de Kardigân et Aubin Ploguen. Un livre, publié en 1837, raconte ce fait unique. Toute la journée, les Bretons s'étaient battus. Quand ils eurent élevé un holocauste héroïque à ceux qui n'étaient plus, M. de Kardigân se dirigea, toujours suivi d'Aubin, vers la caserne de la Place, où les gardes-du-corps avaient leur poste. Naturellement les gardes-du-corps étaient à Saint-Cloud avec le roi. Pourtant on lui dit que M. le duc de Raguse, maréchal Marmont, ayant envoyé à M. de Salis, colonel commandant les Suisses, son aide de camp M. de Guise, M. de Salis avait expédié de son côté un officier des gardes-du-corps au maréchal. Cet officier devait coucher à la caserne, et ne repartir pour Saint-Cloud que le lendemain au soir. --Quel est son nom? demanda le marquis. --Le baron de Kardigân. C'était son fils en effet. Le Breton laissa Aubin Ploguen à la caserne, avec ordre d'annoncer à Jean son arrivée, mais de ne lui rien dire des deux catastrophes qui venaient de fondre sur la famille. Puis lui-même gagna l'École polytechnique. Il n'y arriva qu'à une heure avancée. --C'est le troisième de mes enfants que je vais voir, pensa le vieillard. Vais-je le trouver mort comme les autres? Il cherchait bien à se rassurer, en se disant que les élèves de l'École n'avaient pu désobéir à l'ordre du ministre qui les consignait. Mais il ne croyait plus qu'au malheur. Son cœur se serra quand il entra dans la cour de l'École. Elle paraissait vide; de temps à autre, un polytechnicien traversait le préau en courant, les vêtements déchirés, l'œil hagard. Un groupe d'hommes causait vivement dans un coin. Le marquis prêta l'oreille pour écouter ce qu'ils disaient. --Il est mort? demandait une voix. --Pas encore. --Où a-t-il été blessé? --D'un coup de baïonnette dans le ventre. --Mais est-ce sûr? --Très-sûr. C'est Charras et Lothon[1] qui ont apporté la nouvelle. En entendant ces quelques mots, le gentilhomme frissonna dans tout son être. Il fut obligé de se cramponner à la muraille pour ne pas tomber. Était-ce de son fils qu'on parlait? Allait-il perdre aussi celui-là, comme il avait déjà perdu les autres? Philippe après Marianne, comme Marianne après Louis! La justice de Dieu a ses bornes, pourtant. Il n'osa pas questionner... Il est de ces questions qu'on n'ose pas faire, tant on redoute la réponse. La cour de l'École, éclairée avec des torches, laissait quelques coins dans l'ombre. Là, s'était réfugié M. de Kardigân. Il y gagnait de n'être pas aperçu et de pouvoir entendre. La conversation continuait. --Comment les élèves ont-ils fait pour sortir? --Le général a voulu s'y opposer, mais ils l'ont presque renversé. --Est-ce le seul qui ait été tué? --Jusqu'à présent, on n'a pas d'autres nouvelles. Une demi-heure--un demi-siècle!--se passa, pendant laquelle le marquis de Kardigân passa par toutes les angoisses, par toutes les tortures. Enfin, il entendit bientôt un bruit de pas et des murmures à la porte de l'École. On apportait un mort sur une civière. Un manteau de cavalerie le recouvrait entièrement; quatre soldats faisant partie des régiments qui avaient trahi, la portaient. Sur le chemin de cette civière, à travers la cour, ceux qui étaient là se découvraient. Livide, M. de Kardigân se leva en chancelant, et regarda ce manteau qui cachait le visage du mort. Puis il marcha vers la civière et l'enleva brusquement. --Ah! ce n'est pas lui! dit-il. Ce cadavre était celui de l'élève Vanneau. Le père, si frappé, put encore trouver un peu de joie au fond de son cœur. Son fils était vivant, puisque nul autre que celui-là n'avait été tué. De nouveau, les bruits de pas et les murmures recommencèrent. Une vingtaine d'élèves rentraient, le fusil encore fumant sur l'épaule, ayant cet aspect sombre de gens qui se sont battus toute une journée. --Ah! j'aurai de ses nouvelles! murmura M. de Kardigân. Ceux qui étaient déjà dans la cour serrèrent la main des nouveaux venus. Le Breton s'avançait déjà pour les questionner sur son fils, quand une voix dit: --Eh bien, où est Philippe? --Il va venir, reprit une autre. Philippe! Il devait y avoir plusieurs Philippe à l'École. Pourquoi celui dont on prononçait le nom eût-il été le sien? Néanmoins son cœur battit... Tous ces jeunes gens venaient de faire cause commune avec la rébellion. Mais, dans la loyauté suprême de son âme, le marquis croyait qu'ils avaient lutté pour le roi. Ce gentilhomme de grande race n'eût jamais supposé qu'un uniforme français eût pactisé avec la révolution. Aussi, rassuré sur son fils, il se félicitait en lui-même de ce qu'un de ses enfants avait pu remplir son devoir sans être frappé. Oh! quelle ivresse pour lui de serrer son Philippe dans ses bras, encore chaud d'une lutte où il avait, sans le savoir, vengé son frère et vengé sa sœur! Philippe et Jean, c'était tout ce qui lui restait de sa famille. Un des professeurs de l'École aperçut enfin le vieillard, courbé et brisé. Il s'approcha de lui et lui demanda poliment s'il attendait quelqu'un. --Oui, monsieur, j'attends mon fils. --Philippe est un héros! continua le premier qui avait déjà parlé. --Combien Kardigân en a-t-il descendu? dit le second. Kardigân! Il ne s'était pas trompé. --On ne sait pas, reprit la même voix. Il s'est trouvé avec Lothon au Carrousel. Cela rappelait le 10 août, comme le raconte M. Thiers. Quand nous avons brisé la grille des Tuileries, Kardigân s'est jeté, en tête de la foule, sur les Suisses et y a fait une trouée. Puis nous sommes entrés aux Tuileries où la bataille a recommencé de chambre en chambre... C'était affreux. Sans Kardigân, qui a fait sauter la cervelle d'un Suisse, j'étais tué net... Aux premiers mots de celui qui parlait, le marquis avait frémi de joie, en entendant faire l'éloge de son fils. Puis il reçut un choc terrible, en comprenant que Philippe s'était battu contre le roi... En entendant la phrase de l'élève, il bondit, et s'élança dans le groupe: --Vous mentez! s'écria-t-il, mon fils n'est pas un traître! Vous mentez! mon fils n'est pas un assassin! Il a tiré l'épée pour le roi, pour son roi: je lui ai donné ma devise: Fidèle! Au milieu de la stupeur générale, où jeta cette exclamation furieuse, un jeune homme, très-beau de visage, de haute taille, à l'allure fière et décidée, entra dans la cour. C'était Philippe de Kardigân. --Allons, dit-il joyeusement, la bataille est finie... Vive la République! Alors le vieux gentilhomme pâlit comme si on venait de le frapper au visage. Il se redressa, et s'avançant vers son fils: --Misérable! dit-il... V LE PÈRE ET LE FILS Tous les assistants demeurèrent consternés. Ils comprirent qu'il allait se passer quelque chose de solennel entre ce père et ce fils, mis ainsi face à face... Tous les deux sortaient de la fournaise: le vieillard et le jeune homme avaient leurs habits déchirés par les mêmes balles, leurs visages souillés par la même poussière. Ils se regardaient... Philippe de Kardigân s'était demandé souvent ce que dirait son père quand il apprendrait que lui, vicomte de Kardigân, s'était mis du côté du peuple. Les élèves et les professeurs de l'École virent briller la croix de Saint-Louis sur la poitrine du gentilhomme, et devinèrent la signification de cette scène. Comme ils voulaient discrètement se retirer, le marquis se tourna à demi vers eux, pendant que Philippe restait muet, tremblant et le regard baissé; puis étendant son bras vers le jeune homme: --Moi, Huon-Anne, marquis de Kardigân, gentilhomme français, je vous maudis, vous qui avez commis cette traîtrise et cette honte, étant sorti de moi! Un frisson traversa ces groupes d'hommes comme une houle puissante. --Et maintenant que vous avez entendu la malédiction, messieurs, sortez ou demeurez, peu m'importe: je pars. --Mon père! s'écria Philippe d'une voix suppliante. --Je ne suis pas votre père!... --C'est moi qui vous implore, moi... votre fils... votre Philippe... --Je ne vous connais plus! Cette scène ne manquait pas d'une grandeur sauvage et poétique. Le ciel, illuminé d'étoiles, brillait au-dessus des acteurs du drame humain qui se jouait après le drame sanglant. La lueur fumeuse des torches prêtait des reflets rougeâtres à ces têtes impressionnées. Philippe pleurait... Les élèves et les professeurs se retirèrent. Le père et le fils étaient seuls. --Par pitié, monsieur, écoutez-moi, balbutia le jeune homme... Si vous saviez!... Je vous aime et je vous respecte... mais la vie a ses entraînements et ses volontés. Le serment que vous aviez fait à votre roi, nul ne me l'a imposé... --Assez! --Oh! écoutez-moi!... --Qu'auriez-vous à me dire? Vous êtes le seul félon qu'il y ait jamais eu dans ma famille! Je vous ai enseigné l'honneur; qu'avez-vous fait de votre honneur? Je vous ai enseigné la loyauté; qu'avez-vous fait de votre loyauté? Vous les avez flétris, souillés, déshonorés, quand ils n'étaient pas à vous, mais à ces aïeux dont vous venez, et vers qui je retourne! --Ah! vous êtes cruel! Vous m'avez envoyé à Paris... Est-ce ma faute à moi si je n'ai pas vu la vérité où vous la voyez? si je crois à d'autres dieux que ceux que vous adorez?... Mon père, je suis coupable peut-être, mais je ne suis pas un félon! Rendez-moi votre estime, au moins, si vous ne me pardonnez pas! --Je vous ai maudit! --Souvenez-vous de ma mère... de ma mère qui m'a porté dans ses flancs! Je suis votre sang, comme je suis son sang, votre chair, comme je suis sa chair... Faut-il que je me jette à vos genoux, que j'implore mon pardon... Vous voyez, je pleure, mon père!... Le marquis regardait son enfant. Un violent combat se livrait dans son âme. Cet homme éprouvé par des tortures si diverses, fléchissait sous le poids de tant de souffrances. Philippe le vit pâlir et chanceler. Il crut que son père cédait et pardonnait. --Demandez-moi tout, continua le jeune homme d'une voix tremblante, tout, excepté l'abjuration de mes croyances, et je vous jure que j'obéirai!... Aujourd'hui, mon père, je ne crois plus aux vérités que vous m'avez enseignées... Si vous aviez été là, je vous aurais tout avoué: le mensonge me révolte vous le savez bien! M. de Kardigân découvrit son visage qu'un moment il avait caché de ses mains. --Répondez-moi. Vous vous êtes battu? --Mon père... --Je veux que vous m'appreniez tout vous-même. Vous vous êtes battu? --Oui, monsieur. --Contre votre roi? --Oui, monsieur. --Vous avez tué quelques-uns de ses défenseurs? --Oui, monsieur. Philippe trembla, en prononçant cette réponse pour la troisième fois. --Eh bien, parmi ces défenseurs se trouvaient vos deux frères. Votre sœur, elle, s'est fait soldat! Soldat de l'héroïsme et de la charité. Que me répondriez-vous si je vous disais: On a tué ton frère! --Je répondrais: Je vais venger mon frère! --Et si je vous disais: On a tué ta sœur! --Je répondrais: Je vais venger ma sœur! --Ah! vous me répondriez cela, monsieur! Alors écoutez-moi. Ces hommes, dont vous étiez, ces hommes qui sont vos compagnons, vos amis, vos alliés, ont tué votre frère Louis, ont tué votre sœur Marianne! --Louis!... Marianne!... --Vengez-les donc, maintenant, si vous pouvez! Philippe tomba à genoux sur le sol. Il sanglotait. Enfin, il embrassa les genoux du vieillard: --Mon père, dites-moi que ce n'est pas vrai! Mon père, dites-moi que cette chose terrible n'a pas eu lieu... mon père!... Oh! mon Dieu!... --Depuis quand m'a-t-on vu mentir, moi? Laissez-moi passer: je n'ai plus rien à faire ici, maintenant! --Jean... Oh! parlez-moi de Jean... --Il vit... Adieu! --Non, ne partez pas encore... ne me quittez pas ainsi, désespéré, anéanti... --Adieu! --Il ne vous reste que deux de vos quatre enfants, et vous me tuez! --Vous vous trompez, monsieur. Il ne m'en reste plus qu'un... --Je serai donc à jamais chassé de votre cœur, moi, l'aîné de la maison! M. de Kardigân s'avançait déjà vers la porte du préau. A cette phrase de son fils, il s'arrêta et revint vers lui. --Vous avez bien fait de dire ce mot. J'allais oublier. Vous, l'aîné de ma race! Jamais! Je préférerais briser mon écusson et en arracher ma devise! Demain, vous m'écrirez que vous renoncez à votre droit d'aînesse. Je ne veux pas que le marquis de Kardigân soit un traître à sa famille et à son roi! Philippe redressa son front et répondit d'une voix douce, mais ferme: --Ce que vous ordonnez sera accompli, monsieur le marquis. J'ai embrassé vos genoux pour implorer mon pardon... vous êtes resté sans pitié. C'était votre droit. --C'était mon devoir! --Mais, quoi que vous ordonniez, j'obéirai! --Je vous défends de reparaître jamais à mes yeux... Je ne vivrai pas bien longtemps, d'ailleurs. Vous m'avez porté le dernier coup. Comme je ne veux pas qu'il y ait rien de commun entre mon fils unique et vous, je ferai deux parts de ma fortune. Vous hériterez de moi de mon vivant, car je suis mort pour vous, comme, pour moi, vous êtes mort. --Je ferai mieux, monsieur le marquis, dit Philippe avec une fierté triste. Je comprends ce que vous souffrez. Un Kardigân vous irrite dans les rangs du peuple? Je quitterai mon nom..., mais, en retour, laissez-moi vous adjurer une dernière fois... Oui, il y a des fatalités humaines; oui, c'est affreux de penser que j'étais avec ceux qui ont tué Louis... qui ont assassiné Marianne... Mon pauvre frère! lui si beau et si bon!... ma pauvre Marianne que j'aimais tant, et pour qui j'espérais tant de joies!... Il s'arrêta un instant. Puis il reprit plus bas: --Ah! c'est là mon châtiment, mon père! si vous pouviez lire dans mon cœur, vous y verriez un tel désespoir, que vous auriez pitié de moi!... M. de Kardigân fit un mouvement comme pour s'avancer vers Philippe. Mais il retomba dans son immobilité. --Eh bien! je n'hésite pas à vous obéir, continua le jeune homme. Tous vos ordres seront respectés, parce qu'ils viennent de vous. Mais ne laissez point peser sur mon front cette malédiction qui me tue... Tenez! ce n'est plus même le pardon que j'implore, c'est l'oubli. Je comprends qu'il est de ces traditions de fidélité qui ne doivent pas être brisées... Mais pensez que je perds le même jour mon père, mon frère et ma sœur!... Je reste orphelin et seul... L'émotion du marquis grandissait à cet appel déchirant qui frappait à son cœur. Il se disait que ce jeune homme était son enfant et qu'il pleurait. S'il l'eût trouvé orgueilleux devant lui, rebelle à sa volonté, peut-être fût-il resté implacable. --Mais au moins pitié pour le reste! acheva faiblement Philippe... Pardonnez-moi, mon père! L'oubli ne me suffirait plus! et n'enseignez pas à Jean à me haïr! M. de Kardigân était vaincu. --Mon Dieu, dit-il, ma parole a été plus rapide que mon cœur... Ne fais pas retomber ta colère sur la tête de cet enfant. Philippe s'était agenouillé. --Me permettez-vous d'assister au convoi de nos pauvres morts, mon père? --Non! --Oui... ils sont les victimes des miens. --Je pardonne, parce que vous n'êtes plus rien pour moi. J'accepte ce que vous m'avez offert. Vous quitterez votre nom. Les Kardigân ont toujours été fidèles! Il fit de nouveau quelques pas vers la porte. --Si je mourais, mon père, vous ne me laisseriez pas m'en aller sans un dernier adieu! Puisque je suis mort pour vous... que l'adieu soit le même! Le marquis regarda ce jeune visage, où les larmes avaient creusé leur sillon. Il eut pitié... Lentement, d'un geste noble et triste, il tendit sa main à Philippe, qui l'embrassa à plusieurs reprises. --Dieu vous garde! dit-il. Et il s'éloigna rapidement. VI FERNANDE On sait que M. de Salis, colonel des Suisses, avait envoyé Jean de Kardigân au maréchal Marmont. Le troisième fils du marquis étant le héros de ce roman, le lecteur nous permettra de faire, en quelques lignes, son portrait. Louis et Philippe tenaient de leur père. Jean, comme Marianne, ressemblait à sa mère. La forte race des Kardigân ne se retrouve pas dans cette frêle nature, presque féminine. La taille est moyenne. Les cheveux blonds couvrent un front où la pensée a mis son empreinte. C'est un adolescent de vingt ans, avec tout le charme et toute l'élégance d'une nature fine. Les yeux sont noirs, un peu trop enfoncés dans la tête pourtant. La lèvre rouge cache des dents très blanches. Les extrémités sont petites; une moustache et une royale blondes achèvent de donner à cette charmante figure une ressemblance frappante avec le portrait de Jean de l'Aigle, aïeul des Kardigân, qu'on peut voir à Versailles. Mais c'est une âme indomptable qui vit dans ce corps. Quand il était arrivé au régiment avec son allure un peu timide, Jean avait commencé par faire sourire ses camarades qui le surnommèrent en riant: Mademoiselle. Le premier qui s'avisa de dire en face ce mot au jeune homme, reçut en plein visage le gant du baron. Il s'appelait Aymond de Chelles. Le lendemain, ils se rencontrèrent au bois de Boulogne, dans une allée écartée. Aymond, grand et beau garçon, très fort, semblait ne devoir faire qu'une bouchée de son adversaire. De plus, il avait une réputation de tireur à l'épée qui en imposait aux plus résolus. Or, pendant les dix minutes que dura le combat, Jean joua avec l'épée de son adversaire comme l'eût fait un Saint-Georges. Quand il eut suffisamment montré sa force aux témoins stupéfaits, le jeune baron prit de tierce le fer de M. de Chelles et l'envoya sauter à dix pas. Irrité, celui-ci ne fit qu'un bond jusqu'à son épée, la ramassa, et se remit en garde. La seconde passe dura quelques instants. Aymond reçut un coup droit qui lui perça l'épaule de part en part. --Dis donc, camarade, la demoiselle est en acier! prononça Jean d'une voix vibrante. Ce fut le premier mouvement. Le second fut de relever avec douceur son compagnon d'armes blessé et de le panser lui-même. Or, le lendemain, Jean eut un second duel. Voici comment. Dans un bal au ministère de la guerre, le jour même, il entendit un jeune homme parler de cette rencontre en se moquant de M. de Chelles. Le garde-du-corps s'avança, et lui dit: --Monsieur, je suis le camarade de M. de Chelles, et je vous prie de parler de lui en d'autres termes. --Monsieur, j'en parle comme il me plaît. --C'est ce que nous verrons. --Quand vous voudrez. --J'allais vous le proposer. --Aimez-vous le bois de Vincennes? --Je ne le connais pas, riposta Jean, toujours avec le même sang-froid. --Voulez-vous me permettre de vous en faire les honneurs? --J'en serai très-flatté. --L'honneur sera tout pour moi... Etc., etc. Le résultat fut que le jeune homme, nommé Henry Delsarte, demeura stupéfait en voyant qu'il avait affaire au propre adversaire de celui qu'il attaquait. --Comment! vous défendez votre ennemi! s'écria-t-il. --Un homme n'est jamais mon ennemi, quand je me suis battu avec lui! répondit Jean. Le second duel ressembla au premier, avec cette différence que M. de Chelles avait eu l'épaule droite traversée, et que M. Delsarte reçut son coup à l'épaule gauche. Aymond apprit l'aventure, et devint l'inséparable de _«Mademoiselle.»_ --Au fond, j'abhorre le duel, dit le baron de Kardigân. Mais si je n'avais pas fait une bonne fois mes preuves, on ne m'aurait jamais laissé tranquille! Avec un pareil caractère, Jean n'avait pas tardé à être adoré de ses compagnons. Ils disaient de lui: --C'est le dernier chevalier. Et, en effet, le jeune homme était profondément chevaleresque. Or, le matin où nous faisons connaissance avec notre héros, il galope ventre à terre sur la route de Saint-Cloud à Paris. Il ignore encore les catastrophes qui se sont abattues sur sa famille. S'il est désespéré, c'est de la chute de cette royauté que, comme son père, il aime d'un ardent amour. Jean réfléchissait tout en courant. Il était si bien absorbé dans ses pensées, qu'il ne vit pas, à mesure qu'il s'approchait de Paris, des groupes d'hommes armés qui le regardaient passer d'un œil menaçant. On reconnaissait son uniforme royal. Jean ne s'aperçut de ces dispositions hostiles qu'en sortant de l'avenue de Neuilly, pour entrer dans une des rues qui, à cette époque-là, avoisinaient l'Arc de Triomphe. Il y fit juste autant d'attention qu'un lion à une meute de chiens aboyant après lui. Pourtant, dans une rue étroite, il se trouva cerné par dix ou douze hommes, le fusil à la main, qui arrêtèrent son cheval. --Holà! écartez-vous! s'écria le jeune officier, en mettant la main dans une de ses fontes. --On ne passe pas! --Bah! Et au nom de qui parlez-vous? Il sortit le pistolet de la fonte. --Au nom du peuple! --Au nom du roi, passage! dit lentement le baron de Kardigân. Un cri de colère lui répondit. Le vaincu bravait les vainqueurs. Les combattants de Juillet étaient trop rapprochés de lui pour qu'ils pussent faire feu. Mais l'un d'eux lança à Jean un violent coup de baïonnette. Celui-ci fit faire une volte rapide à son cheval qui reçut le coup. Il tomba sur ses deux jambes, livrant l'officier sans défense à ses ennemis. D'un bond Jean se dégagea. Il commença par décharger ses deux pistolets, puis, tirant son sabre, il se colla contre la porte d'une maison, afin de ne pas être pris par derrière. --Fusillons-le! dit un des hommes. --Chargez vos fusils! reprit un second, moi, je vais m'amuser à le larder de petits trous avec ma baïonnette. Heureusement, il n'eut pas le temps de _s'amuser_. Jean lui fendit la tête d'un revers de sabre. Mais il n'en était pas plus avancé. Déjà les fusils étaient chargés. --Portez armes! cria le chef des révolutionnaires. Jean appuya sa main crispée, tâtant la serrure, contre la porte placée derrière lui. Elle était fermée. --En joue!... Au même instant, le jeune baron se sentit tomber à la renverse. La porte venait de s'ouvrir brusquement. --Feu! ordonna le chef. Les sept balles trouèrent le bois. La porte se referma. Jean était sauvé... Sans écouter les cris de rage de ses ennemis, sans s'occuper des coups de crosse qu'ils frappaient, il allait s'élancer dans la maison, quand une douce main prit la sienne, et une voix émue lui dit: --Chut! venez! Alors il comprit que ce chemin de salut lui avait été ouvert par celle qui lui parlait ainsi. Il regarda... Imaginez-vous la Juliette de Shakespeare, avec ses longs cheveux bruns, ses yeux bleus et son front pâle. C'était en effet la plus adorable créature que jamais poëte ait pu rêver ou peindre. Tout entier à son admiration, Jean ne s'était pas aperçu que son inconnue le conduisait à travers un large escalier, et le faisait entrer dans une délicieuse chambre de jeune fille. --Restez là! et ne bougez pas, dit-elle. Elle l'enferma à clef et redescendit. Aussitôt elle ouvrit la porte cochère. --Que voulez-vous? demanda-t-elle aux hommes qui se présentèrent. --Un brigand qui est entré ici. --Es-tu une bonne citoyenne, au moins? Un vieillard, haut de taille, vert et solide, parut, attiré par le bruit. --Que se passe-t-il? Je suis le citoyen Grégoire, chef de section, dit-il. A ce nom, le chef révolutionnaire se découvrit. --Oui, vous êtes un bon, vous, citoyen! Nous cherchons un brigand qui est entré dans cette maison. --Un brigand? --Oui, un garde du roi. Le vieillard se mit à rire. --Bon gibier pour vous, grommela-t-il d'un air féroce. Cherchez, mes enfants. --Pardon, excuse, citoyenne, reprit le chef, mais l'avez-vous vu cet assassin? --Non, j'étais dans ma chambre. --Vous n'avez rien entendu? --Si, j'ai entendu des bruits de pas rapides dans l'allée qui mène au jardin. Mais je ne m'en suis pas inquiétée, parce que j'ai cru que c'était une personne de la section qui venait parler à mon père. --Eh bien! si vous le permettez, mademoiselle, continua le chef, impressionné comme ses compagnons par la souveraine beauté de la jeune fille, nous allons chercher. --Faites! dit-elle froidement. Et, bien qu'une angoisse violente l'eût saisie au cœur, elle resta impassible. La maison du sieur Grégoire se composait d'un rez-de-chaussée, d'un premier et d'un second étage. On visita d'abord le rez-de-chaussée. Naturellement, on n'y trouva rien. Pourtant, pour pousser l'enquête jusqu'au bout et n'avoir rien à se reprocher, le chef ouvrit les armoires avec soin. Grégoire et même la jeune fille les aidèrent dans cette perquisition. Ensuite il passa au second étage, toujours suivi de ses hommes, moins un, laissé de faction en bas. La jeune fille frissonna. Pourtant elle réfléchit qu'ayant dit être dans sa chambre, on n'aurait pas l'idée d'y entrer. Par hasard, ce fut la dernière qu'on visita. Toutes étaient vides. L'un des hommes aperçut cette porte fermée, quand les autres étaient ouvertes: --Tiens! nous n'avons pas encore fouillé celle-là, dit-il. --Eh bien! entrez-y, dit Grégoire... Jean n'avait rien entendu de ce qui se disait. Seulement le bruit de la perquisition l'avertissait du danger. Quand Grégoire dit: --Eh bien, entrez-y... Il comprit que tout était fini, qu'il allait être découvert et qu'il ne lui restait plus qu'à vendre chèrement sa vie. Pourquoi, quand sa pensée embrassa tous ceux qu'il aimait, donna-t-il un regard à cette jeune fille qu'il n'avait fait qu'entrevoir un instant? Il entendit distinctement ce qui se passa. Après l'autorisation du citoyen Grégoire, le chef des révolutionnaires s'apprêtait à ouvrir la porte. Elle était fermée. --Enfoncez-la, dit une voix. Mais la jeune fille se jeta en travers. --Vous n'entrerez pas! prononça-t-elle d'une voix ferme. Un murmure d'étonnement accueillit ces paroles. Le père lui-même ne comprenait pas. --J'ai la clef, reprit-elle, mais je ne vous la donnerai pas. C'est ma chambre... Nul n'y entrera... Elle dit cette phrase d'un air tellement pudique, avec tant de chasteté révoltée, que ces rudes hommes qui venaient de se battre avec fureur restèrent émus devant cette noblesse de la beauté et de l'innocence. C'étaient des ouvriers. La plupart d'entre eux, tous travailleurs, avaient pris le fusil pour un principe faux, égarés par les discours de ces gens qui savent soulever le peuple, et, quand ils l'ont soulevé, le laissent mourir, pendant qu'ils se cachent prudemment. Ceux-là étaient braves: ils devaient être bons. Le peuple est comme l'Océan. Il en a les rages cruelles et les apaisements imprévus. Puis la tête radieuse de la jeune fille les impressionnait. Le chef s'inclina devant elle. --Mademoiselle, dit-il, nous ne pouvons pas soupçonner de royalisme la fille du citoyen Grégoire... Un bruit léger se fit entendre dans la chambre. Elle pâlit. Mais l'ouvrier continua. --Nous nous retirons. Excusez-nous de vous avoir dérangés. Holà! les amis, redescendons, cria-t-il. La petite troupe, Grégoire en tête, redescendit. L'ouvrier qui avait parlé était en queue. Il revint auprès de mademoiselle Grégoire qui demeurait debout contre la porte, les bras étendus. --Il est là, murmura-t-il à son oreille. Vous voulez sauver un homme... Peut-être avez-vous tort... mais il sera fait comme vous le désirez. Ne dites pas non! J'ai entendu tout à l'heure... Faites-le changer de vêtements, et qu'il s'enfuie par le jardin. Adieu! Elle resta émue devant cet acte de générosité si simplement accompli. --Voulez-vous me donner la main, monsieur? dit-elle à l'ouvrier, les yeux humides, je suis des vôtres, vous le savez... mais, je l'ai vu jeune... et j'ai pensé à ceux qu'il aimait. Le chef embrassa légèrement la blanche et fine main qu'on lui tendait. --Si vous avez besoin de Jérôme Hévrard, reprit-il, appelez-le. Je suis ouvrier sellier et je demeure rue Saint-Honoré, n° 117. --Merci. Quand le bruit des pas eut disparu dans l'escalier et qu'elle se vit bien seule, elle tira la clef de sa poche et l'introduisit dans la serrure. Le danger était passé. Pourquoi tremblait-elle? C'est qu'elle allait se trouver seule dans sa chambre avec un jeune homme. Mais ce n'était pas une nature frêle. Le sang rouge du Franc coulait dans ses veines. Elle rentra et ferma la porte. Jean se fût cru un misérable d'adresser un seul mot de galanterie à celle qui venait de le sauver. Puis, avec cette seconde vue du cœur que possèdent les créatures fines et distinguées, il devinait que la pudeur de la jeune fille avait besoin d'être rassurée. --Mademoiselle, dit-il, j'ai tout entendu. Elle rougit. --J'ai une sœur qui vous ressemble; voulez-vous me dire votre nom? Elle priera pour vous. --Je m'appelle Fernande Grégoire. Il mit un genou en terre. --Mademoiselle, reprit Jean, avec son beau et fier sourire, je ne sais pas quel avenir Dieu me garde; en des temps comme ceux-ci, la vie humaine est si peu de chose! mais laissez-moi vous dire que je n'oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi, et que je vous respecte comme si vous étiez ma femme ou ma sœur. La noble phrase du jeune homme rassura Fernande. Puis, il lui suffisait de le regarder pour qu'elle comprît qu'elle ne courait aucun danger avec lui. --Je suis le baron Jean de Kardigân. Si cet ouvrier, qui s'appelle Jérôme Hévrard, a besoin de moi jamais, faites-moi signe. Lui aussi a été généreux. --Pourquoi veniez-vous à Paris, monsieur, quand vous y saviez votre vie menacée? --Le devoir, mademoiselle. --Si l'on vous avait tué? --J'aurais été pleuré. --Oh! vous me faites frissonner. --Je n'ai pas encore accompli ma mission. Il faut que je parte. --Maintenant, c'est impossible! --Il le faut! --Mais c'est impossible, vous dis-je! --Il le faut! --Eh bien! moi, monsieur, je ne vous le permettrai pas. D'abord, il faut que vous changiez de vêtements. Ensuite, vous ne pouvez fuir que par le jardin. Or, la chambre de mon père donne vue sur les allées. Il vous apercevrait... --Mais il faut que je parte, cependant! --Attendez, mon père sortira dans une heure, après déjeuner, pour se rendre à sa section. --Une heure... Jean pâlit beaucoup en prononçant ces deux mots. Un léger filet de sang parut sur le revers de son uniforme troué. --Dieu! êtes-vous blessé? --Oh! rien, mademoiselle... --Je vous en supplie, monsieur! --Ce doit être une égratignure; quand, dans la rue, j'ai dû me défendre contre les coups de baïonnette de ces enragés, il m'a bien semblé... Mais Fernande n'écoutait plus. Sans s'occuper du plus ou moins de convenance de ce qu'elle faisait, elle déchira la manche de l'uniforme, après l'avoir entamée avec des ciseaux. Ce n'était qu'une égratignure. Une pointe de baïonnette avait percé le gras du bras de deux centimètres. Le sang coulait un peu. Elle ouvrit son armoire, et prit deux mouchoirs. Puis elle lava la blessure avec un mélange d'eau et d'arnica. Jean la regardait, et une émotion charmante s'emparait de lui. Il admirait l'élégance innée, la beauté souveraine de cette jeune fille qui entrait si brusquement dans sa vie. Mais il ne voulut rien laisser voir de ce qu'il ressentait. Il eût considéré comme une infamie de troubler ce jeune cœur. Rougissante, elle attacha la compresse improvisée sur le bras du baron. Puis, quand le pansement fut terminé, elle s'éloigna instinctivement de quelques pas. --Je vous quitte, monsieur, dit-elle. Sur votre âme, ne parlez pas et ne bougez pas... Elle disparut, laissant la chambre remplie du parfum idéal que semblent posséder la jeunesse et la beauté. * * * * * Resté seul, Jean regarda autour de lui. C'était bien la chambre de jeune fille, élégante et chaste. Dans un coin, à gauche, le lit virginal entouré de ses rideaux blancs, qui le cachaient entièrement. A la muraille, un grand Christ d'ivoire pleurant sur sa croix blanche. Le citoyen Grégoire ne devait pas empêcher sa fille d'être pieuse. Une gravure représentait la première entrevue de Roméo et de Juliette, au bal des Montaigus. Avait-on dit à Fernande qu'elle ressemblait à l'héroïne de Shakespeare? * * * * * Jean ne pouvait détacher ses regards de ces objets qui parlaient si éloquemment à son esprit. Le charme pénétrant, qui se dégage des choses matérielles, quand elles ont un sens pour l'âme et pour le cœur, le gagnait lentement... Il rêvait... sans s'apercevoir que l'heure passait, rapide. Il n'entendit même pas la robe de la jeune fille qui frôlait le mur du corridor. Elle entra, rieuse, apportant un plateau. --J'ai pensé que vous auriez faim peut-être, dit-elle avec gaieté. C'était la fin du rêve. Le prosaïsme de la vie reparaissait. Jean fit honneur au déjeuner en homme de vingt ans, qui est à jeun et qui a faim. --Maintenant, déguisez-vous, dit-elle. Le baron de Kardigân secoua la tête. --Non. Mon uniforme est mon drapeau. Je ne le cacherai pas! --Je vous en supplie... --N'insistez pas. Un regard de Fernande obtint une concession. D'autant plus que Jean réfléchit que, peut-être, s'il ne quittait pas son uniforme, il n'accomplirait pas sa mission. Il se contenta de retirer la veste d'ordonnance, et de la remplacer par un paletot noir. De même, il quitta le shako pour un chapeau vulgaire. --Maintenant, suivez-moi, reprit Fernande, mon père est sorti, et j'ai éloigné ceux qui nous servent. Elle le conduisit dans l'escalier et à travers le jardin. Par cette superbe matinée d'été, une brise douce les enveloppait. Les fleurs brillaient, les oiseaux chantaient. Au moment de se séparer, ils se regardèrent, inconsciemment, émus et troublés... Chacun d'eux emportait avec lui le cœur de l'autre. VII DÉPART Jean de Kardigân apprit, sur le soir, l'arrivée de son père à Paris. Son premier mouvement fut une joie profonde. Il adorait le vieillard, et sa tendresse n'avait d'égale que son respect pour lui. Il trouva Aubin Ploguen à la Place. Nous savons, en effet, que le marquis l'y avait laissé. Le Breton avait un faible pour Jean. Le jeune homme comprit, au premier regard jeté sur le fidèle serviteur, que quelque chose de grave, de terrible, peut-être s'était passé. Il voulut interroger Aubin; mais celui-ci ne répondit que vaguement. Son maître ne lui avait-il pas recommandé le silence? --Où est mon père? dit Jean. --A l'École polytechnique, monsieur. --Il ne tardera pas à revenir? --En effet... c'est mon opinion. Jean ne put jamais tirer autre chose d'Aubin Ploguen. Ils attendirent ainsi de longues heures. Le baron de Kardigân avait le cœur serré par de vagues épouvantes, quand il contemplait le visage attristé du Breton. On y lisait de sombres angoisses. Pour détourner son esprit des idées noires, il le reporta sur cet ange qui lui était apparu le matin, à une heure de danger mortel. Sans qu'il s'en doutât, l'image de Fernande restait gravée en lui. Il revoyait son beau visage, ses yeux purs et rayonnants. Se rendait-il compte, seulement, du lent travail qui se faisait en lui? Non: quand l'amour vrai, c'est-à-dire l'amour chaste et sincère naît dans une âme humaine, cette âme ne le sent pas: elle le devine. Vers une heure du matin, le marquis arriva. Jean chassa loin de lui toute pensée importune et courut se jeter dans les bras du vieillard. Il lui sembla que son père l'embrassait avec plus de tendresse que d'habitude. Mais il hésita avant d'avoir le courage de l'interroger. La figure dévastée, presque livide, du marquis, parlait. --Mon père, qu'avez-vous? s'écria-t-il avec angoisse. --_Monsieur le comte_, répondit le marquis, vous êtes le seul enfant que Dieu m'ait laissé. --Le seul enfant? Ciel! que voulez-vous dire, mon père? --Hélas! --Mon frère Louis? --Il est tué! --Ma sœur Marianne? --Elle est tuée! --Mon frère Philippe? --Il est mort!... Jean ne comprit pas d'abord le sens affreux de cette réponse impitoyable. Cette nouvelle le terrifiait, le désespérait. Il cacha sa tête dans ses mains et pleura. --Pleure, pleure, enfant bien-aimé, murmura le vieillard en serrant son dernier-né sur sa poitrine; pleure, car Dieu te garde sans doute de rudes épreuves! --Ah! je vous aimerai pour nous tous, dit Jean en embrassant son père. Comment Louis et Marianne ont-ils été tués? --En défendant le roi. --Comment Philippe a-t-il été tué? --Je n'ai pas dit que votre frère Philippe eût été tué. --Mon père... --J'ai dit qu'il était mort. --Je ne vous comprends pas. --Mon fils, pour la première fois, depuis que notre aïeul Kardigân mourut à Saint-Jean-d'Acre, notre devise _fidèle_ a reçu un sanglant démenti. Celui qui était votre frère a trahi son nom, a trahi sa cause, a trahi son roi! Je l'ai chassé de ma famille, et désormais j'entends qu'il n'existe plus ni pour vous ni pour moi. Jean connaissait son père; il connaissait l'implacabilité de cette nature loyale quand elle se trouvait placée en face de son devoir. Rien ne le ferait plier. Il courba le front sous cet arrêt, pleurant tout bas ces morts qui lui brisaient le cœur, cette trahison qui le laissait seul. --Venez, dit M. de Kardigân. Et les trois hommes allèrent passer le reste de la nuit auprès des cercueils de Louis et de Marianne. Le lendemain, l'enterrement eut lieu. C'était en vérité quelque chose de navrant que ces deux convois blancs qui marchaient lentement dans la rue. M. de Kardigân, Jean et Aubin Ploguen suivaient, tête nue; derrière eux, quelques parents éloignés, les seuls qu'on eût pu prévenir par ce temps troublé. Sur les draperies blanches qui couvraient le cercueil de Louis brillait le ruban rouge de la Légion d'honneur; sur celui de Marianne, les mains pieuses du père et du frère avaient jeté de belles fleurs... ces fleurs que la jeune fille aimait tant. Les passants regardaient émus. --Qui est-ce? demandait-on. --Un père et un frère qui conduisent leurs chers aimés au tombeau! --Tués, tous les deux? --Tués, l'officier et la fille! Et on se découvrait sur le passage de cette grande douleur qui arrachait des larmes à tous. Jean portait son uniforme de garde-du-corps. Le peuple ne grondait plus en le voyant. Que sont les haines politiques en face de pareils deuils? La cérémonie fut courte et silencieuse. Une chaise de poste et deux chevaux sellés attendaient à la porte. Le marquis y monta, après avoir fait placer les deux cercueils dans la voiture. Jean et Aubin Ploguen sautèrent en selle. Le duc d'Angoulême ayant accordé un congé au baron pour rendre les derniers devoirs à ceux qu'il avait perdus, Jean était libre d'accompagner son père à Kardigân. On comprend combien fut triste un voyage accompli dans de pareilles conditions. La seule joie du jeune homme était d'apercevoir à travers les portières de la voiture la tête pensive de son père. Ils arrivèrent à Kardigân par une belle matinée du mois d'avril. L'inhumation eut lieu dans le cimetière de la famille. Puis tous les deux reprirent leur vie d'autrefois, quand Jean n'était pas encore parti pour Paris. M. de Kardigân se courbait tous les jours de plus en plus. Sa tête blanche prenait des teintes verdâtres, par instants, qui inquiétaient la tendre sollicitude de son fils. Aubin Ploguen lui-même restait muet. On sentait qu'un vent de désolation soufflait sur cette maison naguère si fortunée, si enviée. Un matin, Jean reçut une lettre de Paris. Il tressaillit en reconnaissant l'écriture de Philippe. La lettre était déchirante. Philippe avait consenti à perdre son nom, mais il ne consentait pas à perdre l'affection du vieillard. Il suppliait Jean d'obtenir son pardon, d'implorer pour lui. Le jeune homme se sentit remué jusqu'au fond de l'âme en lisant ces lignes, où Philippe lui peignait sa souffrance. Il entra dans la chambre de son père. M. de Kardigân, accoudé à sa table de travail, contemplait les portraits de ses deux enfants qui n'étaient plus. Jean crut l'heure favorable. Il s'avança près de lui. --Vous avez à me parler, mon fils? demanda le marquis en relevant le front. --Lisez, mon père. M. de Kardigân prit la lettre; mais dès qu'il eut reconnu l'écriture, il la déchira et en jeta froidement les morceaux au vent. --Père! père! il souffre et demande pardon! --De qui me parlez-vous? --De mon frère, de Philippe, de votre fils. --Ce n'est pas votre frère, et ce n'est pas mon fils, ne l'oubliez pas! --Monsieur le marquis, ayez pitié. --Celui pour lequel vous m'implorez est mort: je vous l'ai déjà dit. La voix du vieillard était nette et inflexible. Jean comprit qu'il serait inutile d'insister davantage. Il se retira et raconta à son frère ce qui s'était passé. Il le blâmait, lui aussi; mais il était jeune, et l'âge ne lui avait pas donné cette rigidité de conscience qui rendait le marquis impassible dans ses volontés. Le soir, M. de Kardigân lui dit: --Jean, vous allez me jurer de ne jamais lire une lettre comme celle de ce matin, et de n'y jamais répondre sans ma permission. --Vous le voulez? --Je le veux. --Soit. Je vous le jure, mon père. --Bien, mon enfant. Quelques jours se passèrent encore. Enfin, Jean vit, un matin, à son réveil, les équipages du marquis qui attendaient dans la cour du château. Au même instant, son père entra dans sa chambre en costume de voyage. --J'aurais voulu te prévenir plus tôt, mon enfant, dit celui-ci, mais je n'ai reçu la nouvelle que cette nuit. --Nous partons? --Oui. --Quand? --Dans deux heures. Jean se hâta de faire ses derniers préparatifs. En vérité, sa vie était si pleine d'événements depuis la révolution de Juillet, qu'il ne s'étonnait plus de ce qui pouvait y survenir d'imprévu. Aubin Ploguen restait au château. L'affection qu'il portait à Jean avait doublé. Il sentait que la fin du marquis était proche, et que le comte resterait seul, n'ayant plus que lui. --Ne trouvez-vous pas M. de Kardigân bien changé? lui demandait une fois le curé du bourg. --Oh! oui... c'est mon opinion. Le père et le fils montèrent à cheval. --Où allons-nous, monsieur? demanda Jean à son père, au moment où ils passaient sous la verte allée du parc. --Mon fils, nous allons saluer le roi de France. Il est bon de renouveler son serment de fidélité aux souverains qui partent en exil... VIII LE SERMENT Charles X s'embarquait à Cherbourg. M. de Kardigân et son fils gagnèrent Savenay et arrivèrent à Rennes par Redon. A Rennes, deux routes les conduisaient à Cherbourg: l'une suit le littoral de la mer, à l'extrémité ouest de la presqu'île de Cotentin; l'autre, la plus courte, passe à Avranches, à Pont-l'Abbé et à Valognes. C'est celle-ci que prirent les voyageurs. Le roi était annoncé quand ils entrèrent dans la ville. Le lendemain, en effet, le bâtiment sur lequel devait s'embarquer Charles X attendait en rade. Il y a une chose qu'on n'a pas assez dite: c'est la profonde différence qui existe entre le départ de Charles X et celui de Louis-Philippe. L'un fut un voyage, l'autre une fuite. Le chef de la Maison de Bourbon quittait la France, entouré des siens, escorté de ses fidèles; le chef de la famille d'Orléans la quitta en se cachant. Le marquis et Jean étaient des premiers sur la jetée, quelques heures avant l'embarquement. Quand le roi parut, M. de Kardigân s'avança respectueusement au-devant de lui. Le souverain connaissait son serviteur. Il eut un sourire triste en apercevant cet ami des jours malheureux, qui fut toujours absent pendant les jours heureux. Il tendit la main au vieux gentilhomme, qui la baisa respectueusement. --Sire, dit le marquis, je sollicite de Votre Majesté quelques instants d'audience. Cette phrase, prononcée en face de ce vaisseau qui allait emporter le fils de saint Louis au milieu de cet abandon du malheur et de l'infortune; cette phrase où vibrait tant de respect, où la fidélité de trente générations résumait son culte et sa croyance, impressionna profondément ceux qui l'entendirent. Une audience! Où étaient le Louvre et les gardes-du-corps; et ceux qui, après avoir mendié un sourire du maître, le trahissaient à cette même heure pour adorer le soleil levant? Une audience! L'Océan était l'huissier, attendant que le roi eût écouté son sujet pour exécuter les ordres reçus et emporter le souverain loin de cette terre de France qu'il avait tant aimée! Charles X comprit le sens sublime de ce mot: --Parlez, monsieur, dit-il. --Sire, continua le vieillard en redressant son front, sire, mon père a été guillotiné à Nantes; ma mère a été exécutée à Nîmes. L'un de mes oncles fut tué à la bataille du Mans, le second fusillé avec Charette; sire, j'ai été blessé trois fois en Vendée; mon frère cadet mourut de fatigue et d'épuisement sous Maulévrier; mon fils aîné a été tué le 30 juillet à Paris,--pour le roi; ma fille a été tuée à Paris, pour le roi; le second de mes enfants n'existe plus... Je lui ai arraché son nom, sa devise, son écusson: ainsi disparaissent et soient punis les traîtres! Il me reste un fils... Il s'arrêta, les pleurs étouffaient ses paroles. Il continua plus lentement encore, répétant les dernières paroles qu'il avait prononcées: --Il me reste un fils... Je le voue au service de Votre Majesté et de sa race! Je jure en son nom qu'il sera toujours parmi ces hommes braves et loyaux, prêts à lever l'étendard du roi sur la terre de France! Une larme glissa sur la joue du vieux roi. --J'accepte ce serment, mon serviteur. Puis il tendit la main à Jean, qui fit comme son père et la baisa. --Dieu vous garde! dit-il. Le souverain acceptait le serment avec la même simplicité que le sujet en avait mis à l'offrir. L'embarquement commença. Jean, les bras croisés, pâle, l'œil brillant et résolu, suivait du regard cette scène solennelle et grandiose. En quelques minutes, son père venait de vouer toute sa vie à une cause. Il lui avait même semblé inutile d'ajouter une parole. Ils restèrent là tous les deux, muets, immobiles, contemplant ce vieillard découronné, plus grand encore sur ce pont de vaisseau, son dernier royaume, qu'au Louvre, sur son trône. Le capitaine du navire fit hisser les voiles, et l'on vit le corps souple et effilé du bâtiment glisser sur la cime des vagues, comme un de ces gigantesques albatros qui font une lieue en quelques coups d'ailes. Quand les voiles blanches eurent disparu à l'horizon, quand le ciel, le vaisseau et l'océan semblèrent ne plus former qu'un, M. de Kardigân prit le bras de son fils et le serra fortement. --Salut à la majesté tombée! dit-il.--N'oubliez jamais cela, comte! Ils revinrent silencieux à leur hôtel, où les attendaient leurs équipages. Ils retournèrent à Kardigân à petites journées. On eût dit que le marquis, ayant terminé ce qu'il avait à accomplir sur la terre, n'avait plus qu'à mourir. Des symptômes d'affaiblissement commencèrent à s'emparer de lui. De Valognes à Pont-l'Abbé, il resta encore bien droit et ferme sur sa selle. Mais plusieurs fois, entre Pont-l'Abbé et Avranches, il trahit son malaise par de sourdes plaintes qui sortaient malgré lui de ses lèvres. En approchant de Rennes, le marquis dut quitter le cheval pour la voiture. Jean suivait d'un regard navré ces progrès d'un affaiblissement qui présageait une proche fin. La pâleur devenait de la lividité. Nous avons comparé une fois M. de Kardigân à un chêne robuste auquel le bûcheron vient de donner son premier coup de cognée. Le chêne ayant perdu sa sève, à mesure que ses branches étaient tombées une à une, courbait son front et mourait. En arrivant à Kardigân, le marquis se coucha. En passant à Rennes, Jean avait demandé à un célèbre praticien de la ville de lui indiquer un de ses confrères de Savenay ou de Guérande, dans lequel il pût avoir confiance. Le praticien lui nomma le docteur Hérault, que connaissaient bien les pauvres et les souffrants de la côte bretonne. M. Hérault fut appelé par Jean. --Je suis un homme, docteur, lui dit-il; donc traitez-moi en homme: ne me cachez rien de la vérité, quelle qu'elle soit. --Soit, monsieur! Dans trois jours votre père sera mort! Bien que préparé à ce rude coup, Jean chancela. --Trois jours! --Peut-être moins... Tenez, monsieur, je serai franc. Il y a deux choses chez l'homme: le corps et l'âme. Les maladies du corps, nous les connaissons, et nous pouvons en triompher quelquefois, quand Dieu le veut bien. Mais l'âme! Qui peut analyser les souffrances inconnues qui l'épuisent? Votre père est frappé là. J'ai appris comme tout le monde le rude coup dont votre maison a été atteinte. Ne cherchez pas ailleurs la maladie de M. de Kardigân. Sa vie s'en va par les blessures à travers lesquelles le sang des siens a coulé! Jean serra la main du docteur. Il devinait, lui aussi, que tout remède pour tenter une guérison serait inutile. Le marquis reposait dans son lit, pendant que son fils causait avec le médecin. C'était le soir. Aubin Ploguen, assis au chevet du lit, veillait le moribond, comme là-bas, à l'hôpital de la Charité, il avait veillé le mort. M. de Kardigân dormait. Sa figure amaigrie gardait l'empreinte d'une souffrance intérieure morale; et en même temps on y voyait ce je ne sais quel rayonnement plus qu'humain que donne une conscience pure. La fenêtre ouverte laissait parvenir jusqu'à lui le souffle chaud de la soirée, tiédi par les brises salines qu'apporte la mer à ces côtes de Bretagne. Quand il s'éveilla, son œil regarda autour de lui, et un pâle sourire erra sur sa lèvre en apercevant Aubin Ploguen. --Mon fils... balbutia-t-il. Aubin se hâta de prévenir Jean, qui arriva auprès du malade. --Comment êtes-vous, père? demanda le jeune homme. --Mieux, merci, mon enfant. --Vous ne désirez rien? --Si... Le marquis tendit la main vers le tiroir de sa table de travail. --Ouvre ceci, dit-il. Jean obéit et interrogea le marquis du regard, comme pour lui demander quel ordre il désirait lui donner. --Prends une grande enveloppe scellée que tu trouveras, mon enfant. Jean prit l'enveloppe. --Écoute, mon enfant, dit le vieillard, cette nuit ou demain matin je mourrai... Tu as fait venir un médecin... ce n'est pas ce médecin-là qu'il me faut, c'est l'autre, celui qui parle de Dieu... Je te prie d'envoyer chercher le curé de Kardigân... Jean frissonna devant l'assurance avec laquelle son père parlait. M. Hérault disait: trois jours. Le moribond, lui, disait: demain. Le marquis reprit: --Quand M. le curé me quittera, tu reviendras auprès de moi; j'aurai un suprême entretien avec toi. Emporte ceci... c'est mon testament. Une demi-heure après, l'abbé Raymond, curé de Kardigân, arriva, et reçut la confession du mourant; puis on introduisit toute la maison, les valets et les paysans qui, agenouillés derrière Jean et Aubin Ploguen, assistaient à la communion dernière du maître. --Je meurs dans ma religion catholique, apostolique et romaine, dit le vieillard. Le ciel me pardonnera peut-être mes péchés en faveur de mon repentir! Cette scène, impressionnante au plus haut degré, se passait au milieu du recueillement de tous et du silence de cette nuit d'été. Tout le monde se retira quand le curé de Kardigân laissa seul le marquis. --Restez, Jean, dit celui-ci. Jean, qui s'apprêtait à s'éloigner, s'arrêta. --Venez vous asseoir près de moi, mon fils. Le jeune homme obéit. --Je vais mourir, dit lentement le marquis... Écoutez-moi, mon fils... IX LA LÉGENDE DE KARDIGAN[2] Le marquis resta un moment les yeux fixes dans le vide, puis commença ainsi: --Vous savez, Jean, que, sous le roi Philippe Auguste, la branche cadette de notre famille quitta la France et s'installa en Portugal. Or, un siècle environ après, Alonzo de Kardigâne,--notre nom français avait subi une altération,--jouissait de l'amitié du roi Jean. Alonzo était bon, brave et loyal. Son souverain faisait cas de lui comme du meilleur et du plus dévoué de ses gentilshommes. Un jour, un officier se présenta au palais de Kardigâne, situé aux environs de Lisbonne, et vint dire à Alonzo que le roi le mandait auprès de lui. Le comte de Kardigâne se hâta d'obéir aux ordres de son maître. Il arriva au palais royal et le trouva plongé dans les réjouissances. La reine Christine-Amélie venait d'accoucher, et le nouveau-né avait été salué prince-infant par la cour assemblée. On introduisit Alonzo dans la chambre même de l'accouchée. En l'apercevant, le roi se leva et lui dit: --Comte, je t'ai fait venir parce que j'ai besoin de toi. --Je suis aux ordres de mon Sire, répondit le gentilhomme. Mais, à la même minute, la pauvre Christine-Amélie jeta un cri suprême et mourut. Le roi Jean était à la fois veuf et père. L'infant dormait, couché sur le lit de dentelles, à côté de la morte; il dormait, car l'enfance ayant beaucoup à vivre, ne se lasse pas de sommeil. Jean prit la main de Kardigâne et la plaça sur la tête du petit infant. --Devant Dieu, en souvenir de la reine qui n'est plus, et sur ton épée de chevalier, tu vas me jurer, comte, d'être toute ta vie fidèle à celui que Dieu te donnera pour maître après moi. --Je le jure! --Dieu a reçu ton serment. Je n'ai plus besoin de toi. Et des années passèrent. Le comte de Kardigâne vieillissait; jamais le roi Jean ne lui avait rappelé son serment de fidélité éternelle. Un jour, un moine, comme l'officier longtemps auparavant, se présenta chez lui: --Messire, dit-il, notre roi est à l'agonie. Le Ciel ait son âme! Il vous appelle. Le comte sauta à cheval et courut au palais. On l'introduisit dans cette même chambre où la reine était morte, où l'infant était né. A son tour, le roi était couché sur le lit; on eût cru qu'il était déjà trépassé. Lorsque le comte entra, il tourna péniblement la tête, et bien qu'il n'eût pas bougé depuis des heures, il saisit la main du gentilhomme, et de sa lèvre décolorée prononça ces deux mots: Souviens-toi! Kardigâne se mit à genoux, baisa la main du roi et sortit en faisant le signe de croix. Le jeune prince fut couronné roi le lendemain, sous le nom de dom Sanche. Les gentilshommes, les officiers et les soldats lui jurèrent fidélité. Seul, le comte de Kardigâne s'y refusa, et quand la raison lui en fut demandée, il répondit: --On ne peut pas prêter deux fois le même serment. Cette réponse, que nul ne comprenait, fut rapportée à dom Sanche, qui, conseillé par son cousin et son favori dom Alphonse, marquis d'Algarac, voulut exiler le comte. Seulement, en souvenir de l'amitié que son père avait éprouvée pour le vieillard, il se contenta de l'éloigner de la cour en lui donnant le commandement de la ville forte d'Oporto. Quinze autres années se passèrent pendant lesquelles dom Sanche sembla prendre à tâche de soulever son peuple contre lui. Il mécontenta son armée, doubla les impôts et fit alliance avec les Maures. Alphonse, le mauvais conseiller du roi, crut le moment venu de démasquer sa traîtrise. Il prit le palais de vive force, déclara dom Sanche indigne et l'enferma au monastère des Bénitès. Le Portugal laissa faire. Il était las de son ancien maître. Seul, le comte de Kardigâne refusa de reconnaître l'usurpateur et de lui rendre la place d'Oporto. --J'ai de l'honneur plein ma vie, dit-il au député d'Alphonse, qui le sommait de lui donner les clefs de la ville. Je ne deviendrai pas infâme à soixante-dix ans! Quand le député fut parti, Kardigâne rassembla ses troupes,--trois cents hommes!--il fit lever les herses, remplir les fossés d'eau et les magasins de nombreuses provisions. Un mois après, il était assiégé. Le siége dura cinq ans. Kardigâne avait une trop petite armée pour prendre l'offensive et tenir la campagne. Il se contentait de repousser les assauts qui étaient donnés à la citadelle. Le chef des assiégeants ne se lassait pas, car il se disait que, s'il ne pouvait dompter Kardigâne par la force, il aurait, un jour, raison de lui par la faim. En effet, les vivres étaient presque épuisés. Le comte en fit une distribution plus rare; puis il ne donna plus que des demies et des quarts de ration. Un matin, l'intendant de la citadelle lui déclara qu'il n'y avait pas, dans toute la ville, de quoi faire un pain d'enfant. Alors on tua les chevaux et on les mangea. Après les chevaux, on poursuivit les chiens, les chats et les rats. Les animaux disparus, Kardigâne fit bouillir les harnais et les selles; mais la peste décimait la garnison. Pendant ces cinq ans, les deux tiers avaient été tués. Des cent derniers, la maladie en prit soixante. Alors le comte fit venir les quarante qui avaient résisté et leur dit: --Vous n'avez pas fait de serment de fidélité, donc vous êtes libres. Si, après-demain, Dieu n'a pas accompli un miracle en notre faveur, les portes de la ville vous seront ouvertes. Des quarante soldats restés vivants, trente-trois désertèrent; sept seulement demeurèrent. Le lendemain; un chevalier vint frapper de sa lance le fer de la herse, et dit qu'il s'appelait dom Eyriès, officier supérieur du roi Alphonse, et qu'il voulait parler au comte de Kardigâne. Dom Eyriès fut introduit dans la chambre où Kardigâne dormait habillé dans son armure de fer. Le vieillard avait alors quatre-vingts ans. Son sommeil, calme comme celui d'un enfant, exprimait la tranquillité de son âme. Dom Eyriès mit un genou en terre devant cet emblème vivant de la fidélité humaine, et quand le vieillard fut éveillé, il lui dit: --Messire comte, le roi dom Sanche vient de mourir, sans enfants. Alphonse n'est donc plus un usurpateur, puisque c'est à lui que le trône revenait de droit. Vous êtes délié de votre serment. Remettez-moi les clefs de la ville. Kardigâne lui répondit: --Je veux m'assurer de cette mort. Suivez-moi. Les deux gentilshommes partirent d'Oporto et allèrent au couvent des Bénitès. La, le comte demanda où était le roi dom Sanche. On lui répondit qu'il était mort. --Menez-moi à son tombeau, dit-il. On le conduisit à la chapelle du couvent où étaient écrits ces deux mots sur une large dalle: SANCHE, ROI --Ouvrez le tombeau! reprit le comte. On ouvrit le tombeau, et le corps embaumé du roi défunt apparut dans son cercueil. Alors Kardigâne s'agenouilla, et, baisant la main glacée du cadavre, il dit: --Mon Sire, c'est toi qui m'as donné les clefs de la ville; c'est à toi que je dois les rendre! Et, mettant les clefs dans le cercueil, il fit fermer le tombeau et s'éloigna. Deux jours après, il arrivait à la cour. --Je viens vous saluer, dit-il à Alphonse; car, maintenant, c'est vous qui êtes mon roi. --Jure-moi fidélité, comme tu l'as jurée à mon cousin, répliqua Alphonse, et je te fais le second du royaume. Kardigâne hocha la tête, et dit d'une voix triste: --Monseigneur, j'ai fait un serment de fidélité dans ma vie, mais il m'a coûté trop cher pour que j'en veuille faire un second...» * * * * * Jean avait écouté le long récit de son père, impressionné par la loyauté sublime de son aïeul. Le vieillard reprit faiblement, car ces paroles l'avaient épuisé: --Mon fils, la fille de celui dont je t'ai conté l'histoire a épousé un Kardigân de France, son cousin. Tu es donc doublement son descendant. Pense que c'est en souvenir de lui que notre devise: _Toujours prêt_, a été changée pour celle qui brille aujourd'hui sur notre écusson: _Fidèle!_ Je vais mourir, mais je n'ai pas d'autre enseignement à te donner... Le marquis retomba sur le lit. Jean se mit à genoux, priant et pleurant. Tout à coup le vieillard se redressa: --Fais entrer tout le monde! dit-il. Je veux que tout le monde me voie mourir! Les valets et les serviteurs rentrèrent pour l'agonie, comme ils étaient venus pour la communion. Il semblait que ce fils des chevaliers d'autrefois voulût donner, en exemple, la fin d'une belle vie: --Monsieur le marquis de Kardigân, dit le moribond d'une voix encore ferme, vous êtes désormais le chef de la maison. Que tous n'oublient pas qu'ils vous doivent obéissance et respect! Puis, il appuya sa tête sur l'oreiller et sembla dormir. Un sourire voltigeait sur sa lèvre; un frémissement agitait par instant ce corps usé par la vieillesse et la douleur. --Jean! Jean! murmura-t-il soudain. Le jeune homme se pencha sur le lit du vieillard, comme pour recueillir sa dernière pensée. Celui-ci mit son doigt sur le front de Jean: --Fidèle! dit-il. Ce fut son dernier mot. FIN DU PROLOGUE PREMIÈRE PARTIE LES FRÈRES ENNEMIS I UN BAL DE L'OPÉRA EN 1831 Seize mois environ après la mort de M. le marquis Huon-Anne de Kardigân, c'est-à-dire vers le milieu du mois de décembre de l'année 1831, notre drame recommence à Paris. Paris s'amuse. Ou plutôt, pour être plus juste, Paris cherche à s'amuser. Il vient de passer par de rudes secousses. D'abord le choléra. M. Gisquet, préfet de police, avait dû placarder une affiche défendant le gouvernement contre l'accusation portée par le peuple de jeter du poison dans les fontaines et dans les brocs des marchands de vin. Cette proclamation, datée du 2 avril, montre combien le nouveau régime était impopulaire. Pendant tout le temps que dura l'invasion du choléra, Paris fut transformé en un immense tombeau. Un seul homme eut de l'esprit: M. Harel, directeur de la Porte-Saint-Martin, qui fit insérer dans les journaux une réclame ainsi conçue: --«On a remarqué avec ÉTONNEMENT que les salles de spectacle étaient les seuls endroits publics où, quel que fût le nombre des spectateurs, aucun cas de choléra ne s'était encore manifesté. Nous livrons ce fait INCONTESTABLE à l'investigation de la science et de l'Institut!!!» Puis le choléra disparut, après avoir emporté quatre-vingt mille victimes. Après lui, vinrent les émeutes. Émeute à Grenoble, émeute à Lyon, émeute à Lille, émeute partout! On voit que ce pauvre Paris et ces pauvres Parisiens avaient été durement secoués pendant l'année, et que vraiment il était tout naturel qu'ils songeassent à s'amuser. Comme distractions, ils avaient eu Alexandre Dumas d'abord, le lion de cette époque. On ne s'était occupé, douze mois durant, que du grand bal d'Alexandre Dumas; ensuite de la première représentation du _Mari de la Veuve_, d'Alexandre Dumas; troisièmement, de la _Tour de Nesles_, d'Alexandre Dumas; et, enfin, des discussions d'Alexandre Dumas avec M. Frédéric Gaillardet, toujours à propos de cette même _Tour de Nesles_, qui faisait florès. La seule chose qui pût distraire un moment l'attention publique du plus grand de nos romanciers, fut le bal de l'Opéra, alors dans toute sa splendeur: _Quantum mutatus ab illo!_ Il en résultait que, par suite de l'incroyable succès dont jouissait le drame en vogue, tous les costumes du bal de l'Opéra de l'année 1831 étaient des Buridan par centaines, des Marguerite de Bourgogne par trentaines et des Gaultier d'Aunay par vingtaines. Car, à cette époque, les hommes du monde dédaignaient d'employer à leur usage le vulgaire habit noir, dont se servaient de nos jours les habitués de M. Strauss. La plupart d'entre eux venaient costumés au bal de l'Opéra. Or, le samedi 17 décembre, une foule nombreuse envahissait la rue Le Peletier, débordant presque sur le boulevard. C'étaient des huées, des cris, des applaudissements et des éclats de rire. Un flot de voitures entrait dans la rue: et les élégants coupés, ou les voitures de place, les citadines, jetaient les arrivants sur le pavé de l'Opéra. Une bouquetière se tenait à droite, portant son étalage suspendu à son cou. Cet étalage se composait de roses rouges et de roses blanches, ces malheureuses fleurs pâles, écloses, à force d'art, dans une serre d'industriel: et les pauvrettes, se sentant sans parfum, regrettaient d'être nées. Un _lion_--le mot du temps--fit son emplette en passant, et demanda à la jeune bouquetière: --Êtes-vous contente, ce soir? --Pas beaucoup, monsieur. --Les affaires ne vont pas? --Je n'ai vendu que trois bouquets de roses blanches et rouges. --Je ferai le quatrième. --Et tous ceux qui me les ont achetés étaient costumés en Buridan et masqués. Le _lion_, déguisé lui-même en Palikare, se mit à rire et s'éloigna. Il comprenait encore, jusqu'à un certain point, qu'on se déguisât en Buridan pour venir au bal de l'Opéra, bien que l'extrême abondance de ces costumes eût dû faire reculer un homme du monde. Mais qu'on se masquât! Voilà ce qui était impardonnable. A peine eut-il disparu, qu'un jeune homme, enveloppé d'un manteau épais, s'arrêta à son tour devant la bouquetière. --Un bouquet mêlé, dit-il. Un bouquet mêlé signifiait union égale de roses blanches et de roses rouges. --Voici, monsieur. Le jeune homme, en voulant prendre un louis dans sa poche, entr'ouvrit son manteau et laissa voir sa cotte de mailles de Buridan. --Encore un Buridan!... pensa la bouquetière en riant. L'inconnu était masqué. Il mit un louis sur l'étalage et s'engouffra sous le portail. Cinq minutes après, nouveau Buridan, également masqué. --Un bouquet mêlé, dit-il aussi. Il fut suivi d'un troisième Buridan semblable aux autres, qui prit le même bouquet mêlé, donna un louis et passa. --C'est bien curieux! murmura-t-elle; voilà six Buridans, tous masqués, qui m'ont demandé la même chose. Puis, comme, somme toute, c'était de peu d'importance, elle ne s'en occupa plus. Cependant suivons la foule, pour nous servir de l'expression en usage auprès de messieurs les bateleurs de place publique. L'Opéra, brûlé naguère, ouvrait au public ses deux grands escaliers du bas, par lesquels on arrivait au premier étage, où se trouvaient les loges, l'amphithéâtre et le foyer. Ce foyer, sans être aussi grand que celui que nous avons connu, tenait toute la largeur des panneaux du fond. Les groupes y étaient si compacts, qu'à peine pouvait-on s'y promener. Il y avait de tout dans cette cohue: des costumes, des habits et des dominos multicolores qui se heurtaient, se parlaient, s'appelaient se répondaient tous ensemble, de manière qu'il en résultait pour les oreilles une cacophonie épouvantable. Les Buridans étaient en nombre. Ils portaient tous le même uniforme, si bien qu'il eût été vraiment difficile de s'y reconnaître. Pourtant, une femme, enveloppée d'un ample domino noir, semblait s'être donné pour mission de les dévisager, car elle regardait attentivement tous ceux qui passaient devant elle. Un homme, couvert d'une robe flottante, la figure couverte d'un loup, examinait à son tour cette femme qui se tenait debout, les bras croisés, appuyée contre un chambranle à la porte du foyer. Il hésitait à l'aborder. Pourtant, dans un mouvement que fit ce domino, il démasqua un imperceptible nœud violet attaché à son bras. Aussitôt l'homme s'approcha et lui toucha l'épaule. La femme se retourna: --Charles! dit celui-ci. --Marie! répondit-elle. Évidemment c'était un mot de passe, car autrement l'homme n'eût pas appelé la femme: Charles, et la femme n'eût pas appelé l'homme: Marie. Elle tressaillit légèrement et prit le bras de l'inconnu. --Eh bien! l'avez-vous vu? demanda l'homme déguisé. --Oui. --Lui avez-vous parlé? --Non. --Peut-être n'est-ce pas lui! --C'est lui, j'en suis certaine. --A quoi l'avez-vous reconnu? --Je ne l'ai pas reconnu, mais je l'ai suivi depuis sa maison jusqu'ici. --A merveille. --Comment est-il costumé? --En Buridan. --Diable! il faudra le reconnaître au milieu de la centaine d'imbéciles qui se sont affublés de cette peau-là! --Non, heureusement pour nous, le ciel a voulu qu'il portât un signe qui le distinguât des autres. L'homme masqué gratta vivement le nez de son loup de carton. Ce devait être chez lui une habitude, peut-être un signe de joie, car il fit entendre un petit rire intérieur plein de gaieté. --Ah! il porte un signe? --Oui. --Et quel est ce signe? --Un bouquet de roses mêlées rouges et blanches, à l'épaule droite. --Très-bien. Il reprit après un léger silence: --Est-il venu seul? --Oui, seul. --N'a-t-il parlé à personne? --A personne. --Vous en êtes sûre? --Oh! parfaitement. Il est entré chez lui, rue de *** à dix heures du soir. J'étais déjà toute prête pour le bal, dans ma voiture, en face de la maison. Il est ressorti, habillé comme je viens de vous le dire, vers minuit et demi. Aussitôt j'ai donné ordre au cocher de suivre son coupé. Il est venu directement ici. --Diable! diable! --Cela vous gêne? --Pas mal, en effet. L'homme avait changé de mouvement. Au lieu de gratter le nez de carton dont ne l'avait pas doué la nature, il grattait obstinément le derrière de son oreille. Le premier geste était un signe de joie, le second était ou devait être un signe de mécontentement. --Est-ce que je me serais trompé dans mes calculs? pensa-t-il tout haut. Pendant cette conversation, le flot des promeneurs du foyer s'était dispersé du côté de la salle où se faisait entendre une assourdissante musique; puis, à leur tour, avaient été remplacés dans le foyer par d'autres promeneurs. Il en résultait que l'homme masqué et le domino pouvaient examiner de nouveaux visages. Tout à coup celui-ci serra fortement le bras de son cavalier. --Attention, le voici! dit-elle. Et, en effet, elle montrait à son interlocuteur un Buridan, lequel portait à l'épaule droite des roses blanches et des roses rouges mêlées. II ROSES BLANCHES ET ROSES ROUGES En apercevant le Buridan, l'homme masqué renouvela son geste premier. C'est-à-dire qu'il frotta fortement son nez en carton. --Faut voir! faut voir! murmura-t-il. Quant à la femme, elle semblait retombée dans une apathie profonde. Peut-être, si on eût soulevé son loup de velours noir, eût-on vu des larmes couler sur son visage. L'homme avait fait un signe imperceptible: aussitôt un débardeur, appuyé contre une des colonnes, s'était détaché d'un groupe compact pour s'approcher de lui. --Suis-moi ce gaillard! lui dit-il tout bas.. Le Buridan, escorté de son débardeur, s'enfonça de nouveau dans la foule. --Je suis content de vous, reprit l'homme en s'adressant au domino, et j'en ferai bon témoignage. --Alors vous tiendrez votre promesse? demanda-t-elle d'une voix tremblante. --Oui. --Partons, alors! --Partir, pourquoi? Le domino, qui avait ressaisi le bras de son cavalier, laissa retomber sa main avec accablement. --Mais vous m'aviez dit que, si je vous servais, vous me rendriez... --Plus bas! plus bas, que diable! interrompit l'homme d'une voix dure. Il ajouta plus doucement: --Oui, certes, je vous ai promis de vous rendre votre... Mais, faut voir! faut voir! Vous comprenez bien que vous ne nous avez pas encore suffisamment servi. --Oh! mon Dieu! --Allons! allons! ne nous désolons pas! Est-ce de ma faute? Pourquoi vous êtes-vous mise dans ce hourvari? Nous vous tenons, tant pis pour vous. Une larme brilla à travers la barbe de dentelle qui couvrait le bas du visage, attaché au masque. --Bon! des larmes maintenant! Mais, malheureuse que vous êtes, vous voulez donc vous perdre et nous perdre? Un sanglot étouffé fut la seule réponse du domino. --Je vous demande un peu si c'est raisonnable de se conduire comme cela, et au bal de l'Opéra encore! Si ja... L'homme s'interrompit brusquement. Il venait d'apercevoir son Buridan, qui se promenait tranquillement, n'ayant à ses trousses aucune espèce de débardeur. --Est-ce que la Licorne l'aurait perdu? murmura-t-il. Il fit de nouveau le signe imperceptible auquel était arrivé le premier débardeur, et un second s'approcha de lui, costumé en bohémien. --Suis... dit-il, J'attends ici. Quant à vous, ma chère, reprit-il en s'adressant au domino, vous allez vous mêler adroitement à cette foule. Vous reviendrez dans une demi-heure. Je vous attends ici. La femme obéit et disparut. Resté seul, l'étrange personnage commença par gratter son nez; puis il frotta vigoureusement ses deux mains l'une contre l'autre, et ensuite il s'assit sur un de ces rebords en velours rouge, qui longeaient le foyer. --Je ne pouvais pas causer plus longtemps avec elle, pensa-t-il. On nous aurait remarqués. Et il faut de la prudence, beaucoup de prudence dans toute cette affaire! Où diable a pu passer ma Licorne! Faut voir! Faut voir! Un troisième Buridan se montra à ce moment dans la galerie. Le bohémien qui avait suivi le second ne marchait pas derrière lui. --Ah! par exemple, voilà qui est trop fort! Il allait se frotter l'oreille, quand sans doute une idée soudaine illumina son esprit. --Que je suis bête! Ils sont plusieurs! Plusieurs Buridans portant tous le même signe de reconnaissance à l'épaule droite. Je comprends tout maintenant! La Licorne et Trébuchet n'ont pas quitté leur homme... le mystère s'explique. Ah! mais non, pas encore... Combien sont-ils? Laissons l'homme masqué s'abîmer dans ses réflexions, et pour que le lecteur puisse saisir aussitôt la signification des scènes qui vont suivre, disons tout de suite quel était ce personnage mystérieux. Il n'était autre que le fameux M. Jumelle, sous-chef de la police politique et l'un des meilleurs collaborateurs de M. Gisquet, le préfet régnant alors à la rue de Jérusalem. Nous avons dit, dans le chapitre précédent, combien était grande l'opposition faite au gouvernement de Louis-Philippe. Cette opposition venait de trois côtés bien différents: des légitimistes, des républicains et des bonapartistes. Il est vrai que ceux-ci se confondaient à cette époque-là avec les républicains. Le ministère, en butte à tant d'ennemis, se sentait peu solide, et comme il tremblait bien plus encore pour ses portefeuilles que pour le trône, il avait résolu de mettre tout en œuvre pour les conserver. Il en résultait que la police politique était doublée. On lui avait donné pour sous-chef M. Jumelle, l'homme masqué qui vient d'entrer dans notre récit, et avec lequel nous aurons meilleure occasion de faire plus ample connaissance. Comme M. Jumelle ne se dérangeait _lui-même_ que dans les grandes occasions, il fallait que le cas présent fût grave. Aussi concentrait-il toutes ses idées, toute son intelligence, pour résoudre ce problème de la multiplication des Buridans portant des bouquets à l'épaule. --Ce sera bien le diable, si en les faisant suivre, je n'arrive pas à savoir leurs noms. Je connais déjà l'un d'entre eux. Maintenant, est-ce le chef? Le domino reparut. M. Jumelle lui fit signe de venir à lui et lui offrit son bras. Avant qu'ils eussent eu le temps d'échanger une parole, l'horloge du foyer sonna trois heures du matin. Le bal était dans tout son éclat. Les danses et la musique faisaient un bruit infernal qui ébranlait les voûtes sonores de l'Opéra. Aussitôt, le Buridan suivi par la Licorne, rentra dans la galerie, et marcha vers la loge n° 32. M. Jumelle se promenait de long en large avec sa compagne, mais, en réalité, tout en paraissant rire aux éclats et causer avec elle, il ne perdait pas de vue la loge où le premier Buridan venait d'entrer. Cinq minutes après, un deuxième, puis un troisième entrèrent dans la loge. Il fallut attendre dix minutes pour voir arriver le quatrième. Enfin, à trois heures et demie, il en était entré six. --Je voudrais bien savoir «si c'est tout!» pensa l'agent de police. Il paraît que «ce n'était pas tout,» car un jeune homme de taille moyenne, légèrement pâle, blond, et d'allure distinguée vint frapper à la porte de la loge. Ce jeune homme était démasqué et il portait un habit de ville. --Ouais! voilà qui se corse! prononça M. Jumelle avec satisfaction. Je n'ai pas ce signalement-là sur mes tablettes... Mais, si j'en crois mes pressentiments, ce doit être le chef. --Avez-vous encore besoin de moi, monsieur? demanda le domino. Je suis bien lasse et je voudrais me retirer. --J'ai toujours besoin de vous, riposta sentencieusement M. Jumelle; et maintenant plus que jamais! --Parlez... j'obéirai. --Dame! je l'espère, pour vous... Vous pensez bien que si vous n'obéissez pas, on ne vous rendra pas votre... La jeune femme eut un frissonnement qui l'agita de la tête aux pieds. --Oh! vous êtes un monstre! dit-elle d'une voix sourde. --Mais non... mais non... Il gratta son nez de carton et ajouta: --Ecoutez-moi très-attentivement. Vous voyez bien cette loge, n°32? J'ai besoin de savoir si les gens qui y sont iront quelque part en sortant d'ici. Donc, voilà ce que vous allez faire. La loge n°34 qui est à coté, est occupée par lord H..., sur lequel je vais vous donner quelques renseignements... Il lui parla bas quelques instants à l'oreille. --N'oubliez pas, surtout! Vous entrerez au n°34, et grâce à ce que je viens de vous apprendre, vous intriguerez à votre aise le pauvre lord. Seulement, vous aurez soin de vous accouder contre la loge voisine, de façon à vous en rapprocher, et vous vous efforcerez d'entendre ce qui s'y dira. La jeune femme hocha la tête en signe d'obéissance. Elle frappa à la porte de la loge où se tenait le grand seigneur anglais, et s'effaça derrière le rideau de soie rouge qui cachait l'entrée. M. Jumelle ne perdit pas de temps. Il réunit ses hommes qui étaient dans le bal, au nombre de vingt environ, et leur donna des ordres. La Licorne et Trébuchet (tels étaient, en effet, les noms des deux honnêtes fonctionnaires en qui M. Jumelle avait une confiance particulière), furent chargés d'une mission spéciale. Nous saurons bientôt laquelle. Pendant ce temps-là, le domino était entré dans la loge de lord H... Une femme est toujours libre de faire ce qu'il lui plaît au bal de l'Opéra. Cependant le noble Anglais resta stupéfait, quand il entendit les premières phrases de la nouvelle venue. Elle lui parla d'un secret de famille qu'il croyait bien ignoré. Entraîné par cette intrigue extraordinaire, lord H... supplia le domino de rester dans la loge. Elle obéit aux instructions qu'elle avait reçues. Elle s'accouda contre la frêle cloison, parlant seulement des lèvres à lord H..., et écoutant avec toute son attention ce qui se disait dans la loge voisine. Cela dura un quart d'heure. Rien ne l'avait encore frappée dans ce qu'elle entendait; quand, tout à coup, le jeune homme en habit de ville dit: --Nous sommes d'accord? --Oui, répliqua l'un des Buridans. --Eh bien, dans une heure, je serai rue du Petit-Pas, n°3. --Nous y serons... Le domino termina hâtivement sa conversation, malgré les supplications de lord H..., et se jeta hors de la loge. M. Jumelle attendait. --Ils vont rue du Petit-Pas, n°3, murmura-t-il. L'agent de police se frotta les mains. --Pour le coup, je crois que je les tiens! dit-il.. III LA MAISON DE LA RUE DU PETIT-PAS Le jeune homme en habit de ville, qui venait de donner rendez-vous aux six Buridans, sortit à son tour de la loge[3]. Il était accompagné d'un de ces messieurs toujours masqué. Tous les deux descendirent le large escalier, prirent leurs pelisses fourrées au vestiaire, et sautèrent dans un petit coupé bas qui attendait. Le Buridan se jeta dans les bras de son compagnon et l'embrassa. --Ah! mon cher Jean, comme je suis heureux de te voir. C'était, en effet, le marquis Jean de Kardigân; le Buridan avait nom Henry de Puiseux, et nous ferons en quelques mots le portrait de ce personnage important. Henry de Puiseux était alors âgé de vingt-cinq ans. Blond et fin, de petite taille, d'une élégance suprême, il ressemblait à son ami Jean de Kardigân. Seulement Jean était un peu triste de nature. Tandis que de Puiseux, toujours gai, joyeux et spirituel, rappelait ce type du soldat de Fontenoy qu'un grand peintre a immortalisé. --Mon bon Henry, répondit Jean en rendant à son ami sa chaleureuse accolade, comme il y a longtemps que nous ne nous sommes vus! --Comptons: c'était le 31 juillet au matin. Tu reçus l'ordre d'aller trouver M. de Raguse. Tu vins m'embrasser et tu partis pour Paris. Depuis nous avons été séparés... --J'ai vécu vingt ans, ami, pendant les seize mois qui viennent de s'écouler. --Tu as souffert? --J'ai souffert... j'ai aimé... et j'ai pleuré. Un silence triste s'établit entre les deux jeunes gens. Enfoncés dans l'ombre du coupé, ils regardaient fuir les maisons à droite et à gauche. --Où sommes-nous maintenant? demanda Jean, sortant de ses pensées. --Au pont des Saints-Pères. --Et toi, qu'es-tu devenu, pendant notre séparation? --Moi? je ne sais pas. --Tu es bien heureux! --Ne me cache rien, mon ami. Tu aimes, m'as-tu dit? Qui aimes-tu! --Une jeune fille... Je ne te ferai pas son portrait. Il n'y a pas de mots humains qui pourraient te la peindre telle qu'elle est, ou telle que la vois. Le premier jour où je l'ai connue, elle m'a sauvé la vie. --Peste! --Depuis... --Eh bien! --Je ne l'ai plus revue. --Tu sais où elle demeure, pourtant? --Oui. --Quoi! tu es à Paris depuis deux jours, et tu n'as pas encore couru auprès d'elle! --Est-ce que mon temps est à moi? Tu sais bien quelle sainte mission j'ai reçue! --Certes! mais l'amour! --Il y a quelque chose qui passe avant l'amour, Henry. --Bah! Et quoi donc, s'il te plaît! --Le devoir. --Tiens, tu as raison. Tu vaux mieux que moi, décidément. --Je ne vaux pas mieux que toi, mais j'ai souffert plus que toi, ce qui est pire. --Pauvre Jean! --Je suis seul au monde. De notre belle et radieuse famille, il n'y a plus que moi de vivant. Louis, Marianne, Philippe sont morts... --Oui, j'ai su le drame terrible dont tes frères et ta sœur ont été les héros. Tu n'as plus revu Philippe? --Non, et je ne le reverrai jamais! Un nouveau silence suivit ces paroles. --Tu es mon meilleur ami, de Puiseux, reprit Kardigân avec force. A toi je peux tout dire. Dans les derniers temps de sa vie, et avant notre voyage à Cherbourg, j'ai juré à mon père de ne jamais écrire à Philippe. Lui mort, j'ai ouvert son testament: il me défendait de le revoir... Si je désobéissais, j'étais maudit par lui. Comprends-tu l'effrayante menace de cette malédiction posthume! Ce mort qui se relèverait pour m'atteindre!... Il se tut un moment. --Mon père avait fait de sa fortune deux parties égales. Chacun de nous hérita de cent mille livres de rente environ. Et ce qu'il y a de plus affreux, c'est que ce frère, que je ne puis revoir, dont je suis pour toujours séparé, ce frère, malgré sa trahison, malgré sa jalousie, je l'aime! --Ah! tu es bien malheureux! --Malheureux? Nul autre que toi ne saura jamais combien je souffre! --L'amour console, ami. Tu aimes... Je voudrais en dire autant! --L'amour console... quand il ne torture pas. --Est-ce qu'_elle_ t'aime, _elle_? --Elle ignore même que je l'adore. --Elle t'aimera. Tu es jeune, tu es beau, tu es riche, tu portes un grand nom: quelle famille ne serait pas heureuse de te voir devenir sien? Le coupé tournait alors l'angle de la place du Panthéon. A cette époque, il existait dans ce quartier un dédale de petites rues, que les constructions modernes ont démolies. La rue du Petit-Pas partait du quartier Mouffetard, touchant presque à la barrière d'Italie. Jean n'avait pas répondu à son ami, parce qu'il regardait à droite et à gauche, à travers les vitres de la voiture, l'endroit où ils se trouvaient. --Eh bien, nous sommes arrivés, je crois? dit-il à de Puiseux, qui avait allumé une cigarette et fumait tranquillement. --En effet. Le coupé s'arrêta. De Puiseux leva le nez en l'air et examina la maison. C'était une de ces vieilles masures à six étages, comme les architectes d'autrefois en ont bâti à la douzaine. --Peuh! voilà qui ressemble passablement à un bouge, fit Henry. --Tu ne te trompes pas de beaucoup. --Et nous allons entrer là-dedans? --Oui. --Enfin... Je m'abandonne à toi. Les deux amis levèrent un loquet en fer, qui résonna avec bruit contre la porte cochère: elle s'ouvrit aussitôt. --Est-ce toi? demanda Jean qui entra le premier. --Oui, monsieur le marquis, répondit une voix dans l'ombre. La voix partait d'un corps, lequel corps avait des bras, lesquels bras ouvrirent une lanterne sourde, dont les rayons éclairèrent un corridor obscur et sale. Les premiers regards de M. de Puiseux se portèrent sur l'individu qui tenait la lanterne sourde. --Diable! dit-il, voilà un gaillard bien bâti! Ça fait plaisir à voir. En effet, le gaillard bien bâti paraissait être doué d'une force herculéenne. --Tout est-il préparé? reprit Jean. --Oui, monsieur le marquis. --En avant, alors. Les trois hommes traversèrent une cour à droite: à cette heure avancée de la nuit tout le monde dormait. Il commençait à neiger et le froid devenait plus intense. --Diable! prononça de Puiseux, voilà qui nous annonce un triste temps. --C'est mon opinion, dit gravement le porteur de la lanterne. A cette phrase, le lecteur reconnaît, sans doute, notre ami Aubin Ploguen qui avait gardé pour le maître nouveau la même affection, le même culte que pour le maître ancien. Au bout de cette cour se trouvait une petite porte en bois. Aubin tira de sa poche une clef et l'ouvrit. Une seconde porte fut poussée, et les trois hommes se trouvèrent dans une grande chambre qui n'avait pas d'autre issue, et où brillait un feu clair allumé dans la cheminée. --Jamais les agents de M. Gisquet ne viendront nous attraper jusqu'ici! s'écria de Puiseux, subitement ranimé par la vue du feu et la sensation douce de la chaleur. --Rien n'est impossible, dit Aubin Ploguen. --Peste! c'est un philosophe, celui-là! --Mais s'ils viennent... ils ne nous surprendront pas, ajouta sentencieusement le Breton. --Bah! et pourquoi? --Parce que... Mais s'ils nous surprenaient, cela ne ferait rien. --Vraiment? --Oui, ils ne pourraient pas nous dénoncer. --En vérité? --Je les aurais assommés avant. Henry de Puiseux éclata de rire en présence de la sérénité avec laquelle Aubin Ploguen prononçait cette phrase. Il tendit la main au serviteur breton, qui la serra avec respect. --Tu as raison, Henry, dit Jean, Aubin n'est pas mon serviteur, il est mon ami. --Tu es bien heureux d'avoir des amis comme celui-là! --Je serai le vôtre, monsieur, sauf votre permission, répliqua naïvement Aubin. --Conclu, camarade! Maintenant, mon ami Jean, il s'en faut d'une demi-heure que nos Buridans n'arrivent. Si tu le permets, je vais m'offrir une demi-heure de sommeil. --Dors, Aubin veille. En effet, Aubin quitta les deux jeunes gens pour aller s'installer dans le corridor. Il devait y attendre la venue des cinq autres personnes. Pendant ce temps-là, une scène d'un tout autre genre se passait dans la rue. Une dizaine d'hommes, cachés dans des encoignures de maisons, sortirent à un coup de sifflet qui résonna sitôt que la voiture se fut éloignée. Un individu enveloppé d'un large manteau était assis sur la borne, dans la rue voisine, ayant l'air de s'occuper très-peu de la neige qui tombait de plus en plus forte. Cet individu était M. Jumelle. Il se grattait le nez, signe de joie. Seulement, comme son nez de carton avait disparu, il se livrait à cet exercice sur l'appendice nasal que la nature avait planté au beau milieu de son visage. --Combien sont entrés, la Licorne? demanda-t-il à l'un des hommes. --Deux. --Restent cinq: attendons. Les dix hommes se replacèrent dans leurs encoignures, et M. Jumelle resta sur sa borne, en dépit des flocons de neige qui tombaient sur lui. IV LA SOURICIÈRE. Henri de Puiseux dormait depuis une demi-heure quand il s'éveilla. --Où diable suis-je donc? dit-il. Tout en se frottant les yeux, il aperçut Jean accoudé sur une table et plongé dans de graves réflexions. --Bon! je me rappelle, fit-il. --As-tu bien dormi? --Une demi-heure, ce n'est pas la peine d'en parler. --Ils n'arrivent pas. --Oui, on dirait que nos amis sont en retard. --Ne nous impatientons pas: ils ont sans doute été retardés par une cause inconnue. --Devaient-ils venir ensemble? --Non. --Bonne précaution. --Deux d'abord, puis un, puis deux ensuite. --De cette façon, on ne pourra rien soupçonner. --Oh! je ne crains pas que nous soyons surpris ici, dit Jean. --Sommes-nous même surveillés? J'en doute un peu. --Mais regarde donc cette neige qui blanchit le pavé de la cour! Il fait un temps à ne pas laisser un ennemi coucher dehors! --Pauvres gens! --Qui plains-tu ainsi? demanda de Puiseux à son ami. --Je plains ceux qui n'ont pas d'asile, qui souffrent la faim, le froid et la misère. Je plains cette légion d'infortunés qui sont dehors par cette nuit glacée! --Oui, cela est atroce, répliqua Henry, dont l'éternelle gaieté fut rembrunie par la phrase de son ami. Il reprit au bout d'un moment. --Tu arrives de Ludworth? --Oui. --Tu comprends par quel motif de discrétion je n'ai pas voulu te faire encore aucune question à cet égard, mon cher Jean. Puisque tu nous as réunis ici, c'est que tu as quelque chose d'important à nous dire. --Tu en jugeras tout à l'heure. --M. de Breulh[4] est-il prévenu? --Oui. --Il viendra ici? --Cette nuit. --Alors, je vois que l'assemblée sera sérieuse. --Il va en sortir la paix ou la guerre. --Et Berryer? --Berryer de même. --Diable! Tu n'en as pas encore un troisième à m'annoncer? --Si. --Tout est à craindre, ami. --Lequel, s'il te plaît? --M. Saincaize. Henry de Puiseux avait écouté avec respect les noms de MM. de Breulh et de Berryer. Il fit une légère grimace en entendant prononcer celui de M. Saincaize. --Tu ne l'aimes pas? dit Jean. --Ma foi, si tu désires connaître mon opinion bien sincère, je te dirai très-franchement que je me méfie de lui. Retiens bien mes paroles: cet homme-là n'est pas franc! --Il me produit aussi un peu cet effet-là, à moi-même. --Tu vois? M. de Breulh, bravo! c'est un loyal gentilhomme, fier comme son nom, et brave comme son épée. Mais le Saincaize! Cet homme-là nous jouera un vilain tour. --Sois tranquille: je le surveille. --Vois-tu, quand j'étais enfant, j'avais la terreur du serpent. Cet animal rampant m'aurait fait fuir à cent lieues... et je crois, ma parole d'honneur, qu'il m'en est resté quelque chose... car, chaque fois que je prononce, ou que j'entends prononcer son nom, j'éprouve une sensation analogue... Henry de Puiseux fut interrompu par le bruit de la porte cochère qui se refermait. --Voilà deux des Buridans! dit-il. Aubin Ploguen veillait. Quand il entendit résonner le loquet en bas, sur la porte, il s'avança dans l'ombre et ouvrit la serrure. Deux hommes entrèrent. --_Donnez-nous la clef, M. Benoist_, dit l'un d'eux. --_La porte est là_, répondit Aubin. C'étaient les mots de passe. Dix minutes s'écoulèrent encore. Puis le troisième arriva. --_Donnez-moi la clef, M. Benoist_, dit-il de même. --_La porte est là_, répliqua encore Aubin Ploguen. En vingt minutes, non-seulement les cinq Buridans arrivèrent, mais encore Berryer, M. de Breulh et M. Saincaize. Le Breton les introduisit à mesure dans la chambre où attendaient déjà Jean et Henry. Berryer, que nous avons connu vieillard seulement, était, en 1831, un vigoureux homme qui portait sur son visage la mâle beauté de son génie. Un livre de Mémoires intitulés «De 1830 à 1835» fait son portrait en quelques lignes: «Berryer n'est pas un orateur éloquent, c'est l'éloquence elle-même. Il est peut-être beau: je l'ignore, ne l'ayant jamais vu, mais l'ayant toujours écouté.» M. de Breulh, lui, ressemble à Louis XIII, et affectionne l'allure de Charles Ier, telle que l'a peinte Van-Dyck. Quant à M. Saincaize, Henry de Puiseux et Jean de Kardigân l'avaient bien jugé. Il portait sur sa figure l'empreinte de son âme tortueuse et fausse. Comment avait-il pu trouver place dans le parti royaliste, si difficile d'accès et si méfiant? Ce n'est pas à nous de répondre. Nous dirons plus: M. Saincaize y jouissait d'une certaine influence, due surtout à sa prodigieuse habileté. Quand les dix hommes furent réunis, Jean de Kardigân se tourna vers Berryer et le pria de présider la petite assemblée. Le grand orateur prit place derrière la table: chacun des assistants s'assit, et Berryer dit, au milieu du silence général: --La parole est à M. le marquis de Kardigân... * * * * * M. Jumelle n'était pas resté inactif; dès que les arrivants eurent, au nombre de sept, pénétré dans la maison du numéro 3, il siffla de nouveau ses hommes. --Attention, mes mignons, leur dit-il. Il s'agit de prendre les oiseaux. Il y aura une bonne récompense. Un grognement significatif fut la réponse de la petite troupe. Elle approuvait évidemment ce genre d'exorde en fait de discours. Seuls, Trébuchet et la Licorne, principaux acolytes de M. le sous-chef de la police politique, restèrent muets. M. Jumelle, qui les guettait du coin de l'œil, s'aperçut aussitôt de leur silence. --Eh bien, mon bon la Licorne, et toi, mon doux Trébuchet, nous n'approuvons donc pas la conduite de notre chef? --Non, répondirent les deux agents d'une seule et même voix. Ils étaient pourtant rarement d'accord, se trouvant presque chaque jour en rivalité constante. Aussi, la coïncidence de leur opinion ne laissa-t-elle pas d'étonner, voire même d'inquiéter M. Jumelle. La Licorne et Trébuchet étaient... étaient... car, hélas! la Parque cruelle a depuis longtemps tranché leurs jours! d'anciens bandits entrés rue de Jérusalem sur le tard. Ils connaissaient toutes les ruses, toutes les audaces et tous les pièges. Aussi, M. Jumelle, lequel, soit dit en passant, était doué d'une rare intelligence et d'une finesse pour le moins égale à cette intelligence, les consultait dans les circonstances graves. --Et pourquoi ne m'approuvez-vous pas, chers amis? reprit M. Jumelle, qui se servait des deux bandits tout en les méprisant parfaitement. Réponds d'abord, mon bon la Licorne. --Parce que nous avons laissé les oiseaux entrer dans la cage, au lieu de les arrêter à mesure qu'ils arrivaient. --A toi, maintenant, mon doux Trébuchet. --Mon opinion est celle de mon cher camarade. La Licorne salua Trébuchet, qui rendit son salut à la Licorne. --Faut voir! faut voir! grommela M. Jumelle en se grattant l'oreille. Signe de préoccupation. Au même instant parurent les trois derniers personnages dont nous avons déjà parlé. M. Jumelle, qui ne les attendait pas, fut assez étonné. --Comment! il y en a encore? dit-il. Ma foi tant mieux! Cette conversation avait lieu dans une rue voisine de la rue du Petit-Pas, et sous une neige qui augmentait toujours. --Savez-vous ce que c'est que les souricières? continua le sous-chef de la police politique. C'est une petite prison de bois où on prend les souris, les rats et les autres animaux. Eh bien! cette maison est une souricière. --Bien, fit la Licorne. --Bien, fit Trébuchet. --Maintenant qu'ils sont dans la souricière, ajouta M. Jumelle, évidemment flatté de cette double approbation, ils sont pris. --Holà! Galimard! cria-t-il. Galimard s'avança à l'ordre. --Tu as ta carte d'agent? --Oui, monsieur. --Eh bien, mon garçon, tu vas courir au poste de soldats du Panthéon, et tu diras au lieutenant qui commande que moi, M. Jumelle, je lui demande trente hommes. Va vite! Et il ajouta, en se grattant le nez avec satisfaction: --Voyez-vous, ils sont là-dedans une dizaine. Eh bien! quarante hommes avec des fusils, ce ne sera pas encore de trop pour arrêter dix royalistes désarmés. V LES DERNIERS CHEVALIERS Nous avons laissé Jean, Henry de Puiseux et leurs amis dans la chambre cachée, au moment où Berryer venait de dire: --La parole est à monsieur le marquis de Kardigân. Tous les yeux se portèrent vers le jeune homme, qui se leva et s'inclina respectueusement devant les assistants. --Messieurs, dit-il, j'avais besoin de vous consulter. Comme la police de M. le duc d'Orléans nous surveille, j'ai dû user de ruses. J'ai prié MM. Henry de Puiseux, Pierre Prémontré, Louis Surville, Henri de Bonnechose, Jacques Dervieux et Maurice de Carlepont de se rendre au bal de l'Opéra, avec un signe de reconnaissance à leur épaule. Ce signe était composé de roses: blanches, couleur de notre drapeau; rouges, couleur du sang que nos frères ont versé pour le roi! --Et que nous verserons encore! dit Henry de Puiseux d'une voix forte. --Je l'espère! répondit Jean de Kardigân. Il reprit: --Je les ai priés de revêtir un costume de Buridan, parce que c'est le plus commun et celui qui devait le moins attirer l'attention. Puis il rappelle une époque, époque sainte! où ce n'étaient pas les gentilshommes qui faisaient un trône à leur roi, mais où c'était le roi qui faisait une noblesse à ses gentilshommes. L'exorde chevaleresque du marquis avait impressionné les auditeurs. Seul, M. Saincaize souriait. Vous connaissez ce sourire, celui que l'homme vil a toujours aux lèvres quand il entend proclamer de nobles vérités ou prononcer de nobles paroles. --Vous, messieurs, continua Jean en s'adressant à Berryer, à M. de Breulh et à M. Saincaize, votre présence ici était indispensable, puisque vous êtes membres du comité légitimiste de Paris. Maintenant que nous sommes réunis, je vais vous transmettre les ordres de S. M. Charles X, qui a daigné me recevoir. --Les ordres? hasarda M. Saincaize en plissant dédaigneusement les lèvres. --Oui, monsieur, les ordres, insista froidement Jean. Le roi ne nous demande pas des conseils, il nous demande de l'obéissance. Le comité fera ses observations et le roi appréciera. En me recevant, Sa Majesté m'a fait l'honneur de me demander mon opinion sur l'état des esprits en France. Je lui ai répondu ce que je crois être la vérité: le gouvernement de M. le duc d'Orléans a crû, depuis sa naissance, en impopularité. A Lyon, à Grenoble, à Lille, l'émeute; à Paris, un trouble profond, ce trouble qui précède souvent les grands bouleversements humains. J'ai dit au roi que je croyais l'heure venue de tenter une restauration. --Par quels moyens? demanda M. de Breulh, qui, jusqu'alors, avait écouté silencieusement, mais respectueusement, les paroles du marquis. --Par les armes. --C'est impossible! s'écria M. Saincaize. Berryer étendit la main. --Veuillez attendre, monsieur Saincaize, dit-il. M. de Kardigân n'a pas terminé. Avant de discuter son projet, il faut le connaître. --Je continue, messieurs. Sa Majesté, après avoir entendu mes paroles, a fait appeler madame la duchesse de Berry. Son Altesse Royale m'a ordonné de répéter mes paroles. --Ma fille, dit le roi, M. de Kardigân est de votre avis, vous le voyez: j'étais déjà convaincu par vous avant de l'être par lui. --Ainsi le roi consent à une tentative de restauration à main armée? --Oui, monsieur, répliqua Jean à M. de Breulh, qui venait de faire cette interruption. --Et le comité de Paris? dit M. Saincaize. --Je vous avais répondu, monsieur, continua Jean, que Sa Majesté s'attendait à notre obéissance et non à nos conseils: j'avais tort. C'était mon opinion que je formulais ainsi, non la sienne. Sa Majesté écoutera les conseils du comité de Paris. Seulement, permettez-moi de vous expliquer les ressources que nous avons à notre disposition. Je vous ai priés, messieurs Berryer, de Breulh et Saincaize, de venir ici, parce que votre opinion entraînera celle du comité légitimiste. De même que les six gentilshommes qui sont là pourront agiter leurs provinces bretonnes si la guerre est décidée. Le projet est celui-ci: soulever la Vendée, y former un noyau armé, et si Dieu nous donne la victoire, marcher immédiatement sur Paris. En même temps nos amis du Midi soulèveront Marseille et Lyon. Les républicains et les bonapartistes ne tireront pas l'épée pour défendre un gouvernement qu'ils exècrent, quittes à nous attaquer, nous, si nous sommes vainqueurs. Avec l'aide de deux divisions de l'armée, dont les généraux et les officiers sont à nous, nous arriverons à Paris. --Et après? dit encore M. de Breulh. --Après? Si nous sommes vainqueurs... --Vous serez grands. Mais si vous êtes vaincus? --Nous mourrons, voilà tout! --Bravo! Kardigân, s'écria de Puiseux. --Nous pouvons jeter en Vendée dix mille fusils et de la poudre. Nous avons sept millions de francs. Comme général en chef, M. le maréchal de Bourmont, le vainqueur d'Alger; comme généraux, MM. de Charette, d'Autichamp, Hébert, Cadoudal, Terrien, Cathelineau et de Coislin. Il y aura cinq grandes divisions militaires à Paris, à Nantes, Angers, Rennes et Lyon. Ces divisions seront partagées chacune en cinq cantons; et ce n'est pas exagérer que de croire qu'en chacun de ces cantons nous aurons trois mille hommes. Cela fait donc une première armée de soixante-quinze mille hommes; diminuons d'un tiers, il reste encore cinquante mille. --Quand aurait lieu le mouvement? --Du 1er au 15 mai, parce que, dans cette quinzaine, les travaux de la campagne donnent vacances aux paysans. J'ajoute un nom, messieurs, & ceux que je vous avais annoncés comme étant ceux de nos chefs: celui de Madame. --Madame viendrait! s'écria Berryer. --Oui. --Comme soldat? --Comme chef pour ordonner, comme soldat pour se battre. Un frémissement courba toutes ces têtes. Il y eut un assez long silence. --Répondez, monsieur de Breulh, dit Berryer. M. de Breulh se leva. --Une décision aussi grave ne peut pas être prise sur-le-champ, dit-il. Pourtant, je crois être l'interprète de ces messieurs du comité, en déclarant que nous nous contenterons d'exposer au roi de simples observations. Mais monsieur le marquis de Kardigân voudra bien me permettre de discuter. --Je vous écoute, monsieur. --Croyez-vous à la réussite d'un pareil plan? --Oui, j'y crois. --Sur quoi basez-vous cette opinion? --Sur ceci: d'abord, l'impopularité du gouvernement; ensuite, sur la lassitude des esprits, qui, ne pouvant prendre au sérieux une royauté faite par 221 parlementaires affolés, attendent et espèrent quelque chose de définitif. --Je le reconnais. Mais nous défendons une cause autant qu'une dynastie: un principe autant qu'un homme. Nous sommes, parce que nous sommes. N'est-ce pas, selon vous, attaquer la vertu même de ce principe, que d'en réclamer l'exécution par la force? Remarquez, monsieur le marquis, que je ne discute pas: j'interroge. --Eh bien, monsieur, je vous répondrai de même: franchement. Un droit a besoin d'être affirmé. On nous a attaqués par l'épée, c'est par l'épée que nous devons attaquer à notre tour. Ah! nous vivons dans un triste temps! Tout ce qui est grand s'en va: tout ce qui est noble dégénère. Charette, Lescure, La Rochejaquelein, n'ont pas songé à se demander s'ils seraient vainqueurs. Ils se sont battus! La société moderne a deux moyens de prouver son droit ou d'affirmer sa volonté: la parole et le fusil. La parole? on nous l'a retirée; nos journaux doivent se taire. M. Thiers, M. Casimir Périer ont peur! Reste le fusil. C'est lui qui doit parler quand les lèvres des hommes sont muettes! M. Saincaize faisait de vains efforts pour garder son calme. Il s'agitait avec angoisse sur sa chaise, et, de temps à autre, en écoutant les paroles de Jean, il jetait un regard effaré sur la porte, comme s'il devait voir apparaître le tricorne galonné d'un gendarme. --Pardon... pardon... monsieur, dit-il. Peste! comme vous y allez! La guerre civile! rien que cela, et du premier coup! On donne aux gens le temps de réfléchir et on ne leur met pas ainsi le couteau sous la gorge! Un soulèvement en Vendée, un soulèvement dans le Midi! Mais ce serait effroyable! --Pourquoi, monsieur, ce serait-il effroyable? --Nous ruinons le commerce, nous arrêtons le mouvement des affaires! --Lesquelles? demanda Jean froidement. --Comment, lesquelles? --Oui, celles du peuple français, ou bien les vôtres? --Monsieur le marquis!... --Pourquoi venez-vous parler intérêt, quand nous parlons destinée d'une nation et d'un roi? Ceux qui ont fait le 10 août, le 2l janvier, le 9 thermidor, le 12 germinal et le 18 brumaire, pensaient-ils au mouvement des affaires? Ceux qui ont fait les journées de juillet y songeaient-ils davantage? --Permettez! permettez! --Ce n'est pas l'heure de discuter, monsieur Saincaize, dit Berryer; M. de Kardigân vient de nous soumettre un plan. Nous le communiquerons à MM. Hyde de Neuville et de Chateaubriand nos collègues, et nous vous donnerons notre réponse. Pendant ces quelques paroles du grand orateur, Henry de Puiseux avait consulté ses amis: --Monsieur le marquis, dit-il à Jean, ces messieurs partagent tous le même avis: ils sont aux ordres de Sa Majesté; prêts à vivre ou à mourir. Vive le Roi! Au même instant, Aubin Ploguen entra: --Messieurs, dit-il, voilà les soldats. M. Saincaize jeta un glapissement de terreur. Le Breton avait prononcé cette phrase avec une sérénité sans pareille. Tout le monde se regarda. --Quels soldats? demanda M. Saincaize de plus en plus effaré. --Ceux du gouvernement. --Ah! mon Dieu! hurla le même Saincaize en se laissant choir. --Qu'est-ce qu'ils viennent faire? --Nous arrêter, dit Jean. En effet, un murmure sourd arrivait du dehors; on entendit enfoncer la première porte, et les crosses de fusil résonnèrent sur le pavé blanc de neige. VI LES RESSOURCES D'AUBIN PLOGUEN Ainsi que l'avait voulu M. Jumelle, le poste de la place du Panthéon s'était empressé d'envoyer une compagnie de soldats. Restait à accomplir la besogne. Le sous-chef de la police politique n'était pas embarrassé. Il fit cerner la maison par ses agents, se mit lui-même à la tête des soldats, côte à côte avec le sous-lieutenant qui les commandait, et il frappa à la porte de la maison, comme il avait entendu frapper ceux qui y étaient entrés. Peut-être un malin eût-il réussi, mais pour tromper Aubin Ploguen qui veillait, il fallait être plus que malin. Pourtant le Breton, au lieu d'aller prévenir immédiatement les conspirateurs, fit une chose qui, pour un moment, étonnera le lecteur. Il alla purement et simplement éveiller le concierge et lui dit: --On frappe à la porte. Allez donc voir ce que c'est. En effet, à l'instant même où Aubin Ploguen prononçait ces paroles, une voix retentissante criait de la rue: --Au nom du roi, ouvrez! Cet ordre eut pour effet immédiat de faire jeter à bas de son lit le concierge qui, très-probablement, aurait continué son sommeil. Quant à Aubin, il traversa la cour, et alla prévenir les conspirateurs de ce qui se passait. Pourquoi Aubin Ploguen avait-il ainsi fait ouvrir la porte? Il avait ses raisons, nous allons les connaître. Les soldats, précédés de M. Jumelle, se précipitèrent dans la cour. --Fouillez partout, criait celui-ci. Une lumière brillait à travers les vitres de la chambre où Jean et ses amis étaient réunis. --Ce ne peut être que là, pensa-t-il. --Cette chambre a-t-elle plusieurs issues? demanda-t-il au concierge. --Non, monsieur. --Très-bien. Alors, pour en sortir, il faut passer par cette porte? --Oui, monsieur. Cette réponse était tellement satisfaisante que M. Jumelle se frotta le nez avec joie. --Eh! mordienne, je les tiens, dit-il. --Enfoncez! ordonna le sous-chef de la police politique. Ce fut l'affaire de deux ou trois coups de crosse. La porte vermoulue tenait mal sur ses ais peu solides et s'éventra. M. Jumelle voyait toujours briller la lumière derrière les rideaux. Il entendait même ce murmure confus de plusieurs voix qui parlent bas. --Enfoncez la seconde porte! ordonna-t-il encore. L'ordre fut exécuté aussi rapidement. M. Jumelle se jeta en avant, mais il demeura stupéfait en se trouvant en face d'un grand gaillard couché dans un lit, appuyé sur son coude, et qui regardait d'un air stupéfait. --Est-ce que la maison brûle? demanda le grand gaillard avec un rire niais. M. Jumelle entra dans une colère bleue. --Ah çà! on se moque de moi, ici! Le concierge s'avança. --Vous cherchez quelqu'un, monsieur? --Où sont les hommes qui étaient dans cette chambre tout à l'heure? Le concierge et l'homme couché se regardèrent: l'un hébété, l'autre surpris. --Quels hommes? --Les ennemis de la société que je dois livrer à la vindicte de la loi! M. Jumelle avait pour principe d'effrayer toujours ceux qu'il arrêtait. De cette façon, prétendait-il, on peut toujours leur arracher des aveux. Aussi lança-t-il la phrase ronflante qu'on vient de lire, à peu près sûr de l'effet qu'il allait obtenir. Le concierge se mit à trembler. Mais le dormeur se fâcha. --Vindicte de la loi? Est-ce que je la connais, cette vindicte? Vous allez me faire le plaisir de me laisser tranquille, d'abord! La colère de M. Jumelle se changea en rage. --Fouillez toute la maison! s'écria-t-il. Mais, avant, attachez-moi les deux mains de cet imbécile-là. Quand le lecteur saura que cet imbécile-là était Aubin Ploguen, et qu'il se laissa faire tranquillement, il comprendra que le Breton devait avoir ses raisons pour agir ainsi. Cependant le premier ordre de M. Jumelle s'exécuta. On fouilla les six étages de la maison du haut en bas, sans trouver le moindre personnage suspect. Le sous-chef de la police politique comprenait qu'il était joué: mais comment, et par qui? Il réfléchit que, s'il voulait savoir quelque chose, il devait commencer par calmer sa fureur. --Où diable ont-ils pu passer? murmurait-il dans son désespoir. Évidemment il y avait là un mystère. Si encore il n'avait pas entendu un bruit de voix résonner quelques instants auparavant dans la chambre, il aurait pu croire que personne autre que le «gaillard» n'y était. --Comment vous appelez-vous? demanda-t-il à Aubin Ploguen, en tirant de sa poche un carnet où il s'apprêtait à écrire les réponses de l'inculpé. --Nicolas Ferréol. --Depuis quand habitez-vous ici? --Depuis six semaines. --Est-ce vrai? demanda-t-il au concierge. --Oui, monsieur, c'est vrai. --A quelle heure êtes-vous rentré ce soir? --A dix heures. En effet, Aubin Ploguen n'était pas sorti. Il attendait les arrivants. Ces réponses achevèrent de troubler les idées de M. Jumelle. --Mon garçon, reprit-il, en regardant le prétendu Nicolas Ferréol bien en face, et dans les deux yeux, je vous engage à me dire toute la vérité. --Quelle vérité? demanda Aubin Ploguen, en donnant à son visage le degré de niaiserie désirable. --Où sont les hommes qui étaient dans votre chambre? --Quels hommes? Le sous-chef de la police politique était mille fois trop intelligent pour se laisser prendre au piège. Il comprit que quelque part devait se trouver une cachette quelconque, et que si lui, Jumelle, s'obstinait à interroger, Nicolas Ferréol, de son côté, s'obstinerait à ne pas répondre. --Lieutenant, dit-il à l'officier, vous allez confier ce gaillard à cinq de vos hommes, qui vont me le conduire au poste. Puis, je vous prierai de faire demander par un caporal celui de mes agents qui s'appelle Trébuchet. Aubin Ploguen ne tenta même pas de résister. Il était couché tout habillé, circonstance remarquée par M. Jumelle, mais que celui-ci n'avait eu garde de souligner. Le Breton sortit de la chambre, les mains toujours attachées et escorté par cinq soldats. M. Jumelle fit évacuer la pièce par ceux qui s'y trouvaient, et resta seul. --Voyons, se dit-il, on ne me prend pas sans vert, moi; je suis sûr de mon fait. Le sieur Henry de Puiseux nous a été signalé comme ayant, au bal de l'Opéra de cette nuit, un rendez-vous politique. Je vois que le rapport avait raison. Jacqueline ne s'était pas trompée. Elle l'a suivi de sa demeure à l'Opéra, donc... Il laissa tomber sa tête dans ses mains, et se gratta obstinément le derrière de l'oreille. --Ils étaient tous les dix dans cette pièce. Dans dix minutes je saurai où est _la cache_. Il joue bien son rôle, ce grand coquin que j'ai empoigné! Mais on ne trompe pas le père Jumelle comme un oiseau! Voilà évidemment ce qui s'est passé. Ce Nicolas Ferréol a loué cette chambre, il y a six semaines, pour son maître. Cette chambre doit faire partie de celles que les _carbonari_ choisissaient sous la Restauration pour s'y réunir. Quelque part, à droite ou à gauche, il y a une trappe, et, dès qu'ils ont été surpris, en veux-tu, en voila! ils ont pris leur volée... Le monologue de M. Jumelle fut interrompu par l'arrivée de Trébuchet. --Vous m'avez fait demander, monsieur? dit de sa voix mielleuse le gredin. --As-tu tes instruments, Trébuchet? --Toujours, monsieur Jumelle. --Sonde-moi ces murailles-là! Je t'ai fait appeler de préférence à la Licorne... --Vous êtes trop bon. --Non, je ne suis pas bon. Je t'ai fait appeler de préférence à la Licorne parce que tu as eu autrefois des peines de cœur... au tribunal de Niort, à propos de... de quoi donc, Trébuchet? --De serrures, monsieur Jumelle. --De serrures, c'est cela. Eh bien! voilà ton affaire. Cherche, mon ami! Trébuchet se mit à la besogne. Il prit dans sa poche un petit marteau plat, et se mit à frapper à légers coups, tous les coins de la muraille. M. Jumelle le regardait. Et, tout en le regardant, il continuait ses réflexions. --N'importe, ils ont eu beau s'enfuir, je connais maintenant tous les fils de la petite affaire. Demain, je fais arrêter le sieur de Puiseux, et avec lui et ce Nicolas Ferréol, il faudra bien que j'arrive à un bon résultat. Il s'interrompit pour dire: --Trouves-tu, Trébuchet? --Ça vient, monsieur Jumelle. L'agent s'était collé ventre à terre, et il frappait avec son marteau contre la muraille, au ras du sol. S'il y avait une porte secrète, cette porte était évidemment dans la muraille. Or, quand il frapperait sur son extrémité, le son rendu ne serait plus plein comme le son rendu par le mur, mais bien sonore. Tout à coup, Trébuchet s'arrêta dans ses investigations. Il frappait énergiquement à un endroit où la maçonnerie semblait légèrement déprimée. --J'ai trouvé, monsieur Jumelle! Celui-ci allait courir au mur et l'examiner à son tour, quand quatre ou cinq coups de fusil retentirent au dehors à travers le silence de la nuit... VII LA PORTE SECRÈTE M. Jumelle ne tarda pas à avoir l'explication, triste pour lui, de ces coups de fusil qui venaient d'éclater. Un agent se précipita dans la chambre en s'écriant: --Monsieur, le prisonnier s'est échappé. --Tirez dessus. --C'est ce qu'on a fait. Décidément, M. Jumelle jouait de malheur. Il est vrai qu'il ne connaissait pas la force prodigieuse d'Aubin Ploguen. Non content de lui faire attacher les mains, il aurait encore trouvé moyen de lui faire lier les pieds et la tête. Aubin Ploguen était un homme plein de ressources. Il s'était laissé lier les mains tranquillement; il s'était laissé arrêter sans résistance, sachant bien que, dès que cela lui plairait, il pourrait recouvrer sa liberté. Seulement, pour s'enfuir, il lui fallait l'espace. Quand il arriva dans la rue, la neige avait un peu calmé son intensité première. Les cinq hommes commencèrent par le faire asseoir sur le trottoir, pour qu'ils eussent le moyen de charger leurs fusils. Il faisait froid; les mains gelées par la neige tremblaient. Cela dura dix bonnes minutes. Au bout de dix minutes, ils prirent le prisonnier par les épaules, et l'entraînèrent dans la direction du poste du Panthéon. Aubin Ploguen ne bronchait pas. On eût juré qu'il en était à sa vingtième arrestation. Seulement, pour souffler dans ses doigts, sans doute, il portait de temps à autre ses mains liées à ses lèvres, mais en réalité, tout doucement, il coupait avec ses dents les cordes qui liaient ses mains. Un soldat le tenait par l'épaule droite, pendant qu'un autre soldat le tenait par l'épaule gauche. Ces braves lignards! ils n'y voyaient pas malice! Puis, au surplus, la précaution qu'ils avaient eue de charger leurs fusils sous les yeux même de leur prisonnier devait les rassurer sur toute tentative de fuite. Bientôt, au coin de la rue d'Ulm et de l'impasse Porniquet, Aubin Ploguen s'arrêta tout à coup et se planta au beau milieu du chemin, aspirant l'air à pleines narines, comme s'il eût voulu prendre le vent. Un peu à gauche s'ouvrait la rue du Cerf, démolie aujourd'hui, mais qui, à cette époque, gagnait le quartier Mouffetard, en traversant le haut du boulevard Saint-Jacques. --Allons, en avant, l'ami! dit un des soldats en voulant entraîner Aubin. Celui-ci eut un sourire de pitié. Il se contenta de se secouer tout doucement; mais la secousse ne fut pas si douce qu'il l'aurait probablement voulu, car les deux soldats qui le tenaient roulèrent dans la neige en poussant un formidable juron. Avant que les trois autres eussent eu le temps de revenir de leur surprise, Aubin Ploguen avait pris sa course. Avez-vous vu courir les cerfs, dans les halliers, quand un chasseur les surprend? J'estime qu'ils sont moins rapides que le serviteur des Kardigân. Deux coups de fusil, puis deux autres, puis un dernier, furent tirés par les soldats; mais aucun n'atteignit le fugitif. Quant à le rattraper, c'était impossible, il était déjà trop loin. M. Jumelle écouta ce récit d'un air tellement comique, que Henry de Puiseux et Jean de Kardigân lui-même n'auraient pu s'empêcher de rire s'ils avaient contemplé en ce moment la figure de M. le sous-chef de la police politique. --Diable! diable! grommelait-il. Plus que jamais il se grattait l'oreille avec fureur. Heureusement, Trébuchet lui gardait une consolation toute prête. --J'ai trouvé, monsieur Jumelle, répéta-t-il d'un air triomphant. M. Jumelle sauta sur ses pieds et courut à la muraille. On distinguait très-bien une petite rainure, étroite comme un fil, qui glissait dans le mur, depuis le parquet jusqu'à une hauteur d'homme environ. --Passe-moi un ciseau! fit-il. Trébuchet obéit. Alors M. Jumelle introduisit le ciseau dans la rainure, et en suivit toute la longueur. Il sentit bientôt une résistance. --Le marteau, maintenant. Docile, Trébuchet obéit encore. M. Jumelle donna un coup sec, mais bien appliqué, au ciseau, qui brisa cette résistance, et la porte s'ouvrit. --J'en étais sûr, dit-il. Le lieutenant regardait d'un air satisfait. --Eh! eh! la manivelle était adroite; mais le père Jumelle ne se laisse pas engluer! Voyons, il y a une demi-heure à peine qu'ils sont partis, donc on peut encore, sinon les arrêter, au moins retrouver leurs traces!... Le lecteur comprend maintenant ce qui s'était passé. M. Jumelle ne s'était pas trompé un seul instant. La chambre avait été, jadis, un lieu de réunion pour les _carbonari_, qui conspiraient. Comme toutes celles où se tenaient leurs assemblées, elle donnait sur un couloir creusé à même des fondations de la maison, sous lesquelles s'étendaient les catacombes. Jean de Kardigân l'avait louée en conséquence. Aubin Ploguen y demeura pendant le voyage du jeune homme à Ludworth. Derrière la porte secrète, il avait placé un lit. Quand les soldats entrèrent dans la cour, il se hâta de faire jouer le ressort qui ouvrait cette porte, et il transporta le lit dans la chambre. Les chaises furent en partie cachées, et tous les assistants purent s'enfuir. Lui, se glissa entre les draps, mais il n'eut pas le temps de se déshabiller. Il ne s'était pas enfui avec les autres, pour la même raison qui lui avait fait ouvrir l'entrée de la maison. Il espérait détourner les soupçons de la police, et garder le secret de l'issue cachée, qui pouvait être si utile, plus tard. --Allons, Trébuchet, entrons là-dedans! L'agent semblait peu disposé à obéir, cette fois; mais M. Jumelle le rassura, en priant l'officier de faire éclairer la marche par un peloton de soldats qui porteraient des torches. La petite troupe entra. Le couloir conduisait au milieu des fondations des maisons voisines, par une pente très-douce. Là, quelques marches de pierre descendaient dans les catacombes. Quel chemin avaient suivi les fugitifs? M. Jumelle était trop habile pour ne pas savoir qu'en pareille occurrence, on prend autant que possible la ligne droite. Au reste, la route était toute tracée. Elle suivait une ligne un peu courbe, cependant, mais où ne donnaient que des impasses perdues. Ils longèrent cette route pendant une heure environ. Arrivés à une sorte de clairière, ils demeuraient un peu déconcertés, quand un des soldats ramassa dans l'avenue de gauche un mouchoir tombé au milieu. Ce mouchoir portait un V et un S, brodés au coin. Il appartenait à l'infortuné M. Saincaize, qui laissait, dans sa terreur, une trace vengeresse derrière lui! Ce qui prouve, une fois de plus, qu'il n'arrive jamais rien aux gens courageux, tandis que les lâches sont toujours victimes. Un second trajet de trente minutes conduisit la petite troupe à l'une des issues des catacombes, dans la plaine de Montrouge. M. Jumelle fit soulever par les soldats la grille de fer qui obstruait le passage, et ils se trouvèrent bientôt tous en pleine lumière. Car le jour s'était levé, à mesure que la tourmente de neige décroissait. M. Jumelle espéra un moment que les pas des fugitifs resteraient marqués sur la neige; mais ceux-ci avaient eu soin de les entrecroiser tellement, qu'on ne pouvait les suivre. Au reste, il était à peu près certain que, tous, ils avaient dû rentrer dans Paris, mais par des chemins différents. M. Jumelle fit garder les deux issues, et, laissant là son escorte, s'achemina vers Paris qui s'éveillait au loin. A mesure qu'il marchait, ses réflexions se condensaient, prenaient corps, et lui montraient clairement tout ce qui avait dû avoir lieu. Il se hâtait, car il voulait faire son rapport à M. Gisquet, le préfet de police, et discuter avec lui les moyens d'arrêter Henry de Puiseux, par lequel on pouvait arriver peut-être à connaître une partie de la vérité. Cependant, à mesure qu'il traversait dans toute sa longueur la vaste plaine de Montrouge, la solitude se faisait moins grande. A droite et à gauche, passaient des maraîchers se rendant à Paris ou en revenant. Il arriva bientôt devant un petit cabaret de bas étage. Alors son instinct de policier s'éveilla. Il eut l'idée de demander des renseignements aux gens qui tenaient ce cabaret. En s'approchant, il vit un certain nombre de gens qui encombraient la petite salle du cabaret. Il se mêla à ces groupes, demanda un verre d'eau-de-vie. --C'est bien, ce qu'il a fait là, disait l'un. --Ma foi, oui. Le pauvre petit courait risque, sans ce brave monsieur, de crever là comme un chien abandonné. --Je l'ai vu, lui, dit tout haut une femme, pendant qu'il cherchait à réchauffer l'enfant. Il avait un bel habit noir, et du linge comme en a _l'épouse de notre maire_ de Gentilly. A ces mots, M. Jumelle dressa l'oreille. --D'où pouvait-il venir, par ce temps-là, et à cette heure de nuit? --Je vais vous le dire, ajouta un autre tout bas. J'arrivais d'Arcueil et j'ai vu une bande d'hommes qui portaient des catacombes... --Eh! eh! grommela M. Jumelle. --Au reste, nous saurons qui c'est, car Gervais l'a accompagné à Paris. M. Jumelle se leva: --Mes bons amis, dit-il, vous allez me donner immédiatement le signalement de celui dont vous parlez, ou je vous arrête, au nom du roi!... VIII L'ENFANT DANS LA NEIGE C'était Jean de Kardigân qui avait recueilli l'enfant. Voici ce qui s'était passé: En sortant des catacombes, les serviteurs du Roi déchu se séparèrent. Ils comprenaient qu'ils ne devaient pas rentrer à Paris ensemble. Jean, lui, traversa la plaine de Montrouge, à peu près au même endroit que M. Jumelle devait choisir quelques instants plus tard. Le jeune homme, enveloppé dans un ample et chaud manteau, marchait rapidement. Il réfléchissait à ce qui s'était dit dans la réunion royaliste. --Tous les partis sont les mêmes, pensait-il. Ils répugnent à la force. Ils se plaisent aux paroles oiseuses, aux discours inutiles. Monck a-t-il discuté avec Lambert pour rétablir Charles II sur le trône d'Angleterre? Charles X, lui-même, a-t-il hésité, quand il a fallu rendre à Ferdinand VII sa couronne, que venaient de lui prendre les Cortès d'Espagne? Jean de Kardigân était un chaud partisan de cette insurrection de Vendée qui devait éclater six mois plus tard. Mais il sentait combien il serait difficile d'obtenir du comité de Paris une décision prompte. Malgré leur génie, les deux personnages qui conduisaient ce comité, Chateaubriand et Berryer, étaient des hommes de parole plutôt que des hommes d'action. Pour l'instant, le danger, selon Jean, était double. Il fallait convaincre le grand orateur et le grand écrivain: et il ne se dissimulait pas que ce serait difficile. Ensuite, il fallait échapper à l'étroite surveillance de la police. Le marquis ne s'inquiétait même pas du sort d'Aubin Ploguen, qu'il laissait aux mains de ses ennemis. Le Breton et lui étaient convenus, longtemps à l'avance, de ce qu'ils feraient en pareil cas. Quand Aubin Ploguen avait loué, dans la maison de la rue du Petit-Pas, la chambre que nous connaissons, il l'avait fait, nous le savons, en prévision de l'avenir. --Si la police arrive pendant une de nos réunions, monsieur le marquis, vous et vos amis n'aurez qu'à ouvrir la porte secrète. --Mais toi? --Moi, je resterai. --On t'arrêtera. --Je le sais bien. Mais rassurez-vous, je m'échapperai bien vite. Puisque Aubin Ploguen avait promis de s'échapper, Jean était tranquille: il tiendrait parole. A deux cents mètres environ du cabaret dont nous venons de parler dans le précédent chapitre, Jean s'arrêta pour s'orienter. La neige ne tombait plus. Mais un fin brouillard et la demi-obscurité qui précède en hiver le lever du soleil, empêchaient de voir briller à l'horizon les lumières des faubourgs. M. de Kardigân jetait à droite et à gauche des regards indécis, quand il heurta du pied un obstacle placé en travers de son chemin. Il prit d'abord cet obstacle pour une pierre énorme; mais sa forme bizarre attira son attention. Il se baissa: --Ah! mon Dieu! murmura-t-il. C'était un enfant d'une douzaine d'années environ, qui gisait, enfoui dans la neige, et auquel le froid et la glace avaient fait perdre connaissance. Le pauvre petit, bleui par la souffrance, était tombé, sans doute, en traversant cette immense plaine de Montrouge. Les forces lui avaient manqué pour se relever. Puis, peu à peu, la neige couvrant son corps, il était resté enfermé dans ce linceul. Le marquis écarta de sa main la neige amoncelée sur le corps de l'enfant, et appuya l'oreille sur sa poitrine pour savoir s'il respirait encore. Pas un souffle ne sortait de ses lèvres serrées. Les yeux étaient fermés, comme si l'éternel sommeil berçait déjà dans ses bras patients ce pauvre être inanimé. Jean se sentait profondément ému. Les êtres forts sont toujours des êtres bons, car la méchanceté n'est qu'une perpétuelle irritation de la faiblesse. Le lecteur se rappelle la plainte jetée par ce noble gentilhomme sur ceux qui souffraient, victimes de la misère et du froid. Une immense pitié envahit son cœur. Comment ce malheureux être se trouvait-il ainsi, seul et abandonné, livré à tant de souffrances et à tant d'angoisses! Il se représentait l'enfant, pliant sous cette triple et impitoyable étreinte de la faim, de la fatigue et de la neige. Un poëte oriental, à qui on a parlé comme d'un jeu de la nature de cette neige inconnue dans son climat brûlant, s'écrie: «--Oh! que ces baisers blancs et glacés doivent faire couler la glace mortelle dans le sang et jusqu'au cœur!...» Qu'aurait dit Jean de Kardigân s'il avait su que la vie de ce malheureux se trouvait liée d'une étrange façon à la sienne? Il n'écouta que sa pitié, que sa charité. Voyant qu'il tenterait vainement de rappeler un peu de chaleur à ses membres gelés, il serra l'enfant dans ses bras, et l'enveloppa dans son manteau; puis il chercha des yeux une maison où il pût trouver les premiers secours. Il aperçut alors le cabaret isolé, et s'y dirigea à grands pas. Les ouvriers qui y prenaient des forces pour le travail de la matinée, bien que ce fût un dimanche, se levèrent tous en voyant cet homme élégant, qui accourait avec ce malheureux enfant dans ses bras. --Ah! mon Dieu! est-ce qu'il est mort? s'écria l'un d'eux, en se penchant. --J'espère que non, répliqua Jean. --Où l'avez-vous trouvé, monsieur? --Étendu au milieu de la plaine, et ayant déjà un demi-pied de neige sur le corps. --Vite, vite! un grand feu! faites chauffer un bol d'eau-de-vie, reprit Jean. Un regard lui avait appris qu'il se trouvait chez des gens pauvres. Il tira sa bourse et y prit deux louis qu'il mit sur la table. --Tenez, madame, voici pour vous indemniser, dit-il. L'hôtelière repoussa les deux louis, bien que, certes, elle ne dût pas être fort habituée à en voir souvent. --Ce n'est pas la peine, monsieur, répondit doucement cette femme. --Vous êtes bonne, continua le marquis, mais je suis riche et vous êtes pauvre. Il ne serait pas juste que vous dépensiez quelque chose. Le feu flambait. On y avait jeté une grande brassée de sarments, qui produisirent cette joyeuse flamme bien claire qui égaye et réchauffe. Dès que la température de la pièce basse du cabaret fut assez élevée, Jean, aidé d'un des ouvriers, déshabilla entièrement l'enfant et le frotta avec l'eau-de-vie tiède. Un léger tressaillement vint annoncer bientôt qu'il vivait encore. On le rapprocha de la flamme salutaire. Alors il fut sensible que le sang circulait avec plus de régularité; le pouls devint perceptible; enfin il ouvrit les yeux. Mais il les referma aussitôt, comme si la douleur passée le tenait encore. Enfin, au bout de vingt minutes, l'enfant était revenu à lui. --Pauvre petit! murmura Jean de Kardigân en le regardant, ému: il ne sera pas dit que je t'aurai arraché à la mort pour laisser ta vie dans la misère! Il tira une seconde fois deux louis de sa bourse et dit à l'hôtelière: --Madame, avez-vous des vêtements? --Oui, monsieur. --Eh bien, je vous en achète pour couvrir cet enfant. Donnez-moi une veste, un pantalon et une bonne couverture. La toilette du pauvre petit ne fut pas longue. Complètement revenu à lui, il ne se rendait pas encore entièrement compte du miracle auquel il devait la vie, et jetait autour de lui des regards étonnés. Le jour s'était levé: ce jour gris, sale, qui couvre à peine d'une teinte triste le toit des maisons ou la cime des arbres dépouillés. L'enfant, bien enveloppé dans une épaisse et chaude couverture, fut repris par Jean. --Merci, mes amis, dit-il, je l'emmène. --Ah! vous êtes un bon b...! s'écria l'un des ouvriers. Cette phrase fit sourire le marquis. Il tendit la main à l'ouvrier. --Vous avez raison, l'ami, je suis un bon b..., répondit-il. --Tenez, monsieur, c'est dans mon opinion de vous rendre service. Donnez-moi le paquet, je vais le porter jusqu'à la barrière. Vous trouverez des voitures. --C'est une idée, ça, dit l'hôtelier. Pars avec le monsieur, Gervais. Gervais prit l'enfant, et tous les trois sortirent. Le petit, «le paquet,» comme l'appelait le brave ouvrier, était retombé dans un sommeil hébété. La route n'était plus longue. En un quart d'heure, l'ouvrier et le marquis voyaient apparaître les premières maisons de la chaussée du Maine. Une place de citadines se trouvait là; Jean en prit une et y monta avec l'enfant. Il voulut donner de l'argent à Gervais pour le remercier de l'avoir aidé: --Allons donc, monsieur, répondit-il, vous n'y pensez pas! Je ne me fais payer que mon travail, moi. J'aime mieux que vous me donniez la main comme tout à l'heure! --Je vous demande pardon, l'ami... --Oh! il n'y a pas de quoi, monsieur! Le gentilhomme et l'ouvrier se serrèrent la main; puis la citadine partit, entraînant le marquis de Kardigân vers Paris, pendant que Gervais regagnait la plaine de Montrouge. Quand il arriva au cabaret, un spectacle étrange frappa ses yeux. Un homme, qui se grattait l'oreille d'une main, était acculé par une quinzaine d'ouvriers contre la muraille et les menaçait de l'autre main d'un petit pistolet de poche, qui semblait, au reste, intimider fort peu les assistants. Cet individu était M. Jumelle. Voici ce qui s'était passé. IX OU M. JUMELLE JOUE DE MALHEUR Nous avons laissé le sous-chef de la police politique menaçant les ouvriers du cabaret de les arrêter au nom du roi, s'ils ne lui donnaient pas le signalement de l'homme qui avait relevé l'enfant. Le premier sentiment que ceux-ci éprouvèrent fut de la stupeur; le second fut de la colère. Le peuple a la haine de l'agent de police, et il a en partie raison. Nul plus que nous ne respecte les obscurs et héroïques défenseurs de l'ordre public, ceux qui risquent leur vie à chaque heure pour protéger la nôtre. Mais il y a une grande différence entre l'agent de police qui suit, pas à pas, le meurtrier, pour le livrer à la justice du châtiment, et l'agent de police qui espionne au profit de la politique. Le premier est un soldat; Le second a été, avec raison, flétri par la conscience populaire de l'ignoble nom de _mouchard_. Et, au premier regard, on devinait en M. Jumelle un agent politique. Aussi les ouvriers sentirent l'indignation s'emparer d'eux, à la demande de signalement qui leur fut faite. Peut-être, en toute autre occasion, se seraient-ils contentés de répondre évasivement, évitant ainsi de compromettre soit l'homme poursuivi, soit eux-mêmes. Mais là, le cas était autre. La personne à laquelle on en voulait venait d'accomplir sous leurs yeux un acte de charité qui les avait touchés. Le marquis de Kardigân avait plu à ces âmes rudes et loyales. Un ouvrier, grand et beau garçon de vingt-cinq ans, retroussa ses manches et s'avança d'un air menaçant sur M. Jumelle. --Ah! tu manges à la gamelle de la rue de Jérusalem! s'écria-t-il; eh bien, attends un peu, espèce de _mouche_! M. Jumelle n'eut qu'à examiner les bras respectables de son adversaire pour comprendre qu'il pourrait bien s'être mis dans une mauvaise affaire. --Comment, malheureux, dit-il en prenant une mine de souverain blessé dans sa dignité, tu refuses obéissance à la loi et tu oses me menacer? --La loi? Je ne la connais point, mais je suis sûr qu'elle ne dit pas que tu viendras nous espionner! --Oui! oui! il a raison! crièrent quelques-uns. --Sus au mouchard! --Une correction à la _mouche_! Les braves ouvriers avaient une occasion d'administrer une «volée» (terme vulgaire, mais expressif) à l'un de ces hommes qu'ils exécraient. Ils n'avaient donc garde de la laisser perdre. En cinq minutes, M. Jumelle se trouva entouré d'ennemis. Il est hors de doute qu'il aurait sauté un mauvais pas, quand l'idée lui vint de se réfugier derrière deux tables placées l'une sur l'autre, et à l'abri desquelles il espérait se défendre. Aussi il se jeta derrière ces tables, s'en faisant un rempart improvisé. --Ah! tu crois que tu pourras nous échapper, _mouche de malheur_! reprit le premier ouvrier. Attends un peu! Mais M. Jumelle tira de sa poche un petit pistolet qu'il portait toujours sur lui et en fit jouer la batterie: --Le premier qui avance, dit-il, je le brûle comme un lapin! La menace, bien que sérieuse, n'aurait certes pas eu un long effet. Évidemment l'ouvrier, au risque d'être blessé et même tué, allait se jeter sur M. Jumelle, quand Gervais parut. Il comprit aussitôt une partie de la scène, et un mot du cabaretier acheva de le mettre au courant de la situation. --Viens donc ici, François, dit-il à l'ouvrier, et laisse-moi causer avec monsieur. François regarda Gervais, tout étonné: --Tu ne sais donc pas que c'est _une mouche_? --Si, mais si nous ne répondons pas, la _mouche_ nous coffrera, reprit Gervais. --Il est intelligent, au moins, celui-là, murmura M. Jumelle, heureux, au fond, de cette diversion inattendue. --Sois tranquille, va, il ne nous coffrera pas, attendu que je vais l'étrangler! --Tu seras bien avancé! on te guillotinera au lieu de te coffrer: voilà tout. --Très-intelligent, décidément, très-intelligent, grommela encore M. Jumelle. Gervais jeta un regard expressif à François. Celui-ci comprit que son ami réservait à l'agent de police un plat de son métier. --Voyez-vous, monsieur, il faut lui pardonner. Qu'est-ce que vous voulez? Demandez-moi ça, à moi, je vais vous répondre. --Je veux le signalement de l'homme qui vient de passer ici. --Son signalement? --Oui. --Et si je vous le donne, vous me promettez de ne pas faire de mal à François? --Je le promets. --Eh bien, je vais voir à vous contenter. C'est un jeune homme de trente ans environ, brun, avec toute sa barbe, et qui porte une cicatrice à la joue. Gervais avait fait cette réponse d'un air tellement assuré, que M. Jumelle n'eut pas un instant l'idée de douter. --Où l'as-tu conduit? --A la barrière. --Et là, qu'est-ce qu'il a fait? --Il a pris une voiture qui l'a conduit je ne sais où, mais dans le centre, car le cocher a dit:--Une rude course! M. Jumelle sortit de son abri. Il mit le pistolet dans sa poche, et en tira son carnet, où il inscrivit le signalement donné, à côté des réponses d'Aubin Ploguen. --Et l'enfant? --Il l'a emporté. --Bon. M. Jumelle allait sortir du cabaret. Gervais l'arrêta, et d'un air niais: --Il n'y a rien pour boire, monsieur l'agent? dit-il. M. Jumelle donna à Gervais une pièce de vingt sous, et s'éloigna. --Enfoncée, _la mouche_! s'écria celui-ci, en voyant disparaître l'agent de police à travers le brouillard. Tenez, la mère, vous donnerez ces vingt sous-là à un pauvre. Cet argent est sale, il faut le laver! Mais suivons M. Jumelle, qui gagnait rapidement Paris, ainsi que Jean de Kardigân l'avait fait quelques instants auparavant. Il prit une citadine à la même place où Jean avait pris la sienne, et se dirigea vers la préfecture de police. Il voulait réunir toutes ses notes avant de communiquer au préfet les événements de la nuit. Depuis la veille il jouait de malheur; les conjurés royalistes s'étaient échappés; Nicolas Ferréol--_alias_ Aubin Ploguen--s'était enfui; et enfin, il avait failli payer cher un renseignement, peut-être inutile. Une surprise non moins désagréable l'attendait. En entrant dans son bureau, il y trouva son secrétaire, qui se leva vivement en l'apercevant. --Quoi de nouveau, petit? demanda-t-il. --L'enfant s'est enfui. --Jacquelin? --Oui. --Ah! ah! M. Jumelle fronça le sourcil. Est-ce que par hasard cet enfant recueilli dans la plaine de Montrouge serait le même que Jacquelin? --Bast! cela ne fait rien! --Mais je croyais que vous aviez besoin de lui pour forcer la Jacqueline à vous servir de surveillante? --Jacqueline fait bien son métier. Mais elle a trop de sentiment. Cette nuit, au bal de l'Opéra, elle a failli se mettre à pleurer. Je l'enverrai promener... Tiens! rédige-moi un rapport avec ces notes. M. Jumelle lança à son secrétaire ce fameux carnet qui avait si bien travaillé toute la nuit. Et lui-même se plongea dans ses réflexions. Qu'était cette Jacqueline dont le nom est revenu deux fois dans notre récit et que nous avons entrevue au bal de l'Opéra? Nous connaîtrons bientôt cette lamentable histoire. C'était une pauvre créature, admirablement belle, à qui M. Jumelle avait pris son enfant en lui disant: --Vous vous êtes mêlée de politique, tant pis pour vous! Vous allez _travailler_ pour nous ou vous ne reverrez pas votre fils! La malheureuse femme s'était mêlée de politique parce qu'elle avait voulu venger son mari tué par la police à l'émeute de Lille. Cependant le secrétaire avait mis au net le rapport destiné à être présenté par M. Jumelle à M. Gisquet, le préfet de police. --J'attends trois personnes à huit heures, dit-il. Tu les feras entrer, une ici, la seconde dans ton cabinet, la troisième dans la salle d'attente. Jacqueline viendra, tu lui diras que j'ai à lui parler. --Bien, monsieur Jumelle. Celui-ci mit le rapport dans sa poche et s'apprêta à partir. --Ah! j'oubliais, ajouta-t-il au moment d'ouvrir la porte et de s'éloigner. Il revint à son bureau et prit dans son tiroir un paquet de fiches qui portaient chacune un nom en tête. Il chercha un instant, et enfin en trouva une qui le contenta, car il se gratta le nez en grommelant: --C'est cela! faut voir! faut voir! Cette fiche portait ces lignes: POISEUX (Henry de) --Brave.--Royaliste ardent. Chevaleresque.--Empressé auprès des femmes.--A surveiller. --Ah! il est galant, le gentilhomme! eh bien, je vais lui servir quelque chose qui sera de son goût. M. Jumelle sortit de son cabinet, et fit demander au préfet s'il pouvait le recevoir. On l'introduisit aussitôt chez M. Gisquet. Il y resta une heure et demie. Quand il rentra dans son bureau, les trois personnes qu'il attendait étaient arrivées. M. Jumelle, tout guilleret malgré la nuit de veille si fatigante qu'il venait de passer, ordonna d'amener Jacqueline auprès de lui. Cette seconde conférence dura aussi longtemps que la première. Quand la jeune femme sortit, elle était pâle, mais résolue. Ses yeux brillaient d'un feu étrange. --Je la tiens toujours! se dit en ricanant le sous-chef de la police politique. Je n'ai plus son enfant, mais elle croit que je l'ai encore: donc cela revient au même! Et il ajouta philosophiquement en serrant précieusement un papier: --Au surplus, si elle ne réussit pas, elle... Voilà une petite machinette qui fera la même besogne! La petite machinette était l'ordre d'arrêter le sieur Henry de Puiseux, «suspect de complot contre la sûreté de l'État.» X JACQUELINE MOREL Quelques mois avant que notre drame se renouât à Paris, M. Jumelle avait été envoyé par M. Gisquet à Lille. Le préfet de police avait reçu avis qu'une société secrète s'y était installée et préparait une émeute dans la ville. M. Jumelle savait à quoi s'en tenir sur cette prétendue société secrète. C'était simplement une misère noire qui, jetant sur le pavé les ouvriers de Roubaix et de Tourcoing, faisait bouillonner dans des cœurs aigris une colère toujours grandissante. A son arrivée à Lille, M. Jumelle recommença son éternel travail: c'est-à-dire qu'il s'arrangea à faire surveiller par des gens à lui les prétendus émeutiers. Il fut bientôt persuadé que l'intervention de la police devenait inutile, parce qu'elle arrivait trop tard. Il se contenta de prévenir le général commandant la division militaire et le préfet du département du Nord. Puis il leur conseilla d'attendre que l'émeute éclatât pour la réprimer sévèrement, au lieu de chercher à arrêter la levée en armes des émeutiers. Il se contenta de faire noter les plus ardents parmi les ouvriers, afin de les retrouver en temps et lieu. Parmi ceux-là, on lui signala un certain ouvrier drapier du nom de Maurice Morel. Maurice Morel avait cinquante ans. Son âge, la grande honnêteté de sa vie, et une belle instruction lui avaient donné une très-réelle influence parmi ses compagnons et ses amis de l'atelier. Il était l'un des chefs importants, sinon le plus important, du mouvement qui se préparait. Il était marié depuis douze ou treize ans avec une jeune fille de Roubaix, admirablement belle, laissée orpheline à quinze ans. Un sentiment de pitié avait ému le cœur de l'ouvrier quand il avait vu cette enfant seule au monde. La pensée lui vint qu'elle pourrait céder au vice,--la beauté, quand elle est pauvre, est toujours mal conseillée!--Bien qu'il eût pu être le père de Jacqueline, il l'épousa. Ce mariage disproportionné fut heureux. Jacqueline avait pour son mari, sinon de l'amour, du moins un respect et une affection que rien ne put effleurer. Un fils,--un ange blond,--leur était né. Ils vivaient calmes et tranquilles. L'ouvrier gagnait abondamment de quoi semer l'aisance dans son ménage. Cela fut ainsi pendant onze ans. Le fils,--Jacquelin,--avait grandi entre son père et sa mère qui l'adoraient, le choyaient, rêvant de faire de lui un homme. Puis, la révolution de 1830 arriva, bouleversant l'atelier, comme elle avait bouleversé le salon. La pauvreté survint. Le ménage Morel dut toucher aux sept mille francs d'économies si péniblement amassées pendant ces onze années de travail. Maurice sentit que les affaires, dont lui et ses compagnons avaient besoin pour vivre, seraient longues à reprendre. C'est alors que l'idée folle d'une émeute germa dans ces têtes exaltées par la souffrance et par l'inquiétude. Puisque le gouvernement de Louis-Philippe les laissait mourir de faim, ils voulurent essayer de renverser ce gouvernement. Naturellement, le chef désigné d'avance était Maurice Morel. N'avait-il pas conquis et mérité la confiance de tous ces hommes? Une distribution d'armes et de poudre fut faite avec soin. La petite troupe pouvait compter sur quinze cents hommes environ. On prendrait la préfecture, l'hôtel de ville et la caserne. Il n'y avait qu'un régiment à Lille. Mais les pauvres gens ignoraient que parmi eux, comme toujours, s'était glissé un faux frère qui avait espionné leurs moindres paroles, leurs moindres actions. Quand le jour de l'émeute fut fixé (ce devait être le 11 avril), la préfecture en fut avisée presque aussitôt, et prit ses mesures en conséquence. Dans la nuit du 10 au 11, on fit entrer dans la ville une brigade d'infanterie et deux escadrons de dragons, le plus secrètement possible. Quand, au matin, les ouvriers descendirent en armes des hauteurs de la cité, ils se heurtèrent contre un mur de baïonnettes, qui menaçaient de les éventrer. Le plus sage eût été de se retirer; mais à ces heures solennelles où la vie de tant d'hommes va se jouer sur un coup de dés, il se trouve toujours un misérable que nul ne connaît, qui vient on ne sait d'où, pour tirer le premier coup de fusil. Naturellement ce rôle fut confié au traître qui avait révélé le secret de ses compagnons. --Bas les armes! cria Maurice Morel qui commandait, en voyant que lui et les siens allaient se briser contre une tentative impossible. Mais le traître arma son fusil, et fit feu sur la troupe qui riposta aussitôt par une décharge générale. La moitié de la troupe fut tuée ou blessée. Dès lors il fallait songer, non plus à se battre, mais à mourir. C'est ce que comprit Maurice Morel. Dans un dernier éclair, dans une pensée suprême, il revit ses deux bien-aimés, sa femme et son fils. Puis, il se précipita dans la mêlée ardente. La bataille, car ce fut une vraie bataille avec toutes ses horreurs et avec tous ses héroïsmes, dura une heure et demie. Les ouvriers, quatre contre un, se défendaient comme des lions. Mais une charge de cavalerie termina tout. Maurice Morel, resté intact, commanda la retraite. Jusqu'alors, il avait été à l'avant-garde. Pour fuir, il se mit à l'arrière-garde. Déjà ses compagnons étaient hors de danger, quand il fut cerné par une escouade de dragons. Pris les armes à la main, son affaire ne fut pas longue. On le mit contre un mur et on le fusilla. C'était justice. Nul n'a le droit de soulever un peuple. Maurice Morel tomba comme il avait vécu, c'est-à-dire bravement, en homme qui a la conscience d'avoir accompli son devoir. Puis on laissa les cadavres dans les rues jusqu'à ce qu'on les vînt ramasser, et les vainqueurs disparurent. Il y avait une heure à peine que tout était fini, quand une femme, pâle, échevelée, et tenant un enfant par la main, accourut. C'était Jacqueline. Elle avait appris la terrible nouvelle! Son mari était tué! Tué! Son enfant devenait orphelin, et elle devenait veuve du même coup. Elle trouva bientôt ce corps aimé, couvert de sang, troué au cœur et à la poitrine. Son fils et elle s'agenouillèrent dans la boue rouge sur laquelle reposait le cadavre. --Prie, Jacquelin, dit-elle. L'enfant comprenait cette sauvage majesté de la mort, cette douleur mortelle de la perte et de la séparation éternelles! Tout à coup une vingtaine de dragons passèrent au petit trop de leurs chevaux. Elle se redressa, effrayante à voir: --Tiens! n'oublie jamais que ce sont ceux-là qui ont tué ton père! s'écria-t-elle. Le sous-officier qui commandait les dragons tourna la tête et fit arrêter Jacqueline et Jacquelin. C'est alors que commença pour elle un supplice de toutes les heures, de tous les instants. On avait voulu d'abord la remettre en liberté, mais M. Jumelle, au nom du préfet de police, s'y était opposé. --Amenez-les-moi tous les deux, dit-il. Dix jours plus tard, Jacqueline et Jacquelin arrivaient à Paris. M. Jumelle avait eu soin de les tenir séparés l'un de l'autre pendant le voyage, si bien qu'ils ignoraient même être si près l'un de l'autre. Le sous-chef de la police politique ne perdit pas de temps. Il fit venir Jacqueline dans son cabinet. --Vous êtes libre, madame, lui dit-il. La jeune femme eut un mouvement de joie en entendant cette phrase. Elle crut, la pauvre créature, qu'on allait lui rendre Jacquelin. --Où est-il, lui? demanda-t-elle. --Votre fils? --Oui. --Ici. --Me le rendrez-vous? --Euh! euh! Faut voir, faut voir! Elle pâlit. --Vous voulez donc le garder! --Oui. --Ainsi, vous oseriez ne pas me rendre mon enfant? --Je vous le rendrai. Seulement... pas maintenant. --Quand? --Lorsque je serai content de vous. Jacqueline crut d'abord que le sous-chef de la police politique allait lui proposer un de ces marchés infâmes qui déshonorent celui qui le propose et celle qui l'accepte. Mais M. Jumelle avait des préoccupations bien plus importantes que cela, vraiment! Il reprit: --Comprenez-moi bien. Je serai content de vous, si vous me servez... comment dirai-je?... de surveillante? Ce mot-là vous convient-il? --Monsieur... --Dame! nous avons des agents de police _hommes_, en veux-tu en voilà, ce n'est pas cela qui nous manque! Mais les agents de police _femmes_, c'est rare. --Quoi! vous voulez!... --Choisissez! dit M. Jumelle d'un ton sec. Servez-nous pendant deux ans, et dans deux ans je vous rendrai votre fils. --Qu'en ferez-vous? --Je le mettrai dans un pensionnat. Quant à vous, je me charge de votre existence. Que Jacqueline pouvait-elle répondre à cela? M. Jumelle était le plus fort. Elle courba la tête. Le sous-chef de la police politique n'avait pas fait une mauvaise affaire. D'ailleurs, frappé de l'admirable beauté de la jeune femme, il avait aussitôt senti de quelle utilité pourrait lui être cette beauté-là. Depuis six mois qu'elle était l'esclave de M. Jumelle, elle avait _travaillé_ pour le compte de la rue de Jérusalem. _Travaillé_ avec horreur! Car elle avait honte d'elle même; la vie était un dégoût pour elle; mais elle voulait revoir son enfant. Le lecteur comprend maintenant dans quelles occasions M. Jumelle se servait d'elle. Au bal de l'Opéra, elle remplissait une mission qui la déshonorait à ses propres yeux; des bouffées de honte lui montaient au visage quand elle pensait au rôle infâme qu'elle avait accepté. Le matin où nous la retrouvons, sortant du cabinet de M. Jumelle, Jacqueline partait encore pour remplir une de ces ténébreuses et hideuses missions qui répugnent au cœur. XI JEAN ET HENRY Jean de Kardigân n'avait pas d'appartement à Paris. Pour endormir les soupçons de la police, à supposer qu'ils dussent être éveillés, il s'était purement et simplement logé à l'hôtel. Quand il revint de l'expédition nocturne, en portant l'enfant dans ses bras, il se fit conduire chez Henry de Puiseux. Henry de Puiseux demeurait rue de Richelieu, presque au coin de la rue Neuve-des-Petits-Champs. Le marquis voulait lui confier le pauvre petit abandonné, et lui demander aide et protection pour lui. Quand il arriva chez de Puiseux, celui-ci, rentré depuis peu de temps, dormait du sommeil des justes. Jean l'éveilla impitoyablement. --Hein? qu'est-ce? que me veut-on? demanda Henry, quand dans l'ombre de sa chambre à coucher, fermée aux rayons d'un pâle soleil d'hiver, il aperçut la silhouette de son ami. --C'est moi, Henry. --Toi... Jean... Que le diable t'emporte! je dormais si bien!... --Réveille-toi. --Tu me la bailles belle! il y a longtemps que c'est fait... au moins trois minutes. --Pauvre ami! modula Jean avec un sourire railleur. --C'est cela, moque-toi de moi maintenant. --Je ne me moque pas de toi. --Eh bien! je voudrais savoir alors ce que tu me veux. --Je t'apporte un cadeau. --Je te pardonne, en ce cas. --Tu ne me demandes pas ce que c'est? --Non. --Pourquoi? --Parce que je suis sûr de toi. Ce doit être un présent royal. --Je te remercie de cette confiance. --Il n'y a pas de quoi. Jean allait continuer. Mais Henry reprit avec volubilité: --Attends un peu, cher ami. Il sonna et son domestique entra. Ce serviteur ne ressemblait guère au brave et fidèle Aubin Ploguen. Il résumait en lui le gamin parisien avec tous ses défauts; ce domestique, nommé Couriol, était affligé des sept péchés capitaux. Il était menteur, gourmand, luxurieux, orgueilleux, paresseux, colère et envieux. Je dois même ajouter, pour rester dans le vrai, qu'il en possédait un huitième: le vol. --Couriol, dit Henry, ouvre les rideaux. La chambre se trouva jetée en pleine lumière. --Eh bien! qu'est-ce que vous faites là, Couriol? demanda Henry, en voyant que son domestique le regardait, planté curieusement sur ses deux jambes. Couriol comprit sans doute le reproche contenu dans cette phrase, car il s'éloigna, mais à regret. --Tu peux parler, maintenant. --Ce n'est pas malheureux. --Tu disais donc que tu m'apportes un cadeau? --Très-bien. --Tu approuves? --Tout à fait! Jean se mit à rire de l'assurance avec laquelle son ami fit cette réponse. --Et tu me pardonnes de t'avoir éveillé? --Heu! heu! --Quoi! malgré mon cadeau... --Hélas! pourquoi ne me l'as-tu pas apporté quelques heures plus tard! --Tu n'es donc pas curieux de savoir en quoi il consiste? --Si. --Eh bien, cherche un peu. --C'est un bijou? --Non. --Un cheval? --Non. --Une arme? --Non. --Diable! un mariage, peut-être? Henry avait pris une mine piteusement comique. --Rassure-toi: ce n'est pas un mariage. --Tu veux donc me rendre fou! C'est un vase de Chine, sans doute? --Pas précisément. --Une aiguière d'argent? --Non. --Alors... --C'est un compagnon. --Un chien? --Non, un enfant! --Hein? Tu dis? Un enfant? --Oui. --Ah ça! tu plaisantes! --Moi? Nullement. Le visage sérieux de Jean empêchait Henry de croire à une plaisanterie de son ami. Pourtant il ne comprenait pas encore. --Un enfant! un enfant! balbutia-t-il à moitié ahuri. --Ainsi que je te l'ai dit. --Qu'est-ce que tu veux que j'en fasse? --Dame! cela te regarde! --Comment! cela me regarde? --Mais oui, je te fais un cadeau, c'est à toi et non à moi de décider quel emploi tu feras de ce cadeau. Jean recula dans le fond de la chambre et fit signe à Henry de se lever. Le jeune homme sauta à bas de son lit, passa un pantalon à pied, une paire de pantoufles et une robe de chambre. --Regarde! dit Jean. Il vit alors, couché sur son canapé, un pauvre être, enveloppé d'une couverture et plongé dans un sommeil réparateur. --Diable! diable! grommela Henry. --Cela te gêne? --Nullement, mais... --Mais?... Allons, j'ai pitié de toi. Écoute. Jean raconta à son ami ce que nous connaissons: le pauvre petit réveillé par lui dans la neige, et dont il comptait se charger désormais. A mesure qu'il parlait, Henry prenait une mine de plus en plus satisfaite. Quand Jean eut terminé, il sauta à son cou. --Bravo! Je ne faisais qu'admirer ton intelligence et ton dévouement; mais maintenant j'admire encore plus ton cœur! --Merci, ami. --Merci? C'est plutôt à moi de te remercier, misérable, puisque tu as bien voulu m'associer à ton œuvre de charité! Une étreinte silencieuse fut la seule réponse de Jean. De Puiseux reprit: --Voyons, qu'as-tu décidé? --Que je ferais le bonheur de cet enfant. Cela t'étonne? Ah! regarde ma vie! regarde ce que je souffre! Où sont mes affections, à moi? Je ne peux aimer ceux vers qui mon cœur volerait avec bonheur! Mon frère? perdu à jamais pour moi. Sais-je seulement où il est maintenant? Peut-être m'a-t-il oublié, comme il doit croire que je l'ai oublié moi-même! Celle que j'aime... Fernande... Il s'arrêta. Une larme glissa lentement sur son visage. --Amour! amour! je ne te connaîtrai pas! A d'autres qu'à moi tes dévouements sublimes et tes chastes bonheurs. Tiens! plus je vais, plus je l'aime, cet ange apparu un jour dans ma vie. Elle est entrée dans mon cœur, ce matin-là, et n'en est jamais sortie! --Tu n'es pas un homme, tiens! s'écria Henry avec colère. --Henry! --Ah! fâche-toi, si cela te plaît; cela m'est parbleu bien égal! Seulement, je te dirai tout ce que j'ai sur le cœur. Comment, tu aimes, et avec toutes les qualités que tu as, avec ta beauté,--car tu es beau, pendard!--avec ton nom, ta fortune et ta liberté, tu ne cherches même pas à savoir si tu es aimé! --Qu'en sais-tu? --Bravo, alors! --Je te ferai part tout à l'heure de la décision que j'ai prise à cet égard. Pour l'instant, je veux en revenir au sujet important. Voici ce que je compte faire de cet enfant. Je veux l'adopter, pour ainsi dire. Je veux avoir un être sur lequel je puisse absolument compter, et qui soit le frère que j'ai perdu. Dieu a jeté sur ma route cet abandonné: donc, Dieu a voulu que je le recueille! Comprends-moi bien. Je vais repartir pour Kardigân. Je ne veux pas encore l'emmener avec moi. Mon intention est de le mettre dans un collège, peut-être au lycée Henri IV, où moi-même j'ai fait mes études. Seulement, comme je ne partirai que dans huit jours, et que la santé du pauvre petit a besoin de secours, je te prie de le garder quelque temps, jusqu'à ce qu'il ait pris assez de forces pour supporter la vie de collège. --C'est convenu, parbleu. --Merci. --Regarde un peu comme il dort! Comme s'il eût voulu donner un démenti immédiat aux paroles d'Henry, l'enfant ouvrit les yeux et poussa un faible soupir. Jean se pencha sur lui. --Es-tu reposé, mon enfant? dit-il. Le pauvre abandonné regardait avec surprise autour de lui. Cette chambre où il était, ces deux jeunes gens qui fixaient sur lui leurs regards émus, tout cela le surprenait, l'épouvantait presque. --Oh! mon Dieu! murmura-t-il. --N'aie pas peur, dit Jean, tu es avec des amis. --Comment t'appelles-tu? demanda Henry. --Jacquelin Morel. C'était, en effet, le pauvre fils de cette pauvre Jacqueline Morel dont nous venons de raconter la lugubre histoire. --D'où viens-tu? --Je ne sais pas. --Comment! tu ne sais pas d'où tu viens? --Non. --Voyons, cherche un peu. --J'étais avec maman et père à Lille. Nous vivions tous bien joyeux. Tout à coup, on a tué mon père, puis on nous a arrêtés, maman et moi. On nous a conduits à Paris. Depuis, je n'ai jamais revu ma mère. --Pourquoi? --Parce qu'on m'a séparé d'elle. --Et toi, où t'a-t-on mis? --Dans une grande salle, avec d'autres enfants de mon âge. Puis, un soir, comme j'appelais toujours ma mère, je me suis dit que, puisqu'on ne voulait pas me la rendre, ce serait moi qui irais la retrouver. Je me suis enfui. --Bravo! --Je traversai Paris en courant. Quand j'eus quitté la ville, épuisé, mourant de faim, je fus assailli par la neige. Alors je tombai et je crus que j'allais mourir... C'était dans une grande plaine. Je souffrais affreusement. J'errai toute la nuit, à droite et à gauche, cherchant mon chemin. Enfin, tout à coup, les forces me manquèrent. XII LA BARONNE DE SERGAZ Jacquelin s'arrêta. Le souvenir de son danger et de ses souffrances agissait évidemment sur son esprit d'une façon douloureuse. Jean de Kardigân en profita pour tâcher d'obtenir de lui quelques renseignements. --Pourquoi a-t-on tué ton père? L'œil de l'enfant s'alluma. --Parce qu'il s'était battu. --Contre qui? --Contre les soldats. --A Lille? --Oui, à Lille. Les deux amis se regardèrent. Ils comprenaient la vérité. Le père de Jacquelin était mort sans doute dans cette émeute du département du Nord dont on avait tant parlé. --Comment se fait-il, reprit Jean, qu'on ait pu te séparer de ta mère? Jacquelin raconta ce que nous savons déjà, mais, naturellement, en taisant ce qu'il ignorait. Ce récit, ainsi formulé, devenait trop obscur pour que les deux royalistes pussent deviner l'intervention de la police dans ce drame de famille. --Écoute, mon enfant, dit Jean, c'est moi qui t'ai recueilli ce matin. Tu allais mourir. Dieu t'a jeté dans ma vie. Nous chercherons ensemble ta mère. Jacquelin saisit la main du marquis et l'embrassa. --Désormais, je me charge de toi. Tu n'auras plus à souffrir: je te le promets. --Oh! vous êtes bon, monsieur. --Tu es encore faible. Il faut que tu prennes beaucoup de repos. Monsieur est mon ami. Il va te garder chez lui. Quelques instants après, Jacquelin Morel était couché dans un grand lit tout blanc. Un bon feu brillait dans la cheminée de la chambre que lui avait donnée Henry, et il s'endormait de ce sommeil réparateur qui sauve. Alors seulement, Jean et Henry purent causer des affaires politiques qui les préoccupaient. Il fut convenu que les gentilshommes présents à la réunion partiraient dans un bref délai pour leurs provinces, afin de préparer le soulèvement général. Puis, Jean de Kardigân quitta son ami et se dirigea vers l'église Saint-Eustache, où il avait habitude de faire ses dévotions. Resté seul, Henry se remit à sa toilette. A midi, il déjeuna. A une heure, il allait sortir à son tour, quand il entendit sonner à la porte de son appartement. Couriol lui apporta une carte. Henry la prit et lut avec étonnement un nom de femme: LA BARONNE DE SERGAZ. --Une femme chez moi, murmura-t-il. --Faites entrer au salon, Couriol, reprit-il, en s'adressant au valet de chambre, et priez madame la baronne de m'excuser si je ne me rends pas immédiatement auprès d'elle. En cinq minutes, de Puiseux acheva de s'habiller, et il entra dans le salon où l'attendait l'inconnue. Il s'arrêta sur le seuil, ému et troublé. La baronne de Sergaz était assise dans un fauteuil, enveloppée d'un voile noir en dentelles à la façon des Espagnoles. Elle paraissait très-pâle. Mais cette pâleur faisait ressortir encore plus sa beauté souveraine. Car elle était belle autant qu'une statue grecque ou qu'une femme du Corrége. De grands yeux sombres, gris-bleus, brillaient au milieu d'un visage dont le dessin allongé indiquait une noblesse d'origine indéniable. Les extrémités fines, la taille mince, complétaient un ensemble charmant. On voyait un sang bleu courir dans les veines des tempes et celles de la main. Le seul défaut, peut-être, de cette nature aristocratique, était la dureté du regard, et des lèvres, qui, comprimées au milieu, indiquent, suivant les lois de la phrénologie, une âpreté de pensée souvent méchante. Henry de Puiseux s'inclina respectueusement devant madame de Sergaz, attendant que celle-ci lui fît signe de s'asseoir. La baronne répondit au salut du jeune homme par une légère inclinaison de tête, et d'un geste loyal lui indiqua un siége. --Veuillez m'excuser, monsieur, lui dit-elle d'une voix harmonieuse, si je prends la liberté de vous importuner, mais il n'a rien moins fallu qu'une circonstance grave pour me décider à cette démarche. --Quelle qu'elle soit, madame, répondit le jeune homme, je me félicite d'une démarche qui m'a procuré l'honneur de vous voir chez moi. --Voici ce qui m'amène auprès de vous, monsieur, reprit madame de Sergaz. Je suis veuve depuis un an. Mon mari est mort me laissant une fortune indépendante et la jouissance d'un château de la famille en Vendée. Je me trouvais bien seule. Heureusement, un ancien ami de mon père, M. le marquis de Rieux voulut bien être mon protecteur. Avant de mourir, il me donna plusieurs lettres d'introduction auprès de ses amis de Paris, M. Berryer, M. Hyde de Neuville et M. de Puiseux, votre père, dont il ignorait la fin. Madame de Sergaz s'arrêta. Henry de Puiseux avait fait un geste d'étonnement en entendant prononcer le nom de M. le marquis de Rieux, l'un de ces purs et loyaux royalistes dont l'amitié seule est un brevet d'honnêteté et de vertu. Elle reprit: --J'hésitai longuement avant de faire usage de ces lettres. Vous comprenez sans doute le sentiment qui me faisait agir. Je me plaisais dans ce vieux château de Sergaz. Pour que je me décidasse à le quitter, il a fallu que certains bruits fort graves vinssent jusqu'à moi. Henry de Puiseux ne perdait pas de vue madame de Sergaz, non qu'il fût attiré invinciblement vers cette radieuse beauté. Mais à une époque comme celle-là, il fallait se méfier de tout et de tous. Il attendait avant de juger. --Votre discrétion est trop naturelle, monsieur, pour que je puisse m'en offenser. Veuillez prendre connaissance de la lettre de M. de Rieux. M. votre père étant mort, c'est à vous que je dois la remettre. Madame de Sergaz tendit la lettre à Henry. Il avait correspondu avec M. de Rieux et il connaissait son écriture. --Vous permettez, madame? dit-il, --Je vous en prie, monsieur. Il décacheta et lut. C'était une lettre de recommandation très-chaude. M. de Rieux priait son vieil ami, M. de Puiseux, de rendre à madame de Sergaz tous les services que celle-ci pouvait réclamer de lui. --Le fils fera ce que le père eût été heureux de faire, madame, dit Henry en saluant la baronne. Que désirez-vous? --L'adresse de M. Berryer et de M. Hyde de Neuville, pour lesquels je suis porteur d'une lettre également. Il n'y avait dans tout cela rien que de fort naturel, et Henry n'avait pas à refuser une chose aussi simple qu'une adresse. Au reste, il était évident que madame de Sergaz pouvait se la procurer autrement, et que si elle s'adressait à lui pour la connaître, c'est qu'elle n'agissait pas avec de mauvaises pensées. Puis, comment supposer que le marquis de Rieux aurait muni d'une recommandation aussi chaude une personne dont il n'eût pas été absolument sûr? --M. Berryer, madame, demeure rue Royale n°7, et M. Hyde de Neuville rue Neuve-des-Petits-Champs, n°23. La baronne se leva: --Je suis logée à l'hôtel Richelieu, monsieur, dit-elle. Tous les jours vous me trouverez chez moi de quatre à six heures. Henry de Puiseux était doué d'un grand fonds de prudence et d'habileté, que sa gaieté habituelle empêchait de soupçonner. Certes, la méfiance était peu de mise avec une femme comme madame de Sergaz, mais il valait mieux l'exagérer que d'exposer les chefs du parti à un danger réel. --Veuillez m'excuser, madame, dit-il, si je vous fais une question; mais j'ai cru deviner, dans vos paroles, que nous étions en communauté d'idées. Donc vous pouvez me répondre franchement. Il se peut que vous vous étonniez, mais... --Votre demande est naturelle, monsieur, et j'ai hâte d'y souscrire. Je suis restée veuve à vingt-sept ans sans enfants, et presque sans parents. Ma fortune est assez grande, et bien supérieure à mes besoins. J'ai entendu parler de certaines éventualités qui rendent le parti royaliste--mon parti--obligé de recourir à un appel de fonds. Je désire voir M. Berryer pour lui remettre un bon de cinquante mille francs. Somme toute, cela était fort naturel. Berryer était connu partout comme l'un des chefs importants du parti légitimiste. Jamais le gouvernement ne s'était plaint. Madame de Sergaz voulait lui remettre cinquante mille francs. Rien ne pouvait compromettre le grand orateur. La baronne salua une seconde fois et sortit, après avoir jeté un dernier regard à Henry. --Elle est bien belle, murmura le jeune homme quand elle eut disparu. Il réfléchit un moment. --Bah! dit-il. Il sortit à son tour et prit sa voiture. Quand il rentra, à cinq heures, son domestique lui remit une carte d'invitation et une lettre. La carte était de M. Saincaize. Elle le priait de venir dîner le lendemain à six heures du soir, chez lui. La lettre était de madame de Sergaz. Voici ce qu'elle contenait: «Monsieur, Je tiens à vous remercier de votre aimable accueil. Je sais que demain nous nous retrouverons à dîner chez M. Saincaize. Au cas où vos occupations vous empêcheraient d'accepter, je le regretterais fort. Croyez à ma haute considération. BARONNE DE SERGAZ. --C'est étrange, dit Henry, en regardant la lettre. A-t-elle donc deviné que j'avais déjà hâte de la revoir! XIII OU ALLAIT JEAN DE KARDIGÂN? Le lecteur se rappelle qu'en quittant son ami de Puiseux, Jean se dirigea vers l'église Saint-Eustache. Il s'agenouilla et pria quelques instants. C'est qu'il voulait appeler sur lui la bénédiction d'en haut, avant de tenter la démarche à laquelle il venait de se décider. Nous savons qu'il avait été sur le point de parler de cette démarche à son ami, et que les circonstances seules l'avaient empêché de le faire. Voici en quoi elle consistait: Jean, en sortant de l'église, arrêta une voiture et se fit conduire à l'Arc-de-Triomphe. On se souvient que Fernande Grégoire demeurait dans une petite rue voisine. Le jeune homme descendit et, malgré le froid vif et piquant, fit quelques pas en réfléchissant dans la direction du bois de Boulogne. Puis il revint vers l'Arc-de-Triomphe et gagna la rue de Mars où demeurait la jeune fille. La maison était bien toujours la même, telle qu'elle lui était apparue, en cette journée maudite où sa famille entière s'était dispersée aux quatre vents. Il laissa retomber la gueule de chien en fer, qui, à cette époque, annonçait l'arrivée d'un visiteur. La porte s'ouvrit. --Que désirez-vous, monsieur? demanda une femme de service. --Parler à mademoiselle Grégoire. La domestique le fit entrer dans un petit salon. --Qui annoncerai-je? --Le marquis de Kardigân. Cinq minutes après, Fernande s'arrêtait, émue et tremblante, sur le seuil du salon, jetant un regard profond sur le jeune homme. --Je suis heureuse de vous revoir, monsieur, dit-elle, en lui tendant la main. Jean prit cette main. Il lui sembla qu'elle tremblait beaucoup en touchant la sienne. Un frisson l'agita des pieds à la tête. Il ne pouvait se lasser de contempler ardemment celle qu'il adorait avec tant de passion sainte. Comme sa pensée avait souvent volé vers elle pendant les longs mois qui venaient de s'écouler! Il l'avait revue toujours belle, toujours chaste, avec son beau et ravissant visage... A la fin, il sentit que ce silence devait gêner la jeune fille. --Pardonnez-moi, lui dit-il, mais je me suis senti tout ému en vous voyant. Elle rougit un peu. --Mademoiselle, continua Jean, pardonnez-moi également la franchise brutale de ce que vous allez entendre, mais j'estime qu'entre nous il faut plus que des banalités: Je vous aime. Elle fit un pas en arrière avec cette instinctive pudeur de la jeune fille à laquelle on fait un pareil aveu. --Je vous aime, reprit Jean. Je suis venu pour demander à votre père de m'accorder votre main... Me le permettez-vous? Il y eut un court silence. Elle baissait les yeux; lui la regardait de son regard doux et ferme. Mais ce n'était pas une créature faible. Elle était ignorante des puérilités et des petitesses. Elle releva le front, non sans une certaine fierté: --Monsieur le marquis, dit-elle, je ne sais pas mentir, je ne mentirai pas. Vous m'aimez... béni soit Dieu, c'était mon vœu le plus cher et ma plus chère espérance... Je vous aime aussi. --Vous!... Jean saisit la main effilée de Fernande, et la couvrit de baisers: --Oh! que ne puis-je vous peindre ce que je ressens, balbutia-t-il, au milieu du trouble profond où le jetait la réponse de la jeune fille. Vous m'aimez! vous m'aimez, Fernande! Jamais je n'aurais osé espérer un pareil bonheur! Et pourtant, il me semblait que le jour où nous nous étions vus pour la première fois, nous avions échangé nos âmes dans un regard! il me semblait que nous nous étions donnés l'un à l'autre pour toujours. J'avais emporté votre image dans mon cœur et, depuis, je l'y ai toujours gardée. Il n'y a pas une seule de mes pensées qui ne fût pour vous... O Fernande, je vous aime! je vous aime! Cette douce et pure musique de l'amour impressionnait la jeune fille. --Jean, dit-elle, depuis que vous êtes entré ici pour votre salut, j'ai deviné que je vous aimerais, et que mon cœur serait à jamais à vous! Je me suis reproché souvent de penser à un inconnu, mais Dieu n'a pas voulu que nous fussions maîtres de notre destinée. Tout à l'heure, quand on m'a annoncé votre présence, j'ai cru que j'allais défaillir: il y avait si longtemps que je vous espérais! Il y avait si longtemps que je vous attendais! Certaines impressions ne peuvent pas se traduire avec des mots, il faut quelque chose de plus. Un sentiment chaste et profond porte en lui une telle poésie, une telle grandeur, que c'est le rapetisser que de tenter même de l'exprimer. Ils s'aimaient. Ils étaient nobles de cœur, jeunes d'années, beaux de visage... Qu'y a-t-il au monde de plus charmant que ce radieux spectacle de deux êtres unis, sous le regard de Dieu, par l'échange d'un aveu? --Ami, reprit-elle, ma mère était une sainte. Elle est morte, jeune, trop jeune! Comme elle vous eût chéri, comme elle eût été fière de vous appeler son fils! Mais ses enseignements sont restés en moi et jamais je ne les ai oubliés. Elle m'avait fait jurer de venir prier sur sa tombe et de lui raconter mes pensées à chaque circonstance grave de ma vie. Il lui semblait, à cette pauvre adorée mourante, que son âme reviendrait en ce monde, et que Dieu lui permettrait de répondre à mes confidences. Jamais je n'y ai manqué. Vous dirai-je plus? Je suis sûre qu'elle m'entend, je suis sûre qu'elle me parle. Entre elle, morte, et moi, vivante, il y a de longues causeries, pendant lesquelles je lui raconte ce que j'espère ou ce que je souffre, et les résolutions que me dicte ma conscience sont pour moi comme des conseils que ma mère me donne... Eh bien, le jour où j'ai senti que je vous aimais, je suis allée au cimetière. J'apportais à la tombe chérie son habituelle moisson de fleurs. C'était par une belle matinée d'automne. Les oiseaux chantaient dans les saules pleureurs et sur la cime verte des ifs réguliers, comme s'ils eussent voulu égayer de leur voix ceux qui dormaient là pour toujours. Il régnait dans toute la nature une joie et une gaieté qui gagnaient mon être... Je m'agenouillai sur le tombeau, puis, ma prière faite, je restai longtemps pensive, causant avec ma mère... Mon ami, ma conscience n'a pas tressailli. Rien en moi ne m'a averti que mon cœur se fût mal donné. C'était à force de songer à vous que j'avais compris que je vous aimais. C'est ce matin-là que j'ai compris que je pouvais vous aimer! Jean avait écouté, charmé, la jeune fille. Il tenait sa main dans la sienne. Quand elle eût fini, il eût voulu pouvoir lui dire: Encore! O duo charmant, éternel, toujours le même, et toujours nouveau, que Dieu a mis sur les lèvres de Jacob et de Rachel à la fontaine, comme sur les lèvres de Roméo et de Juliette! --Fernande, quand puis-je voir votre père? --A l'instant. --Pourrai-je lui dire?... --Dites-lui la vérité, mon ami: dites-lui que vous m'aimez et que je vous aime. Ils se regardèrent encore longuement. Fernande sortit et monta dans le cabinet de son père pour le prévenir que M. de Kardigân désirait lui parler. Par malheur M. Grégoire était sorti. Ils se résignèrent à attendre. Une heure, deux heures se passèrent. Les fiancés se sentaient gênés de cette solitude et de ce tête-à-tête. Jean se leva: --Fernande, il ne serait pas convenable que je restasse ici plus longtemps. Je demeure à Paris, sur le boulevard de Gand, à l'hôtel de France. Ayez l'obligeance de me faire dire l'heure à laquelle votre père pourra me recevoir, je reviendrai. --Vous partez?... --Ne croyez-vous pas qu'il faut que je parte? Elle rougit. --Dieu m'est témoin que c'était pour moi un bonheur sans pareil que d'être là, auprès de vous, ma bien-aimée; mais je ne veux pas que même un seul mot railleur ou méchant effleure celle qui sera ma compagne. Fernande tendit son front au jeune homme. Il y mit un premier baiser d'amour, gage de leurs fiançailles, et pur comme leurs âmes. --A bientôt! dit-il. --A bientôt!... Quand Jean eut disparu, elle resta plongée dans de tristes et amères pensées. Pourquoi? D'où venait cette angoisse irraisonnée qui peu à peu s'emparait d'elle, au point de lui tirer des larmes? A mesure que le temps marchait, à mesure que la journée s'écoulait, Fernande sentait croître en elle un trouble étrange. Était-ce donc le pressentiment d'un malheur? A cinq heures du soir, M. Grégoire rentra. Il était souriant. Il adorait sa fille. C'était la joie de cet homme, la consolation des crimes commis par lui, crimes que nous connaîtrons bientôt. Il serra tendrement sa fille dans ses bras. --Chère enfant, dit-il, je viens t'annoncer une grande nouvelle. J'ai promis ta main à l'un de mes jeunes amis, M. Robert Français. Fernande jeta un cri et tomba presque inanimée sur un siège. Le réveil était rude. XIV LE PÈRE ET LA FILLE Le citoyen Lucien Grégoire était né à Dijon, vers la fin du règne de Louis XV. Il avait donc plus de soixante ans. De sourdes et lentes ambitions couvaient en lui. Du fond de la boutique de drapier où l'enfermait son père, il regardait passer, l'envie et la haine au cœur, les heureux de ce monde auxquels la destinée a donné la fortune et la noblesse. De quinze à dix-sept ans, sa précoce intelligence souffrit toutes les tortures de l'impuissance. Arriva le coup de tonnerre de 89. Le jeune Grégoire avait vingt ans. Il n'hésita pas et se jeta dans les clubs. Il devint bientôt fameux par son éloquence âpre, emportée, fiévreuse, qui enthousiasmait son rude public de vignerons et de paysans. Quand la Législative, en se séparant, provoqua l'élection d'une Convention nationale, Grégoire fut désigné un des premiers pour devenir représentant du département de la Côte-d'Or. Il se fit remarquer par sa violence au milieu des violents, par sa cruauté au milieu des cruels. Il vota la mort du roi sans délai, et en général, toutes les lois de répression quelles qu'elles fussent. Vers la fin de la Terreur, il eut le tact politique de comprendre que ce régime de sang et de crimes ne pouvait durer. Il fut l'un des aides de Tallien dans cette campagne qui renversa Robespierre et fit le 9 thermidor. Sous le Directoire il se tint coi. Au reste sa fortune était faite. Son père, le drapier de Dijon, lui avait laissé en 1793, au plus fort de la Terreur, un héritage évalué à trente mille livres, amassées louis par louis. L'or, à cette époque de dépréciation des assignats, valait mille fois sa valeur réelle. Grégoire se fit acquéreur de biens nationaux. Il continua ce commerce lucratif sur une large échelle. Au 18 brumaire, il possédait, vivants et liquides, cent beaux mille écus tout battant neufs, à l'effigie de la République française une et indivisible. Quatre ou cinq ans se passèrent encore. Le jour de Marengo, Ouvrard reçut une dépêche apportée par son courrier, qui annonçait la perte de la bataille. Aussitôt la Rente baissa de cinq francs. Grégoire se mit à la hausse et acheta tout ce qu'on lui proposa. Le soir, il avait triplé sa fortune. Sous la Restauration, il passa en Suisse, d'où il ne revint qu'en 1829. Sa fille était le seul être qu'aimât ce vieillard égoïste. Il résumait en elle toutes ses joies; mais la tendresse qu'elle lui inspirait ne l'empêchait pas de maintenir son principe d'autorité. Fernande avait été habituée à obéir toujours. Grégoire aimait à ce que ses ordres fussent respectés. Le lecteur connaissant le caractère du vieux régicide, comprendra quelle émotion dut agiter le cœur de la jeune fille, quand elle entendit son père lui annoncer qu'il avait disposé de sa main. N'ayant aucun parti en vue, il l'eût laissée libre d'épouser M. de Kardigân; mais consentirait-il à abandonner ses projets? M. Grégoire resta stupéfait en voyant le trouble où ses paroles jetaient sa fille. Il la souleva dans ses bras: --Qu'as-tu? voyons, réponds! Le criminel, qui avait signé sans remords l'assassinat du roi-martyr; le coupable de tant de meurtres, dont le bourreau était l'exécuteur, ressentit une inquiétude cachée, presque du malaise. Il aimait sa fille, cet homme; il l'aimait, bien qu'il fût prêt à briser son cœur plutôt que de briser sa volonté, à lui. --Mon père!... Elle éclata en larmes et retomba assise sur un fauteuil. M. Grégoire se promenait de long en large dans le salon. --Explique-toi! Pourquoi es-tu si troublée? Pourquoi l'épouvante s'est-elle emparée de toi? --Vous me dites que vous avez disposé de moi, au moment où... Elle s'arrêta. --Eh bien? --Au moment où j'allais vous annoncer que j'en aime un autre. Le père saisit brusquement le bras de sa fille, et la regarda en face. --Un autre? dit-il lentement. Il y eut un silence. --Bah! reprit-il, amourette de jeune personne bien sage! Cela passera. Celui que je te destine t'a vue chez M. Ducroisy il y a un mois. Il t'a aimée, et veut t'épouser. Tu l'épouseras. M. Grégoire prononça ce mot froidement, avec une rigidité d'expression qui fit passer un frisson dans les veines de la pauvre Fernande. --Il est riche, jeune et beau, continua M. Grégoire; il n'y a donc rien dans ce mariage qui te doive épouvanter. --Mais je ne l'aime pas, moi! --Tu l'aimeras. --Mon père! --Tu l'aimeras! te dis-je. --Ah! vous ne savez pas... --Je sais que je suis ton père et que je suis le maître. J'ai l'habitude qu'on m'obéisse. Il ne me plaît pas que toi, ma fille, tu manques au respect dû à mes volontés. Fernande avait repris un peu d'énergie. C'était une nature douce. Mais la force de son âme donnait à son cœur une puissance qu'elle ne se soupçonnait pas elle-même. Nous l'avons vue s'exposer pour sauver un inconnu qui lui demandait asile. Elle retrouva pour son amour son énergie passée. --Mon père, dit-elle lentement, cet homme que vous voulez me faire épouser, je ne le connais pas, je ne l'aime pas... et je ne l'épouserai pas. M. Grégoire, qui avait repris sa marche à grands pas à travers la pièce, s'arrêta court. Quoi! sa fille osait lui résister! --Vous ne l'épouserez pas? --Non! Fernande était très calme. Son père l'avait toujours vue, jusqu'alors, craintive et timide devant lui. Il éprouva le même étonnement, la même colère qu'un homme accoutumé à voir tout lui céder et devant lequel se dresse soudain une volonté aussi forte que la sienne. --Vous me manquez de respect, Fernande, dit-il avec hauteur. --Vous vous trompez, mon père. Je vous respecte et je vous aime, mais je ne crois pas que l'obéissance que je vous dois me force à faire le malheur de toute ma vie. --Des phrases que tout cela! --Non, ce ne sont pas des phrases, mais des réalités bien vraies, je vous le jure! Vous avez donné votre parole. Moi, j'ai donné mon cœur, je ne suis pas libre et je suis fiancée à un honnête homme que j'aime et qui m'aime. Je serais lâche en vous obéissant... O mon père! écoutez-moi, comprenez-moi, je l'aime, je l'aime! Ne faites pas le désespoir de ma vie entière. Je suis votre unique enfant, ne la perdez pas, ne la chassez pas de votre tendresse, parce qu'elle ne veut point se résoudre à mourir! --Mourir! --Je mourrais si j'étais à un autre que celui que j'ai choisi... --Des phrases! répéta M. Grégoire dont la colère grandissait à mesure, et pas autre chose. --Ah! vous êtes cruel. --Assez! Cette comédie a trop duré. Je veux que vous épousiez M. Robert Français. Vous l'épouserez! Fernande avait espéré toucher cet homme implacable, bien qu'elle connût la dureté de sa volonté. Mais elle comptait à tort sur sa tendresse paternelle. Cette tendresse, bien que réelle, ne pouvait pas arracher M. Grégoire à ses projets. Puis il ne croyait pas aux sentiments uniques et invincibles. Fernande aimerait son mari après le mariage, au lieu de l'aimer avant. Voilà tout. Mais quand la jeune fille vit que ses prières n'étaient de rien, et que son père se refusait à les écouter, elle se reprit à son amour, comme un homme qui se noie à une branche d'arbre, pour retrouver l'énergie suffisante à la lutte: --Mon père, vous vous trompez, si vous me croyez faible. Dieu m'est témoin que j'eusse été heureuse d'être toujours pour vous une fille docile. Mais vous voulez me tuer! J'aime un galant homme. Quelques instants avant que vous vinssiez ici, j'ai laissé tomber une main dans la sienne, en me fiançant à lui. C'est l'époux que je me suis choisi; c'est le seul que j'aurai. --Malheureuse! Si M. Grégoire avait gardé son visage colère et emporté, Fernande avait, de même, gardé son énergie. Mais elle crut lire de la douleur sur les traits de son père. Elle se jeta à genoux, couvrant sa main de baisers. --Ayez pitié de moi, mon père, s'écria-t-elle d'une voix que ses larmes rendaient déchirante; ne me forcez pas à vous désobéir. Rappelez-vous que je suis la fille de votre femme, la seule que vous ayez aimée! Ne me désespérez pas, ne me tuez pas! Je l'aime, je l'aime... Ah! ne me séparez pas de lui... Je vous en supplie, mon père! M. Grégoire la repoussa brusquement. Elle tomba, dans le choc, le front sur le parquet du salon, et resta la tête couchée, pleurant et sanglotant. Il eut comme un éclair de remords, comme une lueur de sensibilité, en voyant la prostration de cette belle et chaste créature, sa fille, enfin! Mais l'orgueil reprit vite le dessus. --Relevez-vous, dit-il. Fernande obéit, essuyant les larmes qui inondaient son beau visage. --Je vous donne jusqu'à ce soir, jusqu'à demain même pour réfléchir. Mais que demain j'aie votre réponse. Il sortit, laissant Fernande seule. * * * * * Le soir, vers dix heures, la jeune fille jetait une mante sur ses épaules, ouvrait doucement la porte de la maison et se jetait dans la rue... XV LE TESTAMENT Jean de Kardigân demeurait à l'hôtel de France, sur le boulevard de Gand. Le lecteur se rappelle sans doute pourquoi le jeune homme s'était décidé à y louer un appartement. Il conspirait. Or, un conspirateur doit avant tout éviter d'inspirer des soupçons à la police. C'est pourquoi il s'était résolu à se mettre lui-même, sous son vrai nom, sous la surveillance de cette police, qui inspecte toujours avec soin le livre des hôtels. Il rêva quelques instants, troublé, ivre de bonheur, avant de rentrer chez lui. Il allait, à travers les rues, répétant en lui-même ces paroles bénies: --Elle m'aime! elle m'aime! Elle l'aimait! Fernande, cette noble fille, en qui il avait deviné tant de vertus cachées, tant de chasteté, tant de grandeur! Fernande l'aimait! Il croyait porter écrite sur son visage l'ivresse intime qu'il éprouvait. Par instants il se reprochait d'avoir tant tardé à lui avouer ce qu'il ressentait. Puis venaient les projets d'avenir, ces projets qu'il est plus doux de concevoir, peut-être, que de réaliser. Il ne sentait pas le froid, son cœur battait à rompre sous l'émotion charmante de ce pur sentiment qui rend meilleur, et qui grandit l'âme assez haute pour l'éprouver. Il revint chez lui vers neuf heures du soir; celui qui lui aurait demandé s'il avait dîné l'aurait fort étonné. Jean ne comprenait pas, dans cette exaltation première, qu'il pût exister au monde d'autres préoccupations que son amour. Son valet de chambre lui remit plusieurs lettres. Il les ouvrit et les lut, sans même déchiffrer les lignes. Pourtant, un peu de raison lui vint. Il se dit qu'avant de songer à cet amour qui était toute sa vie, il ne devait pas oublier son devoir. Il avait une correspondance importante à mettre en ordre. Il voulut s'astreindre au travail; mais ses idées n'étaient pas assez nettes pour que ce travail pût aboutir. Il rejeta ses papiers, et ouvrit une valise de voyage, dans laquelle était enfermé ce qu'il avait de précieux. Jean se sentait trop absorbé; il lui fallait quelques heures de sommeil pour que son cerveau fût libre de concevoir autre chose que Fernande. Or, il gardait, comme un livre aimé, qu'on aime à consulter souvent, le testament où son père avait tracé pour lui ses dernières volontés. Quand il sentait fléchir sa force, quand le doute attaquait son âme, il lisait ce testament, dans lequel le vieux gentilhomme avait laissé l'empreinte puissante de sa foi rigide et de sa croyance forte. Ce soir-là, Jean était mécontent de lui. Il s'accusait de négliger la mission sacrée dont il s'était chargé; il avait besoin de se retremper dans son devoir. Voici quel était le testament de M. de Kardigân, ou plutôt quels enseignements il adressait à son fils, dans ce code d'honneur et de noblesse: «Mon fils, vous devez avant tout aimer votre patrie. N'oubliez pas que vous avez deux maîtres: le roi de France et Dieu. Vous devez servir ces deux maîtres, car c'est votre devoir. Aux temps où vous vivrez, un Kardigân ne doit jamais hésiter en face de ce devoir. Vous entendrez parler de vérités nouvelles. On vous dira qu'un gentilhomme a d'autres missions que d'adorer ce qui est vaincu, et qu'il est plus profitable d'adorer ce qui est vainqueur. Ceux qui parlent ainsi mentent, mon fils. Ils mentent deux fois: au passé et à l'avenir. Vous ne devez jamais vous laisser aller aux concessions du siècle. Il est des hommes que vous devez haïr. Mon fils, qu'il n'y ait jamais rien de commun entre vous et ceux qui ont renversé le roi. Quant à ceux qui vivent encore parmi les régicides, votre devoir est de les punir, si Dieu le permet. Je ne vous dis pas que je vous défends de faire commerce avec eux; mon fils ne peut les aimer, ni aimer leurs filles, ni aucun des leurs. Car s'il en était autrement, je sortirais de ma tombe pour vous maudire! Que ma malédiction vous atteigne encore, si vous oubliez que vous n'avez plus de frère. Qu'il soit chassé de votre cœur, comme je l'ai chassé de notre famille! Qui fait alliance avec les régicides est régicide. En mourant, je ne lui pardonne pas, n'ayant pas la miséricorde de Dieu. Car Dieu ne pardonne pas,--il oublie. Moi, je ne suis qu'un homme, et je ne peux pas oublier.» Jean s'absorba dans la lecture de ces lignes inflexibles, où M. de Kardigân mourant avait voulu tracer pour son fils les vérités humaines, éternelles à ses yeux. L'heure passait, et le jeune homme ne s'en apercevait pas. Il entendit sonner onze heures du soir, étonné qu'il fût si tard. Il s'apprêtait à quitter son cabinet de travail pour rentrer dans sa chambre à coucher, quand son domestique vint lui dire qu'une dame voilée demandait à lui parler. --Une dame? --Oui, monsieur le marquis. Je l'ai introduite dans le salon: elle prie M. le marquis de la recevoir. --Quel est son nom? --Elle a refusé de le dire. Jean alla dans son salon, et s'arrêta confondu en se trouvant en face de Fernande. La jeune fille était pâle, émue, tremblante. --Vous! vous! s'écria-t-il. Oh! mon Dieu, que s'est-il donc passé? En quelques mots elle lui raconta la scène qui venait d'avoir lieu entre elle et son père. Jean écoutait, désespéré. Quel réveil! --O mon ami, si vous saviez tout ce que j'ai souffert! j'ai cru que j'allais mourir. Enfin, j'ai retrouvé assez de forces pour venir... --Fernande! Fernande! je vous aimais bien, mais il me semble que maintenant je vous aime mille fois plus encore, puisque vous souffrez! --Je tremblais en me voyant seule dans la rue. Je n'osais avancer. Enfin j'ai eu l'idée d'arrêter une voiture et de donner l'adresse que vous m'aviez indiquée. Maintenant que je suis ici, écoutez-moi: mon père m'a donné jusqu'à demain pour lui faire ma réponse; cette réponse, c'est à vous de la dicter. --A moi? --Oui, à vous. Je viens vous dire: M'aimez-vous assez pour m'épouser malgré mon père? Voudrez-vous pour votre femme d'une fille rebelle? --Vous, rebelle, quand vous écoutez votre cœur, quand vous m'aimez? --Réfléchissez, mon ami. Je ne veux pas que vous cédiez à un mouvement de votre cœur. Réfléchissez! --Réfléchir, moi? A quoi, Fernande? Je vous aime et vous m'aimez: voilà tout ce que je sais. Aujourd'hui nous nous sommes fiancés. Pourquoi irions-nous briser ces fiançailles? --Vous avez raison, mon ami. Mon cœur me dictait la même réponse qu'à vous; mais avant de la transmettre à mon père, je voudrais être certaine que je ne faillirais pas à vos yeux. --Vous, faillir à mes yeux, Fernande! --Merci, ami. Je suis forte maintenant. Elle se leva. --Qu'allez-vous faire? demanda Jean. --Je retourne chez mon père, car je sais ce que je dois lui répondre. J'ai dix-neuf ans. Dans deux ans, je serai majeure. Vous m'attendrez deux ans? --Je vous le jure! --Alors, adieu! --Adieu! --Oui, car je ne vous reverrai plus avant le jour où nous pourrons être unis à jamais! O noblesse de ces cœurs purs et loyaux! Ils s'adoraient, et Jean n'avait même pas voulu baiser la main de la jeune fille. --Si vous voulez me rendre heureux, mon amie, dit-il au moment où elle allait se retirer, écrivez-moi quelquefois, et pensez à moi toujours! Mais votre père ne cèdera-t-il pas? Faudra-t-il donc que nous perdions deux ans de bonheur! --Lucien Grégoire n'a jamais cédé. Jadis, quand il était représentant du peuple, on l'appelait l'intraitable... Adieu! --Adieu, Fernande! Mais il n'eut pas la force de la laisser partir ainsi. Il mit un genou en terre et lui baisa la main. --Fernande, je le répète, nous sommes fiancés. Je vous engage ma foi, mon honneur et ma vie! --J'accepte, dit-elle, car je vous engage mon amour! Elle disparut, rapide et légère, laissant dans le cœur de Jean une tristesse âpre. --Deux ans! il faut attendre deux ans! Eh bien, soit! ne l'attendrais-je pas avec joie sept années comme Jacob? N'est-ce pas ma vie, tout ce que j'ai de bon et de fort? Il revint à sa chambre à coucher et s'assit, rêveur, à sa table de travail, où le testament de son père était resté déplié. On sait que la correspondance du marquis était jetée sur cette table. Son œil tomba sur un des journaux à moitié ouverts que son domestique lui avait apportés sur un plateau d'argent. --Son nom! murmura-t-il. Il venait de lire dans une colonne du journal le nom du père de Fernande. Il fit sauter la bande et lut: «Lucien Grégoire...» Oui, c'est bien lui. «M. Lucien Grégoire, ancien représentant du peuple, est porté par les comités de la Côte-d'Or pour les prochaines élections. M. Lucien Grégoire fit partie de la Convention, où il vota la mort de Louis XVI...» Jean se leva d'un bond. Il vit le testament. --C'est un régicide! s'écria-t-il. XVI LE COMBAT DE L'AMOUR ET DU DEVOIR Il y eut un moment de violente stupeur, pendant lequel Jean crut être le jouet d'un rêve affreux. --Non! c'est impossible! murmura-t-il, les yeux toujours fixés sur le journal où il venait de déchiffrer les lignes révélatrices. Je me trompe: j'aurai mal lu... Il reprit: «M. Lucien Grégoire fit partie de la Convention, où il vota la mort du roi...» --Un régicide!... et c'est son père!... Cinq minutes se passèrent, pendant lesquelles le marquis de Kardigân fut la proie d'un trouble profond. Mais à la fin, comme un homme qui secoue soudain l'étreinte d'une hallucination, il se leva, et jetant la feuille publique loin de lui, avec colère: --Et que m'importe! Sais-je seulement si ce journal dit vrai? Un régicide? Le crime a été commis par le père et non par la fille! De quel droit irais-je la rendre responsable? Pourquoi ferais-je porter à cet ange le poids de ce lourd héritage? D'ailleurs, je l'aime! J'ai toujours accompli mon devoir; quand j'étais soldat, mes chefs n'ont jamais eu qu'à faire mon éloge. Qui oserait dire que je ne suis pas un honnête homme, parce que j'épouserais la femme que j'aime, la femme dont je suis aimé? Puis elle se mariera contre la volonté de cet homme. Ce n'est pas lui qui me la donne, c'est elle qui se donne librement et volontairement. C'est dit: je l'épouserai. Tous ces maudits qui ont vendu leur roi comme Judas a vendu son Dieu, sont bien oubliés aujourd'hui. Nul n'y songe: personne ne connaît plus les noms qu'ils ont portés. Ils ont disparu, écrasés sous l'infamie qu'ils avaient commise! Un régicide! Mais la France entière est régicide! N'a-t-elle pas permis que son roi fût détrôné, fût exilé? N'a-t-elle pas permis qu'on brisât les traditions du passé? J'épouserai Fernande: je l'aime! Il se tut, secoué par l'angoisse qui, peu à peu, étreignait son cœur. --Oui, je l'épouserai! J'ai donné ma vie à la cause sainte que je défends: je n'ai pas donné mon amour! J'ai promis de répandre mon sang: je n'ai pas promis de torturer mon cœur. Qu'on prenne cette vie, qu'on fasse couler ce sang; mais mon amour est à moi: je le garde!» Il se tut une seconde fois. La pâleur envahissait son visage. Celui qui l'aurait vu eût compris qu'il démentait en lui-même les paroles prononcées par ses lèvres. Un rude combat se livrait dans ce cœur déchiré: l'éternel combat de l'amour et du devoir. --Elle m'a sauvé, murmura-t-il. Je me rappelle ce jour-là. Son premier regard m'a conquis. J'ai compris, en la quittant, que j'étais irrémédiablement à elle. Depuis, jamais ma pensée n'a tenté de s'échapper, quand elle se portait sur ce doux visage à peine entrevu quelques heures. J'ai rêvé d'elle, je me faisais une vie dont elle aurait la moitié, et jamais je n'ai espéré un bonheur dont elle n'eût pas eu sa part. Elle seule m'a soutenu dans mes découragements. Je n'avais plus rien: mon père, mes frères, ma sœur... ils étaient tous morts!... Assez de phrases. Ma décision est prise irrévocablement. Cet homme veut qu'elle en épouse un autre. Je n'aurai donc pas la honte de voir son nom au bas de l'acte qui m'unira pour toujours à sa fille. D'ailleurs, j'attendrai: il faut que j'attende. Elle a dix-neuf ans. Qu'il vive ou qu'il meure, pour moi ce n'est de rien. Je ne le connais pas, je ne veux pas le connaître! Jean était debout. Il semblait avoir de la répugnance à rester assis à cette table où il travaillait d'habitude. Pourtant, un aimant invincible l'y ramenait sans cesse. Le testament de M. de Kardigân était ouvert comme il l'avait laissé. Il prit machinalement le papier et lut tout haut ce qu'il avait lu tout bas une heure auparavant: «Vous ne devez jamais vous livrer aux concessions du siècle. Il est des hommes que vous devez haïr... Quant à ceux qui vivent encore parmi les régicides, votre devoir est de les punir, si Dieu le permet. Je ne vous dis pas que je vous défends de faire commerce avec eux. Mon fils ne peut les aimer, ni aimer leurs filles, ni aucun des leurs. Car s'il en était autrement, je sortirais de ma tombe pour vous maudire!» «--O mon père! homme inflexible, cœur de bronze! ô mon père, si tu voyais les tortures de ton enfant, tu aurais pitié de lui!» Il se laissa retomber, assis et la tête dans ses mains, brisé par sa douleur. Mais cette faiblesse fut passagère. Il se releva, reprenant avec amertume: «De quel droit a-t-il engagé ma vie? De quel droit m'a-t-il condamné à la solitude, à la souffrance? J'aime Fernande, et je n'en aime pas une autre. C'est à elle que je veux lier ma destinée!... Pourquoi discuterais-je tant avec moi-même? Si je me sentais réellement dans le vrai, pourquoi me soumettrais-je à cette torture de lutter contre mon père mort? Si j'ai raison, pourquoi irais-je chercher des arguments auxquels je ne crois pas? Pourquoi oserais-je me mentir à moi-même, au point de renier tout mon passé? Je suis lâche! La vérité est une: pas de détours! Ce serait une faute que d'épouser Fernande... Une faute? Peut-être un crime! Le commettrai-je, ce crime? Je ne veux plus ergoter avec ma conscience! Elle n'est pas en repos. Elle me parle; dois-je l'écouter?» Il se tut de nouveau, puis, il reprit avec un désespoir croissant: «--J'ai bien dit! j'étais lâche! En l'épousant, je suis frappé de la malédiction de mon père: je deviens criminel. Notre famille a toujours porté le front haut. Et pour que ce nom n'eût aucune souillure, le jour où mon frère a déshonoré ce nom, on le lui a arraché comme à un indigne! Mieux vaut les paroles franches! Épouserai-je Fernande malgré mon serment, malgré mon père, malgré ma conscience? Faillirai-je à la tâche que je me suis imposée? Ah! j'aurai beau plaider avec moi-même, ma cause est mauvaise, je ne la gagnerai pas!» Les larmes le suffoquaient. Il éclata en sanglots. Sa douleur contenue éprouva ce soulagement qui commence le repos. «--Non, je ne t'épouserai pas, Fernande! dit-il d'une voix sourde. Non, je ne te donnerai pas un époux déshonoré à ses propres yeux, ô ma douce fiancée! Tu ne sauras jamais jusqu'à quel point je t'ai aimée! Tu ne sauras jamais de combien d'adoration et de respect était faite ma tendresse pour toi! Et toi, mon père, sois content de ton fils. Tu lui appris, quand tu vivais, qu'un homme de ma maison doit sacrifier, non-seulement sa vie, mais encore son bonheur! Je donnerai ce bonheur à la cause à laquelle tu m'as voué. De ce jour-là, je ne m'appartenais plus, et je n'avais pas le droit de m'arracher à la terrible logique des faits accomplis...» Les larmes le reprirent. «Je suis bien faible devant ma souffrance! murmura-t-il; je devrais plutôt penser à la sienne... penser au désespoir de cette pauvre enfant qui m'aime et qui avait reçu ma parole... Haut le cœur, Kardigân! cela a trop duré. Il faut que demain tout soit rompu entre nous... demain, car le devoir l'emporte, cette nuit... et demain l'amour serait le plus fort peut-être!» Il prit la plume et recopia entièrement le testament de son père. Puis, il résolut de briser le dernier lien qui le tenait encore attaché à cette passion funeste. Il regarda une feuille de papier blanc et se dit que quelques lignes de lui allaient creuser entre Fernande et son amour un fossé qui ne serait jamais comblé. «--Fernande, je vous envoie les derniers renseignements que m'a laissés mon père mourant. Lisez, mon amie. Quand vous aurez lu, vous comprendrez. Je n'ai pas le courage de vous raconter le malheur qui nous frappe... Je vous aime, Fernande. En cet instant où je vous écris, je suis bien désespéré, et j'ai des sanglots au cœur. Je n'ai jamais aimé, et je n'aimerai jamais que vous. Mais je suis de ceux qui tiennent leur serment, dussent-ils en mourir. J'en mourrais, Fernande, si mon devoir qui m'ordonne de tuer mon amour ne m'ordonnait aussi de vivre. Je n'ai eu que votre image dans le cœur, que votre nom sur les lèvres depuis le premier jour où je vous ai vue... Aujourd'hui tout est fini: l'espérance et le bonheur. Je dois plus que mon sang à ceux que je sers: je me dois tout entier. Mon père m'a donné, je n'ai pas le droit de me reprendre. Adieu, Fernande... Le passé ne doit plus exister pour nous. Dieu ne le veut pas... Ah! tenez, je m'étais promis de rester froid en vous écrivant, je m'étais promis!... Non, je vous aime, Fernande, je vous aime, et je me meurs de ne pouvoir vous aimer! Que tout soit fini... Soit! mais sachez, ô ma fiancée, que je pleure en traçant ces lignes, où j'ai mis tout ce que j'ai en moi! Adieu! JEAN. Quand le jeune homme eut terminé cette lettre, il la mit sous enveloppe, en y joignant la copie qu'il avait faite du testament de son père. Il ferma l'enveloppe et y apposa son cachet. Puis il sonna son valet de chambre: --Vous porterez cette lettre demain matin, dit-il. Quand il se retrouva seul, seul, en face de son espoir adoré, qui n'était plus qu'une ombre, et de son avenir noir, il tomba à genoux: --Seigneur, mon Dieu, s'écria-t-il, vous m'avez donné la force de me désespérer: donnez-moi celle de supporter ce désespoir! Dieu l'exauça. Jean aperçut les lettres qu'on lui avait apportées, et qu'il avait négligé de lire. --Ah! tu te révoltes, cœur faible, dit-il. Je te dompterai par la fatigue et par le travail. Et il s'enfonça dans son labeur, encore saignant des coups du combat terrible dont il était sorti vainqueur. XVII L ESPIONNE Le dîner de M. Saincaize était des plus brillants. Quand les convives se trouvèrent réunis autour de la table du maître de la maison, il eût fallu être bien blasé sur les joies de ce monde pour ne pas admirer la réunion d'hommes distingués qui y avaient pris place. En dehors des principaux chefs du parti légitimiste, quelques illustrations littéraires étaient présentes. Mais celle qui attirait tous les regards était madame de Sergaz. Elle rayonnait. Sa toilette, fort simple, était une robe de velours noir uni, décolletée; sur ses épaules nues étincelait une rivière de diamants. Tous les yeux étaient fixés sur elle, car l'empire de la beauté est et sera toujours irrésistible. On eût dit que madame de Sergaz ne s'apercevait pas des hommages muets et de l'admiration des personnes qui l'entouraient. Elle restait froide et silencieuse comme une statue grecque impassible devant ses adorateurs. Henry de Puiseux, son voisin, obtenait seul quelques paroles d'elle. Encore étaient-ce des paroles banales, sans importance. Au reste, le jeune gentilhomme s'occupait fort peu du plus ou moins d'importance des phrases prononcées par madame de Sergaz. Il ne l'écoutait pas, se contentait de la regarder parler, quand d'aventure elle daignait desserrer les lèvres. Il était absolument sous le charme. Un observateur attentif eût remarqué le léger frémissement qui agitait la belle baronne à certains moments. L'un des convives, le célèbre M. de Balzac, alors dans tout l'éclat de ses débuts, ne perdait pas de vue madame de Sergaz, et notait chacun des mouvements instinctifs qui trahissaient l'émotion de la belle créature. Il n'y avait guère de silencieux autour de cette table, en dehors d'Henry de Puiseux, d'Honoré de Balzac et de madame de Sergaz. Henry, parce qu'il regardait; Balzac, parce qu'il pensait; la baronne, parce qu'elle réfléchissait. A la fin du dîner, les convives passèrent dans les salons. Henry donnait le bras à sa voisine. A cette époque, il y avait encore «des salons.» Cette expression aura bientôt disparu de la langue, aujourd'hui que les hommes ont l'habitude de quitter les femmes en sortant de table pour aller au fumoir. Ce qui est à la fois poli et agréable: le progrès! --Vous m'avez autorisé à aller vous voir, madame la baronne, dit Henry. J'espère que vous ne m'en voudrez pas trop si j'use de la permission? Madame de Sergaz fixa sur le jeune homme son regard clair et froid: --Je ne puis que vous répéter la phrase de ma lettre, monsieur, reprit-elle. Je serai toujours heureuse de vous voir. Ou avait remarqué la cour assidue faite par Henry à la baronne; et même, l'un des convives observa que madame de Sergaz pourrait bien ne pas y être indifférente. --Eh bien! cher romancier, dit Berryer à Balzac, que pensez-vous de cette belle dame? --Ma foi, cher monsieur, vous m'interrogez sur une chose qui me préoccupe depuis le commencement du dîner. --Vraiment! --C'est comme cela. Deux ou trois personnes s'approchèrent du grand écrivain et du grand orateur. Une causerie entre Balzac et Berryer, ce devait être merveilleux! L'auteur de la _Comédie humaine_ baissa un peu la voix, subitement. Mais la baronne avait d'un mouvement rapide rapproché son fauteuil du cercle formé à quelques pas d'elle; et, tout en paraissant prêter une attention soutenue à ce que lui disait de Puiseux, elle ne perdait, en réalité, aucune des paroles d'Honoré de Balzac. --Vous serez bien étonné quand je vous communiquerai mon opinion, continua celui-ci. --Étonné? --Certes, oui! --Et pourquoi? --Parce qu'elle est, évidemment, tout à fait l'opposé de la vôtre. --Allez toujours! --Selon moi, le corps seul de madame de Sergaz est parmi nous ce soir. La pensée, l'âme sont ailleurs. --En vérité! --Vous raillez? vous avez tort. Je ne me trompe pas. Regardez cet œil froid, qui ne s'allume que par éclairs; regardez cette lèvre comprimée, et le sourire glacial qui glisse sur elle sans l'éclairer! Enfin, vous pourriez compter les paroles qu'elle a prononcées! Or, quand une femme est muette, c'est qu'elle a au cœur ou une crainte, ou une angoisse, ou une ambition. Madame Saincaize se mit à rire. --Et autrement? demanda-t-elle. --Autrement, madame, répliqua de Balzac en s'inclinant devant la maîtresse de la maison, il n'y a pas d'exemple qu'une femme se taise! On se récria, on contredit, on approuva: bref, l'idée du romancier célèbre fut vivement discutée. Madame de Sergaz, l'objet de cette étrange théorie, était demeurée impassible. Cependant, elle eut comme une lueur de colère quand Balzac ajouta: --Maintenant, auquel de ces trois sentiments est-elle livrée? Choisissez! --Votre avis, à vous? --Oh! mon avis... --Nous vous en prions... --Eh bien, selon moi, ce n'est sûrement pas l'amour. --Pourquoi? --Encore un «pourquoi?» dit Balzac en riant. --Dame! mon cher, vous nous parlez par énigmes: or, le rôle des énigmes est d'être toujours interrogées. --Vous avez raison. --Alors, parlez: nous écoutons. --Ce n'est pas l'amour, continua Balzac, presque à voix basse, attendu que l'amour donne aux visages humains une douceur, une sérénité qu'on ne voit pas sur celui de la baronne. Une femme qui aime a des émotions subites, irraisonnées. Examinez madame de Sergaz, vous n'en lirez pas une sur ses traits... A ce moment, madame de Sergaz se retourna. --Vous avez parfaitement raison, M. de Balzac, dit-elle. On se regarda. Elle avait tout entendu. --Je n'aime pas, continua-t-elle; mon mari est mort. Maintenant, vous avez parlé de crainte et d'angoisse? La crainte, je ne la connais pas; quant à l'angoisse, c'est possible. J'ai perdu un enfant que j'adorais, et j'y pense toujours. La baronne avait prononcé cette phrase avec une vérité de diction que lui eût enviée une comédienne de profession. Elle impressionna ceux qui l'entendirent. Madame de Sergaz se leva: --Excusez-moi, chère madame, dit-elle à madame Saincaize, je suis forcée de me retirer. Au moment où elle allait sortir du salon, elle entendit une personne qui disait: --Il y a une réunion ici, ce soir? --Oui, lui répondit-on. Elle n'eut pas l'air d'avoir saisi la pensée de cette demande et de cette réponse. Madame Saincaize l'accompagna dans l'antichambre, où la baronne s'enveloppa de sa sortie de bal et rabattit le capuchon sur sa tête. --Jacques, dit la maîtresse de la maison, faites avancer sous la marquise la voiture de madame la baronne. Madame Saincaize salua une dernière fois la jeune femme et rentra au salon. Alors madame de Sergaz toucha le bras du laquais qui s'appelait Jacques et qui l'escortait respectueusement dans l'escalier. Cet homme s'arrêta, étonné. --_Charles!_ murmura-t-elle. --_Marie_, répondit le valet, qui comprenait à peine ce qui se passait. --Allez m'attendre au coin de la rue, dit-elle. Trois minutes après, madame de Sergaz faisait signe au domestique, resté dans l'ombre d'une porte cochère, de s'approcher du coupé qui stationnait au coin de la rue. --Vous savez que vous devez m'obéir? --Oui, madame. --Bien. Dans trois quarts d'heure je serai de retour ici. Vous m'attendrez et vous m'introduirez dans l'hôtel. --Oui, madame. --Il y aura ce soir une réunion. Où est le cabinet de votre maître? --Au premier étage. --Où pouvez-vous me placer pour que j'entende tout ce qui s'y dira? --Dans la bibliothèque. --Personne n'y entrera? --Je la fermerai à clef, et je la garderai. Si on me la demande, je dirai qu'elle est perdue. --Bien; mais n'oubliez pas: dans trois quarts d'heure. La baronne,--ou plutôt Jacqueline Morel (car le lecteur l'a déjà reconnue sans doute), fit un geste, et le coupé partit. Quarante-cinq minutes plus tard, une voiture jetait sur le trottoir une femme vêtue d'un costume d'ouvrière. C'était elle. Jacques était au rendez-vous. Il l'accosta. --La réunion a-t-elle commencé? --Non, madame. --Bien. Allons vite. Le valet fit entrer l'espionne dans la cour de l'hôtel, et prit l'escalier de service. Jacqueline le suivait. Parvenu au premier étage, il s'arrêta, prêtant l'oreille pour entendre le moindre bruit. Mais cette partie de la maison était déserte. L'escalier de service était désert. Il ouvrit une porte qui conduisait à l'appartement de M. Saincaize. --Venez, dit-il. Tous les deux se glissèrent à travers deux chambres inhabitées, où M. Saincaize serrait ses livres et ses papiers. --Voici la bibliothèque, dit Jacques. --Bien. Il introduisit Jacqueline Morel dans cette pièce attenante, en effet, au cabinet où devaient se réunir ceux qu'elle devait espionner. Elle attendit une demi-heure environ; puis un jet de lumière passa entre les fentes de la porte; elle distingua le bruit des paroles et des pas... La réunion allait commencer. XVI EXPLICATIONS La réunion fut longue. En effet, Jean de Kardigân était arrivé quelques instants après le départ de Jacqueline Morel, apportant un message qui lui était parvenu le matin même. Le jeune homme avait passé une nuit sans sommeil: c'était la seconde. Enfoncé dans son travail, il avait forcé son esprit à se distraire de sa pensée constante en l'astreignant à un rude labeur. Au matin seulement, il s'était endormi. A midi, il avait reçu à son réveil le document dont il venait d'apprendre la teneur à ses amis. Ce document, qui n'a jamais été publié en France, croyons-nous, était la minute de l'acte de régence, qu'un mois plus tard, le 27 janvier 1832, Charles X devait dater d'Edimbourg. Le voici: «M..., chef de l'autorité civile dans la province de..., se concertera avec les principaux chefs pour rédiger et publier une proclamation en faveur de Henri V, dans laquelle on annoncera que Madame, duchesse de Berry, sera régente du royaume pendant la minorité du roi, son fils, et qu'elle en prendra le titre à son entrée en France; car telle est notre volonté. _Signé_ CHARLES.» Cette pièce, dont tous les assistants comprenaient la haute signification et l'extrême gravité, fut accueillie par deux opinions bien opposées. Ainsi que trois jours auparavant, dans la maison de la rue du Petit-Pas, M. Saincaize, aidé cette fois de MM. de Breulh et Hyde de Neuville, se prononça carrément pour l'attente. Berryer resta neutre. Comme la réunion avait plutôt l'aspect d'une causerie que d'une assemblée politique, personne ne présidait. Il en résultait que les conversations étaient générales, et que l'on s'entendait difficilement. Pourtant M. Saincaize, en sa qualité de maître de maison, réclama un peu de silence. Le digne homme avait une observation à présenter: --La guerre est donc décidée? dit-il. --Oui, monsieur, répliqua Jean. Henry de Puiseux ne put retenir un mouvement de mauvaise humeur. M. Saincaize avait le don de toujours l'exaspérer. --Définitivement? appuya-t-il. Le marquis de Kardigân s'inclina de nouveau d'une manière affirmative. --Cependant, l'avis du comité de Paris... --Sa Majesté a cru devoir passer outre. --Pourtant, l'avis du comité de Paris! Henry de Puiseux laissa échapper une exclamation: --Il me semble, monsieur, qu'on vous avait expliqué que telle était la volonté du roi! dit-il avec hauteur. M. Saincaize ne se tenait pas pour battu. --Pardon, pardon..., comme vous y allez. Il me semble, à moi, que l'avis du comité de Paris... Il n'avait qu'un argument, mais il le répétait, par exemple! Berryer fit un pas en avant. --Nous avons arrêté, dit-il, que nous accepterions la décision de Sa Majesté, comme devant trancher le différend. Le roi veut la guerre. Va pour la guerre! Somme toute, ce n'était pas là le but de la réunion. Les principaux légitimistes qui la composaient voulaient s'entendre avant de partir chacun pour leurs provinces. Le lecteur se rappelle qu'un double soulèvement devait avoir lieu: l'un à Lyon et dans le midi en général; l'autre dans l'ouest. Or, comme l'insurrection devait éclater du 1er au 15 mai, il fallait qu'on eût le temps de la préparer des deux côtés. Ces chefs comptaient effectuer leur départ dans la semaine, de Puiseux et Pierre Prémontré pour la Vendée; Henri de Bonnechose pour les départements situés au-dessus de la Loire; Jacques Dervieux pour Angers, et Maurice de Carlepont pour Toulouse et Marseille. Or, Jean de Kardigân avait, en outre, la mission de leur remettre, avant qu'ils quittassent Paris, la clef des noms dont ils devaient s'appeler entre eux, et le mot de passe des correspondances. Voici quelle était cette clef que nous donnons entièrement, afin de ne pas égarer le public, quand, dans le cours de cette histoire, nous serons obligé d'y avoir recours: Ma tante. MADAME........................................ Mathurine. Petit-Pierre. Le voisin. Le maréchal de Bourmont....................... Laurent. N. de Maquillé................................ Bertrand. M. Terrien.................................... Cœur-de-Lion. Marquis de Kardigân........................... Jean-Nu-Pieds. Henry de Puiseux.............................. Petit-Bleu. Pierre Prémontré.............................. Pascal. Louis Surville................................ Feuille-de-Chêne. H. de Bonnechose.............................. Vol-au-Vent. M. Clouët..................................... Saint-Amand. Jacques Dervieux.............................. Antoine. Cadoudal...................................... Bras-de-Fer. Cathelineau................................... Le Jeune. Charette...................................... Gaspard. Maurice de Carlepont.......................... Achille. M. Hébert..................................... Doineville. Mademoiselle Stylite de Kersabiec (demoiselle d'honneur et amie de la princesse)............ Françoise. D'Autichamp................................... Marchand. De Coislin.................................... Louis Renaud. Dans les lettres qu'ils s'adresseraient entre eux, les soldats d'Henri V avaient ordre de s'appeler toujours les uns les autres par leurs noms de guerre. Quant à la clef diplomatique, elle était dans les vingt-quatre lettres de ces deux mots: _le gouvernement provisoire_. Jacqueline Morel entendait tout cela. Elle surprenait un à un tous les secrets de ces héros qui allaient risquer leur vie dans un élan sublime, ignorant que la police était là, aux aguets, épiant leurs moindres paroles, leurs moindres gestes! Une chose surtout frappa Jacqueline Morel: c'est que les deux clefs, celle des noms de guerre et celle des lettres, furent remises à Henry de Puiseux. Le jeune gentilhomme devait les conserver jusqu'à son départ. Quelques minutes avant la fin de la réunion, Jacques, le valet de chambre traître, vint dire tout bas à l'espionne: --Partez, madame, on pourrait vous surprendre. En effet, il était prudent peut-être de se retirer. Mais au lieu de suivre Jacqueline pendant qu'elle s'enfuit à travers les corridors de l'hôtel Saincaize, expliquons en quelques mots à nos lecteurs comment la veuve de l'ouvrier de Lille avait pu jouer son rôle de baronne. A la mort de M. le marquis de Rieux, décédé quelques mois auparavant, la police avait mis la main sur les papiers qu'il laissait. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Puis, M. de Rieux ayant joué un certain rôle politique, il pouvait être bon de se prémunir contre des accusations posthumes. M. Jumelle ayant à dresser une batterie anti-légitimiste, n'avait pas hésité. Il résolut de construire un roman de toutes pièces, par lequel il arriverait à introduire parmi les légitimistes un traître sans qu'ils s'en doutassent. Le traître devint une _traîtresse_, parce que le sous-chef de la police politique avait Jacqueline Morel sous la main et tenait à l'utiliser. Puis il vaut toujours mieux agir au moyen d'une jolie femme, surtout quand elle est douée de grands moyens de séduction. Voici donc comment s'y prit l'intelligent M. Jumelle pour arriver à ses fins. Il fit copier l'écriture du marquis de Rieux par un faussaire auquel on promit sa grâce, et il composa un certain nombre de lettres qui recommandaient chaudement madame la baronne de Sergaz à plusieurs amis du feu marquis. Il poussa le soin et l'habileté jusqu'à faire faire du papier semblable à celui dont se servait le vieux gentilhomme, papier à couronne et à chiffre identiques. Puis il lança en avant Jacqueline Morel. La ruse était grossière, mais simple. Et en police, comme en toutes choses, ce qui est simple réussit fatalement. M. Jumelle avait une seule carte contre lui dans cette partie qu'il jouait si délibérément: c'était que la veuve de l'ouvrier manquât de la distinction nécessaire pour remplir le personnage d'une grande dame. Mais M. Jumelle connaissait ce mot de Rivarol, ce Gustave Claudin du XVIIIe siècle: «Toute femme, si humble qu'elle soit, saura toujours monter ou descendre, selon que vous la conduirez en haut ou en bas.» Il savait que, s'il affublait Jacqueline d'un nom aristocratique, d'une rivière de diamants et d'une robe de velours, il ne viendrait à personne l'idée de croire que la baronne de Sergaz n'existât point. Surtout, si elle se présentait dans le parti légitimiste, apportant généreusement son offrande à la guerre. Or, les cinquante mille francs que la jeune femme avait remis à Berryer avaient été pris, purement et simplement, sur les fonds particuliers du ministère de l'intérieur, au chapitre: Dépenses secrètes. Quant à Jacques, c'était un de ces agents de sous-ordre comme, durant tout le règne de Louis-Philippe, la police en eut dans les maisons qu'elle craignait. On pourrait retrouver dans les pièces politiques de 1830 à 1835 environ, et de 1844 à 1848, un certain nombre de dénonciations faites contre leurs maîtres par des domestiques que la police avait attachés à leur service. Il fallait donner ces explications au lecteur pour qu'il pût saisir, sans être arrêté désormais, les divers incidents de notre drame. Les royalistes se séparèrent. Au moment où Jean de Kardigân et Henry de Puiseux allaient quitter l'hôtel, il fut convenu entre eux et leurs amis que toutes les communications relatives à l'insurrection de Vendée seraient transmises à celui-ci, puis, qu'il devait se rendre, sous peu de jours, dans cette province. --Grand Dieu! qu'as-tu? demanda Henry à son ami, quand ils furent seuls, et qu'il vit la figure ravagée du marquis. --Ah! si je te disais! --Mais quoi? --Attends, tu sauras tout. XIX UN AMI INATTENDU Mais Henry de Puiseux ne voulait pas attendre. Il était impatient de savoir quel drame nouveau envahissait l'existence de son ami. --Mon cher Jean, dit-il, j'en suis bien fâché, mais tu vas me faire le plaisir de me conter immédiatement ta petite histoire. --Henry! --Fâche-toi si tu veux! cela m'est, parbleu! bien égal. J'entends que tu n'aies pas de secrets pour moi. --Des secrets! --Tu en as, et de terribles, encore, continua Henry, dont la voix devint plus douce, de mordante qu'elle était d'abord. --Tu as raison. --Eh! mon Dieu, ne t'ai-je donc pas deviné facilement? Je connais la vie, Jean; je la connais plus que toi, car elle m'a éprouvé souvent, et sous mon masque de gaieté, je cache des angoisses dont nul ne sait le compte. Aussi, je peux te consoler et te conseiller. Parle, ami, parle sans crainte; et laisse-moi être un peu ton frère, puisque tu as perdu les tiens! Les deux jeunes gens avaient quitté à pied l'hôtel de M. Saincaize. Ils marchaient lentement et gagnaient l'appartement de de Puiseux, qui était voisin de M. Saincaize. Ils ne rompirent de nouveau le silence que lorsqu'ils furent assis, au coin du feu, dans cette chambre, où nous avons déjà introduit le lecteur. --Couriol, dit Henry à son valet de chambre, comment va l'enfant? On sait que, jusqu'à sa guérison, Jacquelin Morel devait demeurer chez M. de Puiseux. --Bien, monsieur. --Il dort? --Oui, monsieur. --Vous pouvez vous retirer. Couriol sortit. --Parle, maintenant, reprit Henry, nous sommes seuls; personne ne peut nous entendre, et nous avons toute une nuit à nous. Bien que Jean eût déjà parlé à son ami de cette jeune fille qu'il aimait, il l'avait fait avec peu de détails. Le marquis de Kardigân reprit les choses de haut. Il raconta cette pure histoire d'amour que nous connaissons, commencée par un jour d'émeute et finie par une nuit de désespoir. De Puiseux était violemment ému. Ce drame si simple et en même temps si poignant lui tirait des larmes des yeux. Quand Jean en vint à ce combat de l'amour et du devoir, où il avait dû subir de si terribles assauts, de Puiseux se leva, et, par un mouvement spontané, il se jeta au cou du marquis: --Bravo, Jean! dit-il. --Tu m'approuves? --Si je t'approuve? Je t'admire! Tu es grand par le cœur comme par la loyauté; par le courage comme par l'honneur! Crois-tu donc que beaucoup de gens seraient capables d'un pareil sacrifice, si fort au-dessus de l'énergie humaine? Je t'admire, et je te le répète, parce qu'il est beau, à une époque comme la nôtre, de voir un gentilhomme français jeter le gant ainsi à tout ce qui est tortueux et bas! Henry s'arrêta. Le visage de Jean s'était contracté sous l'effet de la cuisante douleur qu'il ressentait. --Ah! tu es bien malheureux! --Malheureux? Affreusement. Je vois noir! J'ai l'âme tordue! Pense à cela! Ceux que j'aime, je n'ai pas le droit de les aimer! Ceux qui m'aimaient sont morts! Je me demande par instants si je n'ai pas une fatalité implacable acharnée après moi. Si je n'avais pas ma foi en mon Dieu, ma foi en mon roi, qui me soutient et me réconforte, j'en arriverais au désespoir! --Ami, dit Henry, je te demande pardon. Je t'ai promis de te consoler, j'ai eu tort. Tu es inconsolable. --Oh! oui, inconsolable! --Dieu est bon, Dieu est juste, vois-tu. A chaque créature humaine, il a donné sa part de souffrances à subir. Mais à côté de ces souffrances, il a mis ce baume souverain qu'on appelle le temps. Espère. --Je suis las de l'espérance. --Pleure, alors. --Je n'ai plus de larmes. --Il ne te reste plus qu'un secours: la prière. Prie! --Oui, et que Dieu m'entende! Il se faisait tard. Cette confidence avait pris deux heures environ. Au moment où Jean allait quitter son ami pour revenir à son hôtel, il eut comme une arrière-pensée. --Conduisez-moi auprès de l'enfant, dit-il. Henry le regarda, étonné. Mais, sans le questionner, il ouvrit la porte qui donnait de sa chambre à coucher dans le salon, et le traversa pour entrer avec le marquis dans la pièce où Jacquelin était couché. L'enfant dormait. Il était réellement beau à voir, avec ses longs cheveux, que sa mère avait laissé grandir par coquetterie. Il tenait sa tête appuyée sur son bras replié, et il souriait dans son sommeil. Peut-être rêvait-il à celle à qui on l'avait brutalement arraché. --Pauvre petit! murmura Jean. Et il l'embrassa au front. «--Laissez venir à moi les petits enfants!» a dit le Christ. Il a voulu ainsi enseigner aux hommes tout ce que l'enfance a de grand et de sacré. Jean ressentit le contre-coup de ce charme qu'exhale ce qui est jeune, frais et pur. L'innocente créature était comme une consolation vivante que Dieu jetait sur les pas du marquis. Il le devina. --Je l'aimerai, lui, au moins, pensa-t-il. Cette âme, toute sevrée de tendresse, ce cœur dévoué privé de dévouement, rêva de se faire un compagnon de cette innocente créature abandonnée. Il rêva de l'emmener avec lui, dans la lande bretonne, au bord de cet océan qui pleure éternellement. --Tiens... je pars, dit-il tristement; je ne voudrais pas rester trop longtemps ici... Vingt minutes après, le marquis arrivait à son hôtel. Une surprise l'y attendait. Son valet de chambre lui dit qu'un homme était là, qui voulait lui parler. --Un homme? --Oui, monsieur. --Vous ne deviez pas le recevoir. Comment! à trois heures du matin!... --Que monsieur le marquis m'excuse, reprit le domestique, mais cet homme est venu plusieurs fois dans la soirée. Quand je lui ai dit que monsieur ne rentrerait que très-avant dans la nuit, il a déclaré qu'il attendrait. --Ah! comment se nomme-t-il? --Je lui ai demandé son nom; il a refusé de me le dire, sous prétexte que M. le marquis ne le connaissait pas. --Quelle personne est-ce? --Un ouvrier. Jean faisait toutes ces questions, parce qu'il se méfiait, avec raison, de ce que la police pouvait diriger contre lui. Ses méfiances furent encore excitées par les quelques paroles que venait de dire le valet de chambre. Néanmoins, il se résolut à entrer dans le salon, où était l'inconnu. Celui-ci était assis au coin de la cheminée où brûlaient les restes d'un feu presque éteint. Jean lui jeta un rapide regard. Il ne l'avait jamais vu. Pourtant, cet ouvrier (il était facile de le reconnaître à sa blouse de travail) inspirait de la confiance par sa mine ouverte, ses yeux clairs et intelligents. M. de Kardigân devina qu'il était en face d'un homme, et que, si cet homme était son ennemi, il serait, en tout cas, un ennemi loyal. --C'est à monsieur le marquis de Kardigân que j'ai l'honneur de parler? dit l'ouvrier en apercevant le marquis. --Oui, monsieur; et je suppose que, pour que vous m'ayez ainsi attendu jusqu'à une pareille heure de nuit, il faut que vous ayez à me faire part de choses graves. --Très-graves, en effet. L'ouvrier parlait d'une voix ferme. Le domestique, un peu inquiet de laisser son maître à trois heures du matin, seul avec un homme inconnu, était resté debout à la porte du salon. --Je voudrais parler... à vous seul, continua l'ouvrier. Tout cela intriguait Jean. Au reste, son visiteur inconnu lui plaisait, par un je ne sais quoi de franc qui se devinait en lui à première vue. Puis qu'importait? Jean n'était pas de ceux qu'une crainte ou un danger peut arrêter. --Laissez-nous, dit-il au domestique. Il s'éloigna. Les deux hommes, l'homme de la noblesse, l'homme du peuple, étaient seuls, en face l'un de l'autre: et c'eût été un spectacle curieux que d'examiner ainsi ces deux types des deux grandes expressions de la société moderne. Lamartine a parlé, dans un vers fameux, de la différence qui existe entre ces races distinctes d'origine, l'une portant dans ses veines le sang rouge du Gaulois, l'autre le sang bleu du Franc. Le Gaulois et le Franc étaient en présence. Chacun d'eux combattait les dieux de l'autre; et cependant ils sentaient réciproquement que quelque chose de caché les unissait déjà. En effet, si l'ouvrier et Jean ne se connaissaient pas de visage, le premier avait joué un rôle influent dans la vie du second. --Vous rappelez-vous, monsieur le marquis, dit-il, cet ouvrier qui se trouvait, le 30 juillet 1830, chez le citoyen Grégoire? --Si je me le rappelle? Il m'a sauvé la vie! Il se nomme Jérôme Hébrard. --C'est moi. Jean serra la main de Jérôme. --Avez-vous besoin de moi, par bonheur? --Non, monsieur, je vous remercie. Je vous apporte une lettre de mademoiselle Fernande. --Dieu! Elle est donc en danger? --Oui... en danger, mortel... XX LE COMMENCEMENT DE LA LUTTE L'avant-veille, en quittant son fiancé, Fernande était rentrée chez elle un peu rassurée. Elle venait de voir Jean. La vue de celui qu'elle aimait suffisait à lui donner des forces. Et pourtant elle tremblait à la pensée de la lutte qu'elle allait être obligée de supporter contre son père, non à cause des violences qu'elle avait à craindre, mais parce que son père devenait son ennemi, et que, par devoir, elle l'aimait et le respectait. La voiture qui l'avait amenée au boulevard de Gand traversait rapidement Paris pour la conduire à l'Arc de Triomphe: elle songeait. Dans sa loyauté native, dans sa pureté immaculée, elle n'avait même pas eu l'idée qu'elle pût commettre une action répréhensible en allant chez celui qu'elle considérait comme devant être son mari. D'ailleurs, les dangers n'existent que pour ceux qui les connaissent. Comment, elle qui avait grandi dans l'ignorance du mal, pouvait-elle le craindre? Elle s'attendait à trouver la maison endormie. Son père l'avait élevée à sa façon, la laissant parfaitement libre. Il s'était trouvé que l'enfant à qui il avait donné toute licence, était une honnête créature. Mais une femme vicieuse eût été perdue et jetée dans la mauvaise voie. Donc, Fernande devait croire que son retour passerait inaperçu, comme son départ. Elle ouvrit la porte cochère avec la clef qu'elle avait sur elle et monta rapidement à sa chambre. Quelle ne fut pas sa surprise en y voyant son père qui l'attendait! M. Grégoire se leva froidement en apercevant Fernande. --D'où venez-vous, dit-il, à une pareille heure, seule, dans les rues? Le vieux conventionnel savait parfaitement que sa fille ne pouvait rien avoir fait de mal. Il connaissait trop la pureté de Fernande pour la soupçonner. Mais il devinait en partie ce qui avait eu lieu, et cette résistance ouverte à ses ordres le révoltait. Elle ne mentait jamais. Souvent, quand elle était enfant, elle avait mieux aimé être punie que de se sauver par un mensonge. Et Dieu sait que la punition était sévère pour elle: sa mère ne venait pas l'embrasser, le soir, dans sa chambre! Aussi, M. Grégoire savait que sa fille lui répondrait la vérité. Si elle ne voulait pas lui raconter ce qui s'était passé, elle se tairait; mais à coup sur elle ne mentirait pas. Fernande pâlit un peu à cette demande de son père. Mais elle comprit que, dans la voie douloureuse où elle était entrée, elle ne devait reculer devant rien. --Je viens de voir celui à qui je me suis fiancée, mon père, dit-elle. Bien que M. Grégoire fût préparé à cette réponse, il ne s'attendait pas à ce qu'elle fût aussi catégorique. --Vous avez osé me désobéir!... --Mon père, continua doucement la jeune fille, je vous ai averti de ce que je croyais mon devoir. Je vous respecte trop pour vous mentir. J'ai voulu parler à l'homme dont je porterai le nom, après l'arrêt inflexible qui est sorti de votre bouche. --Et que lui avez-vous dit? Elle se tut. --Vous ne m'entendez pas?... --Mon père... --Répondez, je le veux! --Je lui ai raconté tout ce qui s'était passé entre nous, et je l'ai prié d'attendre deux ans, parce que dans deux ans je serai libre. M. Grégoire sentit que, s'il restait encore quelques instants auprès de sa fille, et surtout s'il continuait à l'interroger, il ne pourrait pas rester maître de lui. --C'est bien, dit-il. Et il sortit. Fernande s'agenouilla sur ce prie-Dieu que Jean de Kardigân avait remarqué lorsqu'elle l'avait enfermé dans sa chambre, pour l'arracher à la fureur des révolutionnaires, et elle éleva sa douleur vers Dieu, puis elle se coucha. Mais le sommeil ne venait pas. Elle avait devant les yeux l'image de son père courroucé; des frissons inconscients s'emparaient d'elle, la secouant de la tête aux pieds. Elle eut cette espèce de délire qu'on ressent pendant la crise, alors que les idées ne sont pas effacées complètement par le sommeil et gardent, au contraire, ce vague des choses indéfinies. C'était l'heure où Jean se trouvait en face de son terrible sacrifice; l'heure où celui qu'elle aimait luttait avec la douleur, comme Jacob avec l'ange, cette image éternelle de l'homme terrassant ses passions. Ah! si elle avait pu savoir qu'au moment où elle se débattait contre l'insomnie, où elle cherchait en vain à trouver un sommeil qui la fuyait, sa vie, sa destinée se jouaient dans le cœur de l'homme qu'elle avait choisi! Aux premières lueurs du soleil, vers huit heures du matin, elle put prendre un peu de repos. A dix heures, elle s'éveilla. Elle se hâta de se lever et de s'habiller, brisée par cette nuit d'insomnie. Son habitude, chaque jour, était de se lever à la première heure. Elle employait sa matinée à entendre la messe d'abord et ensuite à visiter les pauvres. Voyant l'heure avancée, elle craignit d'arriver trop tard; mais, néanmoins, elle voulut accomplir ses devoirs quotidiens. Elle fit demander à son père s'il pouvait la recevoir. M. Grégoire lui fit répondre qu'il l'attendait. --Vous allez sortir lui dit-il, en voyant qu'elle avait mis un mantelet et un chapeau. --Oui, mon père, comme d'habitude. Mais je venais vous souhaiter le bonjour. --Je vous remercie. Vous pouvez quitter votre chapeau. Vous ne sortirez pas. --Vous avez besoin de moi? --Non. --Alors, mon père, je vous demanderai la permission d'aller faire mes prières accoutumées. --Je vous la refuse. Fernande ne comprenait pas encore. Elle crut naïvement que son père voulait reprendre avec elle la conversation brutale commencée la veille. Ne lui avait-il pas, d'ailleurs, donné vingt-quatre heures de réflexion! Il voulait une réponse, sans doute. --Vous ne sortirez pas aujourd'hui. --Vous ne voulez pas?... --Ni demain, ni les autres jours. --Mon père!... --Je vous fais savoir ma décision. Assez! --Je vous en supplie... Mon père!... --Assez, vous dis-je! Suis-je le maître, oui ou non? Il me semble que j'ai le droit de faire dans ma maison et de ma fille ce qu'il me convient. Elle salua le vieillard et remonta chez elle. A l'heure du déjeuner, elle descendit. --Il est venu une lettre pour vous, Fernande, lui dit-il. La voici. C'était la lettre de Jean. M. Grégoire n'avait pas voulu l'ouvrir. --Vous me connaissez, continua-t-il. Il ne m'a pas plu de savoir ce qu'elle contenait; seulement, vous ne la lirez qu'après me l'avoir donnée vous-même. Il ne me convenait pas de briser le cachet d'une lettre à vous adressée. --Cette lettre... vous voulez!... --Je la lirai, ou vous ne la lirez pas. --J'obéis, mon père. Elle s'approcha du feu qui brillait dans la cheminée, et y brûla la lettre. Pauvre enfant! si elle s'était doutée de ce que contenait ce frêle papier! Elle versa quelques larmes en regardant la flamme monter joyeusement dans l'âtre à cet aliment nouveau qui lui était jeté. Mais elle ne voulut pas qu'on pût voir cette faiblesse d'un instant. Elle se détourna et en effaça toutes traces sur son visage. Le repas fut silencieux. Au moment où il allait se terminer, la porte cochère de la maison résonna sur ses gonds. Un domestique vint annoncer à M. Grégoire qu'une personne le demandait. --Restez ici, Fernande, dit le conventionnel à sa fille; j'aurai besoin de vous tout à l'heure. Elle frémit, devinant que la personne qui venait d'arriver était l'homme auquel son père voulait la marier. Tout la confirmait dans cette idée, d'abord cette prison où on l'enfermait, ensuite le sourire de joie que M. Grégoire avait emporté aux lèvres en la quittant. En effet, dix minutes plus tard, elle fut invitée par son père à se rendre au salon. Debout, appuyé sur la cheminée, elle aperçut un jeune homme de vingt-quatre ans, de haute taille, pâle et distingué, qui tressaillit faiblement en la voyant. --Monsieur Robert Français, ma fille, dit M. Grégoire. Elle chancela presque, mais sa force lui revint aussitôt. Elle allait à la bataille. Si elle était victorieuse, son bonheur était sauf; si elle se laissait vaincre, sa vie entière était perdue. M. Robert Français avait une figure belle et énergique, bien qu'un peu triste. Une fine moustache brune couvrait sa lèvre, et la bouche découvrait, quand il souriait, des dents très blanches. Il paraissait, sinon bon, au moins loyal et homme d'honneur. Les yeux foncés et brillants indiquaient une nature habituée à regarder en face. Fernande résolut d'aller droit au danger. Au reste, son père semblait vouloir laisser l'explication inévitable se faire librement entre les deux jeunes gens. Il sortit. Alors elle s'avança vers M. Robert Français et lui dit d'une voix ferme: --Monsieur, on veut que je sois votre femme. J'ai besoin de vous parler sans détours. Le jeune homme s'inclina: --Mademoiselle, répondit-il, je suis à vos ordres... XXI ROBERT FRANÇAIS Il y eut un moment de silence entre Robert Français et Fernande avant que la conversation s'engageât. Tous les deux devinaient qu'elle serait grave, et que l'explication souhaitée par la jeune fille amènerait un résultat important. Fernande s'assit, et, d'un geste plein d'une noblesse sans pareille, elle fit signe à Robert de s'asseoir également. --Monsieur, dit-elle, mon père m'a appris la recherche dont vous m'honorez. Je sais qu'après m'avoir vue chez des amis communs, vous avez demandé à M. Grégoire de vous accorder ma main... Elle s'arrêta, et un flot de sang qui afflua à son cœur la fit subitement pâlir. Robert Français comprit cette émotion, et fut lui-même impressionné du trouble que révélait le visage agité de la jeune fille. --Quand mon père m'eut fait part de sa réponse, quand j'eus examiné la décision qu'il avait prise de vous accepter pour gendre, je lui ai avoué le secret de mon cœur: il ne m'a pas écoutée! Je respecte et j'aime mon père, monsieur, mais j'ai souvent souffert de son implacable volonté, qui ne tolère ni refus ni résistance. Alors, devant sa résolution formelle de ne pas avoir pitié de moi, je me suis décidée à m'adresser à vous, et à vous dire: «Monsieur, je ne vous aime pas; monsieur, je ne suis pas libre.» Robert Français s'attendait peu à cette franchise. Il fronça légèrement le sourcil, car il est toujours pénible de s'entendre dire de pareilles choses. Pourtant il se contint. Fernande, elle, avait fermé les yeux, rougissant après cet aveu. Voyant que M. Français gardait toujours le silence, elle crut devoir continuer: --Que me reste-t-il à vous apprendre, monsieur? dit-elle d'une voix plus lente. J'aime, et je suis aimée. Je me croyais libre, j'ai engagé ma foi. J'ai juré à celui que j'ai choisi de n'être à nul autre si je n'étais pas à lui. Il a reçu le serment que j'ai fait, serment que Dieu a entendu et a béni. Faut-il que je sois parjure? Faut-il qu'il me méprise et me haïsse?... Elle s'interrompit encore. --Son mépris! sa haine! Ah! j'aimerais mieux mourir! Jusqu'alors Fernande avait parlé avec une froideur calculée.. Mais elle mit tant d'âme, tant de désespoir dans cette dernière phrase, que Robert Français frissonna en l'entendant prononcer. --Continuez, mademoiselle, murmura-t-il, je vous écoute. --Que vous dirai-je encore, monsieur? reprit-elle en relevant son front. Après le pénible aveu que vous venez de recevoir, je n'ai plus qu'à me taire et à attendre votre décision. --Ma décision? --Oui, monsieur. --Je ne vous comprends pas, mademoiselle! --Vous ne me comprenez pas?... Robert Français se leva et la regarda fixement. Puis, d'une voix tremblante: --Vous m'avez fait un aveu; permettez-moi de répondre à votre confiance par un aveu semblable. Vous m'avez dit que vous ne m'aimiez pas, et que vous en aimiez un autre; je vous dis, moi, mademoiselle, que je vous aime profondément, passionnément. Fernande pâlit et recula instinctivement son fauteuil, comme pour s'éloigner de celui qui lui parlait ainsi. Mais Robert Français avait deviné la révolte intérieure de la jeune fille. Il reprit avec une dignité suprême: --Ne craignez rien! Il ne sortira pas un mot de mes lèvres que vous ne puissiez entendre. Je n'ai jamais compris l'amour sans le respect. Comment pourrais-je donc en manquer envers vous? Je vous aime depuis le premier jour où je vous ai vue. Vous ne savez pas cela, vous ne pouvez pas le savoir; votre père l'ignore, car ces mystères du cœur doivent rester cachés à tous. Je vous ai vue chez des amis communs, croyez-vous? Détrompez-vous! La nuit de ce bal où M. Ducraissy m'a présenté, je vous connaissais depuis longtemps,--depuis longtemps, six mois, une éternité, quand on aime! Comment pouviez-vous le savoir? je ne m'étais jamais montré à vous! Vous alliez souvent porter des secours à une pauvre vieille femme, que son fils, tué sur une barricade en 1830, avait laissée sans pain. Je vous ai rencontrée pendant que vous accomplissiez votre œuvre d'angélique bonté. J'ai lu sur votre visage tous les dévouements, tous les sacrifices. Puis, peut-être, j'ai appris à vous aimer... Ceux à qui je parlais de vous me racontaient tous une noble action accomplie. Le soir où j'ai désiré vous être présenté, vous n'étiez plus une étrangère pour moi, si moi j'étais toujours un étranger à vos yeux. Je savais que votre vie se passait entre la charité et la prière... Je vous aimais déjà ardemment, quand mon nom a pour la première fois frappé votre oreille, et nous avions des pensées communes que vous ignorez encore... Voilà l'aveu que je voulais vous faire, mademoiselle, afin de vous montrer que mon amour ne date pas d'hier, et que depuis longtemps mon cœur était entièrement À vous! Mille sentiments opposés avaient agité Fernande en écoutant Robert. Elle s'attendait si peu à une révélation pareille! Elle restait confondue. L'homme qui parlait ainsi, l'homme qui cachait en lui tant de sentiments délicats, devait être une nature élevée, capable de comprendre. Aussi le premier sentiment qu'elle éprouva fut une joie profonde. Robert Français ne voudrait pas l'épouser malgré elle. Elle ne pensait pas que le malheureux devait souffrir. Il y a toujours de l'égoïsme dans le cœur humain, même dans le meilleur. Le jeune homme sentit qu'après ce qu'il venait de dire, Fernande devait être gênée. Il voulut néanmoins tenter de la toucher davantage. Car il prenait pour une émotion vraie le trouble qu'il lisait sur le visage de mademoiselle Grégoire. S'il avait su! --Oui, je souffre, reprit-il. Vous comprenez maintenant, mademoiselle, quelle torture j'ai endurée quand vous m'avez avoué tout à l'heure la vérité. Vous brisiez mon rêve sans pitié! Ce que vous me disiez me rejetait brutalement hors de mes espérances. J'ai toujours été malheureux, mademoiselle. Des fous ceux qui prétendent qu'il faut être riche pour être heureux! --Le nom que je porte n'est pas le mien; mon père m'a chassé de sa famille, m'a arraché le nom de mes ancêtres parce que je défendais le peuple quand lui défendait le roi! J'ai un frère... un frère qui vit, et pour lequel je suis mort! Un frère qui m'a oublié et qui a froidement accepté l'héritage de haine que mon père lui a légué en mourant. Alors, me trouvant seul en ce monde, j'ai regardé autour de moi. J'ai vu des indifférents. L'amitié m'a trahi; je me suis promis de garder toute ma tendresse pour celle qui serait ma femme. Je m'étais promis en même temps que, cette compagne, je la choisirais avec un soin jaloux, et que je pourrais lui vouer toute ma vie... Ah! c'était la destinée qui me condamnait d'avance. Celle que je désirais me repousse; et je ne peux même plus espérer l'amour. La figure de Robert Français respirait un abattement qui toucha la jeune fille. Si le premier sentiment avait été de l'égoïsme, le second fut de la pitié. Pour comprendre ce que souffrait Robert, elle n'avait qu'à s'interroger elle-même: son cœur pouvait répondre. --Ah! vous avez demandé pitié à votre père, prononça-t-il avec amertume. Croyez-vous que je n'aie pas le droit de demander pitié moi aussi? Croyez-vous que le plus à plaindre de nous deux ne soit pas moi? Est-ce que l'amour d'une jeune fille, d'un enfant, peut se comparer à l'amour d'un homme? Connaît-elle la vie et sait-elle à quels engagements elle se livre le jour où elle devient fiancée? Il s'interrompit, une animation étrange se lisait en lui. Il se promenait à grands pas à travers le salon, sans même s'apercevoir de la bizarrerie de cette attitude. Fernande, étonnée d'abord, ne tarda pas à être effrayée. Robert avait lentement perdu le calme qu'elle lui avait vu dans les premiers instants de leur entretien. Pourtant, elle fit un effort et dit: --Monsieur, je vous remercie d'avoir eu confiance en moi, comme moi j'avais eu confiance en vous. Hélas! maintenant je n'ose plus terminer l'aveu que j'avais commencé. Quand j'ignorais votre secret, je pouvais me décider à vous parler comme je comptais le faire; maintenant, cela ne m'est plus possible... Robert la regarda étonnée. --Mademoiselle... --Vous ne comprenez pas, monsieur? --Non, mademoiselle, et je vous supplie d'être aussi confiante que vous m'avez déjà fait l'honneur de l'être. --Je n'ose... --Je suis un galant homme, mademoiselle, dit-il lentement, et comme tel, vous pouvez tout me dire, et moi je puis tout entendre. Fernande leva les yeux sur Robert,--bien pâle, mais résolue. --Eh bien! monsieur, je m'adresse à votre loyauté, pour vous supplier de renoncer à moi. Le visage de Robert se décomposa. Une ardente colère se peignit dans ses yeux. --Renoncer à vous? Jamais! dit-il. Le tonnerre tombant aux pieds de Fernande l'eût moins épouvantée que l'exclamation furieuse du jeune homme. Il répéta avec emportement: --Je ne renoncerai pas à vous! et si vous n'êtes pas ma femme, je ne veux pas, au moins, que vous soyez la femme d'un autre!... XXII LE DANGER Fernande trembla. L'homme qu'elle avait devant les yeux depuis une heure se révélait sous un jour nouveau. --Quoi! je vous ai dit que je vous aimais! reprit Robert Français, et vous espérez que je vous abandonnerai! Je vous ai dit que depuis six mois je ne pensais qu'à vous, et vous avez pu croire que je renoncerais à mon rêve!... N'attendez pas de moi une générosité ridicule!... J'aime, voilà tout ce que je sais! Vous voir à un autre? Je préférerais que vous fussiez morte! Robert Français mit une telle expression dans la manière de prononcer cette phrase, que Fernande comprit bien que tout était fini pour elle. --Que vous ai-je donc fait? murmura-t-elle d'une voix brisée. Vous ne m'avez pas comprise. Si c'est moi qui refuse de vous épouser, mon père me poursuivra de sa volonté, de sa colère. Mais vous!... vous pouvez d'un seul mot me sauver et me rendre libre à jamais. --Comment! vous voulez que, non content d'être refusé par vous, j'aille encore!... --Vous m'aimez, monsieur, je vous crois. Vos paroles m'ont émue, et des paroles menteuses ne vont pas droit au cœur comme les vôtres ont été au mien! Vous avez souffert... Donc vous savez ce que c'est que la souffrance! Ayez pitié de la mienne!... Vous voyez, toute ma fierté tombe... Je deviens humble... Un mot de vous à mon père, et je suis sauvée! Robert Français détournait les yeux pour ne pas voir cette belle jeune fille qui l'implorait. Il sentait qu'une pareille supplication arriverait peut-être à le toucher, et il ne voulait pas être touché. Voyant que le jeune homme conservait son impassibilité, Fernande sentit sa fierté revenir. Elle eut honte d'être descendue jusqu'à la prière. --Eh bien, non, dit-elle, je ne vous demande rien! Il y a des âmes que la souffrance élève et purifie, la vôtre est de celles qui s'irritent et s'aigrissent. Soit! je serai victime, mais je ne serai plus humiliée. Vous m'avez vue venir à vous, suppliante, vous m'avez repoussée! Je ne descendrai pas plus loin. Mon père vous a accordé ma main; mais moi, monsieur, je vous la refuse! Fernande était redevenue la fière et courageuse jeune fille qui avait sauvé le marquis de Kardigân. Un sang généreux colorait son visage; son regard brillait, et sa lèvre tremblante indiquait qu'elle subirait tout plutôt qu'une volonté despotique et cruelle. Robert Français l'admirait. Mais l'impétueux jeune homme, au lieu d'ouvrir son cœur à la pitié, regrettait encore plus le sacrifice que le refus de Fernande lui imposait malgré lui. Avant qu'il eût le temps de répondre, la porte s'ouvrit et M. Grégoire entra. Le vieux conventionnel était souriant; mais son sourire avait cette ironie glaciale des êtres qui ne croient à rien. Il s'était imaginé que sa fille repoussait le parti qu'on lui proposait, parce qu'elle ne connaissait pas Robert; et, ingénument, avec ce cynisme naïf des hommes comme lui, il était persuadé que M. Français gagnerait rapidement sa cause auprès de Fernande. Il arrivait donc, persuadé que tout était arrangé selon ses désirs. Mais le premier coup d'œil qu'il jeta sur les deux jeunes gens l'avertit qu'il s'était abusé. --Mademoiselle Grégoire vous a-t-elle fait part de ses intentions? dit-il à Robert en se tournant vers lui. --Oui, monsieur. Le regard de M. Grégoire devint interrogateur. --Elle a refusé la demande que j'avais l'honneur de lui adresser. Le conventionnel laissa échapper un geste de colère. --Ayez l'obligeance d'aller m'attendre dans mon cabinet, monsieur, dit-il. Robert jeta un dernier regard à Fernande, et disparut... M. Grégoire prit violemment le bras de sa fille. --Cette comédie a assez duré, mademoiselle; il faut qu'elle ait une fin. J'entends que vous m'obéissiez. Fernande redressa de nouveau le front. --Non! dit-elle. --Vous refusez? --Je refuse! --Alors, malheur à vous! --J'accepte tout! et je m'attends à tout! --Non. Vous ne vous attendez pas à ce que je vous réserve. Elle n'eut pas peur; c'était une nature trop vigoureusement trempée pour céder à ce sentiment vulgaire. Mais un léger frissonnement agita son corps, quand elle réfléchit aux dangers inconnus qui la menaçaient. Et Jean n'était pas là! et Jean ne viendrait pas la secourir! Pauvre femme! elle ignorait ce que son fiancé lui avait écrit dans sa nuit d'angoisse, elle ignorait qu'elle était seule désormais, et que celui en qui reposait toute son espérance s'entendait avec ses ennemis pour ne pas l'épouser! La décision de M. Grégoire était prête; il n'y avait plus à hésiter. Il jeta un regard suprême à sa fille, regard qui fit trembler la malheureuse Fernande, tant elle y lut de rage froide et concentrée. M. Grégoire sortit, la laissant seule. Un instant après, elle quitta le salon à son tour, pour regagner sa chambre à coucher; là au moins elle était libre, libre de prier et de pleurer. Le cabinet du conventionnel était situé en face du salon. En passant devant la porte, Fernande entendit des éclats de voix. C'était son père qui parlait. Sans doute, elle allait s'éloigner, quand un mot attira son attention. --Je l'enlèverai demain!... Elle comprit tout, et sa pensée embrassa aussitôt la portée de la résolution prise par M. Grégoire. Sans doute, le vieillard s'était dit qu'il ne pourrait pas dompter ce fier et hautain caractère, et il voulait arracher Fernande à son amour maudit, en l'arrachant à celui qu'elle aimait. L'instinct de la conservation fut plus fort dans son cœur que la volonté du devoir. Elle écouta... Malheureusement, les deux hommes parlaient tantôt à voix haute, tantôt à voix basse. Elle entendit imparfaitement... --L'aimez-vous? dit M. Grégoire brusquement quand il entra dans la chambre où l'attendait Robert Français. --Si je l'aime! --Ah! vous êtes bien dégénérés, vous, les hommes de la génération qui commence! De mon temps, pour accomplir ce qu'on voulait, on ne reculait devant rien!... Le jeune homme arrêta M. Grégoire du geste. --Monsieur, dit-il, parlons franc. Quand je vous ai demandé la main de votre fille, je vous ai dit quelle était ma position de fortune: j'ai cent mille livres de rente, pas de famille, pas d'obligations. Enfin, vous me connaissez, ou plutôt, vos frères, ceux qui, comme vous et moi, combattent pour la cause du peuple, me connaissent, et vous ont dit que l'on pouvait compter en tout temps sur mon courage et mon intelligence. Vous comprenez qu'il faut bien que je fasse ressortir ce que je vaux, puisque vous en doutez! Or, ce qui vous a décidé à accepter favorablement ma recherche, ce n'est pas ma fortune, vous êtes riche vous-même; ce n'est pas ma jeunesse, puisque je suis vieux avant l'âge; ni ma famille, puisque je n'en ai pas. Donc, vous aviez une arrière-pensée. Cette arrière-pensée était celle-ci: votre gendre devait apporter à votre ambition une somme d'influence et de pouvoir qui complétât la vôtre. Vous trouvez que je remplissais votre but: je le conçois. Mais moi, c'est une autre intention qui m'a guidé... J'aime votre fille! et il n'est rien que je ne sois disposé à faire pour devenir son mari. Rien! entendez-vous? Donc, quoi que vous vouliez, je le ferai. --Vous êtes l'homme qu'il me faut. --Mademoiselle Fernande, séparée de celui auquel elle s'est fiancée, cessera de l'aimer. --Votre idée est la mienne. Je l'enlèverai demain. --Je n'aurais pas osé vous soumettre ce projet, monsieur, répliqua Robert Français, mais je l'approuve. --Demain, dans la nuit, je partirai avec elle. --Où irez-vous? --Je l'ignore encore... Les deux hommes continuèrent à parler bas. Il fut arrêté que Robert Français escorterait la chaise de poste à cheval, afin d'éviter qu'elle ne fût suivie. Il devait se trouver le lendemain à minuit à la porte de la maison. Fernande ne put entendre, nous l'avons dit, toute cette conversation. Elle comprit seulement que le lendemain soir M. Grégoire comptait l'arracher de Paris, comme s'il pouvait aussi l'arracher à ses souvenirs. Elle sentit alors tout le danger qu'elle courait. Comment prévenir Jean? Lui écrire? Qui porterait la lettre? Une consigne avait été donnée, sans doute, dans la maison. Ensuite, elle préférait ne pas faire connaître au vieillard que celui qu'elle avait choisi comme mari était un de ces royalistes qu'il haïssait de tout son fanatisme. La pauvre enfant, réfugiée dans sa chambre, réfléchissait avec ardeur. A qui pouvait-elle se fier? A qui pouvait-elle demander du secours? Elle se jeta sur son prie-Dieu. Elle savait bien que Dieu, ce consolateur des affligés, ne la laisserait pas abandonnée et sans secours. Tout à coup, elle jeta un cri de joie. Elle avait trouvé. Dieu avait entendu sa prière, sans doute, et lui envoyait la pensée qui la sauverait. Elle se rappela cet ouvrier qui lui avait dit: --Si vous avez besoin de Jérôme Hébrard, appelez-le. Jérôme lui avait donné son adresse, gardée par elle avec soin, comme si elle eût pu avoir la seconde vue de l'avenir. Il était ouvrier sellier, et demeurait rue Saint-Honoré, n°117. Elle prit une plume et écrivit: «Vous m'avez dit que je pouvais compter sur vous à l'heure du péril. Eh bien! je suis en danger. Venez! je vous appelle!... FERNANDE GREGOIRE.» XXIII LE MESSAGE Mais la lettre écrite, comment la ferait-elle parvenir? Là était la difficulté. Puisque M. Grégoire avait pris ses dispositions pour que sa fille ne pût sortir, sans doute il avait veillé à ce qu'elle ne pût écrire. Il est vrai qu'une lettre adressée à Jérôme Hébrard, ouvrier, arriverait plus facilement à son adresse qu'une lettre envoyée à Jean de Kardigân. Fernande n'avait jamais nommé à son père celui qu'elle avait choisi comme fiancé, celui auquel elle avait engagé sa foi; mais M. Grégoire le devinerait aussitôt. Tandis que nul soupçon ne lui viendrait quand il saurait que sa fille écrivait à un ouvrier connu de lui. Au reste, la pensée de M. Grégoire fut ce qu'elle devait être. Il s'imagina que Fernande envoyait un secours au jeune républicain. Ses habitudes charitables lui étaient connues, et il savait que nul n'avait jamais imploré en vain la générosité de la jeune fille. La lettre partit. Fernande calcula le temps matériel pour qu'elle parvînt à son adresse. Puis elle attendit impatiemment. Elle se rendait compte des retards qui pouvaient reculer le moment où elle verrait Jérôme Hébrard. Peut-être l'ouvrier n'était-il pas chez lui, peut-être ne rentrerait-il qu'à une heure assez avancée de la soirée?... La journée s'écoula ainsi. La servante qui avait porté la lettre revint au bout de deux heures. En effet, Fernande ne s'était pas trompée dans ses craintes: Jérôme était absent; il fallut qu'elle attendît encore. Comme tout être humain qui se voit menacé d'un péril prochain, elle s'imaginait que ce péril augmentait à mesure que les heures s'ajoutaient les unes aux autres. Enfin, à sept heures du soir, on vint lui dire que quelqu'un demandait à lui parler. Son cœur battit à rompre quand elle entendit annoncer celui qui allait servir de messager à sa douleur. Elle avait refusé de descendre pour partager le dîner de son père. M. Grégoire ne s'en était pas autrement préoccupé. Sa fille, étant prisonnière, ne pourrait communiquer avec personne. Cela lui suffisait. Enfin, Fernande se rendit au salon et se trouva en face de Jérôme. Elle lui tendit la main. --Je vous remercie, mademoiselle, dit-il. Vous m'avez fait l'honneur de vous rappeler mes paroles. Je suis à vous entièrement. --Vous pouvez me sauver. --Vous sauver? --Oui. --Quoi, ce danger dont vous me parlez... --C'est un danger réel et terrible, hélas! Une tempête me menace; il dépend de vous de la détourner de mon front. --J'écoute, mademoiselle, et veuillez savoir que tout ce qu'un homme peut faire, je le ferai. --Vous rappelez-vous, la... la personne que j'avais cachée un jour dans... --Je me la rappelle. --C'est vers elle que je vous envoie. Fernande avait baissé les yeux instinctivement, et légèrement rougi en prononçant cette phrase. Il répugnait à cette exquise créature de livrer ainsi les secrets de son cœur à un étranger. Mais Jérôme Hébrard était un de ces enfants du peuple en qui la loyauté est à la hauteur du courage. Son visage ne trahit en rien le plaisir ou l'étonnement que Fernande venait d'éveiller en lui. Il se contenta de répondre: --Je le répète, mademoiselle, je suis à vos ordres. --Merci! dit-elle une seconde fois. Voici ce que j'attends de vous, reprit Fernande, M. le marquis de Kardigân demeure à l'hôtel de France, sur le boulevard de Gand. Je vous prie d'y aller et de lui dire... Elle hésita encore. La pudeur de la jeune fille souffrait de cette confidence. Pour lui faire achever ce qu'elle avait commencé, il fallait que la pensée du péril vînt lui rendre la volonté d'aller jusqu'au bout: --M. de Kardigân est mon fiancé, dit-elle à voix haute. Or, on veut m'enlever à lui. Racontez-lui tout. Alors, d'un ton ferme, elle raconta à Jérôme Hébrard une partie de ce que nous savons, mais en glissant rapidement sur ce qui avait pu se passer entre elle et son père. Elle en dit assez pour que l'ouvrier pût expliquer au gentilhomme l'imminence du danger et la nécessité d'un prompt secours. Quand elle eut fini: --Dites à M. de Kardigân, ajouta-t-elle, que je n'ai pas d'instruction à lui donner. Qu'il réfléchisse et qu'il décide. --J'ai compris, mademoiselle, répliqua respectueusement Jérôme Hébrard, mais... --Mais... --M. de Kardigân voudra-t-il me croire? L'observation de l'ouvrier était juste. Fernande écrivit quelques lignes où elle recommandait à Jean de croire l'ouvrier.. Jérôme s'inclina respectueusement devant Fernande et sortit. Suivons-le, et abandonnons pour un instant Fernande, livrée à ses tristesses, à sa préoccupation. Jérôme Hébrard marcha rapidement. Quand il arriva à l'hôtel de France, il demanda M. le marquis de Kardigân; on lui répondit qu'il était parti. Malgré le domestique du jeune homme, il s'entêta à rester. Jérôme souffrait du retard apporté par la destinée à la remise de son message. Onze heures du soir, minuit, une heure du matin sonnèrent. Il attendait toujours. Pourtant il se dit que l'enlèvement dont Fernande était menacée ne devait avoir lieu que le lendemain. Donc, il avait encore au moins douze heures devant lui pour voir le marquis. Enfin Jean arriva... Nous savons le reste. Quand Jérôme eut répété à son tour le récit qu'il avait entendu de la bouche de Fernande, Jean éprouva une surprise mêlée de colère. --Quoi! on lui arracherait Fernande! Puis il réfléchit. Comment, lui qui avait renoncé à elle, pouvait-il s'irriter de ce que M. Grégoire voulût la lui prendre? C'est alors que l'idée lui vint que Fernande pouvait ne pas avoir reçu sa lettre. Ce fut un coup affreux pour lui. Il avait pu écrire à mademoiselle Grégoire qu'une fatalité implacable se dressait entre eux deux, mais il ne se sentait pas la force de le lui dire à elle-même... --Allons! pensa-t-il, il ne s'agit pas de me laisser affaiblir. Pour le moment, elle est en danger: il faut que je la sauve! Quelques mots échangés avaient fait deux amis de ces deux hommes, si séparés l'un de l'autre par une position réciproque. Il n'y avait plus ni gentilhomme ni ouvrier. Il y avait deux cœurs fiers et honnêtes qui battaient à l'unisson, à la pensée d'un même devoir à remplir, d'une même noble action à faire. Il fallait, en tous cas, attendre au lendemain avant de prendre une décision. --Vous êtes ici chez vous, dit Jean à Hébrard. Dormons; demain, au jour, nous préparerons un plan de combat. A onze heures du matin, les deux nouveaux amis se levèrent et déjeunèrent rapidement. A midi et demi, ils arrivaient dans la rue de M. Grégoire. En route, ils avaient décidé de leur conduite. Un hôtel meublé, situé presque en face de la maison du vieux conventionnel, semblait s'élever là exprès pour qu'on pût s'y établir et surveiller ce qui se passerait. Ils entrèrent et louèrent deux chambres. Puis ils se postèrent en observation et attendirent. Somme toute, la journée ne devait pas apporter de complications nouvelles. M. Grégoire et M. Robert Français voulaient enlever Fernande au milieu de la nuit et à l'heure où nul passant ne pourrait entendre les cris d'appel de la jeune fille. A sept heures du soir, rien n'avait encore paru; à dix, la porte de la maison s'ouvrit, et M. Grégoire parut. Il regarda à droite et à gauche, comme un homme qui craint d'être aperçu. Ne voyant personne dans la rue, il rentra et ferma la porte. A onze heures et quart, l'oreille de Jean fut frappée par le bruit sourd d'une chaise de poste courant rapidement sur l'avenue des Champs-Elysées. Il appela Jérôme, occupé à ce moment à préparer une double paire de pistolets et deux épées, qu'il sortait de leur fourreau. C'étaient les armes dont les jeunes gens avaient cru prudent de se munir. --Écoutez! dit Jean. --C'est la voiture... En effet, une chaise de poste, mais marchant au pas, tourna l'angle de la rue et de l'avenue des Champs-Elysées. Sans doute le cocher avait trouvé bon de modérer la rapidité de la course, afin de ne pas éveiller ceux qui dormaient. Un homme qui dort est un homme qui ne peut rien voir. La voiture stoppa à deux mètres environ de la maison; la porte se rouvrit de nouveau, livrant encore passage à M. Grégoire. Il fit un mouvement de joie en apercevant la chaise de poste. Cependant la portière de celle-ci s'entre-bâilla, et un homme, enveloppé d'un large et épais manteau, sauta sur le trottoir. Un chapeau à bords inclinés empêchait de distinguer son visage. Au reste, le froid vif de cette nuit d'hiver rendait naturel cet excès de précaution. Il échangea deux mots avec M. Grégoire. Alors, Jean l'entendit qui disait au cocher:--Suivez-moi. Jean et Jérôme se regardèrent. Ils s'étaient compris au premier coup d'œil. Ce qu'il était important de savoir, c'était où allait la chaise de poste, puisque c'était elle qui devait enlever Fernande. Ils se partagèrent les armes et descendirent doucement. La voiture tournait la rue. Ils la rejoignirent, marchant à distance. Elle s'arrêta derrière le jardin de M. Grégoire. Évidemment le conventionnel préférait que l'enlèvement eût lieu de façon à ce que nul ne pût s'en douter. Une petite ruelle reliait ce jardin à la rue latérale. L'homme qui suivait la chaise de poste tira une clef de sa poche et ouvrit la petite porte du jardin. S'il avait jeté les yeux derrière lui, il aurait vu Jean et Jérôme s'y glisser après lui. XXIV L'ENLÈVEMENT Le gentilhomme et l'ouvrier se cachèrent derrière un épais massif d'arbres dépouillés. Il régnait une lugubre tristesse dans ce jardin noirci par l'hiver. Le vent sifflait à travers les branches gercées par le froid, et à l'extrémité de quelques jeunes chênes pendait du givre. Jean et Jérôme étaient là, immobiles, malgré cette température glacée qui les gagnait peu à peu. Muets, serrés l'un contre l'autre, ils cherchaient à percer du regard l'ombre étendue devant eux. L'homme qu'ils avaient suivi traversa tout le jardin et arriva devant la porte de la maison. Cette porte était fermée. Sans doute, il ne s'y attendait pas, car il laissa échapper un geste de colère. Jérôme et Jean, qui ne le perdaient pas de vue, aperçurent ce mouvement et devinèrent qu'il y avait un retard dans l'exécution du projet d'enlèvement. Ce retard pouvait augmenter les chances qu'ils avaient de secourir Fernande. C'était donc une bonne fortune dont ils devaient profiter. Ils préparèrent doucement les armes dont ils s'étaient munis. Jean fit glisser dans sa main les deux épées, pendant que Jérôme examinait l'amorce des pistolets de combat. D'où venait ce retard? Le lecteur se rappelle que M. Grégoire avait dit quelques mots à l'inconnu à l'arrivée de la chaise de poste, et s'était hâté lui-même de rentrer dans la maison. Il alla droit à la chambre de sa fille. Fernande l'entendit monter lentement l'escalier et frissonna. Il y avait plus de vingt-quatre heures que son message était parti, et elle n'avait encore aucune nouvelle de M. de Kardigân. Elle tremblait à la pensée que Jérôme pouvait n'avoir pas trouvé le marquis, à la pensée qu'elle serait livrée ainsi, sans défense, à la merci de son père et de Robert Français. Où pourrait-elle trouver du secours, si ceux sur qui elle avait compté lui manquaient tout à coup? Quand elle entendit le pas de son père, elle se douta que le vieillard venait lui annoncer la résolution prise par lui de l'enlever de Paris. M. Grégoire entra. Fernande, assise sur un fauteuil, l'œil atone, pâle, craintive, se leva quand elle l'aperçut. Le père resta un instant silencieux devant cette image du désespoir qui se dressait tout à coup devant lui. Il se rappela que c'était sa fille, à lui, qui souffrait et qui pleurait, l'enfant de celle qui avait été la compagne de sa vie et qu'il avait tant aimée. Mais l'âme du régicide n'était pas de celles qu'une émotion passagère peut adoucir ou dompter. Il reprit bientôt l'impassibilité de sa nature, toujours muette devant la douleur. --Fernande, dit-il, je vous ai fait part de ma volonté. Vous l'avez méconnue. Il ne faut donc ne vous en prendre qu'à vous-même si j'en suis réduit contre vous aux dernières extrémités. Je vous emmène. --Mon père... --L'air de Paris est malsain pour vous. Vous y avez appris la résistance à mes ordres. Vous refusez d'épouser M. Robert Français, soit! mais comme j'entends que ce mariage se fasse, je vous arrache à votre vie accoutumée, à vos plaisirs, à vos joies... Les paroles hideuses du régicide étaient prononcées par une voix froide comme le cœur même de cet homme. Fernande restait calme en apparence, mais torturée au fond du cœur devant cet horrible égoïsme de l'orgueil. --Je vais vous conduire en un lieu où les caractères comme le vôtre s'assouplissent rapidement; nous partons dans quelques minutes. --Vous êtes le maître, monsieur, répliqua la jeune fille. Je n'obéis pas: je subis. --Je suis votre père! --Non, vous n'êtes pas mon père! Mon père ne me torturerait pas! mon père ne prendrait pas plaisir à me désespérer, à me tuer, à m'anéantir! Non, vous n'êtes pas mon père! Je courbe le front, mais je ne cède pas. Vous pouvez m'écraser: vous ne me ferez pas plier. --Malheureuse! --Oh! monsieur, moi aussi j'ai de la volonté! Je suis votre fille, après tout, et le sang qui coule dans mes veines est celui qui coule dans les vôtres! Je vous le jure, j'avais pour vous tendresse et respect. En quelques jours vous avez tué la tendresse; le respect seul est resté. J'ai toujours été une fille selon Dieu... --Selon Dieu! interrompit M. Grégoire. Vous m'êtes témoin que je ne vous ai jamais gênée dans l'accomplissement ridicule de vos momeries. Il faut une religion aux femmes; mais, dites-moi, est-ce votre Dieu qui enseigne aux filles à mépriser les ordres de leur père? --Mon Dieu, monsieur, reprit la jeune fille, qui retrouvait tout son calme à mesure que son père perdait le sien,--mon Dieu est celui que ma mère m'a enseigné à prier et à adorer. Il m'ordonne l'obéissance à votre volonté, mais il me défend le parjure. --Le parjure! --J'ai engagé ma foi... --Sans ma permission! --Ne me laissiez-vous pas libre? --Allons, assez! Je ne suis pas venu ici pour discuter, mais pour commander. Vous allez partir. --Je suis prête. --Vous ignorez où je veux vous conduire? --Je l'ignore, en effet. --Quand vous le saurez, il est probable que vous serez moins résignée. --Vous vous trompez, monsieur, je suis résignée à tout. --Bien: écoutez, alors. Je vais vous conduire à la maison laïque des Enfants républicains, près de Tours. Cette maison est dirigée par d'austères femmes qui vous traiteront selon vos mérites, je vous en préviens. Vous serez prisonnière sans avoir la permission de sortir, jusqu'à ce que vous ayez consenti à m'obéir. --Ou jusqu'à ma majorité! Un éclair de rage s'alluma dans les yeux de M. Grégoire, à cette froide réponse de la jeune fille. --Faites vite, dit-il, j'attends. Fernande réunit à la hâte quelques objets qu'elle désirait emporter avec elle. --Ne vous préoccupez pas des choses qui vous seraient nécessaires; j'ai pourvu à tout. Elle prit le médaillon qui renfermait le portrait de sa mère, et le mit sur sa poitrine. Puis elle s'agenouilla: --Mon Dieu! murmura-t-elle, donnez-moi, je vous en supplie, la force d'être courageuse, la volonté d'être patiente. Mon Dieu! je vous bénis pour les épreuves que vous m'imposez! --Hâtez-vous! dit M. Grégoire avec impatience; je suis pressé. Fernande ne répondit pas. Elle alla pieusement baiser les pieds d'ivoire de son grand crucifix, cette croix où Jésus pleure éternellement sur les souffrances et les péchés de ce monde. Puis elle jeta un dernier regard autour d'elle, comme pour dire un suprême adieu à tous ces objets qui l'environnaient et qu'elle avait aimés... Elle jeta un châle sur ses épaules, puis avec une fermeté triste: --Partons, monsieur! dit-elle. Ces quelques mots échangés entre le père et la fille avaient retardé le départ. Robert Français ne croyait pas qu'au point où en étaient venues les choses, ils pussent avoir entre eux une seule parole. Il était arrivé à l'heure au rendez-vous que lui et le vieillard s'étaient donné. Enfin, M. Grégoire et Fernande parurent dans le jardin... Le vent avait augmenté. Il courbait les arbres qui pliaient avec un sourd craquement. Fernande jeta un coup d'œil rapide devant elle. Pauvre enfant! Sa foi en Jean était si grande, qu'il lui semblait à chaque instant qu'il allait apparaître pour la délivrer! Robert Français s'inclina et se découvrit. Mais elle ne le regarda même pas. Elle ressentait un mépris profond pour cet homme qui s'abaissait à de semblables moyens. Robert comprit ce dédain suprême et en souffrit. C'était un homme d'honneur. Il avait fallu la violence de son amour et de sa jalousie pour le faire descendre à aider M. Grégoire. Celui-ci prit la main de Fernande, Robert marchait devant. Ils traversèrent ainsi la moitié du jardin. La jeune fille frissonnait. Elle avait froid, froid au corps et au cœur. Tout à coup, deux ombres se détachèrent du massif d'arbres. C'étaient Jérôme et Jean, armés. --On ne passe pas! dit lentement Jean. M. Grégoire poussa un cri de fureur, Robert un cri de colère, Fernande un cri de joie. Tous les trois avaient deviné qui était cet homme, dont on ne voyait pas le visage. Pour Fernande, c'était le salut; pour les deux hommes, c'était l'ennemi. --Passage! dit M. Grégoire, ou je vous fais arrêter comme des assassins; je suis ici chez moi! --Monsieur, reprit Jean, cette jeune fille est violentée. On la menace dans son honneur et dans sa liberté. Je viens l'arracher de vos mains pour la remettre à M. le procureur du roi, qui la défendra... --Vous êtes un assassin! --Soit, parce que vous êtes tous les deux des misérables, assez lâches pour torturer une femme! Robert Français bondit sous l'insulte. --Ah! il était temps que je pusse faire œuvre d'homme! il était temps de relever tout ceci par un coup d'épée!... Il s'élança sur Jérôme, qui tenait les deux épées dans sa main: --En garde, monsieur! cria-t-il. Jean avait reculé de façon à masquer la porte et à empêcher M. Grégoire d'entraîner Fernande au dehors. Lui aussi tenait une épée. --Monsieur, dit-il, dès que les deux fers se furent croisés, vous êtes un infâme, et comme tel je vais vous marquer au front! Le marquis de Kardigân rompit de deux pas, puis prenant de biais, il fit, par un coup de fouet, sauter le chapeau de Robert Français. Au même instant, il recevait un coup d'épée dans l'épaule. Mais ce ne fut pas la douleur qui lui fit jeter le cri terrible qu'il poussa... En Robert Français il venait de reconnaître Philippe de Kardigân. --Philippe! Philippe! mon frère! dit-il. Puis il roula évanoui... XXV SEUL! A l'exclamation de Jean, un frisson d'horreur avait courbé toutes les têtes de ceux qui assistaient à ce drame. Le frère venait-il donc de tuer son frère? Philippe de Kardigân venait-il, nouveau Caïn, d'immoler malgré lui Abel! Robert Français,--pour lui garder le nom que le jeune homme s'était donné,--se jeta à genoux sur le sol et souleva doucement dans ses bras la tête pâle du marquis: --Jean! Jean! balbutiait le malheureux d'une voix rauque, Jean, c'est moi, moi, ton frère! ne m'entends-tu pas?... Fernande, agenouillée elle aussi, priait et pleurait; Jérôme Hébrard se détournait pour cacher ses larmes. Quant à M. Grégoire, il s'était éloigné, sentant bien que le fratricide était lui, lui qui avait armé ces deux jeunes gens l'un contre l'autre. C'était déchirant d'entendre les sanglots de Robert Français. Il couvrait de baisers le front pâle de son frère. --C'est moi qui l'ai tué! c'est moi qui l'ai tué! et c'est mon frère! Jean ouvrit les yeux. Jérôme Hébrard s'élança au dehors, et revint au bout de dix minutes, accompagné d'un médecin qui demeurait heureusement près de là. Pendant ces dix minutes, Jean avait recouvré connaissance... Dans quelle situation était ce pauvre cœur infortuné! Il s'éveillait à la vie entre son frère et sa fiancée, frère qu'il devait haïr, fiancée qu'il ne devait pas aimer. C'était vraiment un de ces jeux terribles comme en a la fatalité que de réunir ainsi ces trois êtres séparés les uns des autres par tant de choses! Jean regardait son frère et la jeune fille: ses yeux mornes allaient tristement de l'un à l'autre. Toute sa vie était la-dedans, et partant toute sa vie était brisée par son devoir. --Frère, disait tout bas Robert Français, pardonne-moi!... J'étais égaré par la folie de mon amour, par l'exaspération de ma jalousie... Je suis seul, seul au monde, moi! Tu comprends ce que j'ai dû souffrir... Frère, frère, pardonne-moi, car je ne me pardonne pas moi-même! Un faible sourire erra sur les lèvres du marquis de Kardigân. Il serra doucement la main de Robert Français. --Fernande! dit-il. La jeune fille se rapprocha... En ce moment le médecin arriva, accompagnant Jérôme Hébrard. Il examina la plaie du marquis. Robert et Fernande dévoraient des yeux l'homme qui allait prononcer l'arrêt de vie ou de mort du dernier des Kardigân. --La blessure n'est pas dangereuse, dit-il enfin, après avoir soigneusement examiné le petit trou sans importance qu'avait produit l'épée. --Sauvé! sauvé! s'écria Robert. Fernande, elle, s'était agenouillée de nouveau, remerciant Dieu avec ardeur de lui avoir conservé Jean. Un quart d'heure après, le blessé, escorté de Robert, de Jérôme Hébrard et de Fernande, arrivait à l'hôtel meublé qu'il avait choisi comme observatoire. M. Grégoire était rentré dans sa maison, sans dire un seul mot. Il n'osait pas s'opposer à ce que sa fille veillât celui qui venait de tomber pour elle. Un premier pansement fut fait, pansement qui rafraîchit le blessé. Il s'endormit d'un profond sommeil aussitôt après. Quand il s'éveilla, au matin, il avait un peu de fièvre, mais le médecin permit qu'on le transportât à l'hôtel de France. Là, un sommeil lourd et pesant s'empara de nouveau de lui; le second réveil eut lieu à six heures du soir. Depuis l'instant où il était tombé, Jean avait toujours eu pour gardes Fernande et Robert. Les deux jeunes gens ne se parlaient pas; la fatigue et l'émotion les brisaient. Jean les trouva changés tous les deux quand il rouvrit les yeux. Il s'accouda sur le lit, soulevant à moitié son corps endolori, et les contempla: --Les voilà donc tous les deux! pensa-t-il. Lui, c'est mon frère; elle... c'était ma fiancée. Et entre nous, il y a le devoir, le devoir implacable, dressé comme une montagne que je ne franchirai jamais! Il eut comme un retour sur lui-même, embrassant d'un seul effort tout le passé vécu et souffert: --Le devoir? Si ce n'était qu'un mot!... Si je me trompais? Si... Ah! je la connais cette lutte, cette lutte où j'ai vaincu déjà, mais où je pourrais bien être vaincu à mon tour! Que vais-je dire? Que vais-je faire? Une lampe brûlait dans la chambre. La nuit était venue. Une ombre grise laissait dans une demi-obscurité ces deux têtes du frère et de la fiancée. --Philippe! appela-t-il doucement. Robert Français s'éveilla: --Philippe! Ah! béni sois-tu de me nommer ainsi! --Frère, dit Jean, nous nous voyons aujourd'hui pour la dernière fois. Il a fallu l'ironie de la destinée pour que nous nous retrouvions en face l'un de l'autre. Mais, laisse-moi te le dire. Si j'obéis à la volonté de mon père, en séparant de nouveau ma vie de la tienne, j'obéis en me débattant... O mon frère! Dieu m'est témoin que mon cœur est rempli pour toi d'une vraie et profonde affection... Ils pleuraient, ces deux hommes, comme eussent pleuré des enfants! --Tu as mal agi, continua Jean. Pourquoi la torturais-tu, elle? Que t'avait-elle fait?... Ce n'est pas toi qu'elle aimait... et mieux eût valu qu'elle t'eût aimé!... Fernande entendait. L'ombre empêchait Jean d'apercevoir la jeune fille. Quand le marquis dit: --Mieux eût valu qu'elle t'eût aimé! Elle sentit un choc violent la frapper au cœur. Qu'est-ce que cela signifiait? Jean reprit: --Si tu savais!... Tu souffres, toi? Oh! oui, tu as dû bien souffrir pour en arriver, toi noble de cœur, à accomplir une mauvaise action... Eh bien, tu es moins malheureux, toi qu'elle n'aime pas, que je ne suis malheureux, moi qu'elle aime pourtant! Tu es séparé d'elle par elle-même; je suis séparé d'elle par mon devoir, par l'ordre d'un mourant que j'ai juré de respecter!... Et j'ignorais tout! Son père, Philippe, est un régicide, et... et lis... Du doigt il indiquait à Robert Français le bureau à moitié fermé où il serrait le testament du vieux marquis. Il le prit et lut tout haut. A mesure qu'il lisait, Fernande sentait la vie l'abandonner... Quand Robert Français eut fini: --Jean, dit-il, je te jure que j'oublie ma douleur, qui n'est rien auprès de la tienne; Jean, _ton_ père avait bien de la cruauté dans l'âme pour perdre ainsi volontairement le bonheur de ses deux enfants! pour briser le cœur de celle qui t'aime!... --Adieu, Philippe, répondit Jean, que les larmes étouffaient. Nous ne nous reverrons que morts! Embrasse-moi! Les deux frères tombèrent dans les bras l'un de l'autre. --Adieu! --Comment lui apprendras-tu l'affreuse vérité à cette pauvre enfant? --A elle? --Oui. --Ne me dis pas cela... Cette pensée m'épouvante! Qui le lui expliquerait ce devoir sacré? Que me répondrait-elle? Fernande se leva, chancelante. --Je vous répondrais, Jean, que vous avez raison, que je vous admire et vous respecte autant que je vous aime! --Fernande! --J'ai tout entendu. --Oh! mon Dieu! --Pourquoi craignez-vous, ami? Est-ce mon désespoir que vous redoutez? C'est un tort, Jean. Je suis digne de vous, puisque votre cœur m'a choisie. Eh bien! celle qui est digne de vous saura s'en souvenir à l'heure du sacrifice. Vous ne l'avez pas jugé au-dessus de vos forces; pourquoi voudriez-vous qu'il fût au-dessus des miennes? --Fernande! Fernande! --Ami, nous eussions été heureux, car notre amour était grand comme notre honneur! Dieu nous avait réunis, Dieu nous sépare, que sa volonté soit faite! Robert Français cachait sa tête dans ses mains; lui aussi se disait qu'il avait bien choisi, et que c'était une sublime créature, celle qui, le cœur brisé, trouvait encore des accents pour parler ainsi! --Ah! partez, Fernande, partez, par pitié, vos paroles me tuent... partez!... --Vous avez raison, grâce... --Ils s'en vont tous les deux, s'écria Kardigân, que le délire commençait à prendre, ils s'en vont... le frère... la fiancée... ceux que j'aimais... oh! que je suis malheureux! que je suis malheureux! Partez... partez!... cela me déchire de vous voir encore!... --Jean, la fiancée vous dit adieu, murmura Fernande. Ils étaient seuls: Robert venait de s'enfuir, pleurant et sanglotant. Jean attira doucement la jeune fille à lui, et lui mit un baiser au front. --Nous ne serons jamais l'un à l'autre, dit-il, et pourtant, je vous aimerai toujours... --Moi aussi! balbutia-t-elle à travers ses larmes... Elle sortit, pâle, brisée, muette... --Seul! je suis seul! s'écria Jean! je suis seul! Ah! mon père, sois content! cela coûte cher, l'honneur!... La plaie se rouvrit, et il retomba sur son lit, baigné dans son sang... XXVI LA VOLEUSE DE NUIT Combien de temps resta-t-il plongé dans cet évanouissement? Il ne s'en rendit pas compte lui-même. Il revint à lui, étendu dans les bras de Henry de Puiseux qui attendait, depuis de longues heures, que le visage pâle de son ami reprît une teinte colorée. Henry comprit que ce malheureux, gisant là, avait dû être secoué par une de ces effrayantes tempêtes morales qui brisent un homme comme la tempête maritime brise un vaisseau. Jean poussa un profond soupir et se souleva à demi sur sa couche. --Partons! dit-il. --Tu veux partir? --Oui. --Mais c'est de la folie! --Folie ou non, peu importe! je ne resterai pas un jour de plus dans cette ville maudite qui a décimé ceux que j'aimais, qui m'a torturé, qui m'a désespéré! --Jean! --Partons! te dis-je. J'étouffe ici. J'ai besoin de respirer un peu ce grand air de mes landes incultes. J'ai besoin de vivre et d'oublier. --Mais, malheureusement, ta blessure s'est rouverte; le chirurgien qui l'a pansée t'a ordonné un repos absolu... Si je n'étais pas venu ici, par hasard, tu serais mort, là, seul, abandonné, sans secours! --Je veux partir! --Tu ne partiras pas! --Henry! --Ah! morbleu! fâche-toi, irrite-toi, crie, hurle, à ta volonté: je suis le plus fort. Tu es malade, je suis bien portant, donc c'est à toi de m'obéir. Tu obéiras! Les yeux de Jean lancèrent des éclairs. --Ah ça! il paraît que ce n'était pas assez de perdre ma fiancée et mon frère: il faut encore que je perde mon ami. --Malheureux!... --Eh bien! soit, va-t'en! --Tu es fou! --Fou? oui, je suis fou, de douleur, de désespoir. Va-t'en, va-t'en! --Tu vas te tuer. --Crois-tu donc me faire peur en me parlant ainsi? Mais la mort, je l'appelle, je l'attends! --Tu as le devoir de vivre! --Le devoir de vivre? Mon devoir, à moi, sera donc toujours de souffrir? Jean s'élança hors du lit, malgré les mains de Henry, qui s'efforçait de le retenir. Une pâleur livide, mortelle, couvrit ses traits. Il fut obligé de s'appuyer à la muraille, sans quoi il serait tombé. --Que te disais-je? s'écria Henry. Tu as à peine la force de te tenir debout... --La force! l'âme saura la trouver si le corps ne peut pas l'avoir! Henry ne reconnaissait pas son ami. Sans doute, le délire était pour quelque chose dans cette frénésie furieuse; mais il fallait que la secousse eût été bien rude pour que rien ne pût rappeler à la raison cette nature froide et fine du marquis de Kardigân. Jean s'habilla lentement. Quand il fut prêt à sortir: --Viens, dit-il... Henry lui donna son bras, sur lequel il s'appuya. Le blessé semblait se soutenir avec peine. Mais la résolution ardente qui se lisait dans ses yeux indiquait que de lui-même il ne renoncerait pas aisément à livrer la lutte à la souffrance physique. --Où veux-tu aller? dit Henry. --Chez toi. De Puiseux ignorait encore comment et où son ami avait été blessé. Mais il ne voulait pas l'interroger, comprenant qu'il fallait détourner de son esprit le souvenir de la scène fatale qu'il devinait. Henry donna l'ordre au cocher de la voiture de marcher lentement. Il ne voulait pas que les cahots du chemin pussent envenimer la plaie. Il était neuf heures du soir quand ils arrivèrent rue de Richelieu. Les deux jeunes gens payèrent le cocher et le renvoyèrent. Arrivés à l'entresol, Henry prit la clef de son appartement et l'introduisit dans la serrure. --Où est donc Couriol? pensa-t-il. L'antichambre était déserte. Ils entrèrent dans le salon. La porte qui donnait du salon dans la chambre à coucher était ouverte, et une bougie était allumée dans la chambre. Ils allaient y pénétrer, quand Henry s'arrêta stupéfait. La glace du salon reflétait ce qui se passait dans la salle voisine. Lentement, il montra la glace à Jean... Une femme, penchée sur le coffre-fort où M. de Puiseux serrait ses papiers et ses objets précieux, fouillait avidement comme un voleur de nuit. Les deux royalistes restèrent quelques instants muets, retenant leur souffle, témoins invisibles de ce crime. Enfin, cette femme, comme si elle eût trouvé ce qu'elle cherchait, serra rapidement dans son corset un papier, referma le coffre, et, prenant la bougie, se dirigea vers le salon. La lueur de cette bougie la frappa en plein visage. Henry poussa un cri sourd... C'était la baronne de Sergaz! Il s'élança en avant, et la saisissant par le bras: --Ah! voleuse et espionne! dit-il. Jacqueline s'arracha à l'étreinte d'Henry par un effort désespéré. --Oui, voleuse et espionne! prononça-t-elle d'une voix nette et métallique. Cette émotion terrassa Jean qui se laissa tomber assis sur un fauteuil. --Qu'êtes-vous venue faire ici? demanda Henry. Vous refusez de me répondre? Je le sais, moi, et je vais vous le dire! Vous êtes une de ces infâmes qu'on lance sur nous! Vous avez voulu gagner le prix de votre crime, et vous avez pu croire que je vous laisserais ainsi tuer les premiers gentilshommes de France? Vous allez me rendre ce papier, ou, foi de Puiseux! je vous tue comme un chien! Madame de Sergaz éclata de rire: --Vous, me tuer? Allons donc! je vous en défie! Henry fit encore un pas: --Je devine ce que vous avez volé! Vous avez voulu avoir la liste de nos noms, de nos plans, pour la vendre à la police... --Oui, c'est vrai! dit-elle insolemment.. --Misérable! Elle ne plia pas le front sous l'insulte. --Croyez-vous donc que je ne le sache pas? dit-elle. Mais on m'a enlevé mon bien le plus cher. Pour que je pusse le recouvrer, il fallait que je trahisse: j'ai trahi... Tout cela s'était passé si rapidement, que Henry était resté l'esprit un peu en dehors de la réalité des faits. Il s'avança encore près de madame de Sergaz quand il rentra en possession de lui-même. --Rendez-moi ce que vous avez volé! dit-il. --Vous ne voulez donc plus me tuer? --Je suis de sang-froid, maintenant. Il ne me plaît pas de faire entrer la police dans nos affaires. Rendez-moi ce que vous avez volé. Madame de Sergaz suivait de l'œil la marche des aiguilles de la pendule. Quelques minutes les séparaient encore de dix heures. --Jumelle sera exact, pensa-t-elle... Il n'y a plus que peu de minutes à gagner. --Rendez-moi ce que vous avez volé! dit Henry pour la troisième fois. --Non! --Vous refusez? --Je refuse. La colère, plus même que la colère, la rage, s'empara de M. de Puiseux. Avec cette rapidité de conception que possède la pensée aux heures mortelles, il se dit que cette femme tenait entre ses mains le sort de tant de loyaux et fidèles gentilshommes qui s'étaient fiés à lui. Il saisit une hache d'armes moyen âge qui pendait à la muraille, au milieu d'un trophée. Madame de Sergaz le regardait, impassible, l'œil brillant, immobile, les bras serrés sur sa poitrine comme pour défendre le papier précieux dont elle s'était emparée. Henry leva la hache d'armes et la brandit au-dessus de la tête de Jacqueline... Mais Jean s'était dressé. Chancelant comme un homme ivre, il s'avança vers son ami: --Jette! dit-il en lui touchant le bras. --Tu veux!... --Jette! je suis ton chef. Henry obéit. --On ne doit jamais frapper une femme, ami, même avec une fleur. La hache d'armes tomba sur le parquet. --Cette femme est ici, avec nous, reprit le marquis de Kardigân; elle n'en sortira qu'après nous avoir rendu ce papier. --Tu as raison, dit Henry. Jacqueline eut besoin de contraindre sa figure à ne pas trahir sa pensée, sans quoi elle n'eût pu cacher aux deux amis ce sourire de triomphe qui lui venait aux lèvres. --Jumelle va venir... à dix heures! murmura-t-elle. --Passez, madame, dit Jean, en indiquant à la jeune femme la chambre à coucher d'Henry. Il voulait l'y retenir prisonnière. Au même instant, une sourde rumeur monta de l'escalier. Puis on entendit le bruit distinct de plusieurs pas d'hommes qui ébranlaient les marches. Jean et Henry se regardaient interdits. Jacqueline poussa un long cri, cri de joie folle. --Vous êtes perdus! s'écria-t-elle... Dans un instant vous serez arrêtés... dans un instant on vous conduira en prison, mes insolents gentilshommes... --Je comprends tout! s'écria Henry. --Henry! saisis-la! De Puiseux s'élança sur Jacqueline. Elle s'échappa de leurs mains, et, sortant de la chambre, se réfugia de nouveau dans le salon. La poursuite commença. Ils essayaient de s'emparer d'elle; mais elle parvenait à éviter leur approche. Pendant ce temps-là, les arrivants cherchaient à ébranler la porte de l'escalier. --Au nom de la loi, ouvrez! dit une voix. --Vous êtes perdus! s'écria Jacqueline. Et, prenant son élan, elle bondit à travers le salon, et ouvrit la porte de la chambre où Henry avait fait dresser un lit pour l'enfant confié à lui par Jean. L'enfant, éveillé au bruit, sauta à bas de son lit et alla se jeter dans les bras de Jacqueline. --Maman!... maman!... dit-il. --Dieu vivant! mon fils!... XXVII LA FUITE Les agents de police et M. Jumelle continuaient d'ébranler la porte. Jacqueline serrait avec ivresse sur son cœur cet enfant pour lequel elle avait consenti à devenir espionne. --Toi! toi! mon fils bien-aimé! murmurait-elle à travers ses larmes. Larmes de joie, de bonheur, qui rachètent tant de douleurs et tant de crimes. Le petit Jacquelin regardait, étonné, ces deux hommes qui semblaient menacer sa mère. Il aperçut Jean de Kardigân et se précipita vers lui. --Vous! dit-il. --Oui, mon enfant. --Vous qui m'avez sauvé! Jacqueline bondit. --Cet homme t'a sauvé? --Oui, maman. --Mais alors... --J'allais mourir, gelé, étouffé par la neige. C'est lui qui m'a relevé, qui m'a réchauffé sur son sein. Jacqueline contemplait le marquis. --Vous l'avez sauvé? --Oui, madame. --Vous! Les coups des agents retentissaient plus forts et plus violents contre la porte. Il était évident que, quelques instants encore, et tout serait fini. Jacqueline se redressa, fière et énergique. Ce coup imprévu l'avait abattue un moment. Mais elle était de celles qui, en face du danger, retrouvent aussitôt la plénitude de leurs moyens. --Restez là et ne bougez pas! dit-elle. Elle s'élança sans attendre la réponse des deux jeunes gens. Elle referma la porte qui donnait du salon dans l'antichambre et ouvrit celle de l'escalier. --Elle nous trahit donc? pensa Henry. Mais Jean étreignait la main de son ami dans la sienne. --Tais-toi, dit-il. --Mais... --Tais-toi... et attends! On pouvait entendre les paroles échangées entre les agents de police et Jacqueline. --Partez, disait la jeune femme, ou tout est perdu... --Partir! exclama avec stupeur une voix, la voix de M. Jumelle. --Oui. --Quand nous pouvons!... --Malheureux, ils n'y sont pas... --Mais le papier... --Je ne l'ai pas encore. Il y eut un moment de silence, silence solennel pour les deux royalistes. --Comprenez donc, à la fin, reprit la voix de la fausse baronne de Sergaz. M. de Puiseux ne peut se méfier de moi. Si vous mettez le pillage chez lui, quelle excuse lui donnerai-je à son retour?... --Mais ce papier, comment l'aurons-nous? --Attendez, restez dans la rue... --Dans la rue! --Semez vos hommes à droite et à gauche; dès que M. de Puiseux et son ami paraîtront... --Ah!... Ce «Ah!» n'était pas une exclamation de défiance. Comment M. Jumelle se fût-il méfié de Jacqueline, qu'il croyait tenir par son fils? Seulement, le sous-chef de la police politique réfléchissait. --Allons, dehors, et vite! dit-il. Jean et Henry entendirent les pas lourds des agents résonner sur les marches de l'escalier. Dès qu'ils eurent disparu, elle rentra au salon. --Je vous avais perdus, je vous ai sauvés... murmura-t-elle. --Madame!... --Ah! ne me remerciez pas. C'est à moi de vous bénir, de vous adorer! Vous avez arraché mon fils, mon bien-aimé, mon Jacquelin, à cet atroce supplice de mourir de froid. Je n'ai fait qu'accomplir mon devoir. --Pourquoi nous avoir vendus? --Vous ne devinez donc pas encore? Mon enfant, le seul être qui me reste, cet homme, ce monstre me l'avait enlevé. Il me disait: «Si vous voulez le revoir, il faut qu'il soit des nôtres, et pour cela, nous le garderons jusqu'à ce que vous nous ayez servis...» Si vous pouviez sentir tout ce que j'ai souffert! les désespoirs auxquels j'étais en proie, quand je me représentais la honte qui me couvrait... Pardonnez-moi... j'ai bien souffert... bien supplié... bien pleuré!... Ce n'était pas à Henry que Jacqueline s'adressait: c'était à Jean, Jean, l'homme à qui son fils avait dit: --Vous m'avez sauvé! Ces quatre mots avaient suffi pour qu'elle se retournât sur elle-même et voulût délivrer ceux qu'elle avait vendus. Mais si M. Jumelle et ses hommes étaient partis, ils pouvaient revenir d'un instant à l'autre. En tous cas, il ne fallait pas laisser perdre un temps précieux. --Avez-vous confiance en moi? dit Jacqueline à Jean. --Oui, madame, dit le jeune homme. M. de Kardigân comprenait tout. Il comprenait que la jeune femme serait aussi ardente à les sauver qu'elle l'avait été à les combattre. --Avez-vous une autre issue à cet appartement? reprit-elle en regardant avec inquiétude la porte d'entrée. --Une autre issue? demanda Henry. --Oui. --Diable! M. de Puiseux jeta un cri. --Bah! dit-il, essayons... Jean semblait être une statue grecque, immobile dans sa majesté. Seulement lui était immobile dans sa souffrance. Tant d'émotions accumulées épuisaient ce malheureux. Il ne se tenait plus debout que par un miracle de volonté et de courage. De Puiseux sentait qu'il fallait trouver une solution avant que les forces fissent défaut à leur ami. --Bah! essayons! répéta-t-il. --Essayer? quoi? --Venez, dit-il. --Ah! ne vous occupez pas de moi, dit Jacqueline. --Au contraire, madame, nous devons nous occuper de vous, reprit Henry. Vous abandonner ici, c'est vous faire retomber entre les mains de ces hommes qui vont venir. --Eh! qu'importe? --Vous, peut-être; mais votre fils? --Oh! par pitié, sauvez-le! --Madame, dit Jean gravement, votre fils nous a raconté comment on l'avait séparé de sa mère. Les quelques mots que vous nous avez dits suffisent pour me faire entrevoir toute la vérité. --Monsieur... --J'ai adopté votre enfant... Kardigân ne revient jamais sur sa parole!... Le projet de Henry était bien simple. L'ombre de cette nuit d'hiver devait en assurer encore l'exécution. --Venez, ajouta-t-il. Il conduisit ses amis sur le derrière de la maison qui donnait sur une cour intérieure. Cette cour, fort grande, donnait sur la rue de la Sourdière, rue très étroite, on le sait, et où, sans doute, M. Jumelle n'avait pas songé à poster des agents. Qu'ils puissent fuir jusqu'à l'hôtel des Rois-Mages, séant place Royale, au Marais, et les royalistes étaient sauvés. Ceci demande quelques mots d'explication. En effet, le parti légitimiste savait à quelle surveillance, à quels dangers de tous les instante il était soumis. Pour mettre ses membres compromis à l'abri de cette surveillance et de ces dangers, il avait imaginé d'établir, à l'hôtel des Rois-Mages, au Marais, un service de chaises de poste et de chevaux de selle, qui permettait à ceux qu'on poursuivait de s'enfuir presque instantanément de Paris. Henry de Puiseux s'élança dans la chambre occupée par Jacqueline. Cette chambre donnait sur la cour. Il se pencha. La cour était déserte. --Vite! vite! dit-il. Le lit de l'enfant fut promptement défait; on enleva les draps, qui furent attachés à l'anneau de fer de la fenêtre, en guise d'échelle de corde. --Descendez, dit-il à Jacqueline. La jeune femme se pendit au drap et se laissa glisser dans la cour. --A ton tour! dit-il à Jacquelin. L'enfant s'enfuit comme sa mère. Jean de Kardigân allait les imiter, quand Henry l'arrêta. --Pardon, cher ami, je passe avant toi. --Avant moi? --Oui. --Mais... --Attends! je t'expliquerai ensuite pourquoi. De Puiseux ne tarda pas à suivre dans la cour Jacqueline et Jacquelin. --Va! cria-t-il à Jean, quand il sentit sous ses pieds le pavé de la cour. M. de Kardigân chancelait de plus en plus. Évidemment, jamais il n'aurait eu la force de se soutenir suspendu. Il tenta néanmoins la périlleuse descente. Henry le suivait d'un œil inquiet. Arrivé au tiers du drap, Jean ferma les yeux, détendit les mains et se laissa aller. L'évanouissement recommençait. Mais Henry le reçut dans ses bras. Tous les deux roulèrent sur le pavé. De Puiseux était dessous. Sa jambe gauche était contusionnée, mais Jean demeurait sauf. --Comprends-tu pourquoi j'ai voulu passer le premier? dit Henry. --Ah! sans toi... --Veux-tu bien te taire! Il n'y avait pas de temps à perdre. En effet, M. Jumelle n'avait point placé d'agents rue de la Sourdière. Les quatre fugitifs arrêtèrent une voiture et se firent conduire au Marais. Il fallut une demi-heure à peine pour qu'une chaise de poste fût attelée, prête à emmener les fugitifs. Jacqueline, son fils, Henry et Jean y prirent place. Au moment où ils allaient franchir la barrière d'Orléans, de Puiseux éclata de rire. --Qu'as-tu? demanda Jean. --Je pense à cet idiot qui attend là-bas! dit le jeune homme. En effet, la situation ne manquait pas de comique. M. de Kardigân était sombre: --Allons, console-toi, ami, dit Henry, nous allons en Vendée, nous allons remplir notre devoir... Le passé s'oublie, va, dans ces luttes de chaque heure... Tu oublieras, nous allons en Vendée pour vaincre... --Non, dit Jean en hochant la tête, nous y allons pour mourir!... FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE. DEUXIÈME PARTIE LA LUTTE I LE DOCTEUR LAMBQUIN Vers la fin du mois d'avril de cette même année 1832, c'est-à-dire le 28 ou le 29, une animation inaccoutumée régnait au château de Kardigân. Depuis quelques jours, les palefreniers passaient de longues heures à bouchonner les chevaux; les écuries étaient vides, et les dix ou douze coursiers dont les _boxes_ excitaient l'admiration des paysans, piaffaient en plein air. Au reste, ces paysans semblaient peu s'étonner du remue-ménage auquel ils assistaient. Une semaine auparavant, la diligence de Rennes à Guérande avait amené un homme d'une quarantaine d'années, à la mine réjouie, lequel portait à la main une grande caisse de cuir. Le maire de Kardigân, philippiste enragé, lui ayant demandé son nom, cet individu répondit: --Je suis le docteur Lambquin. Et cela, avec un bon gros rire joyeux, qui sonnait comme une crécelle. --Et que venez-vous faire ici, monsieur Lambquin? --Soigner les malades. --Il n'y en a pas! --Il pourrait y en avoir. Cette réponse philosophique ne laissa pas de frapper beaucoup le maire de Kardigân, qui fit, en _à parte_, cette réflexion naturelle: --Voilà un gaillard très-fort. --Mais pourquoi êtes-vous venu précisément vous installer à Kardigân? répliqua le maire. --Hum! hum! --Vous dites? --Je dis: «hum! hum!» --Je ne comprends pas. --C'est bien compréhensible, pourtant. --Comme vous voudrez; seulement... --Vous désireriez une autre réponse? --En effet... Il faut savoir, pour comprendre cet interrogatoire, que des bruits vagues couraient depuis quelque temps, annonçant une prochaine levée de boucliers. On se racontait tout bas, sous le chaume, qu'une insurrection se préparait, insurrection bretonne, qui devait arborer, haut et ferme, le drapeau d'Henri V. Il en résultait que chaque fonctionnaire de Louis-Philippe rêvait de se distinguer, et faisait subir un véritable examen à tous les individus qui traversaient leur commune. Ce docteur Lambquin ayant l'intention non-seulement de traverser la commune de Kardigân, mais encore de s'y installer, le maire, naturellement, frémissait rien que d'y penser: Il renouvela donc sa demande. --Pourquoi êtes-vous venu vous loger à Kardigân? --Écoutez bien, monsieur le maire: il y a un médecin à Savenay, n'est-ce pas? --Oui. --Il y en a un autre à Guérande? --Comme vous le dites. --Eh bien, moi, j'aurai la clientèle des malades des environs qui n'auront le temps d'aller ni à Guérande, ni à Savenay. --Ah! je comprends! --Ce n'est pas malheureux! --Qu'est-ce que c'est que cette caisse de cuir que vous tenez à la main? --C'est ma trousse. --Votre trousse? bravo! L'honnête maire n'avait jamais entendu parler d'une trousse; mais le mot lui en imposa. Il autorisa le docteur Lambquin à séjourner à Kardigân. Celui-ci ne se le fit pas répéter deux fois: il commença par s'installer à l'auberge et par demander à déjeuner. Comme on lui servait du cidre, il fit la grimace et demanda du vin. On remarqua qu'il buvait sec et dru. Néanmoins, le bruit se répandit en quelques heures qu'un fameux médecin était arrivé tout exprès de Rennes pour soigner le canton. Aussi, de quatre à six heures du soir, ce fut une vraie promenade. Tous les paysans défilèrent devant l'auberge. L'un, disait-il, venait montrer sa langue. Le docteur Lambquin regardait la langue et inscrivait sur un carnet le chiffre 1. Le nom du second était suivi du chiffre 2, et ainsi de suite. La paroisse de Kardigân fournit ainsi trente individus. Après la paroisse de Kardigân, vint la paroisse de Bel-Râch: celle-là contenait vingt-deux malades. --Trente et vingt-deux! grommela M. Lambquin. Bravo! cela fait cinquante-deux! A cinq heures commença l'examen des malades de la paroisse de Garigny. Elle n'en contenait que onze: --Diable, cela baisse, murmura le docteur. Enfin cela donne encore soixante-trois. Bref, à sept heures du soir, M. Lambquin, rien que dans l'arrondissement de Guérande, avait ausculté trois cents malades. La consternation était peinte sur tous les visages. --Qui aurait dit que nous étions si malades que ça! s'écriait avec terreur M. Lourson, le maire de Kardigân. Et lui-même s'examinait avec soin. Peut-être, sans s'en douter, avait-il en lui le germe d'une terrible indisposition. Il pria sa femme d'examiner si ses yeux n'étaient pas trop rouges, sa langue trop blanche ou son teint trop jaune. Au reste, ce devait être la journée des événements, car on apprit à la nuit close que monsieur le marquis de Kardigân avait fait une chute de cheval et s'était cassé la jambe. En effet, on vit bientôt, descendant le grand sentier qui mène les piétons au château, une jeune femme de trente ans environ, qui tenait par la main un petit garçon de douze ans. Cette jeune femme était bien connue des paysans, qui l'avaient vue souvent entrer dans leurs chaumières pour leur apporter du pain, du vin ou de l'argent. Ils la surnommaient la Pâlotte. La Pâlotte portait le costume des paysannes riches, ce costume charmant et poétique que nos peintres ont popularisé et qu'on ne retrouve plus guère aujourd'hui qu'au bourg de Batz, depuis que le Croisic et Pornic sont devenus des plages parisiennes. Elle était arrivée au château avec le marquis de Kardigân, cinq mois auparavant. Elle remplissait les fonctions de gouvernante. Seulement, elle et l'intendant Aubin Ploguen mangeaient à la table du maître, et étaient des amis plutôt que des serviteurs. En la voyant si belle et dans une position un peu fausse, les mauvaises langues avaient voulu gloser. Or, ces mauvaises langues se réduisaient à deux: M. Lourson, le maire, et Sertaboire, l'aubergiste. En effet, Lourson et Sertaboire étaient des «libéraux». Naturellement, _ils surveillaient les menées_, disaient-ils, de _môssieu_ le marquis. Heureusement que ledit maire et ledit aubergiste étaient aussi prudents que libéraux et avaient reçu d'Aubin Ploguen un avis tellement énergique de se taire... qu'ils s'étaient tus. Donc, ce jour-là, ou plutôt cette soirée-là, la Pâlotte descendit du château et vint demander à l'auberge le fameux médecin. --Est-ce que quelqu'un est _affligé à la maison_? lui demanda un paysan. --Oui, mon gars, M. le marquis a fait une chute de cheval et s'est cassé la jambe. On se hâta de prévenir M. Lambquin. Il prit sa trousse et descendit rejoindre la Pâlotte. --Partons vite, docteur, dit la jeune femme. Cela presse. Tous les deux traversèrent le village et s'engagèrent bientôt dans le sentier dont nous avons parlé. Ce sentier contourne une colline sur laquelle le château est bâti, et d'où il domine la mer. C'est un magique spectacle. L'Océan des côtes de Bretagne, au commencement du golfe de Gascogne, a une majesté sublime. L'œil n'aperçoit à l'horizon que les vagues et le ciel éternellement confondus. C'est l'immensité. La Pâlotte avait ramené son fichu bleu sur sa poitrine, car la brise était forte. Au loin, la nuit trouée d'étoiles s'étendait sur la mer comme un large manteau brun. Ils arrivèrent au château. Aubin Ploguen les attendait. --Ah! comme on vous espérait, monsieur Lambquin, dit-il. --Bien, mon garçon, dit le docteur. Mène-moi vite auprès de ton maître. Jean attendait M. Lambquin dans une grande salle où le souper était préparé. Ils prirent place tous les quatre au repas du soir. M. Lambquin semblait peu étonné de trouver debout, et se portant bien, le marquis, lequel, disait-on, venait de se casser la jambe. Jean avait un peu vieilli depuis l'heure où nous l'avons quitté. Des rides précoces creusaient un sillon sur son front. Le repas fut rapide et silencieux. Jean, Aubin Ploguen et la Pâlotte étaient préoccupés. Quant au docteur Lambquin, il se taisait, parce qu'ayant faim, il gardait toujours la bouche pleine. --Quel chiffre, docteur? dit Jean. --Trois cents. En aurez-vous assez? --Nous en aurons de trop. --Bravo! Eh bien! faites-moi voir mes _malades_. Le brave médecin éclata de rire en prononçant cette plaisanterie. On le conduisit auprès de «ses malades» qui, tous les trois cents, remplissaient une seule chambre. Ces malades étaient tout simplement des fusils. Ce bon M. Lambquin était peut-être médecin, mais à coup sûr, et avant tout, il était armurier... II L'EXCURSION MYSTÉRIEUSE Le marquis de Kardigân ne s'était pas trompé. Il y avait dans son commandement, situé dans l'arrondissement de Savenay, trois cents hommes valides. Or, les fusils étaient au nombre de quatre cent cinquante. Car le lecteur a déjà compris que les prétendus malades qui venaient soumettre au docteur Lambquin leur langue, leur tête ou leur jambe, étaient tout simplement quelques-uns de ces héroïques enrôlés qui s'apprêtaient à recommencer la chouannerie de 1793. Il fallait se méfier du gouvernement de Louis-Philippe, et les chefs n'avaient rien trouvé de mieux que de se servir de ce stratagème. --Eh bien, monsieur Lambquin? dit Jean, quand il eut installé le prétendu médecin en face du tas de fusils. --Eh bien... quoi? mon lieutenant? --Comment trouvez-vous cette ferraille? --Eh! eh! ce n'est pas en si mauvais état que je le craignais. M. Lambquin était maître-armurier de la garde royale. Après la révolution de Juillet, il avait donné sa démission; Jean de Kardigân s'était empressé de recommander ce royaliste ardent. C'est pour cela qu'il appelait toujours le marquis «mon lieutenant.» --Eh bien! monsieur Lambquin, je vous laisse à votre travail. J'ai affaire ailleurs. --Une bouteille de vin, une pipe, du tabac, une lampe et des allumettes, voilà tout ce que je vous demande! Jean donna l'ordre qu'on obéît à M. Lambquin comme à lui-même. Puis, quand celui-ci eut déficelé «sa trousse,» laquelle était pleine d'instruments beaucoup plus aptes à remonter des fusils qu'à couper des jambes, le marquis sortit. Comme il le disait, il avait affaire. Trois serviteurs attendaient dans la grande cour du château, tenant par la bride des chevaux attelés à des charrettes. Ces charrettes étaient au nombre de trois. Aubin Ploguen et la Pâlotte--ou, pour l'appeler par son vrai nom, Jacqueline Morel,--portaient, suspendue à leur épaule, une de ces fortes lanternes sourdes qui éclairent à distance, mais ne projettent qu'un rayon lumineux très-étroit. --Comment, vous vous êtes obstinée à venir, Jacqueline? dit Jean en voyant la jeune femme. --Oui, monsieur. Jacquelin montra sa figure éveillée et charmante. Il était habillé en matelot. --Toi aussi? s'écria Aubin Ploguen en l'apercevant. Jacqueline allait défendre à son fils de les suivre dans l'expédition mystérieuse, quand Jacquelin saisit la main de Jean. --Vous avez dit qu'il y aurait peut-être du danger cette nuit, monsieur, dit-il, je dois être avec vous. Et chaque fois qu'il en sera ainsi, vous permettrez que je ne vous quitte pas. La mère jeta un regard humide à son enfant. Elle était un peu de cet avis-là, elle aussi. Jacqueline, Aubin Ploguen et Jean étaient armés tous les trois d'un fusil de munition. La jeune femme avait ramené sa mante en sautoir autour de son corps. --Quant à moi, monsieur, dit-elle à Jean, il a été convenu que je ne quitterais pas mon fils. --Venez alors, mes amis, répliqua Jean en souriant tristement. La fameuse excursion devait être dangereuse, en effet, si on mesurait le danger par les précautions prises. --Quelle heure est-il, Aubin? demanda Jean. --Neuf heures, maître. --Et tu crois qu'en deux heures nous pourrons être à la crique de Bel-Râch? --Oh! facilement. Nous arriverons là-bas à onze heures. Deux heures de travail, peut-être trois: vous voyez que nous serons de retour pour le milieu de la nuit. La petite troupe se glissa hors du château, afin d'inspecter le chemin vicinal qui se déroulait au bas de la colline, éclairé par une belle lune de printemps. Puis ils rentrèrent, et les préparatifs de départ se firent. Les serviteurs remplirent de foin une des trois charrettes; les deux autres restèrent vides. Puis Aubin, Jean et Jacqueline se placèrent sous le foin qui les recouvrit presque entièrement. Jacquelin devait marcher à pied avec les conducteurs des chevaux. On ouvrit la grille du château, et les trois charrettes se mirent à descendre le chemin qui conduisait au village. Un quart d'heure après, elles suivaient la route de Savenay. La marche fut silencieuse. Ces hommes ne laissaient pas que d'être impressionnés malgré eux par ce qu'ils allaient faire. Et pourtant, c'étaient de fortes et énergiques natures, auxquelles il ne manquait rien pour affronter sans pâlir de mortels dangers. Élevés dans le culte du Seigneur, ils avaient grandi sur la terre de Kardigân où ils étaient nés. Certes, ils ne reculeraient devant rien. Ainsi que l'avait dit Aubin Ploguen, il suffit de deux heures pour voir poindre dans le ciel le coq de fer qui surmonte la pauvre église de Bel-Râch. Mais les charrettes, au lieu de suivre encore le chemin vicinal qui les eût fait, en droite ligne, traverser le village, entrèrent en pleins champs. Le mugissement de la mer annonçait que ces landes sablonneuses où s'engageaient les conducteurs, aboutissaient à la côte. Le vent était assez violent. Par instants, une forte rafale secouait la membrure de bois des voitures. Un peu à droite s'élevait un petit bouquet de bois, accident commun sur le littoral breton. Ce bouquet de bois ne touche pas à la mer: il en est séparé, au contraire, par un espace de trente ou quarante mètres. Les conducteurs y firent entrer les voitures. Alors, Jean, Aubin Ploguen et Jacqueline sortirent de leur cachette. --Le plus difficile reste à faire, dit Jean. Mes amis, vous allez demeurer ici. Jacquelin, la Pâlotte et Aubin vont m'accompagner. --Mais, monsieur le marquis... hasarda un des paysans. --S'il y a des coups à donner... reprit un autre. --Rassurez-vous, il n'y aura rien aujourd'hui, je vous le promets.--Jacquelin! L'enfant s'avança. --Tu connais la falaise? --Oui, monsieur. --Eh bien; mon enfant, tu vas descendre prudemment à travers les rochers, et tu regarderas, quand tu seras en bas, où sont postés les douaniers. Jacquelin ne se fit pas répéter cet ordre. Il descendit le petit monticule où poussait le bouquet de bois, et parvint à la cime des rochers. Un homme se fût brisé à vouloir suivre ce chemin, impossible à tout autre qu'à un chamois. Mais le courageux enfant n'hésita pas. Il se pendit à une anfractuosité de granit et se laissa glisser. Arrivé sur la plage, il se coucha à plat ventre et regarda. A droite et à gauche tout était silencieux. Pourtant, il lui sembla qu'un point noir s'agitait au bas d'une haute falaise qui surplombe entièrement la mer. L'enfant rampa sur le sable, faisant aussi peu de bruit qu'un goëland qui rase la surface des flots. Ce point noir était un douanier. Jacquelin put parvenir à quelques pas de lui et le reconnaître. Le douanier, enfermé dans un épais caban, dormait, ou semblait dormir. Il tenait son fusil entre ses jambes. Jacquelin se glissa derrière les rochers et regagna un autre coin de la plage. Un second douanier veillait là. L'enfant explora une longueur de côte d'environ deux cents mètres et y compta dix douaniers, lesquels, par conséquent, étaient placés à vingt mètres les uns des autres. Quand il eut accompli sa mission, au lieu de regagner les rochers par lesquels il était descendu, il opéra sa montée en s'accrochant aux falaises qui s'élevaient derrière lui. Une demi-heure après son départ, il était de retour auprès de ses compagnons. --Eh bien? demanda vivement le marquis de Kardigân. --Il y en a dix. --Dix? --Oui, monsieur. --As-tu examiné l'horizon? --Je n'ai rien vu. --La mer est-elle forte? --Assez; mais pas trop. --Par où peut-on descendre? --A gauche. Ce point-là n'est pas gardé. Les douaniers n'ont surveillé que la crique. Cette réponse ne faisait pas le compte de Jean. Évidemment elle dérangeait un plan conçu. --Quel est ton avis, Aubin? dit-il. --Mon avis, maître, est que les _oiseaux verts_ auront déniché la barque. Ils l'ont laissée en place, mais ils nous empêcheront de nous en servir. --Comment faire, pourtant? --Ne donnez pas le signal. --Si je ne donne pas le signal, nos amis n'aborderont pas. --Monsieur? dit Jacquelin. --Quoi! mon enfant? --J'ai une idée... Si je gagnais le navire à la nage? --Tu es fou, c'est impossible... Au même instant, Aubin Ploguen dont les yeux interrogeaient l'horizon, toucha en tressaillant le bras de son maître. --Regardez, dit-il. Un trois-mâts apparaissait en mer à un kilomètre de la côte. En même temps une voix partant du bas des rochers, cria: --Attention! C'était la voix d'un douanier. II EN MER Jean et ses amis se regardèrent. Il ne fallait plus penser à éviter la surveillance des douaniers. Ils avaient l'éveil. Que ferait-on? Nous avons dit que le navire n'était pas à plus d'un kilomètre de la côte: il s'en rapprochait insensiblement. Ce trois-mâts devait être d'un faible tonnage; puis la mer est profonde en cet endroit. --Il suivra les instructions données, dit Jean, et tâchera de mouiller le plus près possible. En effet, le navire faisait des bordées et gagnait insensiblement. Évidemment les douaniers l'avaient aperçu. De temps en temps, l'un deux poussait un: Qui vive! auquel tous les autres répondaient. --Maître, dit Aubin Ploguen, il ne faut pas penser à faire opérer le débarquement ici. Il faudrait que les matelots fussent prévenus. --C'est impossible. --Non, hasarda Jacquelin. Écoutez, monsieur, je nage comme un poisson. En une heure, je puis aller... --Tais-toi, dit Jean. Et quand même les matelots seraient prévenus, où iraient-ils? --A l'anse d'Erqui, répondit Aubin. --Ils n'en forceront pas l'entrée. --S'ils ont un pilote, oui. --Mais qui leur servira de pilote? --Moi. L'enfant a raison. Il faut gagner le navire à la nage. J'irai avec lui. Jacquelin jeta un cri de joie, en voyant qu'en acceptait son aide. Jacqueline, elle, saisit son enfant par le bras, comme si elle eût voulu l'empêcher d'accomplir cet acte de témérité. Mais elle ne prononça pas une parole. Seulement, la pâleur de son visage, doucement éclairé par la lune, annonçait sa triste appréhension... --Allez, mes amis, dit Jean. Aubin Ploguen et Jacquelin disparurent dans les rochers... L'anse d'Erqui est une espèce d'entonnoir formé par les caprices de la nature, qui s'ouvre à cinq ou six cents mètres de la crique de Bel-Râch. Imaginez-vous un demi-cercle, extrêmement effilé à l'une de ses parties, et présentant à la mer un étroit goulet par lequel un navire a juste assez de quoi passer. L'anse est d'une grande profondeur. Des vaisseaux à trois ponts pourraient y mouiller. Mais on ne cite pas deux navires, en cinq ans, qui osent s'y aventurer. La passe est étroite et de plus formée par des rochers à pic contre lesquels un trois-mâts même, malgré son exiguïté, courrait le risque de se briser impitoyablement. Les bâtiments en détresse n'osent jamais se lancer dans cette passe: car un caprice de la lame peut les faire dévier à droite ou à gauche, et une déviation d'un mètre suffit à les faire sombrer. Aubin Ploguen savait que jamais les rochers de l'anse d'Erqui ne sont garnis de douaniers, qui considèrent comme inutile de la surveiller. Il voulait donc aborder le navire et le diriger vers ce goulet. Il connaissait la côte et avait chance d'atterrir. Jean et Jacqueline suivaient l'homme et l'enfant des yeux. Mais heureusement ils les perdirent bientôt de vue: heureusement, car la lune voilée n'éclairait plus la mer, et, par conséquent, cachait aussi les nageurs à la vue des douaniers. --A l'eau! dit Aubin, quand ils arrivèrent tous les deux sur la plage. Jacquelin ne se fit pas répéter l'ordre, et entra résolument dans la vague. --Diable! c'est froid, dit-il. L'eau était froide, en effet. La lame avançait avec force, soulevée par la brise d'ouest. --Bon vent, dit Aubin, qui marchait encore n'ayant pas perdu pied, et soutenait son jeune compagnon par la ceinture, pour qu'il n'usât pas ses forces en nageant aussitôt. --Bon vent! la marée monte et la brise vient de l'ouest: tout pousse à la côte. Brave Aubin Ploguen! Le vent était bon pour le navire, mais mauvais pour les nageurs, puisqu'ils avaient à lutter à la fois contre la brise, la lame et la marée. Un silence se fit. Ils nageaient vigoureusement tous les deux. Jacquelin n'avait pas exagéré ses mérites: c'était un vrai poisson. Il fendait la vague avec une netteté et une précision étonnantes. De temps à autre une lame plus haute le couvrait entièrement, semant d'écume ses cheveux bruns. Aubin, lui, ressemblait à un dieu marin. --Vois-tu, petit, dit-il, j'aurais pu faire le voyage tout seul, mais j'avais besoin de toi. --Grand merci! --C'est mon opinion. Moi, je serai le pilote. Mais toi... Le Breton eut la parole coupée par une vague, qui l'aveugla. Il se secoua et ajouta; --Nous causerons plus tard. Es-tu fatigué? --Non. --Va toujours! La distance entre eux et le navire ne semblait guère diminuer. Ils demeuraient silencieux, les yeux fixés sur ce but immobile. Immobile, car le trois-mâts devait avoir jeté l'ancre, attendant un signal promis. --Es-tu fatigué? --Non. --Va toujours! Pauvre Jacquelin! Il n'avait pas besoin d'encouragement, il _allait toujours_ avec la même énergie. A ce moment la brise augmenta. Les vagues commencèrent à s'enfler, à grimper à des hauteurs plus considérables. On eût dit de vraies montagnes, montagnes noires, sombres comme des abîmes. Et la marée, doublant sa force, par cela même, opposait aux nageurs une résistance de plus en plus périlleuse. --Chien de temps! formula Aubin. La fatigue glissait sur ce corps robuste. Le Breton semblait être un dieu marin impassible au milieu des lames, et se jouant des dangers. --Le petit faiblit, pensa-t-il, en jetant un regard sur Jacquelin. En effet, l'enfant était très-pâle. Sa figure, assombrie par la nuit, grimaçait. --Fais la planche! dit Aubin. Et joignant le geste au conseil, le fils de Cibot Ploguen fit tourner Jacquelin, et quand celui-ci fut couché sur le dos, se mit à le pousser comme une bouée. Ils nageaient depuis une heure dix minutes. La brise se changeait en grain. De larges gouttes de pluie tombaient, et des sifflements aigus, interrompus quelquefois, ajoutaient au dramatique de cette scène. --Ça se gâte! murmura Aubin. Le trois-mâts s'était sensiblement rapproché. On distinguait nettement à travers la nuit sa masse brune qui sautait au milieu des vagues. Vingt minutes s'écoulèrent encore, pendant lesquelles Aubin poussa devant lui Jacquelin, qui faisait la planche. L'enfant n'avait pas senti le froid, tant qu'il nageait; les mouvements le réchauffaient. Mais la circulation du sang était interrompue par la sorte d'inaction éprouvée. --J'ai froid, dit-il. --Alors, nage, petit! Seulement appuie une de tes mains sur mon dos. --Non... j'aurais trop... froid... --Soit! Aubin Ploguen dut ralentir la rapidité de la nage pour ne pas laisser derrière lui Jacquelin, très-pâle, et dont la respiration sifflante annonçait l'énorme lassitude. Ils continuèrent ainsi pendant une autre demi-heure. Il y avait deux heures qu'ils étaient partis. Mais aussi le trois-mâts n'était plus qu'à une quarantaine d'encablures. Pour la première fois, Aubin Ploguen eut peur que Jacquelin ne pût aller jusqu'au bout. L'enfant donnait des signes évidents d'une lassitude extrême. Il ne disait rien, mais le pauvre petit sentait ses membres raidis par le froid et l'épuisement. Sa respiration se faisait rare. Il avait, par instants, des frissons qui le secouaient des pieds à la tête. La vague était haute comme une maison. Elle arrivait, lancée comme un cheval emporté qui brise le mors dans sa bouche, et, derrière elle, une autre vague plus effrayante encore. La marée et la rafale! Jacquelin serait englouti avant de toucher le navire. Aubin Ploguen, toujours aussi calme, s'arrêtait de temps en temps pour soutenir son jeune compagnon. Mais l'enfant ne voulait pas arrêter ses mouvements, car il comprenait que le froid ne tarderait pas à l'envahir. Le Breton se souleva sur la lame, sortant à moitié son corps de l'eau: --Ohé! du vaisseau! cria-t-il. Mais ils étaient encore trop loin. On n'entendit pas. Aubin voulait héler une barque. --Es-tu fatigué? dit-il. --Non... --Va toujours. --Ohé! du vaisseau! appela encore Aubin Ploguen. En dix minutes ils arriveraient. Mais dix minutes sont aussi longues qu'un siècle, en pleine mer, par une nuit de tourmente comme celle-là! Jacquelin était enfoncé dans l'eau jusqu'aux oreilles. Aubin le soutint par la ceinture. --Es-tu fatigué, petit? --Non... non... Mais en même temps qu'il répondait ainsi, Jacquelin jeta un cri et disparut. La ceinture s'était brisée, et, entraîné par la lame, le pauvre enfant épuisé venait de disparaître dans les profondeurs de l'Océan... IV LE DÉBARQUEMENT Aubin Ploguen poussa un cri sourd, mais il n'était pas de ceux qui se lamentent; il était de ceux qui agissent. Il plongea. Jacquelin revint à la surface. Le Breton saisit l'enfant par les cheveux et le hissa sur ses puissantes épaules. --Ohé! du vaisseau! cria-t-il pour la troisième fois. Il y a en mer, par les temps de tourmente, des accalmies soudaines. On dirait que la rafale s'arrête pour respirer et reprendre des forces. Ce fut pendant un de ces silences de l'Océan qu'Aubin jeta son appel désespéré. Aussitôt une lumière s'agita à bord du trois-mâts et une voix cria: --Qui va là? --Ami! dit Aubin. --Un canot à la mer! ordonna la même voix qui venait de se faire entendre. Le commandement fut exécuté en quelques minutes. Un canot glissa le long des flancs du navire, ainsi qu'un oiseau blanc qui s'abat sur les vagues. Puis une échelle de corde pendit du sabord. Trois matelots descendirent et la barque s'avança vers l'homme qui nageait et l'enfant évanoui. Il était temps: non pour Aubin Ploguen, dont la force herculéenne était de taille à supporter de plus rudes fatigues, mais pour Jacquelin qui avait besoin de repos, et surtout de secours. En quelques minutes ils arrivèrent dans les eaux du trois-mâts, et l'échelle de corde les hissait tous les cinq à bord. Un homme, enveloppé d'un manteau et la tête couverte d'un chapeau de toile goudronnée, causait avec le capitaine. Il se retourna en voyant les nouveaux venus et laissa échapper un geste de surprise: --Aubin et Jacquelin! dit-il. C'était Henry de Puiseux. --Vite! vite! ranimez l'enfant! dit le Breton. Ce ne fut pas long. Il n'était qu'étourdi par la fatigue et la force des lames. --Capitaine, deux mots, je vous prie, continua Aubin Ploguen; et vous, monsieur de Puiseux, ayez la bonté de m'entendre. --Parlez, mon brave Breton; seulement je dois vous prévenir que le capitaine n'entend pas le français. Mais ne vous en inquiétez pas; c'est moi qui suis le vrai chef à bord. --Bon! alors, cela ira mieux. Aubin expliqua à Henry la situation. Il ne fallait pas songer à débarquer où il avait été convenu. Seulement, en voulant pénétrer dans l'anse d'Erqui, le trois-mâts courait risque de se briser. --Peu importe! --Que dira le capitaine? --L'_Espérance_ n'est pas à lui: elle est à nous. Donc... tu comprends, Aubin? Aubin comprenait si bien qu'il alla s'emparer du gouvernail, et se mit à commander la manœuvre. --Ah çà, tu es donc aussi marin? demanda Henry. --Nous autres, les paysans de la côte, monsieur Henry, nous sommes un peu amphibies... --Virez de bord! cria Aubin. L'_Espérance_ s'inclina gracieuse et légère comme une hirondelle, et s'avança vers la côte. Le capitaine causait tout bas avec de Puiseux, en anglais, ou plutôt écoutait le jeune homme qui parlait. Lui, les yeux fixés sur la côte, contemplait impassiblement le résultat de la manœuvre. Ce pilote arrivé à l'improviste ne laissait pas que de le surprendre. En réalité, il ne comprenait pas encore. Il croyait naïvement qu'Aubin Ploguen, connaissant la profondeur des eaux, voulait rapprocher davantage l'_Espérance_. Jamais il ne lui serait venu à l'idée qu'un homme sain d'esprit eût voulu faire entrer un trois-mâts dans l'étroit goulet de l'anse d'Erqui. Pourtant il fallut bientôt se rendre à l'évidence. L'_Espérance_ marchait droit au goulet. C'était de la folie! Il toucha le bras d'Henry: --_You see_? --_Yes_[5]. --Ah! --Va, Aubin, cria le jeune homme. --Toutes voiles dehors! ordonna le Breton. Les matelots sont trop habitués à l'obéissance passive pour hésiter dans l'exécution d'un commandement. Mais, eux aussi, crurent que leur nouveau pilote était fou. Mettre toutes voiles dehors quand on est à cinq cents mètres de la côte, et qu'on marche vers des brisants, poussé par cette double hélice du vent et de la marée! Les voiles se tendirent rapidement. L'_Espérance_ s'arrêta court, comme un cheval qui se cabre, plia sur elle-même, et s'élança avec une rapidité effrayante. Cela dura à peine cinq minutes. Le capitaine s'attendait si bien à voir le navire s'entr'ouvrir qu'il ordonna aux matelots de se tenir prêts à se jeter à la mer. L'_Espérance_ n'était plus qu'à cinquante mètres de la passe. Le capitaine toucha de nouveau le bras de de Puiseux. --_The end_[6]! murmura-t-il. Henry ne répondit pas. L'_Espérance_ fila comme une flèche, et traversa le goulet sans effleurer même le rocher. C'était merveilleux à voir. Dès lors le débarquement était facile. Jean de Kardigân et la Pâlotte avaient assisté de loin à ce drame. Leur cœur battit à rompre quand ils aperçurent l'_Espérance_ se diriger droit vers l'anse d'Erqui. Tout était sauvé! La barque jeta sur le sable Henry de Puiseux qui tomba dans les bras de son ami. --Tu ne m'attendais pas, hein? --D'où viens-tu? qu'apportes-tu? --D'où je viens? d'Angleterre. Ce que j'apporte?... on est en train de le débarquer, tiens! Mais d'abord prends connaissance de cette lettre. Les deux jeunes gens s'assirent derrière un rocher, pendant que les matelots débarquaient de grandes caisses. --Aubin, la lanterne! dit Jean. Le Breton projeta sur son maître la clarté de sa lanterne sourde, pendant que Jean décachetait un grand papier scellé de cire bleue. Ce papier contenait la lettre suivante, écrite à l'encre ordinaire, et une feuille de papier blanc. La lettre écrite à l'encre ordinaire était ainsi conçue: «Jean-Nu-Pieds, 2 2 1 2 Je serai _ut Voltgu_ à la fin _oo kpnt_. _Grlvussu_, _Gpnient_ 2 11 1 2 22 3 1 2 1 et _O'Losngrlnr_ sont prévenus. _Roniuor_ apporte _et rpoovu 3 1 2 us eui glvspogrui_. Quinze _gllqti_ sont commandés en 13 1 1 1 1 33 _Lteeusuvvuu_. Je débarquerai à _Nlviuneeu_. M.-C. R.» Les mots importants étaient écrits, on le voit, d'après une clef commune. Cette clef, nous la connaissons, car Jean l'avait communiquée aux royalistes à Paris. C'était la phrase: _Le gouvernement provisoire_, substituée aux vingt-quatre lettres de l'alphabet. Voici comment. On écrivait ainsi: _L e g o u v e r n e m e n t p r o v i s o i r e_, en un seul mot de vingt-quatre lettres. Puis, en dessous, on plaçait l'alphabet réel, ce qui donnait ceci: +++++++++++++++++++++++++ L|e|g|o|u|v|e|r|n|e|m|e A|B|C|D|E|F|G|H|I|J|K|L +++++++++++++++++++++++++ n|t|p|r|o|v|i|s|o|i|r|e M|N|O|P|Q|R|S|T|U|V|X|Y +++++++++++++++++++++++++ C'est-à-dire que _l_ signifiait A, _e_, B, et ainsi de suite. Seulement on numérotait les lettres répétées. Par exemple ces deux mots: le _gouvernement provisoire_, renfermant quatre fois la lettre _e_ et trois fois la lettre _o_, alors on écrit la première _e_ naturellement, mais la seconde porte le chiffre 1, la troisième le chiffre 2, et toujours de même. Ainsi, l'alphabet réel est celui-ci: +++++++++++++++++++++++++++++ | 1| 1| A -- L|G -- e|M -- n|S -- i | | | B -- e|H -- r|N -- t|T -- s | | | 2 C -- g|I -- n|O -- p|U -- o | 2| 1| 1 D -- o|J -- e|P -- r|V -- i | | 1| 2 E -- u|K -- m|Q -- o|X -- r | 3| 2| 4 F -- v|L -- e|R -- v|Y -- e +++++++++++++++++++++++++++++ Jean traduisit bien vite la lettre indéchiffrable pour d'autres que pour les initiés. Elle venait de S. A. R. Mme la duchesse de Berry: _A monsieur le marquis de Kardigân_. Je serai _en France_ à la fin _du mois_. _Charette_, _Coislin et d'Autichamp_ sont prévenus. _Puiseux_ apporte _la poudre et les cartouches_. _Quinze canons_ sont commandés _en Angleterre_. Je débarquerai _à Marseille_. Signé: MARIE-CAROLINE, régente. Nous avons souligné les mots importants dans la traduction comme dans l'original. On voit que toutes les précautions étaient bien prises. A supposer que cette dépêche fût tombée entre les mains de la police de Louis-Philippe, la police n'y comprendrait rien. Restait la feuille de papier blanc. Jean la serra précieusement. --Ne la lis que dans ta chambre, celle-là! lui souffla de Puiseux à l'oreille. Jean répondit à son ami par une énergique pression de main. Tous les deux se levèrent pour examiner le débarquement. Il s'avançait rapidement. Vingt ou trente caisses couvraient déjà la plage hors de l'atteinte de l'eau. --Les charrettes, maintenant! dit Jean. Et pendant que l'ordre s'exécutait: --A propos, dit Henry, tu sais que je reste avec toi; nous irons à la bataille ensemble! V LES DÉPÊCHES Le retour s'effectua rapidement et tranquillement. Les douaniers n'avaient rien vu. Comment eussent-ils pu croire que l'anse d'Erqui ouvrirait un abri miraculeux aux contrebandiers? Jean et Henry se tenaient par le bras et causaient. M. de Kardigân avait bien des choses à apprendre, et de Puiseux bien des choses à raconter. Les deux amis étaient séparés depuis de longs mois. Chacun d'eux avait fait de son côté son devoir. --Mais nous ce nous quitterons plus maintenant, disait Henry. Je vais demeurer à Kardigân jusqu'au commencement de la fête. Mon brave Jean, je tirerai mon premier coup de fusil avec toi! Pas un mot ne fut échangé entre eux sur les événements antérieurs. Jean voulait oublier, et Henry n'avait garde de le faire se souvenir. Quand ils entrèrent au château, M. Lambquin fumait sa pipe sur le perron, les deux mains enfoncées dans ses poches. Il vint à leur rencontre: --Bonjour, mon lieutenant, dit-il. Henry et M. Lambquin se saluèrent. Jean fit la présentation. Le maître armurier guignait de l'œil les grandes charrettes couvertes de foin. --Hum! hum! dit-il. M'est avis qu'il ne faudrait pas mettre ce foin-là dans l'auge des chevaux. Henry éclata de rire. --Vous savez donc?... --Je ne sais pas, mais je me doute. Diable! voilà qui est clair. Vous apportez là-dedans de quoi donner à manger à mes malades. Ce fut au tour de M. Lambquin d'éclater de rire. Jean expliqua à son ami de quelle manière le maître armurier s'y était pris pour dérouter la curiosité dangereuse de M. Lourson, le maire, et de M. Sertaboire, ces farouches libéraux! Cependant, Jean avait hâte de terminer la lecture des dépêches. Dans l'enveloppe qui contenait la lettre cryptographe, on sait que le marquis avait trouvé une feuille de papier blanc. Il monta dans son cabinet avec Henry, et plaça cette feuille sur une plaque de cuivre. Puis il prit dans son coffre-fort un petit flacon contenant une liqueur brune. C'était un acide. Il fit courir l'acide sur la feuille de papier blanc. Aussitôt elle se couvrit de caractères écrits à l'encre noire. Il lut: «Vous devez être maintenant bien établie dans votre bonne et jolie petite ville d'Aix. J'ai appris avec grand plaisir que les eaux passaient bien et que vous étiez déjà mieux. Soyez donc exacte à suivre votre régime. Nous serons si heureux d'apprendre votre entier rétablissement. J'espère que dans votre première vous me donnerez des détails sur cette santé qui m'est si chère et sur l'emploi de votre temps. Pour moi, ma chère amie, mes occupations sont toujours les mêmes. À mon âge, on vit d'habitude et de souvenir. Je ne vous écris pas longuement. Vous savez combien cela me fatigue. Et d'ailleurs, par le temps qu'il fait, il est bon d'être réservée en toutes choses: ce qui ne m'empêchera pas de vous renouveler l'assurance de mes meilleurs sentiments d'amitié chaque fois que j'en aurai l'occasion. Vous devinez cette lettre à demi-mots. Si elle n'est pas plus compréhensible, c'est que je tiens à ne pas être découverte. Je vous embrasse. Veuve RENAUD.» Lorsque Jean avait vu apparaître l'encre sympathique sur le papier, il avait cru naïvement qu'il allait trouver ou des instructions ou des recommandations dans ces lignes cachées. Et il se tenait en face d'une lettre incompréhensible. Henry et lui restaient aussi penauds, quand tout à coup Puiseux se mit à rire: --Ah! j'y suis, parbleu! --Quoi? --Mon cher, les lettres à l'encre sympathique, c'est un moyen usé. --Après? --Madame la duchesse de Berry a imaginé la double lettre. --Bravo! s'écria Jean. Je comprends. --Oui, mais comment la faire ressortir? --Attends! Le marquis réfléchit un instant, puis il reprit: --Je devine tout, cher ami, dit-il. Madame a écrit à l'encre sympathique la première lettre, celle que nous venons de lire. Si ce papier avait été surpris par la police, sois bien sûr que la police aurait eu la même idée que nous, et l'aurait soumise à l'opération d'un acide. Seulement, fais attention à ceci; tous les acides peuvent arriver au même résultat. Celui qui est contenu dans ce flacon a été composé avec soin, et il nous a été ordonné à tous de n'user que de celui-là pour déchiffrer les caractères: pour moi, c'est qu'il devait avoir évidemment une double action: l'une sur la lettre fausse, l'autre sur la lettre réelle. Sans quoi quelques gouttes d'un acide commun, du vinaigre ou de l'acide sulfurique par exemple, auraient suffi. Donc, il y a encore sur cette feuille de papier quelque chose à déchiffrer. --C'est clair. --Madame a écrit la première missive avec une encre soumise à l'action immédiate de notre acide; la seconde, avec une encre soumise seulement à l'action de ce même acide après une contre-épreuve. --Laquelle? --Je crois la deviner. Son Altesse a compté sur notre intelligence. --Grand merci! --Fais bien attention à cette phrase. Jean reprit le papier et lut: «J'ai appris avec plaisir que les eaux passaient bien...» --Je comprends! Ce ne fut pas long. Jean versa dans une terrine un peu d'eau et trempa la lettre dans cette eau. Aussitôt des lignes bleues se tracèrent sous les lignes noires: Voici ce que présentait dès lors la feuille de papier: Vous devez être maintenant bien établie dans votre _Tout est décidé. Je serai à Marseille le 28, ou si je_ bonne et jolie ville d'Aix. J'ai appris avec plaisir que les _subis un retard, dans la nuit du 28 au 29 avril. Mon cher_ eaux passaient bien, et que vous étiez déjà mieux. Soyez _marquis, je compte sur vous pour que l'armement des hommes_ donc exacte à suivre votre régime. Nous serons si heureux _de votre commandement soit terminé à cette époque. Je tiens_ d'apprendre votre entier rétablissement. J'espère que _à ce que le signal du combat soit donné du 5 au 15 mai._ dans votre première vous me donnerez des détails, sur _C'est l'époque où les paysans sont libres et par conséquent_ cette santé qui m'est si chère, et sur l'emploi de votre _ont fini leurs semailles. Notre ami de Puiseux vous remettra_ temps. Pour moi, ma chère amie, mes occupations _cette dépêche. Agissez sans retard. Envoyez immédiatement_ sont toujours les mêmes. À mon âge, on vit d'habitude _trois mille livres de poudre à Clisson, sur les quinze_ et de souvenir. Je ne vous écris pas longuement. _mille que vous aura apportées l'_Espérance. _Le bruit a_ Vous savez combien cela me fatigue. Et d'ailleurs, par _couru que je ne viendrais pas. C'est un mensonge de mes_ le temps qu'il fait, il est bon d'être réservée en toutes _ennemis. Je descends à Marseille pour surveiller le mouvement_ choses: ce qui ne m'empêchera pas de vous renouveler _du Midi. Mais je n'y compte pas. Soyez le 4 mai_ l'assurance de mes meilleurs sentiments d'amitié chaque _dans les bois de Machecoul avec vos hommes. Dieu nous_ fois que j'en aurai l'occasion. Vous devinez cette lettre à _garde et nous protège. Nous sommes entre ses mains._ demi-mots. Si elle n'est pas plus compréhensible, c'est que je tiens à ne pas être découverte. Je vous embrasse, _Le 4 mai!_ Veuve Renaud. _Marie-Caroline, Régente._ Les lignes bleues sont écrites en italiques. Le lecteur peut donc se faire immédiatement une idée de la disposition typographique de cette lettre. Les deux jeunes gens se regardaient interdits. --Quoi! Madame est en France! --Oui, répondit gravement Henry. --Le 4 mai! murmura le marquis. Le 4 mai! C'est donc ce jour-là que nous lèverons le drapeau d'Henri V! --Combien faut-il de temps pour aller d'ici au bois de Machecoul? --Vingt-quatre heures en se cachant et en ne marchant que la nuit par des chemins détournés. Au moment où Jean faisait cette réponse, la grosse cloche du portail sonnait. Cela annonçait un arrivant. --Qu'est-ce que cela? demanda Jean inquiet. La réponse ne tarda pas à lui venir. Aubin Ploguen vint frapper à la porte de la chambre: --Entre! cria Jean. --Maître, dit-il, un petit paysan blessé, accompagné de Leneguy, un de nos soldats de Savenay, arrive et demande l'hospitalité. --Tu connais Leneguy? --Oui, maître. --Un homme sûr? --Un ancien chouan. --Eh bien, donne-leur un lit à chacun et fais-les souper... VI PINSON En effet, quelques instants auparavant, Leneguy, accompagné d'un jeune paysan, s'était présenté au château. Il savait que ceux qui ont faim et n'ont pas d'abri trouvent toujours une place au foyer des Kardigân. D'ailleurs, bien qu'on fût en pleine nuit, des lumières brillaient aux fenêtres du château. Aubin Ploguen redescendit et fit entrer les deux Bretons dans la haute et vaste cuisine. Il alluma dans l'âtre un feu de sarments pétillant et joyeux. Puis il mit sur la table des plats de viande et de légumes et un fort pichet de cidre. --Prenez et mangez, mes gars, dit-il. Après, je vous conduirai dans vos chambres. Si Aubin Ploguen avait été un observateur, il eût remarqué que le petit compagnon de Leneguy avait les mains bien fines pour un paysan. --Comment s'appelle ce petit gars, monsieur Leneguy? demanda-t-il. Celui-ci regarda le fils de Cibot Ploguen d'un air naïf. --Quoi! tu ne le reconnais pas? --Non. --C'est le dernier du vieux Gouësnon, mon camarade à la chouannerie sous Charette. --Le fils de Gouësnon? --Oui. --Quel âge as-tu, l'enfant? --Seize ans. La voix de _l'enfant_ était douce et harmonieuse comme un chant d'oiseau. --Et comment t'appelles-tu? --Pinson. --Tu chantes donc? --Oui... je chante... dit Pinson en rougissant... Aubin le regardait. Pinson avait une charmante figure, et gentille comme une figure de femme. --Eh bien! veux-tu me chanter une chanson du pays, petit? Pinson repoussa du doigt son verre de cidre encore plein, et commença: Mon ami vient de s'en aller... J'en ai le cœur tout en peine. Vint un gars sous le grand chêne, Qui voulut me consoler; Mais je lui dis: «Celui que j'aime, Beau gars, ce n'est pas toi!... Hélas il est bien loin de moi, Celui que j'aime!» Je ne peux pas me consoler, Mon ami vient de s'en aller! Pinson chanta cette naïve plainte d'une voix tellement émue, qu'Aubin Ploguen se sentit tout troublé. --Eh quoi! tu pleures, mon petit gars? dit-il en voyant des larmes couler sur le visage de l'enfant. --Oh! ce n'est rien, monsieur Aubin. --Monsieur Aubin? Tu connais donc mon nom? Pinson restait un peu interdit. Ce fut Leneguy qui repartit vivement: --S'il te connaît, mon Aubin? Par la croix d'Auray, en voilà une demande! Est-ce que je ne lui ai pas souvent parlé de toi? --Il est étrange, cet enfant, pensa le Breton. Le paysan avait fini son souper. --Allons, allez dormir, dit-il. Leneguy et Pinson traversèrent l'aile droite du château qui conduisait à la chambre du paysan et à celle de l'enfant. Pour y arriver, il fallait passer devant le cabinet où causaient Henry et Jean. Au moment même où ils frôlaient la porte de ce cabinet, Jean parlait. Pinson chancela en entendant la voix du marquis. Il fut obligé de s'accrocher au bras de Leneguy pour ne pas tomber. --Hum! hum! grommela Aubin. Mais il ne dit rien encore, car il se réservait de causer avec Leneguy. En effet, quand Pinson fut entré dans sa chambre, Aubin pénétra dans celle du paysan. --Tu as quelque chose à me conter, mon Aubin? demanda celui-ci. --Oui, l'ami. --Parle. Leneguy s'accroupit sur le carreau et alluma sa pipe. --D'où viens-tu, maintenant? --De Savenay. --Et tu allais? --Ici. --Ah! et pourquoi? --Pour savoir le jour de la prise d'armes. Les gars s'impatientent, vois-tu. Il est temps de commencer. --Pourquoi n'es-tu pas venu seul? --Comment, seul? --Oui... Pinson... ce petit qui t'accompagne... Leneguy frappa à petits coups le fourneau de sa pipe contre son soulier pour en faire tomber la cendre. --Est-ce que tu te méfierais de moi? demanda-t-il tranquillement. --Si je me méfie de toi? --Oui. --Un vieux chouan, c'est impossible! --Alors dis-moi un peu, mon Aubin, pourquoi tu m'interroges avec autant de soin. Ce fut au tour d'Aubin Ploguen d'être embarrassé. --C'est le petit qui t'étonne, pas vrai? --Oui. --Je vais t'expliquer la chose. Tu connais le vieux Gouësnon, bien sûr, et tu le respectes comme tous ceux de ces côtés-ci. Eh bien, le vieux Gouësnon a douze enfants forts comme des taureaux. Celui-là, qui est le treizième, a été élevé à Guérande, à la pension... Une folie de sa mère, quoi! qui voulait en faire un savant, un curé. Il n'était déjà pas bien fort; ça l'a séché encore plus. Alors le vieux Gouësnon a voulu qu'il fût du mouvement.--Puisqu'on se bat, a-t-il dit, le petit se battra. Seulement, je vais l'envoyer au seigneur, en le priant de le prendre auprès de lui, où le service sera moins dur qu'avec nous autres. Voilà sa lettre, tiens. --Pardonne-moi, mon bon Leneguy, mais j'en ai tant vu, tant vu à Paris, que je me méfiais du petit... --Il n'a donc pas l'air franc? --Oh! si. --Eh bien, moi, Leneguy, qui en ai tué deux cent sept, de ces bleus, et de ma main, je garantis que mon Pinson est aussi brave qu'il est franc et doux. Une voix chanta dans la chambre voisine: Mais je lui dis: «Celui que j'aime... Beau gars, ce n'est pas toi! Hélas! il est bien loin de moi, Celui que j'aime!» --Ce n'est pas une voix d'homme, ça! --Une voix de femme peut-être! --Tiens, je déraisonne. --Ma foi, oui... --Bonne nuit, mon Leneguy... Les deux paysans se serrèrent la main, il y avait longtemps qu'ils ne s'étaient vus. * * * * * Pinson ne s'était pas couché. A peine entré dans sa chambre, il avait ôté son chapeau-béret, et enlevé la perruque blonde qui encadrait son visage. Une profusion de cheveux bruns se déroulèrent... Elle se mit à rêver un instant; puis lentement elle marcha vers la fenêtre et l'ouvrit. Le vent s'était calmé à l'approche du matin. La nuit brillait calme et limpide. Les étoiles brillantes trouaient le ciel, et un blanc rayon de lune argentait la cime des grands arbres. Au loin pleurait la mer. Son lent et éternel gémissement arrivait à la jeune fille accompagné d'un chant de rossignol. Fernande était accoudée, et contemplait cet immense repos de la nature: --Je suis donc près de lui, murmura-t-elle. Près de lui! Ah! je m'étais juré de ne pas le suivre, de ne pas mêler encore ma vie à la sienne. Mais j'ai été lâche... je ne pouvais pas!... Je serais morte! Elle se tut, regardant passer les nuées blanches qui tachaient un moment le bleu mat du ciel. --Il est là! O mon Dieu! pourquoi ne m'avez-vous pas prêté la force d'oublier? Pourquoi m'avez-vous imposé le combat, si vous ne deviez pas en même temps me donner l'énergie? J'ai essayé de lutter... mais je suis retombée, vaincue. Il est là, près de moi!... Il pense à moi, et ne sait pas que je respire le même air que lui, que mes yeux voient le même horizon que les siens, que je souffre à côté de sa souffrance! Sa pensée va me chercher bien loin, et je suis là! Il ne m'était pas permis de vivre avec lui; mais avec lui, du moins, je pourrai mourir!... Elle se tut encore, et reprit, chantant: Mon ami vient de s'en aller, J'en ai le cœur tout en peine: Vint un gars sous le grand chêne, Qui voulut me consoler. Mais je lui dis: «Celui que j'aime, Beau gars, ce n'est pas toi... Hélas! il est bien loin de moi, Celui que j'aime!» Je ne peux pas me consoler. Mon ami vient de s'en aller! Fernande avait été élevée en Bretagne, nous le savons. Gouësnon et Leneguy, ces deux vieux chouans, l'adoraient et avaient consenti avec joie à la pieuse ruse de la jeune fille. Elle leur avait tout conté, à ces braves cœurs loyaux. Elle avait quitté son père, et était venue. La lutte était trop rude pour elle. Elle aimait! Fernande referma la fenêtre, et se coucha. Quand le sommeil la prit, elle murmurait encore les deux derniers vers de sa chanson: Je ne peux pas me consoler: Mon ami vient de s'en aller... VII LE COMMENCEMENT Laissons la Bretagne, et descendons vers le Midi de la France. Traversons Tours, Vendôme et Orléans, si nous passons par Paris;--Toulouse, Agen et Montpellier, si nous passons par Bordeaux, et arrivons à Marseille. Dans la nuit du 28 au 29 avril,--pendant cette même nuit où l'_Espérance_ jetait vingt mille livres de poudre sur les côtes bretonnes,--une émotion profonde semblait s'être emparée de la vieille Phocée. Le préfet des Bouches-du-Rhône était prévenu. Il savait qu'une insurrection légitimiste se préparait, et il avait mis sur pied les deux régiments de ligne, l'escadron de gendarmerie et les agents de police. On ne précisait rien, mais on sentait vaguement que les royalistes allaient jouer une importante partie. De huit heures à dix heures du soir, un calme complet régna dans la cité. On eût dit que Marseille s'apprêtait à s'endormir comme d'habitude, accroupie dans la Méditerranée. Tout à coup, à onze heures, dix hommes du peuple, ou paraissant tels, arrivèrent devant l'église Saint-Laurent. Ces hommes portaient leur fusil en bandoulière: à la ceinture était attachée une poudrière pleine de cartouches. Celui qui paraissait être le chef s'avança de quelques pas sur ses camarades et frappa à la porte de l'église. Le sacristain parut. Il voulut s'enfuir, en se trouvant seul, à une pareille heure, en face d'un inconnu armé. Mais celui-ci le retint par le bras. --Mon ami, dit-il, je suis M. Pierre Prémontré, sujet de Sa Majesté le roi de France Henri, cinquième du nom. Je vous prie de me donner les clefs du clocher. Le sacristain détacha, en tremblant, les clefs qui pendaient à son côté et les mit entre les mains de M. Prémontré. Le jeune homme fit un signe. Un de ses soldats déplia un drapeau blanc enfermé dans un étui de goudron: --Trois hommes, dit le chef. Trois soldats sortirent du rang. --Vous allez rester devant le portail, continua Pierre, le fusil chargé. Si vous voyez une ou deux, ou plusieurs personnes se diriger du côté de l'église, vous crierez deux fois: au large! Si on n'obéit pas à la seconde injonction, feu immédiatement. --Et si c'est une troupe de soldats? --Vous vous ferez tuer! --Bien. Prémontré trouvait tout naturel de donner cet ordre, et ses hommes trouvaient tout aussi naturel de l'exécuter sans réplique. Ah! ce fut une grande époque! --Quant à vous, mes enfants, dit Pierre à trois autres de ses compagnons, vous allez faire votre besogne, pendant que nous quatre allons faire la nôtre. Les deux petites troupes entrèrent dans l'église. L'une monta sur le sommet de l'édifice, et, arrivée sur la plate-forme, planta le drapeau blanc, qui se déroula lentement et majestueusement au souffle frais de la nuit. Prémontré et ses amis, pendant ce temps-là, grimpaient l'escalier en colimaçon qui conduit au clocher. Au moment où minuit commença de sonner: --Attention! cria Pierre. Chacun de ces cinq hommes tenait par le battant une des cloches de Saint-Laurent. Quand le son lugubre des douze coups s'éteignit, le chef fit un signe... Le tocsin commença. Qui n'a été souvent impressionné par cet appel déchirant du tocsin éclatant soudainement au milieu de la nuit? Les cloches semblent gémir et sangloter. Elles sont comme des voix d'en haut apportant à l'âme humaine des pensées tristes et pieuses. Cependant, à travers la ville, le bruit se répandait que le signal de l'insurrection était sonné. En effet, un quart d'heure à peine après le commencement du tocsin, un rassemblement d'hommes armés traversa le cœur de la cité. Ce rassemblement portait un drapeau blanc et criait: «Vive Henri V!» Le préfet et le général de division, après une longue et importante conférence, avaient décidé de laisser l'insurrection éclater, et de ne pas l'étouffer en germe. Ils y gagnaient de connaître le nom des agitateurs, s'ils étaient vainqueurs. Si, au contraire, ils étaient vaincus, ils pouvaient se targuer, auprès du nouveau pouvoir, d'une sorte de complicité tacite. Tous les deux ayant trahi Charles X pour Louis-Philippe Ier, étaient prêts à trahir Louis-Philippe Ier pour Henri V. C'était mathématique. La préfecture de police avait expédié de Paris un de ses agents supérieurs. Ne disait-on pas, en effet, que madame la duchesse de Berry devait opérer, cette nuit-là même, son débarquement sur les côtes de Marseille? Or, cet agent supérieur, nous le connaissons, c'est notre ami M. Jumelle. M. Jumelle n'a pas changé pendant les quelques mois où nous l'avons perdu de vue. Il a toujours cette finesse de jugement, ce flair de chien courant qui ne l'a trompé qu'une fois: dans l'affaire de la rue du Petit-Pas. Tel qu'un bon bourgeois qui se promène après un plantureux souper, l'honnête M. Jumelle, enveloppé d'une douillette de soie puce, passe en souriant, ses lunettes sur son nez, à travers les rassemblements les plus tumultueux. De temps en temps, il imite les insurgés qui le coudoient et pousse un formidable: Vive Henri V! Un jeune homme remarquait depuis quelques instants ce doux et inoffensif promeneur. Il s'approcha de M. Jumelle et lui tendit la main. --Je vois que vous êtes des nôtres, monsieur, lui dit-il. --En effet, monsieur, riposta l'agent de police. Et il pensait tout bas: «Ce sera bien le diable si ce gaillard-là ne m'apprend pas quelque chose qu'il sera bon de savoir.» --Seulement, permettez-moi une simple question, continua l'agent de police. Moi, voyez-vous, je suis un bon vieillard, bien calme et bien doux. Je ne m'attendais nullement à ce qui se passe. Je dormais ma nuit quand j'ai entendu crier: Vive Henri V! Aussitôt, ce cri, cher à mon cœur, m'a arraché au sommeil, et je suis venu me mêler à vous, à vous, mes braves amis! En disant ces mots, M. Jumelle, dont les yeux versaient des larmes de joie, tendit les deux mains au jeune homme qui les serra avec non moins d'émotion. --A bas Louis-Philippe! cria un groupe d'hommes qui passaient. --A bas Louis-Philippe! répéta M. Jumelle avec conviction. --Vive Henri V! ajouta le même groupe. --Vive Henri V! ajouta également le sous-chef de la police politique. --Vous savez que c'est pour cette nuit? dit tout bas le jeune homme. --Parbleu! --Ah! vous étiez prévenu? M. Jumelle se gratta le derrière de la tête, ce qui était son signe habituel quand il était embarrassé.. --Prévenu... heu! heu!.. prévenu... non pas officiellement... mais.., heu! heu!... vous savez, officieusement. --Parbleu! --Alors... --Alors?... --Heu! heu!... je m'attendais au reste... seulement... je connaissais l'arrivée de... --De...? --... C'est cela!... mais j'ignore encore le point de débarquement... En causant ainsi, le jeune homme et M. Jumelle étaient arrivés sur le port. --Venez! dit celui-ci. Les choses tournaient si bien pour le sous-chef de la police politique, qu'il avait changé son signe. Au lien de se gratter le derrière de la tête, il se frottait obstinément le bout du nez. Signe de joie, celui-là! En passant devant l'esplanade de la Tourette, le jeune homme montra à M. Jumelle une masse de monde qui regardait du côté de la mer. --Ils attendent! répéta consciencieusement M. Jumelle, Et ils regardent! ajouta-t-il. --Oui, mais ils regardent... quoi? Le savez-vous? --Heu! heu! --Tenez!... apercevez-vous au loin ce navire?... --Attendez donc!... M. Jumelle se fit une longue-vue de ses deux mains, et aperçut au loin, en effet, un petit navire à vapeur qui tirait des bordées. Quand je dis aperçut, je devrais dire qu'il distingua les feux rouges et verts du vaisseau, attendu qu'à travers la nuit, il était impossible de rien préciser. --Eh bien! continua le jeune homme, ce navire s'appelle le _Carlo-Alberto_. --Beau nom. --Et il a à son bord madame la duchesse de Berry et le maréchal de Bourmont... M. Jumelle ne se le fit pas dire deux fois. --Ah! il faut que je monte aussi sur l'esplanade. Adieu, mon jeune ami. Et il disparut tout courant, se dirigeant non vers l'esplanade, mais vers la préfecture. Le jeune homme le suivit des yeux quelques instants et murmura: --Monsieur Jumelle, vous êtes un imbécile! VIII MADAME Le jeune homme, qui n'était autre que Maurice de Carlepont, ce royaliste entrevu par nous dans l'assemblée de la rue du Petit-Pas, avait en effet joué ce pauvre M. Jumelle. De Carlepont et ses amis connaissaient la présence à Marseille du sous-chef de la police politique. C'était un danger pour leurs projets. En conséquence, ils avaient résolu de détourner l'attention de l'agent. On a vu que Maurice de Carlepont avait réussi. Mais que se passait-il à bord du _Carlo-Alberto_? La mer est grosse. Les lames balayent le pont du navire et le jettent par instant de côté, comme un cheval effrayé qui ferait des bonds de terreur. A l'arrière, une jeune femme, enveloppée d'un de ces manteaux qu'on nommait des _tartans_, se tient debout, la main placée sur un cordage, qui l'aide à résister au roulis. C'est S. A. R. madame la duchesse de Berry, mère du roi Henri V et régente de France. Dès le mois de juin 1831 elle avait quitté l'Angleterre, accompagnée de la petite cour qui lui était restée fidèle. Arrivée en Hollande, elle ne s'y arrêta que pour y prendre quelques jours de repos. En août, et au commencement de septembre, elle est à Francfort et à Mayence, où elle règle les pensions de la liste civile. Vers la fin de ce même mois de septembre, elle traverse la Suisse, entre dans le Piémont, et enfin s'installe, sous le nom de comtesse de Sagana à Sestri. Sestri est une petite ville située dans les États du roi Charles-Albert, à douze lieues de Gênes. Quelques mots d'histoire sont ici nécessaires pour faire comprendre aux lecteurs par quelles routes semées d'épines passait cette héroïque princesse, qui rentrait en France, armée de son droit, forte de son courage. Madame, en arrivant à Sestri, n'avait déguisé que son nom. Le dimanche, elle se rendait à l'église, située à un quart de kilomètre de son château, à pied, et entourée de curieux. Tous voulaient voir cette fille, cette femme et cette mère de rois, qui devait errer de ville en ville, de pays en pays. Il y a une majesté plus grande que celle du trône: la majesté du malheur! Or, Madame sortait la tête presque nue, et couverte seulement d'une dentelle. Le bruit ne tarda donc pas à se répandre de sa présence à Sestri. M. de Cases, consul de France à Gênes, en fut informé, comme les autres, par la rumeur publique; mais il n'avait pas le droit de se plaindre. Il était tout naturel que le roi de Sardaigne offrît un asile à la belle-fille de Charles X. Seulement, la situation se compliqua. Comme Madame préparait de longue main le double soulèvement de la Bretagne et du Midi, elle était en correspondance quotidienne avec les chefs royalistes de ces provinces. De la correspondance, on en vint à la conférence. Si bien, qu'un beau jour, Gênes se trouva peuplée de Français voyageant sous des noms d'emprunt étrangers. Celui-ci était, sur son passe-port, Russe, et faisait viser ses papiers au consulat de Russie; celui-là était Anglais, et rendait chaque jour de fréquentes visites au consulat anglais. Par conséquent, ils échappaient tous à l'action de M. de Cases, qui enrageait. Le consul de France avisa son gouvernement de ce qui se passait et lui demanda des ordres. Aussitôt une lettre partit des Tuileries, adressée au cabinet sarde, se plaignant de l'asile offert par Charles-Albert à une conspiration tramée contre Louis-Philippe[7]. Charles-Albert écrivit alors à Madame une lettre expliquant le système politique adopté par les étrangers à l'égard de la France. C'était une invitation polie, mais réelle, d'avoir à quitter le pays sarde. Madame était faite au malheur. Pourtant, elle ressentit un coup pénible de cette déloyauté, de ce manque de générosité d'un prince de la maison de Savoie. C'était même une ingratitude, car ce même roi Charles-Albert avait reçu jadis à la cour de France une hospitalité qu'il n'eût pas dû oublier. Elle partit; mais, avant de quitter Sestri, elle dit un de ces mots profonds qui la vengeaient: --Décidément, la noblesse des rois s'en va!--Mon aïeul a fait bâtir des palais, mon grand-père des maisons, mon père des bicoques et mon frère des nids à rats. Dieu aidant, mon fils rebâtira des palais! Elle traversa Gênes et Modène, puis gagna Rome. Elle partit de Massa, vers le milieu du mois d'avril 1832, et s'embarqua sur le _Carlo-Alberto_. Le 26, elle fit relâche à Gênes et, le surlendemain, elle était en vue de Marseille. Il avait été convenu qu'un signal avertirait la princesse du moment précis où elle devait opérer son débarquement. Ce signal était une fusée rouge qui devait être lancée à quelque distance du phare de Planier. En même temps que M. Pierre Prémontré mettait en branle le tocsin de l'église Saint-Laurent, on lançait la fusée. Quand nous montons à bord du _Carlo-Alberto_, Madame et son escorte avaient vu la fusée et attendaient qu'une barque préparée à cet effet vînt les chercher. La nuit était noire et la mer soulevée, nous le savons. Il fallut à la barque deux heures pour lutter contre les vagues, et toucher au navire. Après de grandes difficultés, Madame put descendre du _Carlo-Alberto_ dans l'esquif; il fallut encore deux heures pour atterrir. Une cabane de pêcheurs servit d'asile cette nuit-là à celle qui avait vu l'Europe, la France et Paris à ses pieds. Quand elle se trouva dans cette masure, fouettée par le vent de la mer, seule, en face de sa destinée, en face de ce royaume qu'elle venait reconquérir, elle dut réfléchir longuement sur le néant des choses humaines. Marie-Thérèse, vaincue et fuyant, sa fille entre les bras, dut penser ainsi, avant qu'elle entendît ses fidèles Maggyars s'écrier en la saluant: --_Moriamur pro rege nostro, Marià Theresà._ Madame ne put dormir. Comment aurait-elle trouvé le sommeil quand, à deux lieues de là à peine, se jouait le commencement de cette redoutable partie? A sept heures du matin, elle apprenait que le mouvement de Marseille avait échoué. Ce fut pour son Altesse Royale une violente douleur. Le mouvement de Marseille échoué, il fallait renoncer à toute espérance de soulever Lyon et Toulouse. Mais si elle était profondément affligée de ce premier échec, Madame n'était pas découragée. Ainsi qu'elle l'avait écrit au marquis de Kardigân, elle comptait peu sur le Midi. Pour elle, toute la foi royaliste, cette foi qui ne se contente pas d'espérer, mais qui agit, s'était réfugiée en Bretagne. Il semble que ces landes arides soient, en ce siècle, le dernier refuge des sentiments chevaleresques d'autrefois. Bertrand Duguesclin est né en Bretagne. Charette était digne d'y voir le jour; il y est mort. Aussitôt deux partis bien opposés se formèrent autour de la princesse. L'un était pour la retraite. Il engageait Madame à remonter à bord du _Carlo-Alberto_ et à regagner Massa. L'autre était pour la lutte, puisque aussi bien elle était commencée. --Ecoutez, mes amis, dit la duchesse après avoir réfléchi, reculer maintenant ne serait pas seulement une faiblesse, mais une lâcheté. Quelques-uns de mes serviteurs se sont compromis pour moi; ils ont risqué leur vie, leur liberté, pour avoir eu confiance dans ma parole royale. Cette parole ne leur fera pas défaut. Une princesse de Bourbon ne ment pas. Je suis en France: j'y reste. M. de B...lh tenta vainement de prouver à Madame qu'elle devait partir. Toute la froide raison du conseiller s'émoussa contre cette phrase: --J'ai promis à mes soldats de me battre avec eux! L'important était de quitter au plus vite la masure. Évidemment, l'autorité devait être prévenue de la présence de Madame, et ne tarderait pas à la faire arrêter. Elle s'enveloppa de nouveau de son tartan, et la petite escorte entoura la princesse qui partit à pied, pendant que M. de B...lh allait à la recherche d'une voiture. Sur la route, pas le moindre tricorne de gendarme; tricorne menaçant, c'est-à-dire, car ceux qui rencontraient le cabriolet de la princesse saluaient avec respect. Madame ne laissait pas que d'être intriguée. Comment se faisait-il qu'on ne la surveillât pas davantage? Elle en eut bientôt l'explication. Au moment de quitter l'étroit chemin pour gagner la route de Marseille à Toulouse, les fugitifs arrivèrent sur le flanc d'une petite colline dominant la mer. Madame aperçut de loin le _Carlo-Alberto_ qui fuyait à toute vapeur en prenant chasse devant une frégate de la marine: --Ah! je comprends tout! dit-elle en riant. IX LE VOYAGE Maurice de Carlepont avait bel et bien joué ce pauvre M. Jumelle, en lui disant que Madame et le maréchal de Bourmont étaient à bord du _Carlo-Alberto_. Le sous-chef de la police politique se hâta d'aller prévenir le préfet du département, pendant qu'on ordonnait à une frégate de se préparer à donner la chasse au petit vapeur, dès que celui-ci ferait mine de s'enfuir. Si l'autorité croyait Son Altesse sur mer, elle ne penserait pas à la chercher sur terre. C'est, en effet, ce qui arriva. Quelques minutes après la rencontre comique avec le gendarme, Madame vit la route de Marseille à Toulouse se dérouler à peu de distance. --Votre Altesse veut-elle continuer sa route? demanda M. de B...lh. --Si je le veux! --Cependant... j'avais espéré... --Qu'est-ce que vous aviez espéré, je vous prie? --Que Votre Altesse renoncerait à aller plus loin. --Une fois pour toutes, de B...lh, répondit gravement la princesse, je ne veux plus qu'on me parle de cela. Je fais ce que je crois être, ce qui est mon devoir. Monsieur de B...lh s'inclina. Madame reprit avec animation: --Quoi! des hommes jeunes, riches, heureux, aimés, n'ont pas hésité à quitter famille, bonheur et richesse, pour se battre sur un signe de moi,--peut-être pour mourir. Et moi je ne les suivrais pas! Non, je fais ce que ferait mon fils à ma place; et je n'exposerai plus un prince français à recevoir une seconde lettre comme celle qu'écrivit Charette! Le cabriolet arrivait sur la route. --A gauche! ordonna Madame. A gauche!... le sort en est jeté. Le cabriolet partit. Vers les quatre heures du soir, les voyageurs entraient dans un petit bourg. Par le plus grand des hasards une calèche s'y trouvait à vendre. Quand je dis: le plus grand des hasards, je parle du sentiment qu'éprouva la princesse; car au fond, bien qu'elle l'ignorât, c'était une chose très-naturelle. M. de Bonnechose, ce noble et courageux jeune homme, qui gagna, dans cette campagne, l'immortalité du dévouement, avait pris les devants et fouillé le bourg jusqu'à ce qu'il eût trouvé cette calèche. M. de Bonnechose ne devait plus abandonner la princesse jusqu'en Vendée. Le transbordement se fit donc d'une voiture dans l'autre. A la nuit close, Madame, très-fatiguée, voulut s'arrêter pour souper et coucher. --Où sommes-nous ici? demanda-t-elle. --A X..., Madame. --A X...? Tant mieux, nous avons un ami ici. --Lequel? --M. de... M. de Bonnechose fit un mouvement. --Il est absent. --Oui, dit M. de B...lh, mais son frère peut le remplacer. --Son frère, dit M. de Bonnechose, est non-seulement républicain, mais encore maire de cette commune. --Est-ce un honnête homme? demanda Son Altesse. --Oui, madame. --Eh bien, je me risque! Elle alla frapper à la porte du gentilhomme républicain. Une servante vint ouvrir. --Je voudrais parler à monsieur de ***, dit Madame. La servante alla chercher son maître. --Monsieur, dit la princesse, vous êtes républicain; mais je me suis rappelée Charles Stuart fugitif. Je suis la duchesse de Berry, et je viens vous demander asile. M. de *** salua respectueusement: --Ma maison est aux ordres de Son Altesse, dit-il. Madame passa chez cet ennemi une nuit calme. Au matin arrivèrent deux amis: M. de Ménars et M. de Villeneuve, parent de M. de B... qu'ils devaient remplacer. M. de Villeneuve avait pris un passeport en son nom, lequel portait: «voyageant avec sa femme et son domestique.» --Je vois bien la femme, dit son Altesse en riant, mais je ne vois pas le domestique. --Nous allons le trouver sur la route, dit M. de Villeneuve. On partit. Il faisait un vent piquant et sec. Les chevaux marchaient bien, trop bien même; car, à une descente un peu rapide, ils prirent tout à coup le mors aux dents. En vain M. de Ménars et M. de Villeneuve essayèrent-ils de les arrêter: la calèche descendait avec une rapidité effrayante. De plus, cette voiture était vieille et menaçait à chaque soubresaut de se briser en deux. Elle se contenta de verser. Tout le monde était sain et sauf, mais la calèche était cassée. --Comment allons-nous faire? demanda Madame. --Rien n'est perdu, dit M. de Villeneuve. Est-ce que mon domestique n'attend pas sur la route? --Oui, mais où? --A deux kilomètres d'ici. Madame prit le bras de M. de Villeneuve et fit bravement les deux kilomètres à pied. En effet, _le domestique_, venu de Marseille dans un char-à-bancs, se tenait assis au bord du chemin. Il se leva en apercevant les voyageurs. C'était un jeune homme d'une trentaine d'années, qui portait une élégante livrée noir et or. M. de Villeneuve lui serra la main. --Vous êtes bien familier avec vos gens, de Villeneuve! dit Madame en riant. --J'ai l'honneur de présenter à Votre Altesse M. de Lorge, dit M. de Villeneuve. --Humble serviteur de Son Altesse! riposta M. de Lorge. --Bravo! Partons, continua la princesse. Seulement, messieurs, une simple observation. A partir de cette heure, supprimez, je vous prie, des appellations dangereuses. Une Altesse courant les routes pourrait bien sembler extraordinaire. Je suis tout simplement madame de Villeneuve. Ne l'oubliez pas. Le 5 mai, à sept heures du soir, Madame entrait à Toulouse. Personne ne faisait attention à ce char-à-bancs, car les propriétaires des environs sont accoutumés à venir souvent en ville. Pourtant un officier de la ligne se trouvait, par hasard, assis à la porte de l'hôtel devant lequel le char-à-bancs était arrêté. M. de Villeneuve avait pris les devants pour acheter une chaise de poste. Il devait continuer à petits pas jusqu'à ce que le char-à-bancs le rejoignît. Cet officier regardait attentivement la princesse, qui sentait le danger, mais n'osait faire un mouvement ni ordonner le départ de peur d'appeler une dénonciation. --Voyez donc, de Lorge, comme cet officier me regarde? dit-elle. En effet, l'officier ne quittait pas des yeux le petit groupe formé par les voyageurs. Tout à coup il se leva et vint à M. de Lorge. Il lui mit la main sur l'épaule. Le gentilhomme croyait tout perdu, quand l'officier lui dit tout bas: --Engagez votre maîtresse à acheter un autre chapeau, celui-là ne lui couvre pas assez le visage. Puis, soulevant son képi, il salua la princesse en mettant dans cette action un respect caché que la prudence l'empêchait d'accentuer davantage. --Brave cœur! murmura Madame. Ah! mes Français! mes Français!... M. de Ménars avait accompagné M. de Villeneuve. Un jeune homme de Toulouse, fort connu dans la ville, M. Neychens, aujourd'hui rédacteur de l'_Union_, devait les remplacer pour quelques heures. Il fallait, autant que possible, éviter les soupçons. Or, M. Neychens avait l'habitude de faire souvent, en chaise de poste, le voyage de Toulouse à Bordeaux. M. de Villeneuve fut rejoint à onze heures du soir. On quitta le char-à-bancs et le voyage se poursuivit avec une rapidité d'autant plus grande que le temps pressait. Ainsi que Madame l'avait écrit au marquis de Kardigân, elle voulait que le soulèvement de la Vendée eût lieu du 1er au 15 mai. Or, on était déjà au 5, presque, au 6. Elle était donc en retard. Aussi fut-il résolu d'activer le voyage. A Agen, au lieu de continuer droit sur Bordeaux, par Marmande et La Réole, elle se dirigea vers Saintes, par Villeneuve-sur-Lot, Sainte-Foy et Libourne. Aux environs de Saintes, M. de Villeneuve avait un ami. Cet ami était M. le marquis de Dampierre. Par malheur, il n'était pas chez lui. Il ne devait rentrer que le soir. Or, ce jour-là était un dimanche. Madame voulut assister à la messe du village, elle s'y rendit. Naturellement personne ne la connaissait. Elle passa donc inaperçue. Pourtant, vers la fin de l'office, au moment où le curé se retourna pour prononcer _l'Ite missa est_, il resta tout à coup interloqué. Heureusement personne ne fit attention à cet incident, que pas même la duchesse n'avait remarqué. Les voyageurs allaient sortir de l'église, quand Madame s'arrêta. Elle venait d'entendre entonner le _Domine salvum fac regem nostrum Ludovicum Philippum_... Elle écouta la tête baissée. Puis deux grosses larmes roulèrent sur son visage. --Qu'avez-vous, madame? demanda M. de Villeneuve. --Ah! _il_ a pris non-seulement le trône de mon fils... mais encore les prières que son peuple devait faire pour lui! Il y avait tant de cœur, tant de loyauté choquée, tant de tendresse maternelle blessée dans cette exclamation, que les compagnons de l'illustre voyageuse se turent... Pauvre princesse! hélas! on lui avait tout pris, en effet... tout, même les prières de la France! Quelques heures plus tard, M. de Villeneuve arrivait, accompagné de la princesse, de M. de Ménars et de M. de Lorge, à la grille du château du marquis de Dampierre. Le marquis était de retour. M. de Lorge sonna; le concierge qui demeurait à côté de la grille, dans une petite maison de garde, vint ouvrir. --Nous voudrions parler à M. le marquis, dit le gentilhomme. --Oh! je crains que monsieur ne puisse vous recevoir, répondit le concierge. --N'importe, conduisez-nous au château. --Qui annoncerai-je à monsieur? --Des amis: allez! On introduisit les voyageurs dans un salon du rez-de-chaussée, pendant que le concierge transmettait à un valet de chambre la phrase de l'étranger. On entendit un grand bruit dans tout le château, semblable à celui que produirait une légion de valets. --Je suis sûre que nous tombons mal, observa la princesse. Elle était un peu cachée par l'ombre des rideaux du salon. Aussi, quand M. de Dampierre entra, ne l'aperçut-il pas tout d'abord. --Bonjour, cher ami! dit M. de Villeneuve en tendant la main au marquis. --Comment toi!... toi! qui arrives à l'improviste? C'est mal. Le marquis avait prononcé cette phrase avec une telle conviction, que M. de Lorge se détourna pour cacher le sourire qui naissait sur ses lèvres. M. de Villeneuve continua négligemment: --Mon Dieu! cher ami, il ne faut pas m'en vouloir. Je passais à Saintes avec ma femme, et... --Ta femme!... --Oui. Et elle a désiré que je te présentasse à elle. M. de Dampierre distingua seulement alors une dame dissimulée dans l'ombre des tentures. Il salua et reprit: --Tu es donc marié? --A ce qu'il paraît. Madame s'avança. Le marquis la reconnut. --Dieu! --Monsieur le marquis de Dampierre, Madame, dit M. de Villeneuve. Et toi, cher ami, pardonne-moi cette petite comédie; mais Son Altesse est triste depuis ce matin, et j'ai voulu l'égayer un peu. --Je suis heureux et fier, Madame, dit le marquis, que Votre Altesse... --Assez d'Altesse, marquis! reprit Madame, qui jusqu'alors avait gardé le silence. Je suis ici, sur la route et sur le passeport, madame de Villeneuve. --Alors, je remercie madame de Villeneuve, riposta le marquis en saluant de nouveau, de l'honneur qu'elle fait à ma maison, en s'arrêtant sous mon toit. --Marquis, nous avons faim et nous sommes las, dit de Lorge. --Vous avez faim!... Ah! quel malheur! j'ai justement à dîner, ce soir, vingt personnes. --Tant mieux!... --Parmi lesquelles le sous-préfet de Saintes et le lieutenant de gendarmerie de l'arrondissement. --Qu'importe! dit la duchesse: ils ne me connaissent pas, et... d'ailleurs, je suis madame de Villeneuve. En effet, M. de Dampierre présenta les nouveaux venus à ses hôtes, comme des amis attendus par lui. Personne ne reconnut la princesse, personne excepté le brave curé. Le matin, en entonnant _l'Ite missa est_, il avait déjà vu Madame. Il eut un tressaillement en la retrouvant dans le salon du marquis. Nous passerons rapidement sur les détails de ce dîner, malgré le comique de la situation. Le lieutenant de gendarmerie et le sous-préfet de Saintes rivalisaient d'amabilités pour Madame. S'ils avaient su!... A onze heures du soir on se sépara; mais au moment de regagner son presbytère, le curé demanda à _madame de Villeneuve_ de vouloir bien lui accorder quelques instants d'entretien. La duchesse, un peu étonnée, y consentit. --Madame, murmura le curé, ce matin, à la messe... j'ai laissé les autres dire à leur façon. Moi j'ai chanté: _Domine salvum fac regem nostrum HENRICUM_. --Merci! monsieur l'abbé, dit-elle. Ce pauvre curé de campagne n'avait-il pas deviné l'émotion profonde dont ce cœur de princesse et de mère avait dû être secoué? Seul, quand ses ouailles oubliaient, seul il s'était souvenu. Il est vrai que celui qui reste fidèle à son Dieu sait rester fidèle à son roi. * * * * * Le lendemain, dès l'aube, ils repartaient. A Saintes, M. de Bonnechose les rejoignait et montait dans la chaise de poste. Puis, par un crochet fait à travers champs, Madame revenait chez M. de Dampierre. Il était important que, dans le pays, on crût repartis les voyageurs de la veille. Au reste, Madame était brisée de fatigue, et, à la veille de s'exposer à des fatigues plus grandes encore, elle sentait le besoin de prendre quelques jours de repos. Puis, la princesse voulait se faire précéder de ses ordres en Vendée et en Bretagne. Elle resta donc chez le marquis de Dampierre. Son premier mot à M. de Bonnechose avait été: --Où est le maréchal? M. de Bonnechose l'ignorait, et tous l'ignoraient encore. M. de Bourmont se tenait, avec raison, caché dans quelque retraite. Mais Madame devinait que sa présence était indispensable. En effet, M. de Bourmont pouvait seul empêcher de se reproduire le fait désastreux qui avait tant nui à la première guerre de Vendée. Les chefs de 1794, comme ceux de 1832, étant tous égaux entre eux, celui qui obtenait le commandement en chef blessait, par cela même, la susceptibilité des autres. Hélas! même dans le dévouement, il y a des côtés humains, donc des petitesses. Or, le maréchal, par son nom, par son grade, par l'éclat des services rendus, était plus qu'un autre l'homme désigné pour être généralissime. Tous accepteraient avec joie pour premier un maréchal de France. Ensuite, Madame envoya aux principaux chefs la lettre suivante: «Que mes amis se rassurent: je suis en France. Bientôt, je serai en Vendée. C'est de là que vous parviendront mes ordres définitifs; vous les recevrez avant le 25 de ce mois. Préparez-vous donc. Il n'y a qu'une méprise dans le Midi. Je suis satisfaite de ses dispositions, il tiendra ses promesses. Mes fidèles provinces de l'Ouest ne manquent jamais aux leurs. Dans peu, toute la France sera appelée à reprendre son ancienne dignité et à retrouver son ancien bonheur. M-C. R. 15 mai 1832.» Cet ordre collectif fut bientôt suivi d'une proclamation que Madame fit tirer à plusieurs milliers d'exemplaires à l'aide d'une presse portative. Voici ce document: PROCLAMATION DE MADAME LA DUCHESSE DE BERRY _Régente de France_ «Vendéens! Bretons! Vous tous habitants des fidèles provinces de l'Ouest! Ayant abordé dans le Midi, je n'ai pas craint de traverser la France au milieu des dangers, pour accomplir une promesse sacrée: celle de venir avec mes braves amis, et de partager leurs périls et leurs travaux. Je suis enfin parmi ce peuple de héros! Ouvrez à la fortune de la France! Je me place à votre tête, sûre de vaincre avec de pareils hommes. Henri V vous appelle. Sa mère, régente de France, se voue à votre bonheur. Répétons notre ancien et notre nouveau cri: Vive le Roi! Vive Henri V! MARIE-CAROLINE. Imprimerie royale de Henri V.» Comme la circulaire, cette proclamation fut datée du 15 mai. Quand, le lendemain, après huit jours de repos, Madame quitta le château du marquis de Dampierre, elle était précédée de ces lignes chaleureuses et enthousiastes. Pour la suivre maintenant, nous ne pouvons mieux faire que de copier l'écrivain militaire auquel nous devons une partie de ces renseignements[8]: «Les chevaux de M. de Dampierre conduisirent Madame jusqu'à la première poste, où elle prit des chevaux et continua sa route par Saint-Jean d'Angély, Niort, Fontenai, Luçon, Bourbon et Montaigu. Madame la duchesse de Berry traversait en plein jour, et en voiture découverte, le pays que quatre ans auparavant elle avait traversé à cheval, allant de château en château, et entourée des populations accourues sur son passage. Quant à M. de Ménars, propriétaire dans le pays, habitué de toutes les élections, comme électeur et éligible, ayant présidé le grand collége de Bourbon, c'était un miracle qu'il ne fût point reconnu à chaque pas. Sans doute, les voyageurs furent protégés par leur imprudence même. Il est vrai que Madame avait une perruque brune, mais elle avait oublié de noircir ses sourcils blonds. Elle fut obligée de les teindre avec du charbon, pour harmoniser leur couleur avec celle de sa perruque noire...» ... Au relais de Montaigu, M. de Lorge, habillé toujours en domestique, fut obligé, pour ne pas mentir à son costume, de manger avec les domestiques, et d'aider à atteler les chevaux. M. de Lorge se tira de son rôle, comme s'il eût joué la comédie en société. Le 17 mai, à midi, Madame descendait, accompagnée de M. de Ménars, au château de M. de N... Les deux voyageurs changèrent aussitôt de costume avec le maître et la maîtresse de la maison, qui montant dans leur voiture, continuèrent la route en leur lieu et place. Le postillon, que les valets avaient grisé dans la cuisine, tandis que les maîtres changeaient de vêtements au premier, ne s'aperçut de rien; il enfourcha son porteur, à moitié ivre, et prit la route de Nantes, ne se doutant pas qu'on lui avait changé ses voyageurs, ou plutôt qu'ils s'étaient changés eux-mêmes. La Duchesse avait donné rendez-vous à ses amis dans une maison située à une lieue à peu près du château, et appartenant à M. X... Vers cinq heures de l'après-midi, elle prit le bras de M. O... et gagna cette maison à pied, où MM. de Charette et de Ménars, vêtus de blouses, et chaussés de souliers ferrés, ne tardèrent pas à les rejoindre. Le soir, Madame partit pour gagner une cachette qu'on lui avait ménagée dans la commune de Montbert. Elle était accompagnée en outre, par un gentilhomme du pays, M. de la R...e. Quelques paysans escortaient les voyageurs. On demanda à la princesse si elle voulait faire un détour ou passer la Maine à gué. Comme si elle eût voulu s'habituer du même coup à tous les périls, Madame préféra le danger à la lenteur. On hésita pour savoir où l'on passerait la rivière. On se décida pour Romainville, où la Maine est moins profonde. Un paysan qui connaissait les localités, prit la tête de la colonne, sondant le chemin avec un bâton qu'il tenait de la main droite, tandis que de la gauche, il tirait à lui la Duchesse. Arrivés au tiers de la rivière, le paysan et Madame sentirent s'écrouler sous leurs pieds la pile sur laquelle ils avaient cru pouvoir s'aventurer. Tous les deux trébuchèrent et tombèrent à l'eau. Madame, tombée à la renverse, avait disparu, entièrement submergée. M. de Charette s'élança aussitôt, saisit la princesse par le bras, et la tira de la rivière. Mais elle était restée cinq ou six secondes sous l'eau, et avait failli perdre connaissance. Les compagnons de Madame ne voulurent pas lui permettre d'aller plus avant. On la ramena à la maison d'où elle était partie. Elle changea de vêtements, et décidée, dès lors, à changer de route, monta en croupe derrière un paysan. En raison du détour, elle n'arriva que le 18 mai au village de Montbert. Elle y coucha... Cependant, des gendarmes ayant été aperçus aux environs, il fut décidé que, pour plus de sûreté, Madame se réfugierait ailleurs. On approchait du moment décisif, et il ne fallait pas risquer de tout perdre par une imprudence inutile. Aussi le lendemain, 20 mai, Madame se rendit dans une ferme voisine. Ce ne fut que le 21 au soir, que Son Altesse repartit pour gagner la commune de Legé, où devaient se rendre M. de Breulh, et, à son défaut, M. Berryer. Ce fut en effet ce qui arriva. Les royalistes de Paris étaient de plus en plus surveillés. Les ministres de Louis-Philippe devinaient que cette insurrection vendéenne serait sérieuse, et faisaient tous leurs efforts pour arrêter, sinon supprimer, ce qui leur était impossible, tout échange de correspondances entre Paris et la Vendée. Aussi les royalistes de Paris se dirent que si l'un d'eux se risquait à faire le voyage, il serait aussi surveillé étroitement. Une imprudence pouvait amener la découverte de la retraite de Madame, et par conséquent son arrestation. Il y eut un moment d'embarras et d'ennui très-réel pour eux. Heureusement survint une circonstance fortuite qui sauva tout. Berryer reçut avis qu'un assassin de La Charente-Inférieure, qui devait être jugé aux assises de la Rochelle, demandait à être défendu par lui. Le motif d'un voyage était tout trouvé. Le grand orateur cachait l'homme politique sous la robe de l'avocat. Il n'allait plus en Vendée pour aider à l'insurrection, mais bien au contraire pour défendre un assassin. Pour en finir une bonne fois avec ces détails historiques qui, bien qu'arrêtant la marche de notre action, sont rigoureusement nécessaires, voici ce qui se passa: Berryer partit de Paris le 20 mai au matin et arriva à Nantes le 22. L'homme de confiance de la Duchesse l'y attendait. Il vint prendre l'illustre voyageur, et tous deux s'éloignèrent de Nantes à cheval. Au milieu de la nuit seulement, et après de nombreuses et émouvantes péripéties, les deux hommes parvinrent à la retraite que la princesse avait choisie. Que se passa-t-il dans cette entrevue? Hélas! elle n'est que trop connue! Berryer et le comité de Paris étaient entièrement opposés à une action par les armes, action que les hommes énergiques, et réellement dévoués du parti, réclamaient et espéraient. M. Saincaize, M. de Breulh, M. Hyde de Neuville, M. de Chateaubriand lui-même, ne se rendaient pas bien compte de la situation, et craignaient de se jeter dans ce qu'ils appelaient une «aventure.» Berryer usa donc de son influence, influence doublée encore de son éloquence personnelle et de l'avis de ses collègues, pour combattre le projet de Madame. La conférence dura une partie de la nuit. La princesse refusait au nom de son fils, au nom de son devoir, au nom de la mission sacrée qu'elle avait reçue, et qu'elle devait accomplir. A cinq heures du matin, Berryer l'emportait. Madame était vaincue. Elle pouvait résister, refuser, quand on lui parlait des dangers qu'elle courait... Mais Berryer mit en œuvre des raisons qu'une âme élevée et forte comme celle de la princesse devait écouter avec émotion. Il lui parla de son fils, dont elle pouvait compromettre la couronne dans une insurrection; puis de ceux qu'elle ferait orphelins, de celles qu'elle ferait veuves. Madame céda... Elle écrivit une lettre qui suspendait les préparatifs faits pour le 24 mai. Ce fut une faute et une grande faute! A qui doit en incomber la responsabilité? A Berryer d'abord, aux royalistes de Paris et un peu à Madame. Ce fut la seule. Elle manqua de promptitude dans la décision, la force de la volonté et la rapidité dans l'exécution étant un des traits distinctifs de cette puissante nature. Dès que Berryer eut reçu des mains de Madame la lettre qui donnait contre-ordre, il s'éloigna rapidement pour rentrer à Nantes. La princesse renonçant à soulever la Bretagne et la Vendée, devait naturellement quitter la France, où sa présence devenait non-seulement inutile, mais encore dangereuse. Elle comptait rejoindre à grande vitesse Nantes, dans une maison isolée, prendre là un passeport sous un nom supposé, qui l'y attendait, et sortir de France. Mais Berryer ne devait pas voir arriver la princesse. Dès que le fatal conseiller eut disparu, Madame se rappela la mission qu'elle avait reçue: mission sainte, qu'elle tenait de Dieu encore plus que des hommes, parce que Dieu seul donne aux rois l'hérédité de leurs droits. Elle se rappela tout ce qui s'était fait déjà, tout ce qui se ferait encore, sans doute. Peut-être revit-elle les ombres héroïques de Charette, de Lescure et de la Rochejacquelein venir l'adjurer, au nom de leur mort, de continuer l'œuvre qu'elle avait commencée... Elle prit la plume, et, au lieu de partir, envoya à Berryer une lettre où elle lui annonçait que, au lieu d'éclater le 24 mai, la guerre commencerait du 3 au 4 juin. En effet, le 25, M. de Bourmont reçut la lettre suivante: «Ayant pris la ferme résolution de ne pas quitter les provinces de l'Ouest, et de me confier à leur fidélité si longtemps éprouvée, je compte sur vous, mon cher maréchal, pour prendre toutes les mesures nécessaires à la prise d'armes qui aura lieu dans la nuit du 3 au 4 juin. J'appelle à moi tous les gens de courage. Dieu nous aidera à sauver la patrie! Aucun danger, aucune fatigue ne me découragera. On me verra toujours aux premiers rassemblements. Vendée, 25 mai 1832.» Le lecteur comprend maintenant combien avait été funeste le conseil de Berryer. La plupart des chefs ayant fait leurs préparatifs pour le 24 mai, reçurent heureusement le contre-ordre qui remettait la levée de boucliers au 4 juin. Mais quelques-uns de ceux d'en deçà de la Loire ne purent être prévenus, ce qui amena des soulèvements partiels facilement écrasés. Or, à cette date du 25 mai où nous sommes parvenus, une dizaine de chefs avaient reçu des ordres pour attendre. Nous savons que Jean de Kardigân et Henry de Puiseux attendaient, eux, avec leurs hommes, dans les bois de Machecoul. Le 26 au matin, un paysan, le front couvert d'un large et épais chapeau campagnard, se présenta aux avant-postes, derrière lesquels se tenait Madame. Il montra une passe signée du maréchal de Bourmont. --Votre nom? demanda le factionnaire au paysan. --Jean-Nu-Pieds. Ils ne s'appelaient, les uns et les autres, que par des faux noms. --Bien. Jean-Nu-Pieds fut introduit dans une chambre où se trouvait un jeune gars d'environ dix-huit ans, qui mangeait un potage aux choux. Au bruit des pas il se retourna. --Bonjour, marquis! dit-il. C'était Madame, ou plutôt _Mathurine_. X LES BOIS DE MACHECOUL Jean de Kardigân et ses amis avaient été fidèles au rendez-vous. Le 4 mai, toutes les troupes placées sous son commandement, et qui, sans compter les non-valeurs, se composaient de douze cents hommes, se trouvèrent réunies dans les bois de Machecoul. Mais revenons de quelques pas en arrière. Le lecteur a, nous l'espérons, gardé le souvenir de cette nuit agitée où le marquis, la Pâlotte, Jacquelin et Aubin Ploguen avaient fait leur expédition à la crique de Bel-Râch. Au retour, Henry du Puiseux, arrivé sur le brick hollandais l'_Espérance_, avait remis au marquis les dépêches et les ordres de Madame. Puis, deux paysans, un jeune, Pinson, un vieux, Leneguy, étaient venus frapper à la porte du vieux manoir pour demander l'hospitalité. Nul n'avait soupçonné que Pinson était cette Fernande, dont le marquis s'était brusquement séparé. Seul, Aubin Ploguen s'était douté de quelque chose; seul, le Breton fidèle avait pressenti qu'un mystère était caché sous le déguisement de la jeune fille. A son réveil, Pinson éprouva ce double et contraire sentiment de la crainte et de la joie. La joie... car elle était près de Jean. La crainte... car le jeune homme pouvait tout deviner et s'éloigner d'elle encore une fois. Le marquis ne s'aperçut de rien. A peine donna-t-il un regard à ce petit paysan qui lui était envoyé; sur la lettre du vieux Gouësnon, il l'avait purement et simplement accepté dans son état-major; état-major, hélas! dont les fatigues dépassaient souvent celles des simples soldats! Madame appelait à elle tous ses fidèles pour le 4 mai. Le marquis de Kardigân, qui ne pouvait savoir qu'à cette date Madame était à peine au milieu de son périlleux voyage, commanda tous ses hommes pour qu'ils fussent arrivés avec lui dans les bois de Machecoul au jour indiqué. Le voyage de Kardigân à Machecoul se fit par des chemins détournés, nuitamment; les douze cents hommes divisés en petites bandes marchaient isolément. Il est vrai que les autorités des communes savaient parfaitement à quoi s'en tenir. A mesure que le moment de la prise d'armes approchait, les maires dans les cantons, les lieutenants de gendarmerie dans les arrondissements se tenaient préparés à tout événement. Fernande n'avait naturellement pas quitté Jean de Kardigân. Aubin Ploguen, depuis le départ, suivait silencieusement des yeux cet enfant. Il était ravissant, ce petit Pinson! Le costume des paysans bretons de la côte est d'une élégance inconsciente à charmer Neuville ou Stevens, ces maîtres peintres. Figurez-vous une veste étroite s'arrêtant à la taille, et attachée par devant par des boutons de cuivre. Le col de couleur est rabattu, laissant apercevoir le cou bien attaché et ferme de la jeune fille. Sur ses cheveux bruns elle a mis une perruque blonde, cette longue chevelure que les paysans du Morbihan et de l'Ille-et-Vilaine laissent pendre au milieu des épaules. Ces cheveux blonds changeaient l'expression de la physionomie de Fernande au point de la rendre méconnaissable. Malgré les quelques regards que le marquis de Kardigân avait indifféremment jetés sur elle, il ne s'était pas un seul instant douté que ce petit Pinson cachait ce qu'il adorait par-dessus tout au monde. Dans la nuit qui suivit le départ, ils arrivèrent aux bois de Machecoul. La troupe prit son cantonnement sous les fourrés épais. Aubin s'était écarté de ces cantonnements pour aller chercher des approvisionnements nécessaires. Leneguy, la Pâlotte, Henry de Puiseux, Jean, Pinson, M. Lambquin et deux autres paysans formaient l'état-major. Leneguy tailla à pleines branches et eut bientôt construit un petit bûcher derrière lequel vinrent se chauffer les combattants futurs. Il faisait un vent sec qui passait en sifflant à travers les branches. Le pauvre Pinson grelottait. Jean s'en aperçut, et, détachant son manteau, le jeta sur les épaules de l'enfant. --Merci, monsieur, murmura-t-il. Le marquis ne reconnut pas la voix. Et pourtant Dieu sait que sa pensée ne se détournait pas de cette radieuse image qui restait pour lui comme un paradis perdu. Le feu flambait joyeusement. La flamme grimpait à mi-hauteur des arbres, et nos héros s'étaient couchés à terre, tournés vers cette douce chaleur. Jacquelin dormait, M. Lambquin dormait, les trois paysans dormaient. Il n'y avait d'éveillés que ceux que secouait une passion humaine. --Remarques-tu la tristesse de la Pâlotte? demanda Henry à Jean. --Oui. --Sais-tu d'où cela vient? --Non. --Mon cher, il y a dans cette femme quelque chose qui m'intrigue. Le romanesque de sa vie a un côté séduisant. Quand on pense que cette paysanne si belle sous sa robe de laine, qu'elle semble être encore une grande dame, a été la baronne de Sergaz! Et la baronne de Sergaz n'était elle-même qu'une obscure ouvrière de Lille! --Où veux-tu en venir? --Tu me traiteras de rêveur. --Va toujours. --Eh bien! je suis convaincu qu'il y a en elle quelque chose que nous ne connaissons pas: je viens de te le dire, et je suis sûr de ne pas me tromper. --Quoi? --Eh! si je le savais, je ne te le demanderais pas! --Enfin... --Écoute. Ses yeux ont parfois une fixité qui m'inquiète... Pinson était placé à côté d'Henry de Puiseux. A mesure que le jeune homme parlait, il se tournait doucement, afin de prêter une attention plus grande à ce qu'il disait. Il eut un léger tressaillement, et jeta involontairement les yeux sur la Pâlotte; en effet, la jeune femme, assise devant le feu, la tête appuyée dans la main, semblait rêver profondément. Son regard fixe, dardé sur la flamme, paraissait y contempler la suite d'un roman, le spectacle d'un drame. --Dieu! murmura Pinson, elle aime! Était-ce l'amour? Henry continua: --Mon cher Jean, la vie a des fatalités étranges. Plus je vais, plus je le sens. Elle est faite de soubresauts et de hasards. Qui nous aurait dit, il y a quatre ans, quand la flotte du roi de France partait pour Alger, quand il racontait avec joie à LL. AA. RR. Madame la duchesse de Berry et Madame la Dauphine, les premiers triomphes de ses soldats, qui nous aurait dit qu'une heure viendrait, heure rapprochée, où ce roi vainqueur souffrirait en exil, où l'une de ces mêmes princesses viendrait partager notre existence de périls et de privations? Eh bien! ami, je sens qu'un drame va se jouer autour de nous. Il est là, dans l'ombre, près de ce feu où nous nous chauffons, près de ce bois où nous nous sommes réfugiés. --Tu rêves! --Qu'avais-je dit? Tu ne me crois pas!... Tiens! as-tu remarqué ce petit Pinson? --Le fils de Gouësnon? --Ah! c'est le fils du fameux Gouësnon? --Oui. --C'est étonnant... --Pourquoi? --Oh! rien. --Mais que voulais-tu me raconter sur cet enfant? --Rien, te dis-je... Pinson avait écouté la suite des paroles d'Henry de Puiseux avec une attention aussi grande que le commencement. Seulement, une crainte vague s'était emparée de son cœur. Pauvre Fernande! N'avait-elle donc pas encore fini son dur apprentissage de la souffrance? Henry et Jean avaient cessé de causer. Tous les deux s'étaient enveloppés dans leurs manteaux et dormaient. Les deux femmes, seules, ne trouvaient pas le sommeil. Ah! si la Pâlotte avait su! Mais elle ne pouvait pas savoir. Pinson essuya doucement une larme qui coulait sur sa joue. --Il est là! et il me croit bien loin de lui, pourtant! murmura-t-il. C'était la seconde fois que cette idée-là lui venait... Tout à coup, la Pâlotte se redressa. Elle jeta un regard autour d'elle. Elle crut, sans doute, que personne ne pouvait la voir, car elle se pencha vers Jean, comme pour contempler son visage. Ses yeux brillaient, et la pâleur de son front avait augmenté. Ce fut une révélation pour Pinson. --Grand Dieu! dit-il à voix basse, est-ce que M. de Puiseux aurait eu raison? Est-ce que?... Elle n'acheva pas. Une angoisse sourde l'oppressait. XI LA PALOTTE ET PINSON Quand vint le matin, tous les soldats rangés sous les ordres du marquis de Kardigân étaient réunis dans les bois de Machecoul. Dès lors une vie nouvelle commençait pour nos héros. Madame cessait de s'appeler madame; on ne devait plus la nommer que _Mathurine_ ou _ma Tante_, quand elle resterait en paysanne; que _Petit-Pierre_, quand, ainsi que Fernande, elle deviendrait un jeune gars de Bel-Râch ou d'Erqui. Le marquis de Kardigân devenait _Jean-Nu-Pieds_, et Henry de Puiseux, _Petit-Bleu_. Jean-Nu-Pieds ordonna de commencer aussitôt les travaux de défense. Ces travaux étaient fort importants; car il ne fallait pas s'exposer à se laisser tourner par les troupes de Louis-Philippe. Voici en quoi ils consistaient: Le marquis fit abattre à chaque sentier débouchant de la forêt dans la plaine une centaine d'arbres. Ces arbres, placés en travers de la sente, formèrent un obstacle infranchissable devant lequel devaient s'arrêter les soldats, pendant que les chouans feraient feu, abrités derrière leurs palissades. Ce travail dura toute la matinée, et chacun y prit part, Pinson et Jacquelin comme les plus grands. A midi, les chouans commencèrent à visiter leurs armes à feu. Puis, le marquis fixa à chaque escouade son cantonnement particulier. Les onze ou douze cents hommes placés sous son commandement étaient divisés en dix bataillons de cent quinze hommes chacun environ; cinq bataillons avaient pour chef Henry de Puiseux; les cinq autres Jean-Nu-Pieds. A son tour, chaque bataillon formait quatre escouades de vingt-cinq à trente hommes. Au milieu des bois de Machecoul s'élèvent des grottes vastes, qui ont dû être autrefois des dolmens, ces autels où les prêtres druidiques offraient des sacrifices humains à leurs dieux sanglants. Là étaient emmagasinés des cartouches et des vivres. Il y en avait pour deux mois. Et quand ces provisions seraient épuisées, la mer se chargerait, par le vaisseau l'_Espérance_ ou un autre, d'en apporter de nouvelles. Le soir de ce second jour, on distribua des vedettes. Jean et Henry avaient à peine une heure à eux pour causer. Tout leur temps était absorbé par les soins de leurs commandements. Une huitaine de jours s'écoulèrent ainsi: on était au 13 mai. Jean-Nu-Pieds commençait à devenir inquiet du retard éprouvé par Madame. Il savait cependant que Son Altesse était en France, et que la tentative de Marseille avait échoué. Toutes ces préoccupations avaient naturellement empêché le marquis de remarquer Pinson. Mais si, lui, n'avait pas prêté son attention au prétendu fils du vieux Gouësnon, il n'en était pas de même d'Aubin Ploguen et de la Pâlotte. Le Breton et la jeune femme, pour des raisons différentes, il est vrai, voyaient plus clair que les autres. Seulement, Aubin était arrivé à une certitude presque complète, tandis que la Pâlotte ne faisait encore que soupçonner. Fernande semblait ne pas se douter ni s'apercevoir de la surveillance dont elle était l'objet. Comment la pauvre enfant se serait-elle méfiée? Il est vrai que le regard calme d'Aubin Ploguen la gênait quand il s'arrêtait sur elle. Mais la loyauté qu'elle lisait dans cet œil clair ne lui inspirait aucune crainte. Quant à Henry de Puiseux, il avait oublié presque entièrement les soupçons qui lui étaient venus tout d'abord. Vers le 17 mai, Jean-Nu-Pieds reçut la proclamation et la circulaire écrites par Madame au château de M. de Dampierre, proclamation et circulaire que le lecteur connaît déjà. Dès lors, en calculant l'arrivée probable de Madame, il pouvait fixer le jour où il se rendrait auprès d'elle. D'un autre côté, comme naturellement plus approchait le moment de la lutte, plus il fallait augmenter la surveillance, il fit faire de nouveaux travaux de défense. Les bois de Machecoul ne pouvaient être attaqués que sur leur versant nord. Il résolut de les enceindre de ce côté-là par un long fossé circulaire qui formerait une espèce de contrefort. Il fut arrêté que les travailleurs partiraient dès l'aube, pendant que la Pâlotte, Jacquelin et Pinson iraient à Nantes aux nouvelles. La Pâlotte accepta cette mission avec joie; mais quand elle sut que Pinson devait l'accompagner, elle ordonna à son fils de rester dans les bois. Elle désirait sans doute rester seule avec ce singulier paysan qui avait les pieds si petits et les mains si blanches. Ils partirent tous les deux au matin, emportant des provisions pour la journée. Fernande, loin de dépérir dans cette vie de fatigues et de dangers, prenait chaque jour de nouvelles forces. Il y a de ces natures que l'existence active grandit et réconforte. --Viens, petit, dit la Pâlotte en prenant le bras de la jeune fille. Pinson dégagea son bras tranquillement, sans brusquerie, et suivit la Pâlotte qui avait pris le sentier de la plaine. --C'est étrange, pensa la Pâlotte. Les deux femmes descendaient le petit chemin tout vert, ombragé par des arbres épais, dans lesquels chantaient les oiseaux, qui fêtaient le printemps. De temps en temps, elle jetait un regard curieux sur son compagnon, non qu'elle eût deviné une femme dans Pinson: elle était à mille lieues de cette idée, mais elle avait la prescience qu'on lui cachait un mystère, peut-être même un danger menaçant pour Jean de Kardigân. Fernande se taisait. Quand le cœur est rempli de pensées, les lèvres restent muettes. Arrivées au tiers de leur course, la Pâlotte tira de son bissac le déjeuner et proposa à Pinson de prendre des forces: --Au reste, petit, tu dois connaître le pays, dit-elle. --Oui. --Est-ce que tu n'es pas de Savenay? --En effet. --Ton père, le vieux Gouësnon, chez lequel nous arriverons à la nuit, car n'oublie pas que nous ne devons pas nous montrer de jour, ton père, le vieux Gouësnon, pourra bien nous offrir l'hospitalité? --Certainement... Il y eut un silence. La Pâlotte avait fait deux parts de la viande froide et du pain emportés par elle. --Tiens, prends, petit. Et elle lui tendit sa part du déjeuner. --Merci. --Sais-tu que tu n'es pas bavard? continua la Pâlotte. --C'est que je parle mal le français, répondit Pinson, avec un léger embarras et en traînant un peu sur ses mots, comme s'il eût fait un effort pour les trouver. --Tu connais mieux le bas-breton, n'est-il pas vrai? --Dame!... --Eh bien! veux-tu m'en dire quelques mots? C'est une vraie musique, votre langage de ces côtés-ci, et je n'aime rien tant que l'entendre. Fernande avait été élevée aux environs de Savenay, nous l'avons dit. Elle connaissait donc à merveille le patois breton, et rien ne lui était plus facile que de contenter la Pâlotte. Celle-ci vit que cette première épreuve échouait. Elle remit à plus tard la suite. --Allons, en route, petit, dit-elle. Toutes les deux reprirent leur marche. Au reste, elles n'avaient pas à se hâter; de Machecoul à Nantes il y a à peine une demi-journée de marche. Elles devaient seulement entrer à la nuit tombante dans la capitale de la Loire-Inférieure, où le vieux Gouësnon était venu de Savenay, exprès pour les recevoir et leur donner des nouvelles. Elles tournèrent donc à droite, laissant sur la gauche le lac de Grandlieu, et dépassèrent bientôt Château-Thibaut. --Avons-nous des amis ici? demanda la Pâlotte, qui montra à son compagnon le village assis à leurs pieds au bas de la colline. Cette demande augmenta encore la gêne de Pinson, qui de rouge qu'elle était devint blanche. --Mais... --Tu ne le sais pas? --Si... je le sais... --Aussi... je me disais que c'eût été trop étonnant. Comment! toi...--toi qui es du pays...--car tu es du pays...--ne connaîtrais-tu pas ce château? --Mais je le connais, je le connais. --En bien! à qui appartient-il? En faisant cette question, la Pâlotte ne se doutait pas de l'effet qu'elle produisait sur Fernande. --Il appartient à un bleu, murmura-t-elle d'une voix étranglée. --A un bleu? --Oui. --Et comment s'appelle-t-il? Tu dois le savoir, puisque tu es... puisque tu es du pays. --Il s'appelle... Elle s'arrêta et ajouta plus bas: --Monsieur Grégoire... En effet, la maison était un bien de son père. XII OU LA PALOTTE GUETTE Le reste du voyage fut silencieux jusqu'à Nantes. Elles y arrivèrent à la nuit tombée. La Pâlotte réfléchissait aux étrangetés de Pinson; Pinson s'effrayait des questions réitérées de la Pâlotte. Celle-ci était de plus en plus persuadée que son compagnon lui cachait la vérité. Mais elle ne le soupçonnait pas d'être une femme. Non. Aubin Ploguen seul avait eu comme une arrière-pensée de la réalité; mais la Palôtte croyait que Pinson était un espion envoyé par les autorités de Louis-Philippe. Comment M. de Kardigân eût-il pu se méfier de cet enfant? Le vieux Gouësnon les attendait dans une petite maison, à l'extrémité des ponts de Cé. Il vint les bras ouverts à Pinson, et l'embrassa en disant: --Bonjours, mon gars! --Il le connaît donc! pensa la Pâlotte, alors il n'aurait pas menti. En effet, il était bien difficile de se méfier du vieux Gouësnon, un austère chouan, le seul vivant de ceux qui avaient fait toutes les guerres de Vendée depuis 1793. On citait avec orgueil, dans la lande, un mot de Charles X, qui avait dit: --Le paysan Gouësnon est un bon gentilhomme. Gouësnon conduisit les deux femmes aux deux couchettes qui leur avaient été préparées. Ces deux couchettes étaient placées dans des mansardes attenantes l'une à l'autre. Pinson avait l'air d'être brisé de fatigue. La Pâlotte allait s'étendre sur son lit, quand il lui sembla entendre un bruit de pas au dehors. Elle ouvrit la petite fenêtre de sa mansarde et regarda. En effet, la chambre de Jacqueline était au premier étage, et de là, on pouvait facilement voir et entendre dans la rue. Elle se pencha. Il faisait nuit. Une clarté douce s'épandait sur tous les objets, colorant de ses reflets mats les murailles de la maison. Or, contre cette muraille se tenait appuyé un homme, enveloppé d'un manteau, et dont un chapeau couvrait le visage. Cet homme ne pouvait se douter de l'espionnage dont il était l'objet. Au reste, il n'eût pu apercevoir la Pâlotte, à demi cachée derrière les contrebas de la mansarde. Il attendit là pendant un quart d'heure. Cependant la ruelle était déserte. Personne, en ce temps troublé, ne se serait risqué si tard en un quartier isolé. Au delà du cercle des maisons, on voyait l'enfilade des ponts de Cé, déserts eux aussi. Quand un quart d'heure se fut écoulé, l'homme se retourna, et ramassant un petit caillou sur le sol, le jeta contre les vitres de la mansarde occupée par Pinson. La Pâlotte avait éteint sa chandelle. Celle du petit gars se reflétait encore derrière les fenêtres. Était-ce donc un signal? Jacqueline retenait son souffle pour ne pas trahir sa présence, elle se croyait en face d'une machination infâme: qui sait si elle n'était pas sur la trace d'un complot d'espionnage? Deux fois de suite l'homme embusqué jeta des pierres contre les vitres. La fenêtre de Pinson ne s'ouvrit pas. Enfin, il se mit à frapper cinq fois dans ses mains, à intervalles inégaux. Aussitôt la fenêtre s'ouvrit. --Est-ce vous? dit la voix de Pinson. --Oui. --Quand êtes-vous arrivé de Paris? --Hier matin. --Que m'apportez-vous? --Une lettre. --Ah! Pinson prononça ce mot d'une voix étouffée. --Comment ferez-vous pour me l'envoyer? --Avez-vous une corde? --Oui. --Laissez-la pendre. J'y attacherai la lettre. Pinson fit glisser le long de la maison une ficelle assez forte. Elle se releva bientôt tirée par la main émue de la jeune fille, et la Pâlotte aperçut distinctement un morceau de papier blanc à son extrémité. --Si je pouvais m'en emparer? pensa-t-elle. Comment faire? --Merci, ami, murmura Pinson. Vous avez été bon et dévoué, merci! --J'ai quelque chose à vous demander? --A moi? --Oui. --Parlez vite. Si cela est en mon pouvoir... --Je veux pénétrer dans les bois de Machecoul. --C'est impossible! --Impossible? N'importe! il le faut. --Hélas! Jérôme, que me demandez-vous là? Je sens qu'on se méfie de moi là-bas. Le vieux Gouësnon m'a pourtant fait passer pour son fils, ce devrait être un titre suffisant. Mais non. Je devine aux regards qu'on me lance qu'on me redoute: un enfant! --Ils sont donc soupçonneux? --Oh! oui. --Comment faire? --Pourquoi teniez-vous à pénétrer dans les bois de Machecoul? --Ce serait trop long à vous raconter. Attendez que je puisse causer longuement avec vous. --Avez-vous vu mon père? --Oui. --Écoutez-moi aussi, je veux absolument vous parler. Demain soir nous serons, ma compagne et moi, dans la cabane de Jozon le pêcheur, au bord du lac de Grandlieu. Allez au château de M. Grégoire, à Château-Thibaut. Vous direz que vous venez de ma part et on vous ouvrira. Demain soir, à onze heures, j'irai vous attendre dans une barque, qui est à cent mètres environ de la cabane de Jozon. La barque est cachée sous des arbres très-feuillus; on ne pourra nous voir. --Bien. A demain! --A demain. Vous n'oublierez rien? --Non... La fenêtre se referma, et la Pâlotte n'entendit plus que le bruit des pas d'un homme qui s'éloignait. Elle rentra dans sa mansarde, et, haletante, émue jusqu'au fond de l'âme, elle se mit à réfléchir à la portée, à la signification de la scène nocturne qu'elle venait de surprendre. --J'avais bien deviné, pensait-elle. Ce Pinson est un espion, un traître! Il veut vendre le maître... Mais je suis là, moi! Elle marchait dans l'étroite chambre, les bras croisés sur sa poitrine; un feu sombre brillait dans ses yeux. --Et tous ces hommes qui sont les amis du maître n'ont rien vu! Ils ont cru à ce Pinson! Oui, mais eux, ce ne sont que les amis, tandis que moi... tandis que moi!... Elle s'arrêta. Puis, elle reprit avec une animation croissante: --Je garderai ce secret pour moi seule. Je veux être seule à veiller... Quand il saura que je l'ai sauvé, peut-être son cœur s'amollira, et alors!... Un sourire vint effleurer la lèvre de cette splendide créature. Elle resta quelques instants encore à rêver; puis elle s'étendit sur sa couchette. Mais elle ne put dormir. Le lendemain, dès l'aube, elle était debout, n'ayant pu réussir à fermer l'œil de la nuit. Elle avait réfléchi. La complicité de Gouësnon dans une trahison lui paraissait inadmissible. Le mieux était de croire, selon elle, que la religion du vieux chouan avait été surprise. En tous cas, elle était frappée de ce qu'avait dit Pinson. --Vous irez de ma part à la maison de M. Grégoire, à Château-Thibaut, et l'on vous ouvrira. Or, quand la veille, elle avait demandé à Pinson qui était ce M. Grégoire, Pinson lui avait répondu: C'est un bleu. Au reste, l'enfant avait dit vrai. Gouësnon les envoya au lac de Grandlieu. Sa maison du pont de Cé était observée. Il valait mieux ne pas exposer les dépêches à être surprises. La journée s'écoula entièrement, sans que ni l'une ni l'autre ne sortissent. La Pâlotte feignait de ne rien savoir. Au rebours de la veille, où elle s'était montrée méfiante avec son compagnon, elle fut plus pleine d'entrain et de gaieté en lui parlant. Puis, à quatre heures du soir, Gouësnon fit atteler une petite charrette. On la remplit de foin et de paille, comme pour simuler le retour d'un marché, les deux femmes montèrent sur le petit banc, et Gouësnon prit place à côté d'elles. En deux heures ils arrivèrent à Château-Thibaut. Sur la route, ils rencontrèrent des soldats. A une lieue et demie du village, un groupe d'hommes sur la route. --Arrête, la voiture, cria une voix mâle. Gouësnon retint son cheval. Celui qui avait crié s'approcha. C'était un homme de cinquante-cinq ans environ, haut en couleur, de grande taille et d'expression énergique. Il portait les insignes de général de brigade. Le cordon de commandeur de la Légion d'honneur brillait à son cou. Cet homme était le général Dermoncourt, récemment envoyé de Paris pour commander la subdivision de la Loire-Inférieure. Gouësnon le reconnut sans doute, car il porta béatement la main à son béret, en prenant cette mine niaise que savent si bien se donner les Bretons dans les circonstances difficiles. Que voulez-vous? La Bretagne est si près de la Normandie! --Où vas-tu? demanda le général. --Où je vas, monsieur? Il y eut un silence. Dermoncourt observait attentivement le paysan. --Ah! mon gaillard, je te connais! dit-il. Holà! deux hommes, pour m'empoigner celui-là!... XIII BLANCS ET BLEUS A l'ordre du général Dermoncourt, deux chasseurs à cheval s'élancèrent. Avant que Gouësnon ait pu se défendre, il était jeté à bas de la charrette et conduit au milieu d'un groupe de soldats. Le paysan ne dit pas un mot. Il se contenta de jeter un coup d'œil à Pinson, coup d'œil énergique, qui contenait un monde de paroles. Pinson-Fernande feignit de n'avoir rien vu. Mais se tournant vers le général Dermoncourt: --Comment, général, vous arrêtez mon ami Gouësnon? --Tais-toi, blanc-bec! Et toi, le vieux, avance à l'ordre. Dis-moi, te rappelles-tu le capitaine républicain commandant l'escouade qui prit Charette? --Oui, répondit Gouësnon d'une voix grave et sombre. --L'as-tu reconnu? Le paysan darda sur l'officier son regard farouche: --Oui... Il y eut un silence, pendant lequel ces deux hommes, ennemis éternels l'un de l'autre, se regardèrent attentivement. --Ah! tu le reconnais? reprit Dermoncourt de sa voix sèche et vibrante. Eh bien, tu as bonne mémoire. Je ne t'ai pas oublié, mon gars! Tu étais dans le bois, à cinq mètres de la place où Charette gisait, blessé à mort; ce qui n'a pas empêché les gredins de Nantes de le fusiller... lui, un soldat... lui, un héros!... Moi, j'étais le capitaine. Quand je me suis avancé vers lui, pour le relever, tu t'es adossé contre un arbre... Je te vois encore! et tu m'as tiré un coup de fusil. Est-ce vrai? --C'est vrai! --Tu vois que j'ai la mémoire bonne, mon gars. Tes cheveux et ta barbe ont blanchi comme les miens. N'importe: les événements et les années ont passé sur nous sans nous changer tous les deux... Gouësnon s'était redressé. Un feu sombre luisait dans son œil. Il se croisa les bras et se postant en face du général: --Je ne sais pas mentir! dit-il. Oui, je vous reconnais, moi aussi! je vous l'ai avoué. Vous êtes le bleu qui a relevé Charette... J'ai tiré sur vous... je vous haïssais... je vous hais encore! Et après? Il n'y a rien de changé, comme vous dites: vous à gauche, moi à droite. Empoignez-moi, si bon vous semble; faites-moi fusiller, par rancune: je m'en soucie comme d'une noix verte. Que j'aie le temps de me recommander à la bonne Dame-d'Auray, et je serai content. Allons, faites vite! Vous êtes bleu, je suis blanc: ni vous, ni moi, n'aimons à attendre! Rien ne saurait rendre l'énergie sauvage avec laquelle Gouësnon prononça ces paroles. Les soldats de Dermoncourt se regardaient, émus malgré eux par le courage de cet homme qui, adossé à la mort, se retournait comme le sanglier pour se défendre encore. Le général mâchait sa moustache grise avec acharnement. Lui aussi était impressionné. C'était un honnête homme, fort dans le danger, calme dans le repos. A quarante ans de distance, il retrouvait les mêmes haines, les mêmes colères. Et lui, le républicain convaincu, lui, qui avait traversé l'épopée impériale en gardant sa conviction pure et entière, il se demandait quel pouvait bien être ce principe qui faisait si grands, si fermes dans leur foi, ces hommes, toujours les mêmes. --Écoute bien, vieux, reprit-il. Je t'ai fait arrêter, non pour le passé, mais pour le présent... Jadis, en venant au secours de ton général et en tirant sur moi comme sur un lapin, tu as fait ton devoir: exactement comme je fais le mien aujourd'hui. Mais, comprends-moi: tu m'es suspect. On m'a dit que les blancs s'étaient réfugiés dans les bois de Machecoul... Je te rencontre sur le chemin de Machecoul... Tu saisis, hein? Explique-toi, allons! Pinson avait suivi cette scène impressionnante avec une évidente émotion. Il s'avança vers Dermoncourt. --Général, dit-il... --Ah! c'est encore toi, blanc-bec? --Oui, c'est encore moi. J'ai à vous dire une chose importante. --Eh bien! parle... --Non. --Tu ne veux pas parler? --A vous, si; mais devant tous vos soldats, jamais! Dermoncourt savait qu'en temps de guerre il ne faut rien négliger. Il poussa son cheval sur le côté, et fit signe à Pinson de s'approcher. Quand le jeune gars fut à portée, il le saisit par la ceinture et, le hissant jusqu'à lui, l'assit sur le devant de sa selle. --Allons, que veux-tu? --Général, dit Pinson à voix basse, et de façon à n'être entendu que de l'officier général, me reconnaissez-vous? --Toi! --Oui, moi. --Non!... --Je suis Fernande Grégoire. Dermoncourt fit un tel soubresaut que son cheval recula. --La fille de votre ami M. Grégoire, continua Pinson, le républicain, comme vous. --Vous, Fernande!... En effet, Dermoncourt était un des meilleurs amis du conventionnel. Bien souvent il avait fait sauter Fernande sur ses genoux quand elle était enfant. --Oui, je comprends, dit-elle, vous ne reconnaissez plus votre Fernande. Ces cheveux blonds la changent plus que les cheveux blancs n'ont changé Gouësnon... --Comment êtes-vous ici? --Vous ne comprenez pas encore? --Sous ce costume?... --J'étais à Château-Thibaut, chez mon père, quand le mouvement vendéen a éclaté. Je suis sûre des paysans de chez nous. Mais les autres, ceux des paroisses d'à côté, pouvaient m'arrêter. Alors, quand je suis obligée d'aller à Nantes, je me déguise, et Gouësnon me conduit. Son royalisme est connu: nul n'oserait me prendre avec lui. L'explication était tellement simple que le général Dermoncourt n'hésita pas. --Allons, descends, mon petit gars, fit-il tout haut à Fernande. Pinson se laissa glisser le long de la selle et courut remonter en voiture. --Quant à toi, vieux, dit-il à Gouësnon, tu es libre. Lâchez-le, vous autres. Le chouan reprit sa place dans la charrette. --A vous revoir, mon général! dit-il. --Bah! je ne te souhaite pas de me revoir! répondit l'officier. Bon voyage, les enfants. La carriole reprit sa route dans la direction du lac de Grandlieu, pendant que Dermoncourt et son escorte retournaient à Nantes. A mesure que Gouësnon avançait, il comprenait la portée des paroles du général. Comme on savait les blancs dans les bois de Machecoul, des patrouilles nombreuses circulaient autour de Château-Thibaut et du lac. A six heures ils arrivaient au village. A sept heures, en suivant de nombreux détours, ils débouchaient sur le lac, et Gouësnon conduisait ses voyageurs à la petite cabane du garde. La Pâlotte, depuis la rencontre faite sur la route, était plus que jamais convaincue que Pinson était un espion. S'il en était autrement, comment expliquer que Dermoncourt aurait rendu le chouan si vite à la liberté? Elle se répétait tout bas les paroles que l'inconnu de la nuit avait dites à Pinson: --Il faut que je pénètre dans les bois de Machecoul. Et la réponse du petit gars: --Demain, à onze heures du soir, j'irai vous attendre dans une barque qui est à cent mètres environ de la cabane de Jozon. La barque est cachée sous des arbres très-feuillus; on ne pourra nous voir! Quand ils furent enfermés tous les trois dans cette cabane, Gouësnon mit sur le banc de pierre, qui servait de lit à Jozon, un dîner composé de pain et de figues sèches. Après «le dîner», il alluma sa pipe et se plongea dans ses songes. La Pâlotte, elle, ne perdait pas des yeux Pinson, qui feignait de dormir. Quand la jeune femme crut que le petit gars dormait, elle se leva doucement. Elle ouvrit avec précaution la porte de la cabane et se dirigea vers la route. Fernande ne prêta qu'une attention médiocre à ce départ. Un instant après, la Pâlotte rentra; dans un coin de la cabane, Jozon avait entassé les outils de menuiserie qui lui servaient à radouber sa barque ou à réparer les dommages que le vent faisait à sa maisonnette. Elle prit un vilbrequin et sortit. Mais elle avait eu le temps de s'emparer de l'outil et de le cacher sous sa robe, avant que Fernande s'en aperçût. Au reste, la jeune fille dormait presque. Les fatigues physiques et morales de son être l'épuisaient. La Pâlotte avait quitté la cabane à huit heures; à dix heures, elle revint. Pinson attendait avec impatience l'heure du rendez-vous qu'elle avait donné à Jérôme, car l'homme embusqué de la nuit précédente n'était autre que notre ancienne connaissance, l'ouvrier Jérôme Hébrard. Fernande avançait doucement, sous la nuit étoilée, vers la barque qui attendait sous son dôme de feuillage. Elle l'aperçut bientôt. Mais la barque était vide. Jérôme n'y était pas... XIV LA JALOUSIE DE L'UNE ET L'AMOUR DE L'AUTRE Fernande regarda attentivement à droite et à gauche. Elle espérait apercevoir Jérôme. Rien ne paraissait. Alors elle se glissa dans le feuillage, entra dans la barque et attendit. Quand elle était seule, la pauvre enfant aimait à donner libre essor à ses rêves. Elle aimait à reporter sa pensée sur celui qu'elle avait choisi entre tous, et dont elle se sentait bien à jamais séparée. Combien de temps dura cette sorte de rêve? Il lui eût été impossible de le dire. Elle avait d'abord pensé à cette étrange disparition de Jérôme. Comment et pourquoi l'ouvrier n'était-il pas au rendez-vous donné? Puis la lassitude reprit le dessus. Elle attendit avec une impatience moins fébrile, et enfin, elle s'endormit de nouveau, épuisée, comme dans la cabane. * * * * * Il faisait une radieuse nuit de printemps. De douces effluves remplissaient l'air. Par instants, la barque inclinée légèrement au gré des vagues invisibles du lac, s'agitait et semblait s'éloigner du rivage. Une tête de femme, pâle et triste, parut dans l'encadrement des feuilles tombantes. Cette femme s'arrêta un instant, examinant avec soin l'étendue de l'eau. C'était la Pâlotte. Quand elle se fut assurée que le petit Pinson dormait, elle se glissa dans la barque et détacha l'amarre qui la retenait à la rive. L'esquif entraîné commença de s'éloigner doucement, et prit le large. La Pâlotte n'était pas reconnaissable. Un long et épais manteau la recouvrait entièrement. Assise à l'arrière on n'eût pu reconnaître son sexe. Était-ce un homme on une femme, cette statue sombre qui se tenait là immobile? La barque filait toujours, entraînée par le remous caché. La Pâlotte regardait fixement le petit gars. Un éclair d'orgueil se lisait dans son regard. De temps à autre, elle reportait les yeux sur la côte, et ne pouvait cacher sa joie en la voyant fuir du regard. Quand l'esquif fut parvenu au milieu du lac de Grandlieu, la Pâlotte étendit la main et toucha Pinson à l'épaule. La jeune fille souriait tristement dans son rêve. Elle murmurait encore le refrain de la naïve chanson bretonne: Je ne peux pas me consoler, Mon ami vient de s'en aller! --Pourquoi chante-t-il cela? pensa la Pâlotte. Une seconde fois elle éveilla Pinson. L'enfant ouvrit les yeux, et aperçut devant lui cette ombre assise. --C'est vous, Jérôme? dit-il. La Pâlotte entr'ouvrit son manteau. Un rayon de lune tombant d'aplomb sur elle l'enveloppa de clarté. --C'est... c'est vous!... balbutia Fernande. --Oui, c'est moi. --Pourquoi? Dieu! Pourquoi?... --Pourquoi je suis ici? Parce que je me méfiais de vous. J'ai tout entendu la nuit dernière; et je suis sûre, maintenant, de ce que je ne faisais encore que soupçonner. --Je... je ne... comprends pas. --Vous allez comprendre, reprit la Pâlotte de sa voix glacée. Ah! vous avez cru que je vous laisserais trahir le maître, le vendre? Allons donc! Fernande se souleva à moitié sur le banc vermoulu de la barque. --Trahir le maître! le vendre! moi! Trahir Jean?... Oh! Elle se cacha la figure avec un mouvement d'horreur tel, que la conviction de la Pâlotte fut un moment ébranlée. --Je veillais, continua-t-elle bientôt, je veillais et je sais tout maintenant. Vous êtes venu parmi nous pour deviner nos secrets et les livrer; pour connaître le fort et le faible de vos prétendus amis et les livrer. Ne niez pas... j'ai tout entendu la nuit dernière, je vous le répète.--Vous n'êtes pas le fils de Gouësnon. Qui êtes-vous donc, sinon un espion? vous qui d'un mot calmez la colère d'un général et faites rendre la liberté à un chouan? Et comme Pinson, écrasé de stupeur, ne répondait pas elle ajouta: --Je vais vous le dire, vous êtes un espion! Tu es un de ces maudits qui viennent... La Pâlotte ne put continuer. Comprenait-elle le passé? Comprenait-elle qu'elle avait joué, elle aussi, ce rôle odieux qu'elle reprochait à Pinson? --N'importe! je te tiens là et tu vas mourir! --Mourir! --Oui. --Mais... --Tais-toi. Tu ne saurais m'émouvoir. Tu vas mourir. Ton Jérôme, ce complice de ton crime, est prisonnier des nôtres à l'heure qu'il est. Ah! tu te croyais en sûreté chez ce Grégoire, dont tu lui avais ouvert la maison? Eh bien, moi, je l'ai dénoncé aux chouans, et, à cette heure, il est transporté dans les bois de Machecoul... Tu vas mourir! --Madame, dit doucement Fernande, il y a un secret en moi, c'est vrai... --Ton secret? Les vagues du lac de Grandlieu vont l'étouffer! Puissent-elles être assez fortes pour en laver la souillure. Pendant que tu dormais... là-bas... dans la cabane... j'ai pris une vrille, et patiemment, pendant deux heures, j'ai creusé le fond de cette barque. Que j'ôte le tampon de feuilles placé dans cette plaie de l'esquif, et... Fernande poussa un cri sourd. Elle comprenait!... En effet, l'eau commençait à entrer dans la barque; elle perçait à travers les feuilles vertes que la Pâlotte avait mises dans le trou fait par la vrille. --Malheureuse! s'écria Pinson. Vous ne saviez pas qui j'étais!... et vous avez cru!... Jérôme, que vous croyiez un complice, Jérôme est un ami de Jean, comme moi. Il voulait pénétrer dans les bois de Machecoul pour voir le maître... Ah! votre haine nous a bien servis: il l'aura vu... Savez-vous d'où il venait? M. de Chateaubriand l'envoyait à Machecoul prévenir M. de Kardigân d'une trahison qu'il a surprise... --Après? et vous? --Moi?... Fernande hésita un moment. Puis, d'un brusque geste, comme si elle eût deviné qu'elle était entre la vie et la mort et qu'il n'y avait pas à hésiter, elle arracha sa perruque blonde. La Pâlotte resta stupéfaite. Elle avait une femme devant elle. --Vous comprenez maintenant, n'est-ce pas? dit Fernande avec hauteur. --Vous... une femme! --Oui. --Pourquoi ce déguisement? --Ceci est mon secret. --Alors gardez votre secret; moi, je garde mon soupçon. Une femme qui se déguise et vient pour nous... c'est un espion! Je me rappelle la légende qui m'a été contée, la légende de 93. Ce chef vendéen que le Directoire ne pouvant écraser par les armes, fit vaincre par une femme à lui! --Malheureuse! --Écoutez. Je sais ce que peut ce pouvoir occulte de la rue de Jérusalem. J'en ai trop souffert pour ne pas le connaître et le redouter. Vous allez me dire, me prouver qui vous êtes, ou sinon... Fernande secoua la tête. --Je ne vous le dirai pas. --Alors... --Vous me tuerez? --Comme un chien! comme un animal dangereux qu'on noie pour se débarrasser de lui! Je n'ai qu'à ôter ces feuilles, et... Un violent combat se livrait en Fernande. Mourir quand elle vivait auprès de Jean, quand elle pouvait le voir, lui parler peut-être, et ne pas être reconnue par lui... Non! non! ce serait trop affreux. Ah! si la mort était venue quand elle se trouvait à Paris, souffrante et malheureuse, oh! comme alors elle l'eût acceptée avec joie! Elle voulut vivre. D'un mouvement rapide, elle se leva. --Madame, vous me tueriez si je ne parlais pas... Je parlerai. --Enfin!... --Je suis une femme qui aime M. de Kardigân et qui est aimée de lui. Un crime nous sépare... Mais j'ai voulu pouvoir veiller sur lui... J'ai voulu respirer le même air que lui. Comprenez-vous? Si elle comprenait! Un frémissement fiévreux agitait le corps de la Pâlotte. Son visage était devenu soudainement d'une pâleur mortelle. --Ah! vous l'aimez... et il vous aime?... Elle se dressa de toute sa hauteur. --Vous voyez où nous sommes ici! murmura-t-elle d'une voix stridente. Eh bien, jamais vous ne pourrez regagner la rive... Jamais! c'est impossible. Moi, je suis forte, j'ai joué avec les vagues tout enfant... Moi, je vivrai et vous, vous allez mourir. --Grand Dieu! --Regardez-moi! Vous n'aviez donc pas lu dans mes yeux comme moi j'avais lu dans les vôtres? Vous l'aimez et il vous aime... Eh bien! c'est pour cela que vous allez mourir! --Par pitié! --Je l'aime, moi aussi, dit-elle. Et elle arracha le tampon de feuilles qui empêchait l'eau de pénétrer dans la barque. Le trou fait par l'outil n'avait guère que dix millimètres de diamètre, aussi l'eau ne pénétrait que lentement. Fernande laissa tomber son front sur sa poitrine. Si elle avait faibli un instant, si tout en elle s'était révolté à la pensée de la mort, elle retrouvait sa force en présence du danger. La Pâlotte n'avait pas bougé. Elle regardait, avec étonnement cette fois, la créature qui une minute auparavant, implorait sa pitié, et qu'elle voyait maintenant impassible... ... L'eau entrait. Elle était au tiers de la barque qui penchait légèrement. Fernande répéta: Je ne peux pas me consoler, Mon ami vient de s'en aller. Puis levant les yeux sur Jacqueline Morel: --Une dernière grâce, dit-elle froidement. Vous pourrez gagner la rive à la nage, m'avez-vous dit. Eh bien, partez, laissez-moi au moins mourir seule!... La barque s'arrêta court dans le mouvement d'évolution où l'entraînait le remous du lac; l'eau entrait, entrait toujours et l'alourdissait au point de la rendre immobile. --Partez!... répéta Fernande. Elle se leva toute droite. --Vous ne me craindrez plus bientôt, murmura-t-elle avec un sourire triste. Elle ajouta d'une voix plus basse: --Mon Dieu, ayez pitié de moi! mon Dieu, pardonnez-moi... comme je lui pardonne, à elle qui me tue! Au même moment la barque sombra, et les deux femmes disparurent dans les flots... Mais le pardon suprême de sa victime avait bouleversé le bourreau. Dès que la Pâlotte reparut à la surface de l'eau, elle saisit Fernande par le bras et la soutint un moment. --Voulez-vous donc prolonger mon agonie? râla la pauvre enfant. Laissez-moi, laissez-moi! --Non..., je ne commettrai pas ce crime... Au secours! au secours! La Pâlotte serrait nerveusement le bras de Fernande. La jalousie, la haine qui gonflaient son cœur quelques minutes auparavant disparaissaient. Elle avait honte du crime commis. Mais si elle était forte nageuse, en effet, jamais elle ne pourrait atteindre le rivage, ayant ce fardeau à traîner, car la jeune fille était évanouie. --Eh bien, soit! pensa-t-elle, au moins nous mourrons toutes les deux! En effet, elles allaient mourir toutes les deux, si Dieu n'avait pas veillé. Gouësnon, au réveil, s'aperçut de la disparition de ses deux compagnes de voyage. Il ouvrit la porte de la cabane. Il pouvait être minuit. Le ciel resplendissant inondait d'une clarté vague le lac qui miroitait. Il aperçut au loin la barque qui dérivait lentement; tout à coup il la vit s'arrêter, tourner sur elle-même et sombrer. Alors, il se jeta à l'eau, nageant vigoureusement dans la direction des deux formes blanches qu'il distinguait. Il arriva à temps. La Pâlotte, épuisée, se soutenait à peine. --Vivante! s'écria-t-il, en voyant Fernande, la tête appuyée sur l'épaule de la Pâlotte. --Allez... sauvez-la!... murmura Jacqueline; j'ai assez de force pour moi seule... Sauvez-la!... Gouësnon la saisit, et la Pâlotte allégée par ce secours inespéré, put le suivre. Mais au moment où elle se laissa tomber sur le rivage, elle roula évanouie à côté de sa victime. Le vieux chouan était fort embarrassé, ayant devant lui deux femmes sans connaissance. Mais, heureusement, il était homme de ressource. Il courut à Château-Thibaut et demanda du secours. Quand les paysans surent qu'il s'agissait de Fernande, leur providence, ce fut à qui s'offrirait pour transporter la jeune fille et la Pâlotte. Puis, personne dans le village n'aurait osé refuser quelque chose à Gouësnon. Une heure après, Fernande et Jacqueline sortaient de leur évanouissement au château de M. Grégoire, dans une chambre bien chauffée et couchées dans des lits improvisés. La jeune fille reconnut aussitôt où elle était. Mais la Pâlotte jetait autour d'elle des regards indécis et étonnés. --Où suis-je? balbutia-t-elle. --Chez moi, madame. --Chez vous?... Jacqueline se voila le visage de ses deux mains. --Ne vous ai-je pas dit que je vous pardonnais, quand j'ai cru que j'allais mourir? --Oh! --Puis n'avez-vous pas voulu me sauver?... Une paysanne veillait au dehors. Entendant parler dans la chambre, elle entra. Fernande se tut. --Ah! c'est toi, la Huberte, dit-elle en reconnaissant la paysanne. --Oui, mam'selle. --Eh bien, Huberte, tu sais où est la chambre que j'occupe, quand je viens à Château-Thibaut avec mon père? --Oui, mam'selle. --Va chercher du linge pour _mon amie_ et moi... Mon amie! La Pâlotte resta silencieuse en entendant ces deux mots. Comme elle lui était supérieure, cette enfant qu'elle avait voulu tuer! Fernande s'habilla rapidement; puis allant s'asseoir au chevet de Jacqueline: --Vous n'avez rien répondu tout à l'heure, dit-elle. Ne voulez-vous donc pas être mon amie? --Ah! vous demandiez pardon à Dieu, là-bas... C'est à moi de vous demander pardon... Je suis une misérable! J'ai voulu vous tuer... je vous haïssais. --Écoutez, reprit Fernande; vous avez réparé votre crime en voulant me sauver, en risquant de mourir vous-même. Vous souffrez comme moi... vous souffrez moins! Vous êtes séparée de lui par son amour pour moi... moi, je suis séparée de lui par un serment, serment solennel auquel il n'a pas le droit de faillir. Et vous avez été jalouse de moi? On n'est pas jalouse d'une morte, et je suis morte pour lui... Alors, d'une voix frémissante, Fernande raconta à la Pâlotte quel obstacle s'était soudainement dressé entre elle et le marquis de Kardigân. A mesure qu'elle parlait, son visage devenait plus pâle, comme si le souvenir du passé achevait de la torturer. La Pâlotte écoutait, les yeux baissés. Ce récit naïf et troublé lui rappelait quelques-unes des impressions qu'elle avait elle-même ressenties. --Oui, vous êtes encore plus malheureuse que moi, dit-elle; oui, l'abîme qu'il y a entre lui et vous, est plus profond encore que l'abîme creusé entre lui et moi. Vous m'avez appelée votre amie... je serai plus que votre amie, je me ferai votre chose et votre bien. J'ai été criminelle; je ne pourrai oublier mon crime que par le dévouement. L'acceptez-vous, ce dévouement? et voulez-vous que je sois vôtre?... Voulez-vous n'avoir qu'à prononcer un mot qu'à faire un geste pour me trouver prête à vous obéir? Fernande sourit. Elle attira doucement la Pâlotte vers elle, et la serra sur son cœur. Elles achevaient à peine cette causerie, quand on frappa à la porte. Gouësnon entra, accompagné d'un paysan. C'était un grand gaillard, aux épaules carrées, au teint coloré, aux yeux profondément enfoncés dans le visage. Un mélange de finesse, de loyauté et de force. --Mam'selle Fernande, dit Gouësnon, voila le gars Jean-Marie qui vous demande. --Ah! c'est toi, mon Jean-Marie, parle. --Eh bien! voila, mam'selle, il est venu ici, l'autre jour, un gars qui venait de votre part. C'est-y vrai? --Oui. --Il a demandé qu'on le fît entrer au château. --En effet, je le lui avais permis. --Alors, ce n'était donc pas un vilain homme? La Pâlotte rougit et détourna la tête. --Un vilain homme, lui? repartit Fernande, certes non, mais un bon et brave cœur. --Ah! --Eh bien?... --Eh bien, mam'selle, on est venu me prévenir que ce gars-là pourrait bien être un espion des bleus. Alors, nous l'avons enlevé d'ici et conduit là-bas au maître, dans les bois de Machecoul. --Tu as eu tort, Jean-Marie. Un homme qui venait de ma part devait être le bienvenu ici... --C'est que... --Parle, allons!... --Votre père est bleu, mam'selle, et... Fernande pâlit. --Tu ne me connais donc pas, toi, Jean-Marie, vous ne me connaissez donc pas, vous autres ici? Depuis quand avez-vous eu le droit de soupçonner Fernande Grégoire? Est-ce que vous ne m'avez pas vue toujours la même? Qui allait voir vos pères et vos enfants pauvres? qui soignait vos femmes et vos filles malades? Tu diras aux tiens, Jean-Marie, que je leur en veux et que je ne les aime plus. Va-t'en! Le robuste paysan tournait gauchement son béret entre ses doigts calleux. Il était consterné. --Mam'selle!... --Va-t'en! --Je vous en prie, mam'selle... --Va-t'en! te dis-je. Jean-Marie sortit à reculons. Quant à la Pâlotte, elle pleurait... XV TRAHISON Ainsi que Jean-Marie l'avait dit, Jérôme Hébrard était arrivé à Château-Thibaut, demandant qu'on le conduisît à la maison de M. Grégoire. Le premier paysan qu'il rencontra s'offrit à lui servir de guide. Le jeune ouvrier se proposait d'y prendre un peu de repos, et d'aller ensuite au rendez-vous que Fernande lui avait donné. Mais il avait compté sans la Pâlotte. A sept heures, le même soir où se passaient les événements que nous venons de raconter, quatre chouans arrivaient à Château-Thibaut, enlevaient l'ouvrier et le conduisaient «au maître» dans les bois de Machecoul. Le maître, c'était Jean de Kardigân. Aussi, le lecteur devine quelle réception le gentilhomme fit à l'ouvrier. Il se hâta de le mettre en liberté; et, pour plus de sûreté, il lui donna un laisser-passer écrit et signé de sa propre main. Mais cela ne suffisait pas à Jérôme. Sans trahir le secret du déguisement de Fernande, il expliqua à Jean-Nu-Pieds que c'était pour lui qu'il venait de Paris. Cet aveu étonna fort le marquis. Mais il lut sur le visage d'Hébrard une préoccupation telle, qu'il le prit par le bras et l'entraîna à l'écart. --Est-ce personnel, ce que vous avez à me dire? demanda-t-il --Oui et non, monseigneur. --Pardon, ami. Je veux savoir si c'est une chose relative au but que nous poursuivons? --Oui; mais pourquoi me faites-vous cette question-là? --Parce que je pense avoir besoin d'un conseil, d'un avis, et... --Vous avez raison. Ce que j'ai à vous révéler est grave. Agissez comme vous l'entendrez. Jean appela Henry de Puiseux. Il présenta les deux hommes l'un à l'autre; mais, malgré la différence des situations sociales, ils s'étaient compris et estimés au premier regard. Est-ce que les êtres loyaux et fiers ne se comprennent pas aussitôt? --Voici, dit Jérôme. Nous autres, les républicains de Paris, nous préparons aussi un mouvement insurrectionnel. Seulement, nous avons résolu d'attendre que la Vendée ait commencé, pour que le gouvernement ait affaire à deux ennemis au lieu d'un. Or, un des nôtres a réussi à s'introduire à la préfecture de police. Là, il a entendu parler des troubles de Bretagne... Jean et Henry prêtaient une oreille attentive à ces paroles. On comprend de quelle importance elles étaient pour eux. --Malgré l'importance des armements, malgré même la présence de Madame la duchesse de Berry, qui ne fait plus un doute pour personne, un employé supérieur expliqua que le ministère avait un moyen de s'emparer de Madame, _quand il voudrait_... Jérôme souligna ces trois derniers mots de manière à bien faire comprendre aux deux amis toute leur importance. --Quel est ce moyen? je l'ignore, mais il y a là-dessous quelque trahison. Vous êtes prévenus. Agissez. Henry et Jean réfléchissaient à ce qu'ils venaient d'entendre. Certes, il n'était pas impossible que le roi Louis-Philippe voulût laisser éclater l'insurrection en Vendée pour l'étouffer après plus grandement. C'était la politique suivie à Marseille, et l'événement venait de prouver qu'elle était bonne. Pourtant, bien qu'en tout temps, hélas! la trahison ait été l'arme commune, il semblait impossible que dans les rangs de l'armée royaliste il pût se trouver un Judas capable de vendre sa reine. Saint Jean disait la même chose, et pourtant le Christ fut vendu pour trente deniers! Jean de Kardigân se leva. --Merci, ami, dit-il à Jérôme. M. de Puiseux et moi nous ne pouvons croire à une pareille infamie. Que le roi Louis-Philippe nous combatte à main armée... soit! mais qu'il envoie contre nous, non plus des soldats, mais un traître, voilà ce que je n'admettrai jamais. Puis, ce traître il faudrait le trouver. Où peut-il être? Dans nos rangs? C'est impossible! Ami, ceux qui se jettent cœur et âme dans une entreprise comme la nôtre savent ce qu'ils font. Ils apportent leur vie entière, sans arrière-pensée, et ne demandent rien en échange. Ils donnent leur sang: cela suffit. Qu'il y ait un misérable parmi nous, je ne le crois pas! --Et s'il n'est pas parmi vous? --Comment? --S'il est à côté, dans l'ombre, préparant son piège et son infamie? --Que voulez-vous dire? --Je veux dire qu'il y a un danger pour vous, je vous le jure! --Eh bien, soit! reprit tristement Jean-Nu-Pieds. Quand on risque une guerre comme la nôtre, on n'a pas le droit de rien négliger. Je partirai demain matin pour la résidence de Madame... --Et moi, répliqua Jérôme, je partirai demain pour Paris. --Déjà! --J'ai mon devoir là-bas, comme vous avez le vôtre ici. --Adieu, alors... Les deux hommes étaient émus en se quittant. En de pareilles aventures, l'un était-il sûr de revoir l'autre? Henry de Puiseux n'avait pu parler devant Jérôme Hébrard, qui pour lui était un étranger. Mais quand l'ouvrier se fut retiré, il entraîna Jean-Nu-Pieds dans une promenade sous bois. --Écoute, dit-il, tu étais le chef, je n'avais pas le droit de formuler une opinion contraire à la tienne; mais maintenant que nous sommes entre nous, veux-tu me laisser te la faire connaître? --Parle. --Eh bien! j'estime que ce que nous a appris Jérôme est beaucoup plus grave que tu ne le penses. --Quoi! tu craindrais!... --Je crains tout! repartit froidement Henry. Toi, tu es un peu... comment dirais-je?... un peu chevaleresque, un peu Don Quichotte. Tu répugnes à admettre les vilenies. Tu as tort. Ce qui est mal doit toujours être considéré comme possible. Mon cher, M. le duc d'Orléans, que tu appelais tout à l'heure le roi Louis-Philippe... (et tu lui faisais beaucoup trop d'honneur), M. le duc d'Orléans n'a pas été pour rien professeur de mathématiques. Il sait compter, et il sait surtout que 2 et 2 cela fait 4. Or, je te prie de croire qu'il a, à cette heure, la plus grande peur de ce qui se passe en Vendée. La petite résistance que nous lui jetons dans les jambes doit passablement l'effrayer, sois-en sûr. On lui a raconté, M. Thiers et autres, que nous préparions une Vendée. Or, c'est là un nom qui doit lugubrement tinter à ses oreilles. Vendée! pour lui, cela signifie Charette, la Rochejacquelein, de Lescure, Cathelineau, d'Autichamp, Stofflet, Cadoudal et Maulévrier, c'est-à-dire des noms qui lui rappellent sa trahison et l'épouvantent. Donc, il doit être peu rassuré. --Je le crois, mais après? --Après? Ma conclusion est pourtant bien simple. L'armée française, avec ses généraux, ses colonels et ses soldats, ne doit pas tout à fait lui sembler suffisante, quand il se rappelle que nos pères ont vaincu cent fois les armées victorieuses de la République. Donc, il ne sera pas fâché de se débarrasser de nous... Comprends-tu? --Tu as raison! --Ce n'est pas malheureux! Tu as de la peine à croire les choses; mais c'est une justice à te rendre, quand on te les explique, tu deviens raisonnable comme un mouton. Eh bien! M. le duc d'Orléans, qui est très-intelligent... (car il est très-intelligent!) aura trouvé infiniment plus simple d'enlever Madame; car Madame enlevée, il n'y a plus de Vendée possible. --Certes. --Et quand il n'y aura plus de Vendée possible, ledit duc d'Orléans dormira tranquille. Tu es convaincu? --Oui. --Bravo! Alors, je vais faire la même chose, moi aussi. --Dormir? --Un peu. --Bonne nuit. --Tu pars demain matin? --A cinq heures. --Je t'escorterai une heure ou deux. Les deux amis se séparèrent. Le lendemain, dès l'aube, ils montaient à cheval, vêtus en paysans qui vont vendre leur blé ou leur avoine au marché. Les chevaux étaient forts et trapus, et ne semblaient pas indiquer qu'ils portaient des cavaliers de race. Chose extraordinaire! Aubin Ploguen n'accompagnait pas son maître; lui-même avait désiré rester, sous prétexte que sa présence était nécessaire au camp. Jean-Nu-Pieds se dirigeait vers le bourg de Legé, où il présumait trouver Madame. Nous savons qu'il ne se trompait pas. Henry de Puiseux le quitta à trois lieues de Machecoul, et le marquis continua sa route en prenant avec soin des chemins détournés, au lieu de suivre la ligne droite, toujours dangereuse dans une pareille guerre. Nous l'avons vu parvenir aux avant-postes qui gardaient Madame. Dès qu'il eut dit son nom, on le fit pénétrer auprès d'un petit paysan. Ce petit paysan était Petit-Pierre, autrement dit la régente de France. XVI LE CONSEIL DE GUERRE --Soyez le bienvenu! mon cher marquis, dit Madame en tendant la main au jeune homme. Elle s'arrêta et reprit en riant: --Bon! j'oublie ma consigne! Je vous appelle: marquis. Vous n'êtes plus marquis, vous êtes Jean-Nu-Pieds; et moi je ne suis plus Altesse Royale: je suis Petit-Pierre. Et comme Jean s'inclinait. --Qu'aviez-vous à me dire? ajouta Petit-Pierre. --Madame... --Encore! --Eh bien, _ma Tante_... --Petit-Pierre! --Eh bien, Petit-Pierre, continua Jean-Nu-Pieds en souriant, voilà ce qui m'amène auprès de vous. Hier, un ami de Paris est venu à mon cantonnement. Il m'apportait de graves nouvelles. Les républicains de Paris,--il est républicain,--préparent un mouvement qui doit correspondre avec le nôtre, de manière à jeter le gouvernement dans un double embarras. --Bon, cela. --Attendez, Mada... --Encore! --Petit-Pierre! Or, mon ami est un cœur loyal, un homme incapable de trahir et de comprendre la trahison. Il a su que le ministère préparait une trahison contre vous. --Contre moi? --Oui. Petit-Pierre était devenu sérieux. --Continuez, dit-il. --D'où doit venir ce coup qui vous menace? Il l'ignore; mais il a pensé que vous deviez être avertie, et il est venu tout m'apprendre. Petit-Pierre réfléchissait profondément. Il s'avança vers la petite fenêtre de la chaumière et l'ouvrit. Il faisait nuit. Le paysage était magnifique. Au loin, le dôme de feuillage des bois de Legé, environnés à droite et à gauche de champs cultivés. Çà et là quelques chaumières. Puis, au milieu de tout cela, disséminés ainsi que des abeilles dans un champ, des points lumineux, semblables à des étincelles d'or. C'étaient les lumières du bivouac. --Regardez, ami! dit Petit-Pierre, en montrant ce tableau à Jean-Nu-Pieds. Le marquis de Kardigân regarda Petit-Pierre, étonné. --Vous ne comprenez pas ce que j'ai voulu dire, mon ami. Il y a là-dedans des hommes prêts, sur un signe de moi, à mourir pour mon fils, mon fils, un enfant qu'ils n'ont jamais vu, pour la plupart. N'importe! le jour où je leur crierai: En avant! ils s'élanceront, et pas un seul d'entre eux ne restera en arrière. C'est que mon fils, pour eux, est plus que le descendant de saint Louis, plus que le petit-neveu de Louis XVI, le roi-martyr, plus que le roi de France: mon fils, pour eux, c'est la Royauté! La princesse s'animait en parlant. Jean-Nu-Pieds regardait, ébloui. --Trahir! un de ceux-là! continua Petit-Pierre, c'est impossible, je ne le croirai jamais! Trahir! Non, ceux dans le cœur de qui Dieu a mis cette foi sacrée qui fait les héros et les martyrs, ceux qui ont tout quitté pour apporter à Henri V le tribut de leur sang, ceux-là ne trahiront pas! --Dieu me garde d'accuser ou de soupçonner personne! repartit Jean en hochant douloureusement la tête; mais dans une partie aussi aventurée que celle que nous jouons, il ne faut jamais s'endormir sur l'apparence. Ah! il m'en coûte de le dire! Mais qui a livré Charette aux républicains? Qui a livré Stofflet? Qui a livré tous ceux qui sont morts, fusillés comme des assassins, et non tués comme des soldats? Petit-Pierre ne répondit rien d'abord, puis avec une amertume profonde: --Peut-être avez-vous raison, Jean. Ce m'est affreux à penser, et pourtant, malgré moi, je vous approuve. Mais il faut que je consulte nos amis. Eux et vous, érigés en conseil de guerre, me serez les plus sûrs garants de ce que nous devons décider. Petit-Pierre fit quelques pas vers la porte et donna un ordre. _Louis Renaud, Gaspard_ et _Marchand_ entrèrent peu après. Le lecteur sait que sous ces humbles noms se cachaient les noms glorieux de MM. de Charette, de Coislin et d'Autichamp. --Expliquez-vous, maintenant, dit Petit-Pierre à Jean-Nu-Pieds, et répétez à ces messieurs ce que vous venez de me dire. Jean recommença le récit que lui avait fait la veille Jérôme Hébrard. Tous les trois furent également frappés de son importance. --Le fait, en lui-même, peut être exagéré, dit Louis Renaud, mais il importe de ne pas le négliger. --Certes, reprit Gaspard; seulement je crois que ce traître ne peut pas être dans nos rangs. C'est impossible! --Tel est aussi mon avis, dit Marchand. Quelle est l'opinion de Petit-Pierre? --La même. --Il faut donc le chercher ailleurs, déclara Jean-Nu-Pieds, c'est-à-dire en dehors de nos soldats. Mais à qui avons-nous confié nos secrets? A personne. Excepté ceux qui se battent et qui meurent, nul ne connaît notre organisation, nos moyens d'armement. --Pardon, répondit la princesse, il y a au moins une personne qui est au courant de tout. --Une personne? --Oui. --Laquelle? --Mon filleul. Les quatre Vendéens se regardèrent étonnés. --Vous ne comprenez pas, et vous êtes bien étonnés, continua la duchesse. Je vais m'expliquer davantage. Il y a quelque temps, j'étais à Rome, quand le bruit se répandit qu'un israélite demandait à se convertir à notre sainte religion. Le cardinal G... me parla de cet événement et me dit combien le Saint-Père était heureux. Puis, je restai quelques jours sans en avoir de nouvelles. Un matin, le cardinal G... se présenta chez moi, accompagné d'un jeune homme et me fit demander si je pouvais le recevoir. Quand j'eus donné l'ordre d'introduire auprès de moi Son Éminence et la personne qui était avec lui, j'appris le motif de cette visite: le jeune homme était le néophyte... Celui-ci se jeta à mes pieds, me suppliant de lui accorder ce qu'il me demanderait. Je regardai le cardinal: il souriait. --Je joins ma prière à la sienne, me dit-il, et je fais des vœux pour que Votre Altesse ne refuse pas. --Quelle est donc cette demande? --Madame, répondit le jeune homme, les vérités augustes de l'Église m'ont touché. C'est un grand bonheur pour moi. J'ai résolu d'abandonner le culte trompeur dans lequel je suis né, dans lequel j'ai été élevé. Son Éminence a bien voulu m'instruire. Je serai bientôt baptisé, et... Il s'arrêta comme intimidé. Je l'encourageai, et il ajouta: -... Et je venais demander à Votre Altesse si elle voudrait bien me faire l'honneur de me tenir sur les fonts baptismaux. Le cardinal G... appuya chaudement la demande et je cédai. Le baptême était fixé à huit jours de là. Le jeune homme sollicita et obtint la permission de me voir pendant les quelques jours qui le séparaient encore de cette auguste cérémonie. Je pus l'observer. Il me parut doux et honnête. Il m'exprimait sa reconnaissance par des paroles chaudes et dévouées qui me touchaient. Ah! dans les souffrances de l'exil, c'est une consolation que de trouver des cœurs dévoués! Enfin, le jour du baptême arriva. Sa Sainteté daigna s'y faire représenter. Toute la ville de Rome était présente, émue, devant ce jeune néophyte que la parole éloquente du cardinal G... avait convaincu. Il était vêtu de blanc, symbole de cette virginité spirituelle qu'il retrouvait dans les eaux du baptême. Ce fut une imposante cérémonie, et je me souviens encore combien je priai Dieu avec ardeur pour mon fils, pour la France ingrate et égarée, pour vous tous, mes féaux. Il me semblait que Dieu ne pouvait rien me refuser, le jour où je devenais la marraine d'une âme qui s'élançait vers lui. En quittant l'église, je me sentis l'espérance au cœur, il me semblait que ma prière était exaucée d'avance. Et voilà comment j'ai un filleul. Les quatre Vendéens avaient écouté avec émotion le court récit de Petit-Pierre. Jean-Nu-Pieds prit la parole: --Pardonnez-moi, dit-il, si je fais encore une question, mais je voudrais savoir si Votre Altesse... --Encore!... --Si Petit-Pierre a mis son filleul au courant de nos opérations? --Il est venu me dire qu'il savait tout, et me suppliait de me servir de lui, j'ai eu confiance... --Et vous avez eu raison, Madame... pardon! Petit-Pierre. Celui-là qui a eu la force de venir à Dieu, en étant si loin de lui, doit être un noble cœur. --Je le crois. Il connaît le mouvement que nous commençons en Vendée, et bien souvent il m'a servi de courrier. --Comment se nomme-t-il, demanda Louis Renaud, afin qu'on puisse l'introduire auprès de vous, s'il se présente aux avant-postes? Petit-Pierre regarda Louis Renaud, et répondit tranquillement: --Mon filleul s'appelle Deutz. XVII LE 5 JUIN! ... Il fait cette clarté douteuse qui n'est pas encore le jour et qui n'est plus la nuit... Si quelque diable boiteux, suspendu dans les airs, comme Asmodée, avait plané au-dessus de la Bretagne et de la Vendée, voici ce qu'il aurait vu à travers le crépuscule, le 5 juin 1832. Des masses d'hommes armés partant tous de points séparés, convergeaient vers un centre commun; dans le département de la Loire-Inférieure, on eût dit une toile d'araignée gigantesque. Le corps de l'araignée est à Nantes et ses pattes sont à Clisson, Machecoul, Guérande, Savenay, Pont-Château, Guinravet, Avessac, Derval, Châteaubriand, Saint-Jullien et les Touches. Comme sur une pression immédiate, les pattes se resserrent et reviennent au corps. En effet, ces hommes armés se levaient au signal général. Ils ont pris leurs fusils, et s'élancent; dans leurs rangs flotte le drapeau blanc; ce sont des paysans ou des gentilshommes confondus tous ensemble. Le matin, le général Dermoncourt avait quitté Nantes sur l'ordre du général Solignac. Pendant que les chouans convergent vers Nantes, les troupes de ligne s'en éloignent. Où aura lieu le choc? Il suffit d'une étincelle. Jean-Nu-Pieds et Henry, de Puiseux,--Petit-Bleu, comme disaient les paysans,--se sont couchés à minuit, leurs postes inspectés. À trois heures du matin, ils sont sur pied. --J'ai bien dormi, s'écrie Henry au moment où il s'éveilla, enveloppé dans son manteau. --Comme Turenne! répondit Jean. --Hélas! quel dommage que nous n'en ayons pas un avec nous! Les deux amis devaient se mettre à la tête de leurs soldats, et ne pas se séparer. En effet, dans toute la profondeur du bois de Machecoul, on entendait des bruits étranges, comme ce murmure sourd et continu qui annonce et devance la tempête. De temps à autre, on voyait passer un homme, le fusil sur l'épaule, qui rejoignait son escouade. Une ombre s'estompa à l'entrée de la hutte où avaient passé la nuit les deux chefs. --C'est toi, Aubin? dit Jean. Entre. Aubin Ploguen avait revêtu un costume de chasseur. La guêtre montante, la blouse bleue serrée à la taille par la cartouchière. Au chapeau le cœur sanglant attaché. C'était un souvenir de la grande Vendée. Cibot Ploguen, son père, avait porté ce cœur sanglant pendant les rudes campagnes sous le vieux marquis de Kardigân. --Eh bien! qu'en dis-tu, Aubin? s'écria Henry. Une belle matinée pour se battre! --C'est mon opinion, murmura le Breton impassiblement. --As-tu vu nos hommes? --Tous. --Déjà? --Oh! j'ai passé mon inspection sans en avoir l'air. --Sont-ils en train? --De vrais terriers! ils vous poursuivront le bleu au fond des enfers! --Bravo! Un à un arrivèrent les chefs de bataillon et les chefs de compagnie. Ils firent leur rapport. Chacun de leurs hommes avait sur lui soixante cartouches et un jour de vivres. Jean leur donna l'itinéraire. Il fallait partir à cinq heures. On irait jusqu'au delà du lac de Grandlieu, entre Château-Thibaut, et la Maine. Puis, là, on attendrait ceux de Clisson. Probablement que les gens de Clisson arriveraient à midi. Alors, si on battait les bleus, on pouvait marcher droit sur Nantes, l'objectif général. Dans ces guerres de buissons, où l'avantage n'est pas toujours au nombre, le tambour et la trompette sont trop bruyants: on ne s'en sert pas. Aussi, les chefs d'escouades donnaient leurs ordres par de légers coups de sifflet. À cinq heures et quart, Henry et Jean-Nu-Pieds, à cheval, sortaient du bois. La première étape se fit tranquillement. De temps à autre, le marquis de Kardigân jetait un regard étonné à ses côtés. Aubin Ploguen n'y était pas. Un peu avant d'arriver à Château-Thibaut, le Breton parut. --Enfin, te voilà! lui dit son maître. Il n'était pas seul. Pinson l'accompagnait. --J'étais avec ce petit, maître, répondit Aubin. Son père me l'a confié. C'est à côté de moi, et à côté de vous, si vous le permettez, qu'il tirera son premier coup de feu... Nous le répéterons, car la chose pourrait paraître invraisemblable. Jusqu'alors, jamais Jean-Nu-Pieds n'avait remarqué le petit Pinson. Il est vrai que le jeune garçon se tenait avec soin hors de la portée du regard du marquis. Pourtant, ce matin-là, Jean l'aperçut, et ne put s'empêcher de tressaillir. --Dieu! balbutia-t-il. --Hein! qu'as-tu donc? demanda Henry de Puiseux. --Rien!... rien. Petit-Bleu jeta un regard à son ami, et pensa: --Pauvre Jean! il pense à elle! Par un mouvement brusque, le cheval d'Henry bondit et se trouva à côté de Pinson; ils marchèrent ainsi l'un près de l'autre. --Ma parole! murmura le jeune homme, mes soupçons de l'autre nuit me reviennent en foule ce matin... Il est bien drôle, ce petit Pinson? Mais Henry n'eut pas le loisir d'approfondir la question. Deux éclaireurs des chouans arrivaient au petit galop, annonçant que les troupes de ligne, au nombre de douze cents hommes, et commandées par le général Dermoncourt en personne, paraissaient au loin sur la côte. --On va en découdre, dit Aubin Ploguen. C'est mon opinion. --Préparez vos armes! commanda Jean. L'ordre se répéta dans toute la colonne. --Dis donc, mon gars Aubin, prononça gravement Petit-Bleu, nous ne sommes qu'un contre deux, on pourra les battre. --C'est mon opinion... Dans un coin de ce qu'on appelait «l'état-major», se trouvaient deux de nos connaissances: la Pâlotte et son fils. Bien qu'ils ne portassent pas de fusils, leur rôle ne devait pas être moins glorieux, ni moins important. Jacquelin et sa mère traînaient une petite charrette à bras, contenant de la charpie et des médicaments. Aller chercher des blessés sur le champ de bataille, c'est aussi beau que de se battre. Les bleus arrivaient en masses serrées par la route montante qui va de Nantes à Pornic et passe par Château-Thibaut, en faisant un coude vers la Maine. Quand ils furent arrivés au sommet de la montée, on put apercevoir briller au loin les canons des fusils, aux reflets des rayons du soleil. --Allons! dit Henry, dans une demi-heure, le bal commencera. Jean-Nu-Pieds disposa sa petite armée en deux corps: l'un, commandé par Henry, alla se poster à l'est du lac de Grandlieu; l'autre resta sur la route, échelonné en petites bandes serrées. Le premier devait prendre les bleus de côté, pendant que le second attaquerait de face. Aubin Ploguen avait détourné son attention des troupes de ligne pour examiner Pinson. Pauvre Pinson! Il semblait bien en peine d'armer son fusil, et même de glisser une cartouche dans le canon. Le Breton sourit: --Ma foi, pensa-t-il, il faut que je lui montre, au petit, que j'ai tout deviné. Il s'avança vers Pinson, et lui dit tout bas: --Mademoiselle, vous allez vous faire tuer, si vous restez là à rien faire. Fernande devint pâle. --Bah!... Tenez! je vous aime, moi, parce que vous l'aimez, lui! Et puis, il faut que vous soyez brave, et bonne comme vous êtes belle, pour risquer votre vie comme cela. --Vous savez donc? --Tout!... mais chut!... D'abord comprenez-moi bien, voilà ce que vous allez faire. Savez-vous tirer? Non. Eh bien, la Pâlotte vous fait des signes, là-bas; elle aura besoin de vous, c'est un poste de combat, allez! que le sien! Si le maître vous voyait si gauche, il soupçonnerait... --Oh! merci! merci! Pinson ne se le fit pas répéter: il se glissa à travers les chevaux et rejoignit la Pâlotte. ... Les bleus avançaient. Encore trois minutes, et ils seraient à portée de fusil. Jean avait défendu qu'on tirât un seul coup de fusil avant qu'il eût donné le signal en levant son épée. Il se tourna vers ses hommes: --La prière! dit-il. Ce fut un merveilleux spectacle. L'ennemi était là... et, chose horrible! l'ennemi est le Français, un frère!--et pas un de ceux que menaçait le danger prochain, ne pensa à se défendre avant d'avoir prié Dieu. Sur l'ordre des chefs, répété de rang en rang, ils mirent tous un genou en terre. Le vieil aumônier prononça: _In nomine Patris, et Filii, et Spiritus sancti... Amen!..._ Les bleus étaient à vingt mètres. --Feu! cria Dermoncourt. ... Et pas un chouan ne bougea. Qu'importaient les coups de fusil, qu'importaient la mitraille et la mort! La prière n'était pas terminée! --_Amen!_ répondirent-ils tous d'une seule voix, quand l'aumônier acheva la bénédiction... On entendit Dermoncourt qui répétait: --Feu! Une seconde décharge vint faire tourbillonner le plomb et le fer au milieu des héros pensifs et calmes. --Debout! dit Jean-Nu-Pieds, debout, et en avant! Puis se découvrant comme jadis son père à Paris: --Vive le Roi! prononça-t-il lentement. Ce fut une trombe. Les paysans bondissaient comme de jeunes étalons longtemps enfermés dans une clairière, et qu'on lâche soudain à travers la prairie. Ils s'étaient jetés en avant, d'un mouvement tellement irrésistible que les premières lignes des bleus cédèrent. Ce fut pendant un quart d'heure un combat presque corps à corps. Quand, à travers la fumée, on distinguait une éclaircie, on voyait s'entremêler furieusement la blouse et le veston bleu du lignard. Dermoncourt se multipliait. C'était un lion. Pâle, anxieux, mais calme, la bride au bras, le sabre pendu au poing et le pistolet fumant à la main, le général se rappelait, sans doute, ses charges héroïques de Jemmapes, d'Austerlitz et d'Iéna. Hélas! ce jour-là, c'étaient des Français qui se battaient contre des Français! Jean-Nu-Pieds savait être à la fois le soldat et le chef: le soldat pour faire sa trouée, le chef pour commander. Les chouans tiraient au hasard, sans ordre. Les lignards au contraire, faisaient feu les uns après les autres, lentement, méthodiquement, pour ainsi dire. Pendant que le petit corps d'armée de Jean supportait le gros de l'attaque, Henry de Puiseux harcelait les bleus sur la gauche. Dermoncourt eut peur d'être tourné, et fit former à ses hommes un triangle énorme, dont la pointe portait à droite; la base répondait aux chouans de Petit-Bleu, les deux autres côtés, angles aigus, tiraient sur ceux de Jean. On n'entendait que les coups de fusil innombrables et les commandements hâtifs. Trois fois les Vendéens brisèrent les lignes ennemies, trois fois celles-ci se reformèrent. Mais, malgré la supériorité de leur nombre, les soldats de Dermoncourt furent obligés bientôt de reculer. Ils reculèrent, mais lentement, en ordre, ainsi que le sanglier qui s'accule contre un fourré pour s'élancer mieux. Le plan de Dermoncourt était d'entraîner derrière lui les chouans dans le village de Bersaunes. Bersaunes était alors un hameau de trente feux. Sa petite église se projette en avant, et fait angle droit avec la route. Le combat se continua ainsi, en tirailleurs de part et d'autre, les chouans avançant et les lignards reculant toujours. Au milieu du village de Bersaunes, les deux corps se réunirent. Henry était noir de poudre; ses vêtements déchirés comme ceux de Jean-Nu-Pieds montraient que lui aussi savait aussi bien se battre que commander. Quant à Aubin Ploguen, chacun de ses coups abattait un homme. --Allons! la partie est gagnée, pensa-t-il, en voyant que le mouvement de retraite des bleus continuait à s'effectuer. La Pâlotte, Pinson, et Jacqueline ne chômaient pas. Hélas! les blessés tombaient, les hommes mouraient! C'était merveille de les voir tous les trois allant relever, panser, transporter en lieu sur ceux qui restaient en chemin. Tout à coup, après une décharge furieuse des bleus, Pinson jeta un grand cri. Jean-Nu-Pieds venait de tomber. Il s'élança. Le jeune chef avait eu son cheval tué, et sa jambe était prise sous la selle. Pinson l'aida à se dégager. --Merci!... balbutia Jean. Pinson mit la main sur son cœur. --S'ils l'avaient tué? se dit-il. Puis, en souriant, il ajouta: --Eh bien! s'ils l'avaient tué, la mort n'était pas loin... Le village de Bersaunes était franchi, les bleus reculaient toujours. Par bonheur, Jean-Nu-Pieds aperçut sur la gauche un bouquet de bois. Il eut la prudence de deviner que là se cachait un danger. --Halte! cria-t-il. En effet, derrière le bouquet de bois, Dermoncourt avait masqué trois batteries de campagne. Il cria un commandement d'une voix de tonnerre, qui domina le fracas des coups de fusil, et les canons furent pointés... Il y eut un instant d'arrêt terrible parmi les chouans. Eux n'avaient pas d'artillerie. Ces gueules de bronze menaçantes les épouvantèrent pendant quelques secondes... Mais Jean cria: --Enfants! nous n'avons pas de canons; prenons ceux-là pour en avoir! Les Vendéens répondirent par une acclamation, et le combat recommença... La première partie de la bataille avait duré de neuf heures à onze. Pour Jean-Nu-Pieds, il fallait tenir bon jusqu'à midi, au besoin une heure du soir, pour donner le temps à ceux de Clisson de les rejoindre. Mais la chance avait tourné. Les canons faisaient grand mal. Jean fit s'éparpiller tous ses hommes, en leur ordonnant de tirailler. Ils couvraient ainsi un espace considérable. C'était presque annihiler la portée meurtrière de l'artillerie. La tactique était bonne, et avait réussi maintes fois en Vendée, pendant les grandes guerres contre la République, alors que Henri de La Rochejacquelein disait à ses chouans: --Egaillez-vous, mes gars! En ordonnant ce mouvement, le seul qui pût sauver sa petite armée, Jean-Nu-Pieds savait parfaitement que c'était compromettre le succès de la journée, jusque-là obtenu. Mais, au point où on en était arrivé, il ne s'agissait plus de vaincre; seulement, il fallait tenir, tenir jusqu'à l'arrivée des Vendéens de Clisson. Dermoncourt fit cesser le canon. Lui aussi avait fait la guerre, jadis, en 1799, et il savait que le canon ne peut rien contre des hommes disséminés à droite et à gauche. Ce fut la deuxième phase du combat. Il pouvait être midi. Midi, et les gens de Clisson ne venaient pas! Cette seconde partie de la bataille dura deux heures pleines, de midi à deux heures du soir. De chaque côté les pertes étaient énormes. Mais, de chaque côté aussi, on continuait à se battre avec le même acharnement. Les hommes tombaient. La Pâlotte, Jacquelin et Pinson couraient çà et là sans s'occuper des balles qui sifflaient à leurs oreilles. Petit-Bleu et Jean-Nu-Pieds, démontés tous les deux, faisaient le coup de feu comme le premier venu de leurs paysans. Jean-Nu-Pieds était pâle. --Est-ce qu'ils ne viendront pas? murmurait-il. Ils ne venaient pas! --Maître, dit Aubin Ploguen en s'approchant du chef, si on faisait le signal! --Tu crois qu'ils entendraient?... --C'est mon opinion. --Alors, soit... mais pas toi. Holà! un homme pour mourir? appela-t-il. Il s'en présenta cent. Qu'était-ce donc que le signal? Jean ne s'était pas trompé en demandant un homme pour mourir: Il s'agissait de monter tout en haut du clocher de Bersaunes, et de recommencer ce qu'avait fait M. de Carlepont à Marseille, c'est-à-dire de sonner le tocsin. C'était entreprise folle. Le clocher se détachait net et clair dans le ciel. Celui qui se hasarderait à y monter servirait de point de mire aux fusils des bleus... Déjà un chouan grimpait. Il grimpait du côté qui regarde le lac de Grandlieu. La fusillade, en bas continuait. Parce qu'un homme va mourir entre ciel et terre, d'autres hommes peuvent bien mourir en même temps... Le son des cloches commença à tinter légèrement, cloches de petit clocher. Le chouan frappait de la crosse de son fusil sur le bourdon et lui arrachait une plainte lente, désolée, lugubre... Dermoncourt frissonna à ce réveil-matin. Le tocsin! Il se rappelait la terrible signification que ce signal avait autrefois, quand il appelait les chouans à la lutte, à travers les bruyères et les genêts! --Abattez-moi celui-là! cria-t-il, en montrant du doigt le Vendéen qui frappait sur la cloche. Déjà un second chouan grimpait à son tour dans la petite tourelle. Au moment où celui-ci mettait le pied sur la plate-forme de bois, le premier qui sonnait recevait une balle en plein cœur et tombait du haut en bas. La cloche ne s'arrêtait pas. Le vivant prenait la place du mort, voilà tout. Les cent hommes «pour mourir» étaient prêts. Ce fut à qui monterait. Les bleus avaient dans leurs rangs de merveilleux tireurs. En trois coups, ils abattaient le sonneur. Les Bretons se relayaient sans hésiter à ce poste sublime... Tous savaient ce qui les attendait là-haut. Mais il n'y avait pas un silence d'un instant. Le bourdon résonnait. La cloche ne s'arrêtait pas. Le huitième sonneur de cloches ne parvint pas jusqu'au sol dans sa chute. Il resta accroché en chemin. Le neuvième bondit sur lui-même, et, quoique déjà mort, vint se briser le crâne sur le chemin. Le dixième resta sur place. Les bleus visaient le sonneur, et les sonneurs arrivaient en foule pour le remplacer. Il fallait bien donner le signal à ceux de Clisson! La cloche ne s'arrêtait pas. Le vieil aumônier s'était remis à genoux, et à chaque chouan qui tombait du haut en bas de l'église, il disait, les bénissant: _In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti. Amen!_ Et la cloche ne s'arrêtait pas!... XVIII APRÈS LA BATAILLE A cinq heures du soir, le tocsin n'avait pas cessé un instant de se faire entendre, et cependant rien n'annonçait à l'œil qui examinait l'horizon que les secours promis fussent sur le point d'arriver. Bleus et blancs avaient subi des pertes considérables. Le général Dermoncourt, vainqueur, puisqu'il avait empêché les chouans de passer, donna l'ordre aux siens de se replier dans la direction de Nantes. Jean-Nu-Pieds voulait continuer à occuper le village de Bersaunes. Est-ce que son devoir n'était pas de faire enterrer en grande cérémonie ceux qui avaient succombé en héros? A six heures, les lignards commencèrent à exécuter leur marche en arrière, protégés par deux bataillons de tirailleurs. A sept heures, ils avaient disparu. Alors Jean ordonna que les morts fussent relevés. Cette lugubre besogne dura assez longtemps. Ceux qui gisaient étendus, déjà glacés, perdant leur sang par vingt blessures, étaient si nombreux! Ce ne fut qu'à la nuit close que ce triste labeur fut terminé. Les Vendéens avaient perdu environ cinquante hommes tués et quatre-vingt-dix blessés, en tout cent quarante hommes hors de combat: chiffre énorme, eu égard surtout au total de l'armée. Les cinquante cadavres étaient étendus côte à côte, couverts de leurs manteaux. On avait arraché les fusils, que leurs doigts crispés par l'agonie serraient avidement. Les uns, l'œil ouvert encore, semblaient menacer leur ennemi vainqueur. Les autres, étendus sur le ventre, avaient été ramassés dans la posture affreuse des êtres frappés de mort violente. Chez tous se lisait le suprême et douloureux orgueil du devoir accompli. Les traits, violemment contractés, conservaient je ne sais quelle terrible expression de volonté! Toute la petite troupe était sous les armes. C'est-à-dire que les chouans portaient leurs fusils renversés, la gueule du canon à terre. En tête marchaient Jean et Henry, précédés de l'aumônier. Dix civières portaient chacune cinq corps, et le tambour frappait sourdement derrière. De temps à autre, l'aumônier disait: --_Dominus recipiet eos in vitam æternam_. Et les chouans répondaient: --_Amen!_ Dix tombes avaient été creusées dans un champ pour recevoir ces héros. Quel grandiose et sublime spectacle! Il faisait nuit complète; des torches éclairaient cette funèbre cérémonie et le pas lourd des soldats résonnait sur la route. L'aumônier répétait: --_Dominus recipiet eos in vitam æternam_. --_Amen!_ Au-dessus de ces têtes inclinées, un ciel troué d'étoiles et la clarté rouge pâle de la lune estompaient d'une lueur fauve ces figures fatiguées. Les vêtements étaient poudreux, déchirés; les visages noircis par la bataille. Plus d'un portait son bras en écharpe, qui semblait ne pas s'apercevoir qu'il était blessé... Il fallait marcher pendant un kilomètre environ pour arriver aux tombes creusées; mais les chouans mirent près de quarante minutes pour le franchir, tant ils avançaient lentement. Et le profond silence qui régnait n'était interrompu, de cinq minutes en cinq minutes, que par le roulement sinistre du tambour, et la lente psalmodie du prêtre: --_Dominus recipiet eos in vitam æternam_. --_Amen!_ Enfin on arriva aux tombes. Tout le monde s'agenouilla: seul, l'aumônier resta debout et bénit les morts, à mesure qu'on les enterrait. Avant que les fossoyeurs jetassent les pelletées de terre qui devaient à jamais couvrir ces nobles martyrs, Jean-Nu-Pieds se releva et fit quelques pas en avant. Puis, étendant la main: --Enfants, dit-il, ceux qui sont là sont tombés pour Dieu, pour le Roi. C'est au nom de Dieu que M. l'aumônier les a bénits: c'est au nom du Roi que je les remercie. Dieu et le Roi: ce sont les deux Seigneurs que doit servir un bon Vendéen, et pour lesquels il doit mourir! Ceux-là sont morts... Enfants, Dieu a leurs âmes, car ils ont fait ce qu'ils devaient faire! Puis les pelletées de terre tombèrent l'une après l'autre, et tous restèrent là, muets et respectueux, jusqu'à ce que ce fût terminé. Les torches fumeuses éclairaient la route au retour comme au départ. Ils reprirent le chemin de Bersaunes. Là, on recommença l'appel. Jean-Nu-Pieds ordonna qu'on recueillît les noms des quinze chouans tués au clocher, ou fracassés dans leur chute, et que désormais, à l'appel, chaque matin et chaque soir, le voisin répondrait: --Mort pour le Roi! Presque aussitôt la petite armée s'éloigna dans la direction des bois de Machecoul, d'où elle sortirait de nouveau le lendemain. La Pâlotte et Jacquelin avaient pris les devants avec Aubin Ploguen et Pinson. Depuis la fin de la bataille, le pauvre Pinson tremblait. Elle se rappelait toujours ce regard que lui avait jeté Jean, quand il l'avait fixée sur la route. Si elle était reconnue? Rien que cette seule pensée l'effrayait. Car, reconnue, elle devrait partir; et partir, c'était le quitter, lui qu'elle aimait par-dessus tout! Partir, c'était recommencer sa vie désespérée, sans bonheur possible et attendu! La jeune fille marchait un peu en avant, laissant pencher sa tête sur sa poitrine: elle rêvait. Déjà elle avait perdu de vue le lac de Grandlieu, et suivait la sente étroite et rapide qui mène aux bois de Machecoul. Tout à coup, il lui sembla entendre derrière elle le pas rapide d'un cheval lancé au galop sur la route. Alors, elle, qui venait de montrer tant d'énergie et tant de courage, éprouva comme le pressentiment d'un danger. Elle eut peur... Peur, parce qu'elle se trouvait seule, la nuit, au milieu de ces champs déserts. Elle s'arrêta un moment et prêta attentivement l'oreille... Le bruit du cheval ne se faisait plus entendre. --Je me serai trompée, murmura-t-elle. Elle continua de marcher. La route faisait un léger coude qui la rapprochait un peu de la grande route. Le bruit du cheval qui l'avait frappée une première fois se renouvela. Elle jeta les yeux derrière elle et aperçut, à cinquante mètres environ, un cavalier de haute taille, enveloppé d'un manteau, malgré la saison, et dont le visage disparaissait presque sous les rebords épais d'un chapeau de feutre. Elle voulut courir et prit à travers champs: le cavalier la suivit. Alors, sa peur d'un instant déraisonnée devint une terreur réelle. Elle s'élança, franchissant les taillis et se déchirant les pieds aux racines de bruyères éparses dans la lande. Le cavalier prit le galop de chasse pour se maintenir toujours à la même distance d'elle. Puis, à dix mètres environ d'un bouquet de peupliers, derrière lesquels elle espérait pouvoir se cacher, le cavalier donna de l'éperon à son cheval, qui bondit. Arrivé près de Pinson, il se pencha, la saisit à la taille et l'enleva sur son cheval. Fernande poussa un cri terrible, cri d'angoisse et de désespoir. L'inconnu voulut essayer de lui mettre sa main sur la bouche, mais elle se débattit et appela: --Aubin!... mon Aubin, au secours! au secours! L'inconnu avait lancé son cheval dans la direction de Bersaunes. Il devait croire que les chouans, la bataille perdue, avaient regagné leurs retraites cachées. Le cheval galopait furieusement, franchissant par bonds terribles les quartiers de rochers. Fernande, affolée, essayait d'appeler, mais la main nerveuse du ravisseur étouffait désormais ses cris. --Au secours!... put-elle cependant balbutier une dernière fois. Tout à coup, dans l'ombre du chemin, une masse noire se dressa, qui saisit le cheval à la bride, et mit un pistolet sur la poitrine du cavalier. --Lâche, ou je te tue! prononça la voix d'Aubin Ploguen. --Aubin! pensa Fernande. Je suis sauvée. Une lutte violente s'était engagée entre l'étranger et le Breton. Tous les deux étaient d'égale force, et il fallait évidemment que tous deux eussent une raison cachée pour ne pas faire usage de leurs armes. Le cavalier avait des pistolets dans ses fontes; Aubin Ploguen ne déchargeait pas les siens. Nous saurons bientôt pourquoi. La lutte restait indécise entre eux deux, malgré Fernande qui, en se débattant, devait annihiler les efforts de son ravisseur. Mais une circonstance particulière devait bientôt la terminer. Au loin parut l'avant-garde des chouans. L'inconnu tressaillit en l'apercevant. --Fuis! dit tranquillement Aubin Ploguen. Celui-ci n'hésita pas. Aubin prit Fernande dans ses bras et la déposa sur le gazon qui bordait la route. Le son des binious vendéens se faisait déjà entendre, léger et charmant. --Fuis! répéta le Breton, ou ceux-ci ne te feront pas quartier comme moi! Fernande était évanouie. Le cavalier jeta un dernier regard sur Fernande, et, se tournant vers Aubin: --Nous nous retrouverons!... dit-il. Il disparut au tournant du coteau. --Ce n'est pas son père, alors? murmura le Breton en regardant s'effacer dans le lointain la double silhouette du cheval et de l'homme. Ce n'est pas son père alors, car je connais cette voix... Quel était donc cet homme? XIX AUBIN PLOGUEN A UN PLAN Aubin Ploguen chargea tranquillement Pinson sur son épaule, et continua sa route dans la direction du camp. Il eût semblé, à voir la figure si parfaitement calme du chouan, que rien ne s'était passé de grave. --Si ce n'est pas son père, quel est _son_ nom? qui est-_il_? Et il ajoutait à voix basse: --Je connais _sa_ voix pourtant... Cette simple circonstance renversait tous les plans du brave Aubin. Quel autre homme que M. Grégoire aurait pu vouloir enlever Fernande? Mais il avait beau tourner et retourner cette question dans sa cervelle, il n'arrivait pas à trouver quelque chose de satisfaisant. Quand il parvint au campement des Vendéens, il étendit Pinson sur un lit de fougères, et attendit avec impatience le retour de la Pâlotte. Ce rude Breton comprenait dans sa naïveté première que la jeune fille avait surtout besoin des secours d'une femme. --Ah! te voilà, mon Aubin, dit le marquis en apercevant son fidèle serviteur; qu'étais-tu donc devenu? --Maître, j'ai porté dans mes bras, jusqu'ici... le petit Pinson... vous savez?... le dernier fils au Gouësnon? En faisant cette réponse, Aubin Ploguen ne perdait pas de vue son maître. Il semblait guetter en lui une émotion ou une gêne. En effet, Jean rougit légèrement quand il entendit prononcer le nom de Pinson. --Pauvre petit! continua Aubin... c'est faible et délicat... délicat comme une femme!... Ce n'est pas fait comme nous, pour la grande vie sans toits, pleine de luttes et de fatigues. Jean cherchait à comprendre si Aubin mettait une intention dans ses paroles, mais le visage du serviteur restait impassible. Ses yeux regardaient dans le vague. Il reprit, plus bas: --Vous ne savez pas l'idée qui m'est venue, maître? J'ai pensé que ce devait être une femme. --Une femme! --Pourquoi pas? Gouësnon peut bien avoir une fille vaillante et résolue, comme si elle était un garçon. Est-ce que nos gars de Bretagne n'en avaient pas beaucoup comme cela pendant les grandes guerres? --Mais c'est impossible! --Impossible! Oh! non, maître. L'avez-vous bien regardé, cet enfant? Jean éprouva une gêne cachée; il ne se rendait pas compte de ce qu'il éprouvait. --Oui, je l'ai regardé, murmura-t-il. Je l'ai regardé deux fois... quand j'étais près de lui avant la bataille, et quand il est venu à mon secours au milieu des balles... Je l'ai regardé et je me suis souvenu... ce que je tâche d'oublier! Il y eut un court silence. Évidemment Aubin Ploguen avait son projet. Il voulait le faire réussir. En toute autre circonstance, il eût quitté son maître, car il le connaissait trop pour ne pas sentir que Jean, le cœur tout entier à ses souvenirs, avait besoin de solitude. Mais il continua: --Je vous disais donc, maître: Pinson est une femme, j'en jurerais! et d'ailleurs... c'est mon opinion; mais quand j'y songe, je pense qu'il ne peut pas être au Gouësnon, c'est une de la ville. --Aubin! --Oh! de la ville!... Je ne crois pas me tromper. Les mains sont trop fines et les pieds trop petits pour être les mains et les pieds d'une paysanne. Puis... elle cache ses cheveux noirs sous sa perruque blonde, et voilà une idée qui ne serait jamais venue à une femme de la campagne. --Va-t'en, va-t'en, Aubin, laisse-moi, s'écria Jean, bouleversé. Par pitié, mon vieil ami, va-t'en!... Tu ne sais pas combien tu me fais souffrir! Tu ne sais pas... non, tu ne peux pas savoir! Aubin contempla son maître, et un sourire triste effleura sa lèvre: --Comme il l'aime! pensa-t-il, et comme il est malheureux! Il sortit de la hutte. Resté seul, Jean laissa tomber sa tête entre ses mains, et éclata en sanglots. --Ah! je suis faible et je suis lâche! s'écria-t-il... Pauvre Aubin! s'il savait combien il m'a torturé! Est-ce que je ne sais pas qui se cache sous le nom de Pinson, et depuis le premier jour? Est-ce que je pouvais ne pas la reconnaître, est-ce que je ne savais pas que c'était elle, elle, ma bien-aimée? J'espérais pouvoir me mentir à moi-même, et trahir mon devoir! J'étais fou! Fernande, nom adoré, image chérie, je t'avais reconnue, et je forçais mes yeux à ne te pas regarder! car il me semblait ainsi ne pas manquer à ce que je devais. Mais comme je te regardais, de loin! comme je me glissais souvent sur tes pas, pour apercevoir un instant l'ombre de ton corps au milieu du chemin! Il s'arrêta, puis, reprenant, pensif: --Pourquoi m'a-t-il dit tout cela? Craint-il donc que je trahisse mon devoir et a-t-il voulu me rappeler à moi-même? Aubin Ploguen n'avait pas laissé deviner à son maître sa pensée intime. Non, il ne voulait pas le rappeler à son devoir. Ce qu'il voulait, au contraire, c'était de rendre encore un peu de joie à ce pauvre déshérité du cœur. Il avait un plan, ce brave Breton, nous le savons, et quand nous le verrons, nous serons obligés de reconnaître qu'il ne manquait pas d'habileté. Jean-Nu-Pieds sortit à son tour de la salle, comme Aubin quelques instants auparavant. Devant la hutte s'élevait une clairière; deux sentiers, au nord et au sud, se perdaient dans la feuillée: puis, partout, la forêt, avec son imposante masse verte, et les arceaux de lierre et de chèvrefeuille. Jean allait droit devant lui. Il se dirigeait vers le campement où logeaient la Pâlotte, Jacqueline et Pinson. Mais tout à coup il s'arrêta un peu interdit. Il avait vu Pinson quitter à pas lents la clairière et s'engager dans un des sentiers. Aucun bruit ne se faisait entendre; les chouans, fatigués par cette rude journée de combat, dormaient profondément. C'était le silence et presque la solitude. Fernande suivait lentement le petit sentier. Elle venait de s'éveiller et de sortir de ce rêve, de cet évanouissement où l'avait jetée la brusque attaque dont elle venait d'être l'objet. Sa poitrine oppressée avait peine à respirer l'air de la nuit. Elle se leva pour marcher.. Jean s'avançait derrière elle, se dissimulant avec soin sous les feuilles et les branches tombantes des grands arbres. Cette majesté de la nuit l'impressionnait. Il contemplait de loin cette gracieuse et charmante créature, qui portait avec elle toute sa destinée. Ah! si elle avait su! Fernande marchait, légère, la tête inclinée, rêveuse comme Juliette, sa sœur, pensant à Roméo... Un moment elle s'arrêta dans sa promenade: un rossignol chantait au sommet d'un hêtre. Elle s'arrêta pour l'entendre chanter; la mélodie ravissante sortait du gosier du musicien ailé comme une gamme de notes perlées. Quand l'oiseau se tut, elle reprit sa marche, sans se douter que Jean était derrière elle. Le sentier faisait quelques détours dans la forêt, puis, par une pente très-douce, descendait lentement vers la lisière. Fernande aperçut bientôt le ciel de la plaine à travers les branches entre-croisées. Elle s'avança vers la lisière et s'assit sur le rebord du fossé. --Encore un jour écoulé, murmurait-elle; encore un jour disparu!... Ah! j'aurais cru pourtant qu'il me reconnaîtrait. Lui, je l'aurais reconnu malgré tout. Est-ce que mon cœur ne pense pas à lui toujours? est-ce que, toujours mes lèvres ne prononcent pas son nom? J'aurais cru qu'il me reconnaîtrait!... Elle se tut, l'œil fixé sur l'étendue de la plaine. Quelques lumières couraient à l'horizon, et de loin, semblaient se confondre avec les étoiles. Il montait de la vallée une vague odeur d'herbes mouillées et de fruits verts, qui se mélangeait à la forte senteur des arbres. --M'aurait-il oubliée? Non, c'est impossible! Deux êtres qui s'aiment comme nous nous aimons ne connaissent pas l'oubli. L'oubli est le lot de ceux dont le cœur est faible. Notre cœur à nous est fort, puisqu'il n'a pas tremblé devant le devoir qui parlait... Notre devoir, c'était presque la mort pour nous, c'était le désespoir!... Jean s'était glissé à dix pas derrière la jeune fille. Encore caché par l'ombre des derniers arbres de la forêt, il écoutait, haletant, les paroles qu'elle prononçait. Il frémit quand il s'entendit accuser d'oubli. Oublier! lui! --Ah! je suis certaine qu'il souffre, murmura Fernande, et qu'il souffre autant que moi... Dieu juste! quand finira ce martyre qui nous tue! Ne commande pas à la mort de ne pas vouloir de moi!... Elle reprit, après un nouveau silence: --J'ai raison de vouloir partir. La vie me pèse ici. Être à la fois si près de lui et en être si loin!... J'ai raison... Je vais partir. Elle se levait déjà, quand Jean dit doucement: --Fernande, je ne veux pas que vous partiez... XX AMOUR La jeune fille chancela et, bouleversée, vint s'appuyer à l'épaule de Jean. --Amie, dit-il à voix basse, Dieu n'ordonne pas à l'homme un sacrifice au-dessus de ses forces. J'ai lutté, j'ai été vaincu. Que le ciel me pardonne! --O Jean, que je suis heureuse! --Et vous m'accusiez de vous oublier! vous oublier, vous, chère créature! quand il n'est pas une seule de mes pensées qui ne soit vôtre; quand je n'ai pas cessé un instant de maudire la fatalité qui nous séparait! Vous oublier, vous, à qui j'avais fiancé ma vie, à qui j'avais donné mon cœur! Je vous aime comme jamais femme n'a été aimée, et, je le jure, Fernande, il n'est pas une seule des minutes de mon existence où je n'aie vu votre image se dessiner à mes yeux!... Fernande écoutait, muette et charmée. Un ineffable bonheur se peignait sur son visage. --Mon Dieu, fais que ce ne soit pas un rêve! murmura-t-elle, en levant au ciel son regard humide. --Si je vous racontais tout, Fernande! Le premier jour où j'ai vu Pinson, j'ai tout deviné... Méchante enfant, c'était vous qui doutiez de moi. Pouviez-vous donc penser que je ne vous reconnaîtrais pas! Tenez! un soir, je vous ai suivie de loin, comme cette nuit... Vous avez traversé la forêt, en allant du côté de Guérande. Moi, je m'étais glissé à travers les arbres, et j'apercevais votre ombre remuer doucement dans le cadre des branches. Vous vous êtes assise, toujours ainsi que ce soir, sur un tertre élevé, et vous chantiez... Elle le regarda, souriant, et chantant à mi-voix: Mon ami vient de s'en aller; J'en ai le cœur tout en peine; Vint un gars sous le grand chêne, Qui voulut me consoler; Mais je lui dis: «Celui que j'aime, Beau gars, ce n'est pas toi... Hélas! il est bien loin de moi, Celui que j'aime!» Je ne peux pas me consoler! Mon ami vient de s'en aller! --Il y a un second couplet, Jean! Mais déjà il s'était mis à genoux, devant elle, et disait ardemment: --Fernande, je me suis demandé souvent, pendant mes longues heures d'angoisses, si un père pouvait enchaîner la volonté de son fils, même après sa mort. Je me suis demandé si un homme disparu, eût-il même été adoré et respecté de son enfant, comme M. de Kardigân, pouvait briser toute une vie, et... et ma conscience hésitait... Il s'arrêta, et ne vit pas une larme de désespoir qui coulait sur le visage de Fernande. --Oui, chère femme, ma conscience hésitait; et quand elle ne me crie pas hautement: Voilà ton devoir, c'est que mon devoir n'est pas là, peut-être! Ce fut elle qui rompit la première le silence qui suivit ces paroles: --Jean, êtes-vous sûr que ce que vous dites soit sincère? --Sincère! --Oui. --Fernande!... --Mon ami, quel âge avez-vous? vous et moi, faisons à nous deux l'âge d'un homme mur. Il y a dans nos cœurs bien des hésitations et bien des doutes. C'est que nous ne savons pas être entiers dans la vérité. La vérité est absolue, cependant! Ami, ami, deux êtres comme nous n'ont pas le droit de faillir au milieu du chemin tracé! Dieu bon! Jean, aurions-nous souffert pour rien, et ce que nous avons cru être le devoir était-il donc un mensonge? Nous faudra-t-il revenir sur nos pas, et dire: Notre cœur a menti! notre volonté a menti! notre conscience a menti! Il la regardait, étonné, ébloui de la hauteur et de l'éloquence de son langage. Comme il l'avait bien choisie! Un jour, elle lui avait dit: --Si nous étions séparés jamais, j'en mourrais! Et elle plaidait maintenant pour être séparée de lui! --C'est moi qui suis coupable, ami. J'aurais dû rester loin de vous; j'aurais dû souffrir seule et triste, au lieu de chercher un adoucissement à ma souffrance, en me rapprochant de vous. J'ai été lâche, lâche! Dieu m'en punit en me faisant vous désespérer. --Me désespérer? Ne croyez-vous donc pas que je souffrais aussi, moi! --Ami, notre destinée est là-dedans: séparés! Nous sommes séparés par le crime qui tua jadis un roi, comme le bien est séparé du mal. Je vous aime et vous m'aimez... Mais tant qu'il n'y aura pas entre nous un abîme plus grand que la volonté, nous serons en butte à une tentation plus rude encore que la réalité. Cet abîme, c'est à moi de le creuser. Jean cacha sa tête dans ses mains. --Pensez-vous donc que je ne vous aie pas compris tout à l'heure? Votre conscience, que vous invoquiez, vous condamnait à l'heure même où vous parliez! Mais le cœur est faible devant la passion, et vous me disiez: Nous sommes libres! Libres? Non, Jean, nous ne le sommes pas; nous sommes les esclaves du devoir et du serment. Tant que je pourrai être à vous, vous aurez de ces retours faibles sur vous-même. Le jour où vous aurez l'impossible entre votre cœur et votre conscience, la conscience ne sera plus vaincue... --Grand Dieu! que voulez-vous dire? --Je veux dire, Jean, que celle qui vous a été fiancée, ne peut être, même involontairement, à nul autre époux humain. Mais puisque je ne puis me donner à vous, je me donnerai... --Fernande! --A Dieu! Il éclata en sanglots. --Oui, Fernande, ma sœur, oui, vous avez deviné le secret qui me tue. Je suis un homme, hélas! c'est-à-dire un être faible. J'ai de violents combats à livrer à mon âme; et si je n'étais pas fort, j'aurais déjà succombé... Tout à l'heure encore!... oh! je rougis d'y penser, maintenant que vous m'avez rappelé à moi-même!... tout à l'heure encore, j'étais prêt à céder... Eh bien, soit! partez, Fernande, partez pour toujours! Ce n'est pas vous qui demandez asile à Dieu: c'est moi qui vous donne à lui! --Adieu, mon frère! dit-elle en lui tendant son front. --Adieu, ma sœur! Ils échangèrent un long baiser, pur comme eux, à ce moment de se quitter à jamais, au moment de rompre pour la vie les liens qui les unissaient l'un à l'autre... Ils étaient debout, dans ce cadre merveilleux d'une splendide nuit de printemps. Un rayon de lune les entourait comme une auréole sainte mise à leur front. Ce fut lui qui s'éloigna le premier. Fernande ne voulait même pas revenir au camp. Elle oubliait déjà l'attaque nocturne dont elle avait été la victime. --Adieu! s'écria-t-il une dernière fois avant de disparaître au détour du chemin. Elle n'eut pas la force de lui répondre et se laissa retomber assise. Le ciel eut pitié d'elle et lui donna des larmes. --Oui, adieu à ma jeunesse, à mon bonheur, à mon espérance, dit-elle amèrement; adieu à tout ce que j'aime, à tout ce qui m'a aimé... adieu à la vie que j'aurais eue si belle! O ma pauvre maman, que tu aurais été malheureuse de me voir ainsi! Elle n'entendit pas un bruit de feuillage derrière elle: ou, si elle l'entendit, elle le prit pour la fuite soudaine d'un chevreuil effrayé. Quelques minutes s'écoulèrent encore, pendant lesquelles Fernande resta ainsi, absorbée dans l'amertume de sa vie perdue. Tout à coup le feuillage s'écarta et un homme parut. C'était Aubin Ploguen. Son visage inondé de larmes prouvait qu'il avait tout entendu. Il toucha légèrement Fernande du doigt. Elle eut un instant d'effroi, mais elle reconnut vite le fidèle serviteur des Kardigân. --J'ai entendu ce qui s'est passé entre vous, mademoiselle, dit-il. --Aubin... --Pardonnez-moi! c'est pour votre bien, ce que j'en ai fait. Fernande ne comprenait pas. --Mademoiselle, continua le Breton, je suis un pauvre homme sans grande instruction; mais il y a des choses que je comprends, ou que je devine. Vous souffrez tous les deux, malheureux enfants que vous êtes. Il y a une fatalité entre vous: la pire de toutes, hélas! Vous vous aimez, et tout vous sépare. Mais je suis là, moi, et j'ai juré de vous rendre votre bonheur perdu. Elle croyait rêver. Certes, il lui faisait battre le cœur en parlant ainsi; mais quoiqu'elle ne pût croire à la réalité de ce qu'il disait, la pauvre Fernande ne pouvait s'empêcher de se sentir au cœur une lueur d'espérance. --Écoutez, continua Aubin Ploguen, écoutez, mademoiselle... Il se pencha vers elle et lui parla à voix basse quelques instants. A mesure qu'il expliquait son idée à la jeune fille, les larmes de Fernande se tarissaient, et un rayon de joie l'illuminait. Quand Aubin eut terminé: --Ah! vous nous sauvez, s'écria-t-elle. J'allais à Dieu, mais j'en serais morte... et lui aussi en serait mort. Elle reprit le chemin du camp, au lieu de se rendre à Château-Thibaut. Désormais, elle avait foi dans l'avenir. Quel pouvait donc être le mot sauveur que le chouan avait murmuré à son oreille? Ils arrivèrent à la hutte occupée par la Pâlotte et Jacquelin, en compagnie de Fernande. --Nous partirons demain, lui dit Aubin Ploguen. XXI OU SE DESSINE LE PLAN D'AUBIN PLOGUEN Fernande s'attendait à partir le lendemain dès l'aube avec Aubin Ploguen. Mais, pendant la nuit, survint un chouan qui arrivait de Vieillevigne. Madame, Charette, Coislin, la Roberie et les autres principaux chefs vendéens s'y trouvaient réunis. Madame envoyait à Jean-Nu-Pieds l'ordre de venir l'y rejoindre. Les chouans préparaient une bataille pour le lendemain, 6 juin. Or, Jean-Nu-Pieds et Henry de Puiseux devaient faire en sorte d'arriver à Vieillevigne vers neuf heures du matin. Là, ils donneraient à leurs hommes deux heures de repos environ, et, un peu avant midi, prendraient part à l'action avec des troupes fraîches. Cette décision était bonne. D'abord, on ne laisserait pas aux paysans vendéens le temps de se démoraliser par suite de l'échec subi à Château-Thibaut. Ensuite on dégageait le Morbihan. C'est qu'en effet les nouvelles étaient mauvaises. Le retard apporté au commencement des opérations, le contre-ordre que les tergiversations du comité de Paris avaient obligé la Duchesse de donner, tout cela avait disséminé un peu les forces royalistes, si bien que quelques corps, au lieu d'agir en commun, s'étaient laissé battre séparément. Mais tout pouvait encore se réparer. Marseille, comme si elle avait eu honte de sa faiblesse, ne demandait qu'à lever, à son tour, l'étendard de l'insurrection. De même dans les provinces de la Gascogne, où l'on signalait déjà des symptômes graves de mécontentement. Au reste, le gouvernement semblait disposé à agir avec vigueur. On avait envoyé à Nantes, comme préfet de la Loire-Inférieure, un certain Maurice Duval qui devait mériter dans cette guerre un renom peu enviable. Ce Maurice Duval arrivait en droite ligne de Grenoble, d'où il était parti poursuivi par les éclats de rire de toute la population. Furieux de son échec dans l'Isère, il ne demandait qu'à prendre sa revanche, et celui qui l'expédiait à Nantes savait bien ce qu'il faisait. Il était sûr d'avance que M. Maurice Duval voudrait rentrer en grâce auprès du gouvernement, et ne s'arrêterait devant rien. La suite de notre histoire prouvera que nous n'exagérons pas. En même temps que se produisait ce changement dans l'administration civile de la Loire-Inférieure, il s'en produisait un autre dans l'administration militaire. Le comte d'Erlon remplaçait comme général divisionnaire M. Solignac. Le ministre de la guerre, le maréchal Soult, duc de Dalmatie, se connaissait en hommes et trouvait excellent le général Dermoncourt, mais bien piètre M. Solignac. Tout cela annonçait que le gouvernement s'apprêtait à redoubler de violence. En effet, les juste-milieu, cette plaie de toutes nos Assemblées nationales depuis 1780, commençaient à murmurer contre ce qu'ils appelaient _le spectre blanc_. Le spectre blanc leur avait d'abord paru très-réjouissant. Il était si drôle, en effet, de renouveler une Vendée au tiers du dix-neuvième siècle! Puis, peu à peu, l'effroi était venu. Quatre départements s'agitaient, menaçant de se soulever. On savait que le légitimisme avait des rameaux puissants qui s'étendaient à travers ces provinces. Le premier succès des chouans pouvait mettre le feu à cette traînée de poudre, et alors adieu à toutes ces bonnes choses si particulièrement adorées des braves juste-milieu; c'est-à-dire adieu au siège de pair de France, donné par Louis-Philippe! adieu aux grasses sinécures! adieu aux _broutages_ à même le budget! toutes récompenses distribuées si complaisamment par le gouvernement aux fidèles bourgeois qui l'avaient proclamé sur les barricades fumantes de 1830! Ce rapide exposé de la situation fera comprendre au lecteur l'extrême importance prêtée par Madame et ses conseillers à une action rapide. Voilà pourquoi le plan de bataille, après avoir été conçu avec soin, demandait à être exécuté encore plus soigneusement. ... A quatre heures du matin, les bois de Machecoul retentissaient de coups de sifflet qui donnaient le signal du départ. Déjà Fernande était inquiète, ignorant la cause de tout ce bruit qui se faisait autour d'elle. Elle se demandait si Aubin Ploguen l'abandonnait, et n'allait pas venir la chercher pour l'expédition dont il lui avait parlé la veille. Ah! c'est que cela lui tenait au cœur! Une joie ineffable s'emparait d'elle quand elle venait à penser que là était le salut pour elle et pour lui; non pas le salut, _peut-être_, mais le salut, _sûrement_. Elle se disait tout cela, quand la Pâlotte, déjà éveillée et sortie, vint l'avertir que le Breton la demandait. Elle se hâta de quitter la hutte. Elle trouva Aubin qui l'attendait au dehors. Un instant elle avait craint que ce ne fût pour lui donner une mauvaise nouvelle; mais le visage souriant du chouan la rassura aussitôt. --Il faut partir, mademoiselle, dit-il. --Enfin! --Je vais vous indiquer le chemin. --Comment! le chemin?... --Oui, mademoiselle. --Tu ne viens donc pas avec moi? --C'est impossible. --Impossible? Mais hier... --Hier, il ne se passait pas ce qui se passe aujourd'hui. Ne perdons pas de temps, l'heure presse. --L'heure presse? Tu m'effrayes, Aubin!... --Ne vous effrayez pas, mademoiselle. M. le marquis part avec nous autres justement pour aller où nous... où vous deviez aller vous-même. --Mon Dieu!... --Je ne peux pas le quitter, moi, c'est impossible. Il est habitué à m'avoir à ses côtés, et aujourd'hui plus que jamais, je dois être avec lui et le préparer... Un regard humide de la jeune fille fut la seule réponse qu'elle donna à cette phrase d'Aubin. Mais pour être muette, cette réponse n'en était que plus éloquente. Elle prit la main d'Aubin Ploguen et la serra. --Venez, dit-il. Ils s'engagèrent à travers les bois. --Voyez-vous, mademoiselle, dit Aubin, nous prenons le plus long, mais il faut que M. le marquis ne nous aperçoive pas. Pensez que pour lui vous n'êtes plus au camp, à l'heure qu'il est. Il doit même ignorer que vous y avez passé la nuit. --Tu as raison... viens, viens!... C'était elle qui marchait la première; elle avançait si rapidement, que le Breton avait presque peine à la suivre; et nous savons pourtant que c'était un rude marcheur que notre ami Aubin Ploguen! Fernande n'avait qu'un sujet de causerie sur les lèvres et dans le cœur: le but de son expédition. --Tu crois que je réussirai? --J'en jurerais!... C'est mon opinion. --Ah! ne me dis pas cela!... Si j'allais échouer!... Elle prononça cette parole d'une voix si vibrante que le Breton en tressaillit. --Échouer! reprit-elle. Pense que ce serait bien plus affreux pour moi, maintenant que tu m'as mis cette espérance folle au cœur. Tant que je voyais l'abîme creusé à jamais entre lui et moi, je pouvais être résignée. Les grandes douleurs ne sont pas celles qui ont les moins grandes résignations! Mais aujourd'hui que tu m'as parlé de bonheur, aujourd'hui que tu as fait luire à mes yeux tout un avenir que je croyais perdu pour toujours, ce serait affreux, Aubin, affreux!... et, je te le dis, j'en mourrais! --Écoutez-moi bien, maîtresse, répondit fermement Aubin, jamais je n'ai menti; demandez au premier venu de nos gars, il vous dira aussi que jamais je n'ai parlé contrairement à la vérité. Eh bien!... vous m'entendez, maîtresse?... je vous jure que dans un mois mon maître mettra votre main dans la sienne! --Dans un mois? --C'est mon opinion. --Oh! viens, marchons vite, alors. Ils étaient arrivés en ce moment à la lisière du bois. --Maintenant, continua Aubin Ploguen, voilà ce que vous allez faire: vous allez vous rendre au bourg de Château-Thibaut; on vous y connaît et vous y aime. Tout ce que vous commanderez, vous l'aurez aussitôt. Une fois à Château-Thibaut, vous direz que vous avez besoin d'une voiture et d'un bon cheval pour vous conduire à Legé. A Legé, vous irez chez un gars que je connais, qui s'appelle Rigaud. Vous donnerez à Rigaud ceci (il lui remit le cœur saignant qu'il portait à sa veste), en disant que vous venez de ma part; puis vous resterez dans sa chaumière jusqu'à ce que je vienne vous y chercher. --Bien. --N'oubliez rien, surtout! --Sois tranquille... Fernande prit le sentier et descendit à travers la lande mouillée par la rosée du matin. Aubin Ploguen la suivait des yeux. --Devant Dieu, not' maître, dit-il à voix haute, il faudra bien que vous soyez heureux! Puis il rentra sous bois pour rejoindre l'armée vendéenne qui partait. XXII JUDAS Pendant que ces événements se passaient en Bretagne, un homme de taille ordinaire, au teint jaune, aux yeux gris, entrait au ministère de l'intérieur, à Paris. Le ministre régnant alors était un illustre homme d'État, encore vivant. Cet homme monta les degrés du grand escalier qui mène aux bureaux, en habitué qui sait où il va. L'huissier était assis sur une banquette avec cet air de profonde philosophie qui caractérise l'huissier de tous les ministères. La philosophie! Fussent-ils incrédules comme saint Thomas, il faut bien qu'ils forment tous les jours leur intelligence à contempler le néant des choses humaines, quand ils assistent à tant de changements qui passent sur leurs têtes sans les atteindre! Les gouvernements s'écroulent, les ministres se remplacent... l'huissier seul est inamovible, immobile qu'il est dans sa majesté! La chaîne d'argent qu'il porte est plus solide que le portefeuille énorme de son maître. L'huissier règne! Celui qui remplissait ces hautes fonctions au ministère de l'intérieur en 1832 était un gros bonhomme à la mine fleurie, au nez bourgeonné, qui vivait tranquille dans sa sinécure comme un rat dans un fromage de Hollande. Il ne put s'empêcher de hausser les épaules en voyant entrer l'homme dont nous parlons dans la salle des audiences. --Ah! c'est encore vous? dit-il. L'homme fixa sur le gros «fonctionnaire» son regard terne et glauque, mais pas un pli de sa physionomie ne bougea. --Oui, c'est encore moi. --Et vous croyez naïvement que Son Excellence vous recevra? --J'en suis sûr. --Vous en êtes sûr! Voila pourtant huit jours que vous venez ici tous les matins, et je ne m'aperçois guère qu'il vous ait reçu. --Cela viendra. --Alors, vous croyez là, vrai... que Son Excellence va perdre son temps à causer avec le premier venu? Mais, mon brave garçon, il en vient ici, et des plus huppés que vous, allez! qui se cassent le nez contre la porte, sans pouvoir entrer! --Eux, c'est possible; mais moi, ce ne sera pas la même chose. A brûle-pourpoint, cet homme recevait, sans sourciller, les injures bénignes que l'huissier lui adressait. Les paroles semblaient glisser sur sa peau huileuse comme celle d'un nègre. --Avez-vous envoyé une demande d'audience comme les autres fois? --Non. L'huissier eut un petit rire silencieux plein d'insolence et de moquerie. --Comment! Son Excellence ne vous reçoit pas quand vous demandez une audience, et vous voulez qu'il vous reçoive quand vous n'en demandez pas? L'homme tira de sa poche une grande enveloppe qui était scellée de cinq grands cachets rouges au chiffre D. --Vous allez lui porter ceci, dit-il. Et en même temps il glissait un billet de cent francs dans la main de l'huissier. --Voilà pour porter ma lettre à M. le ministre, dit-il. Maintenant, cent autres francs encore pour la porter tout de suite. L'huissier hésitait. Pour gagner ces deux cents francs, il avait peu, si peu de chose à faire! Certes, c'était contre son devoir; mais aussi... Pour être huissier, on n'en n'est pas moins homme. Les billets de banque font dans la main un froissement si soyeux et si joli! --Dites-moi, _monsieur_? fit-il avec respect,--l'affaire qui vous amène auprès de Son Excellence doit donc vous rapporter beaucoup d'argent? Si quelqu'un eût été présent à cette scène d'un réalisme si bourgeois, et qu'il eût su quelle était cette _affaire_, il aurait frissonné en entendant l'expression avec laquelle l'homme répondit. --Beaucoup d'argent... oui, beaucoup. Et, en même temps, un hideux sourire illumina cette tête infâme. L'huissier sentit croître encore son respect, et s'avança discrètement à la porte du cabinet du ministre. Celui-ci était depuis longtemps au travail. On sait que l'homme d'État illustre dont nous parlons se lève avec le soleil, souvent même avant le soleil. C'est un des travailleurs les plus robustes et les plus puissants de ce temps-ci. --Qu'est-ce? demanda-t-il. --Une lettre très-pressée pour Son Excellence. Le ministre étendit la main et regarda l'enveloppe. L'huissier sortit. --Maintenant, dit-il à l'homme, vous pouvez partir, monsieur. Il est impossible que M. le ministre vous reçoive maintenant; mais il vous fera envoyer sans doute une lettre d'audience pour un de ces jours. --Non, je vais attendre, reprit l'homme. Ou je me trompe fort, ou d'ici dix minutes vous aurez reçu l'ordre de m'introduire. Resté seul, le ministre déchira l'enveloppe hâtivement, comme un travailleur pressé qu'on arrache à son labeur. --Encore un importun! murmura-t-il. Rien à espérer. J'en étais sûr, reprit-il, en voyant la signature. C'est cet individu qui m'adresse tous les jours une demande d'audience. Il rejeta la lettre sur la table. Puis il se remit à son travail. Mais un hasard fit qu'en reprenant sa plume abandonnée, il laissa tomber ses yeux sur le papier ouvert. Alors il s'arrêta, comme frappé soudainement; il saisit la lettre et la lut attentivement d'un bout à l'autre. Aussitôt il sonna. L'huissier entra: --La personne qui a apporté cette lettre est-elle encore là? --Oui, monsieur le ministre. --Je vais la recevoir. Oh! ce ne fut plus seulement avec respect que l'huissier adressa la parole au solliciteur. Il y avait une humilité profonde dans ses paroles. Pour un peu, il lui aurait, à lui aussi, donné de l'Excellence. Puis il s'effaça pour le laisser pénétrer auprès du ministre. Celui-ci jeta sur le nouveau venu son regard clair et perçant, un de ces regards qui déshabillent un homme et lui creusent le cœur jusqu'au fond. L'examen dura une bonne minute; l'homme le supporta sans broncher. Il semblait ne pas s'être aperçu du mépris qui y était renfermé. Enfin, le ministre rompit le premier le silence. Peut-être était-il humilié pour l'espèce humaine de la perversité infâme de cet individu qui voulait «lui proposer une affaire.» --C'est vous qui m'avez écrit cette lettre? --Oui. --Je n'ai pas besoin de vous demander dans quel but vous agissez: je le connais, ou plutôt je le devine. Vous venez ici pour vendre, de même que moi je vous ai reçu pour acheter. Parlez! L'homme était resté debout au milieu de la chambre. Le ministre n'avait même pas daigné lui faire signe de s'asseoir. Quand il entendit le haut fonctionnaire lui parler sur ce ton glacial, il se croisa les bras, et avec assurance: --Qu'en savez-vous, monsieur le ministre? C'est peut-être le désir de rendre un grand service à mon pays qui me conduit auprès de vous. --Ah! --La France est troublée par des gens... très-honorables d'ailleurs... --Au fait! --Et je veux rétablir le calme dans ma patrie. Moi seul, je puis le faire. N'attribuez qu'à ce motif l'action que je vais commettre. Le ministre était un grand historien. Lui qui avait appris la politique plutôt dans les faits du passé que dans la réalité de l'histoire contemporaine, il se rappelait sans doute en ce moment Charles Ier, vendu par les Écossais; Marie Stuart, vendue par ses sujets, et Napoléon, vendu par ses maréchaux. Il reprit machinalement dans ses doigts la lettre de l'individu et lut tout haut: «Monsieur le ministre, Voici plusieurs demandes d'audience que j'ai l'honneur de vous adresser et, jusqu'à présent, elles sont restées sans réponse. Mais les événements me pressent de ne reculer devant aucune humiliation, car il s'agit pour moi de rendre un grand service à mon pays. Je vais donc, monsieur le ministre, vous expliquer, en quelques mots, ce que je vous aurais dit de vive voix, si vous aviez bien voulu me faire l'honneur de me recevoir. La guerre civile qui vient d'éclater en Vendée, n'a d'importance que par Madame. Supprimez Son Altesse Royale et vous supprimez en même temps toute cause à l'agitation. Je suis en mesure de livrer _facilement_ (le mot était souligné) cette coupable princesse, mais sous la réserve que Votre Excellence me _remerciera_ de ce service désintéressé. J'apporte moi-même cette lettre au cabinet de M. le ministre, et je le prie d'avance de me recevoir, s'il le juge nécessaire. Veuillez agréer, etc., etc. DEUTZ.» --Je reprends ce que je viens de dire, monsieur Deutz, répéta le ministre. Combien vous faut-il pour nous rendre ce service désintéressé, selon votre expression? --Oh! monsieur le ministre!... --Allons, vous voyez que je suis franc. Vous voulez vendre votre princesse. Combien? Faites votre prix. Les lèvres de Judas se contractèrent. Puis une teinte plus jaune couvrit son visage. --Je veux un million, dit-il... XXIII LES TRENTE DENIERS Le visage du ministre ne sourcilla pas, en entendant Deutz énoncer le chiffre auquel il taxait sa trahison. Il se contenta de faire une inclinaison de tête silencieuse. Judas crut que le marché était conclu: on lui promettait les trente deniers! --Maintenant, monsieur, continua l'illustre homme d'État, vous allez m'expliquer comment vous pouvez vous y prendre, pour... comment dirais-je?... pour tenir vos engagements... Deutz réfléchit un instant. Puis toujours de sa voix terne: --Monsieur le ministre, dit-il, j'ai bien étudié la question sous toutes ses faces. Rien ne m'est plus facile que de pénétrer à toute heure auprès de Son Altesse Royale. --Ah! --Je n'ai qu'à lui adresser une demande d'audience. --Mais vous recevra-t-on? Cette demande sera-t-elle accordée? --J'en réponds. --Qui vous fait croire?... --Je suis le filleul de Son Altesse. Le ministre avait dû assister à bien des palinodies honteuses, à bien des sacrifices de conscience: certes, malgré sa jeunesse relative, il devait connaître à fond bien des infamies humaines; néanmoins il fit un soubresaut en écoutant la réponse du misérable. --Son filleul! --Oui, continua Deutz, Madame a daigné me tenir sur les fonts du baptême. J'étais dans une religion d'erreur: grâce au ciel, j'ai connu la vérité! Le ministre commençait à entrevoir la portée d'ambition de ce misérable. Ce n'était pas une trahison soudaine; non: c'était une machination préparée de longue main. Quand il avait feint de se convertir, ç'avait été pour se prémunir d'une entrée auprès de la noble créature qu'il projetait de trahir. Non content de renier sa religion sans être entraîné par la conviction vers la grandeur de l'Église catholique, il avait trafiqué d'une croyance sainte; il avait spéculé sur l'Évangile et pris Dieu pour complice! Il dut se passer dans l'âme du ministre de Louis-Philippe un courant de dégoût et de colère. Et, pourtant, il commit la mauvaise action de ne pas châtier ce drôle comme il le méritait, il chargea sa conscience d'une vilenie,--il faut dire la vérité aux vivants, d'autant plus franchement qu'ils sont plus grands,--en ne faisant pas jeter à la porte ce Judas qui mendiait son salaire! Deutz continua froidement: --Si Votre Excellence veut raisonner avec moi, elle comprendra que je suis seul en situation de lui rendre cet immense service. Les hommes qui entourent Madame, ont... comment dirais-je?... des scrupules. Ils considèrent leur fidélité comme supérieure à l'amour de la patrie, amour qui seul a dicté ma démarche. De plus, la guerre de Vendée peut s'éterniser. Finie demain, elle recommencera dans huit jours. Ces paysans bretons sont infatigables. Ils ne connaissent pas le découragement. Puis ils sont bien conduits. Leurs chefs sont des hommes de guerre habiles et braves, que rien ne rebutera. Après la Loire-Inférieure, il faudra dompter le Maine-et-Loire et le Morbihan. Cela n'en finira plus. Tandis que si, grâce à mes conseils, Votre Excellence prend le bon moyen, qui est de supprimer aussitôt la cause de l'agitation... rien de tout cela n'est à craindre. Madame prisonnière, plus de guerre, et la guerre terminée, Votre Excellence fait une grande économie d'hommes et d'argent. Est-ce que cela ne vaut pas un million! Le ministre renouvela le signe affirmatif qu'il avait déjà fait une fois. --Monsieur, dit-il lentement, je ne peux pas me prononcer du premier coup. Il faut que j'attende, que j'examine. Quand ma décision sera prise, je vous ferai avertir, et... --Bien, monsieur le ministre. Il salua jusqu'à terre et sortit à reculons. L'homme d'État laissa tomber sa tête entre ses mains. Peut-être discutait-il avec sa conscience. C'était un homme d'une intelligence trop supérieure pour ne pas comprendre que ce marché accepté par lui, entacherait sa vie. La boue qui couvrit Judas, a rejailli sur Ponce-Pilate. Il ne nous appartient pas de devancer le jugement de l'histoire, bien que nous croyons qu'elle sera sévère. Si elle est clémente, c'est qu'elle fera avec justice remonter le crime plus haut. ... Deutz était sorti du cabinet du ministre la tête haute, heureux,--heureux!... Et cet homme était jeune, la vie ne pouvait pas avoir encore flétri son cœur. Sans doute, il avait des amis qui serraient sa main, des parents qui croyaient en son intelligence et en son honnêteté. Eut-il des remords, comme d'aucuns l'ont affirmé? Non. L'homme qui a des remords combat et le combat se change en victoire, devant une aussi effroyable trahison! Si les remords étaient venus frapper à la porte de ce cœur, le cœur se serait ouvert: car tant de causes parlaient contre le crime! Cette femme, qu'il voulait vendre, ce n'était pas seulement une princesse: en elle se résumait tout un glorieux principe, toute une succession d'intérêts énormes. Elle était, de par son fils royal, l'héritière directe de cinquante rois. Saint Louis était son aïeul. Enfin, elle pouvait rendre à la France, en étant victorieuse, la prospérité passée. Les remords! les historiens qui ont dit cela--et deux d'entre eux sont encore vivants,--ont menti à la justice et à l'équité de la France: et ils ont menti sciemment, bien persuadés, en effet, que c'était impossible. Des remords? Allons donc! Quand Judas eut livré le Christ, il ne dut penser qu'à l'emploi qu'il ferait de ses trente deniers; il ne dut que calculer d'avance combien ces trente deniers pourraient lui rapporter d'intérêt et en faire produire d'autres. Deutz, lui, dut aussi se représenter son million enfantant d'autres millions et l'enrichissant d'une façon fabuleuse. Voilà pourquoi il portait haut la tête; voilà pourquoi il était heureux! Pendant les deux jours que le ministre prit pour réfléchir, l'âme... s'il en avait une!... du monstre, dut avoir peur. Il devait trouver que la réponse se faisait bien attendre, et qu'on ne lui disait pas: Oui, assez vite. Enfin, il reçut un matin avis de se rendre au ministère, dans la soirée du même jour. L'huissier le reçut comme la première fois, avec cette notable différence qu'il témoigna un respect profond à l'homme assez heureux pour mériter ainsi la confiance de Son Excellence. Le ministre l'attendait. Il ne se leva même pas. --Approchez, dit-il. J'accepte vos conditions. Vous nous livrerez Madame. Seulement, je ne vous donnerai pas un million, mais cinq cent mille francs. O noble princesse! qu'aurait-elle dit de se voir ainsi marchandée? Deutz fit une grimace significative. Il esquissa même un mouvement de retraite, espérant que le ministre le rappellerait. Mais, en le voyant rester impassible, il sentit ses terreurs des jours d'attente lui revenir. Mieux valait encore la moitié que rien. Il se rapprocha. Un violent combat se livrait en lui-même... Puis faisant de nouveau quelques pas: --J'accepte, murmura-t-il. --Quand pourrez-vous tenir votre promesse? --Nous sommes au 2 juin. Je demande six mois. --Six mois! c'est trop[9]. --Cela m'est impossible avant. --Eh bien, soit. Et d'un geste méprisant il fit signe au traître de sortir. Deutz craignait qu'on ne se dédît. Il se jeta au dehors du cabinet du ministre, et disparut. Le jour même, ceci est un fait historique, il se présentait dans l'étude de Me G..., notaire, et passait un contrat pour l'achat d'une maison. Quand le notaire lui demanda quand il payerait la maison, Deutz répondit «qu'il attendait une rentrée au mois de décembre, et que l'achat ne deviendrait définitif qu'à cette époque.» Le lendemain il allait louer une place de coupé dans la diligence de Nantes. Il s'était présenté successivement chez deux des chefs légitimistes de Paris; mais ceux-ci n'avaient pas pu le recevoir. Maintenant, quittons ce misérable jusqu'à l'heure maudite où il rentrera de nouveau dans le cadre de ce récit. Aussi bien le cœur se soulève à raconter de telles choses. Et pour effacer la trace infâme, retournons en Vendée, où tant de nobles gentilshommes allaient se battre, et allaient mourir, le sourire aux lèvres, et ayant au cœur le contentement sublime du devoir accompli. Il ne faut rien moins que la pensée des grandes choses de Vendée, le spectacle de l'épopée royaliste pour nous chasser du cœur l'impression de dégoût que de telles hontes y font entrer... XXIV VIEILLEVIGNE Les chouans de Jean-Nu-Pieds et de Henry de Puiseux arrivèrent à Vieillevigne à l'heure dite. L'engagement était déjà commencé. Lorsque s'était levé le soleil de ce grand jour où, pour la seconde fois, les Vendéens allaient livrer un combat sérieux, Madame, entourée de son état-major, ayant à sa droite M. de Charette et à sa gauche M. de Coislin, regardait attentivement le village de Vieillevigne, qu'il s'agissait de conserver, comme ligne d'attaque, et un monticule placé sur la gauche, où Charette venait d'envoyer cent cinquante hommes, afin d'empêcher les bleus d'opérer un mouvement tournant. Les paysans étaient pleins d'enthousiasme. Les villes ne donnent plus à leurs enfants d'aussi chauds dévouements. L'homme de la campagne est habitué à vivre en liberté, en contemplation éternelle de la nature, qu'il ne comprend pas, mais qui agit sur lui à son insu. De même qu'à Château-Thibaut, ils s'étaient mis à genoux et priaient. La bataille s'ouvrit par une décharge générale des chouans, qui coucha par terre le premier rang ennemi. Alors ils levèrent leurs fusils au-dessus de leur tête, en poussant de grands cris, et se précipitèrent en avant... M. de Charette avait combiné un double mouvement qui, de l'aveu de ses adversaires eux-mêmes, devait lui assurer le triomphe. Il n'y a qu'à lire le rapport du général Dermoncourt et celui du général Solignac pour s'en convaincre. Au reste, dans cette famille, le génie militaire est héréditaire. Pendant qu'une partie des troupes devait s'élancer en avant, de manière à former un angle rentrant dans la direction de Vieillevigne, la droite avait l'ordre de s'étendre, en sorte qu'elle pût tendre la main aux troupes fraîches amenées de Machecoul par nos héros. Pendant les deux premières heures, les chouans furent battus. Que pouvaient-ils contre l'artillerie? Jean-Nu-Pieds, par son arrivée, ne pouvait changer la défaite en victoire. Mais à mesure que le temps passait, les bleus voyaient leurs réserves s'augmenter. C'était la lutte du nombre contre le courage, de la force brutale contre la pensée. Est-il besoin de parler encore des prodiges d'héroïsme accomplis par les chouans? Nous raconterons tout à l'heure la page épique de cette guerre qu'on croirait écrite par Homère. Mais nous avons décrit le combat de Château-Thibaut. A Vieillevigne ce fut le même entrain, la même valeur, le même mépris souverain de la mort, ce caractère dominant de la race française. A une heure de l'après-midi, la bataille était perdue. On ne devait plus songer à vaincre, mais à couvrir la retraite. Pâle, pleine d'angoisse, les dents serrées, Madame se tenait debout, regardant. Tout à coup, elle s'écria: --Un cheval! un cheval! Elle poussait dans sa grandeur ce même cri désespéré que Richard III jetait à Bosworth dans son désespoir. En vain essaya-t-on de l'empêcher de courir au danger: le danger plaisait à cette frêle femme, en qui battait le cœur d'un lion. Elle répéta: Un cheval! un cheval! La tradition est là; le roman devient de l'histoire quand il parle de certains faits. Madame conduisit Petit-Pierre à la mort avec cette âpre énergie dont elle ne cessa de faire preuve tout le temps que durèrent ces graves événements. Il nous reste encore des témoins vivants. Ces témoins l'ont vue, lancée en avant, sans armes, entraînant sur ses pas, par son exemple, ceux qui pliaient, ramenant ceux qui avaient reculé. Il s'était formé à l'arrière du village une sorte de fourmilière humaine où s'entre-croisaient les soldats: Madame s'y jeta. Les bleus savaient que c'était elle, par sa présence, qui animait les masses, et l'on raconte que plus d'un reculait, frappé de l'héroïsme de cette femme qui, pour lui, devenait reine avant la mort. Charette ne l'avait pas quittée un instant. Toujours à ses côtés, le gentilhomme vendéen ne pensait qu'à détourner de la Régente de France les coups qui la menaçaient. Pendant une demi-heure environ, la lutte parut se rétablir à l'avantage des chouans. Pas un qui n'aurait eu honte de fuir. Deux fois les bleus reculèrent. Mais à chaque trouée faite dans leurs rangs, on voyait reparaître derrière des bataillons frais, se resserrant toujours. C'était une mer d'hommes et de fumée. Madame comprit bien que tout était perdu. Mais elle ne voulait pas fuir. Tout à coup, les siens, qui ne la quittaient pas des yeux, la virent disparaître. Ce fut un long cri de rage et de désespoir. On la crut morte, tuée. Cette chute ne dura que l'espace de quelques secondes: le cheval de la princesse avait reçu une balle au flanc et s'était abattu; mais comme s'il eût deviné qu'il portait la mère du roi de France, il se releva d'un bond. Charette n'hésita pas, il saisit la bride du cheval et, malgré les prières, malgré les ordres mêmes de Madame, qui lui interdisaient de l'arracher à ce qui était pour elle le devoir, il l'entraîna hors de la mêlée. Les bleus, aveuglés par la fumée, enivrés par la poudre, tirèrent quelques coups de fusil de ce côté; mais heureusement aucun d'eux ne porta. Tout à coup, en détournant la tête, Charette s'aperçut qu'on avait lancé après eux cinquante hommes de cavalerie. Il enfonça ses éperons dans le ventre de son cheval, entraînant toujours après lui le coursier de la princesse. Mais, déjà, il donnait des signes non évidents d'une lassitude profonde. La blessure qu'il avait reçue au côté, bien que peu profonde, l'affaiblissait. Les dragons ennemis paraissaient au loin à deux cents mètres environ. Le gentilhomme fuyait toujours, traversant en biais la lande de Vieillevigne, pour gagner un petit bois qui entourait la ferme de Rassé. Une fois dans ces arbres, la poursuite devenait impossible pour des cavaliers, et la princesse était sauvée. Il n'y avait pas à craindre qu'ils se servissent de leurs mousquetons, à supposer même qu'ils arrivassent assez près. Ces hommes avaient reçu l'ordre de prendre Madame vivante, et non de la tuer. Les chouans s'étaient aperçus de la disparition de Petit-Pierre. Ils ne se battaient plus que pour couvrir la retraite de leur chef. Ah! s'ils avaient pu voir l'expression de son visage! Madame pleurait! Quoi! elle fuyait, tandis que ses braves amis se faisaient tuer pour elle! Elle ne se disait pas que son devoir n'était pas de mourir, mais de vivre; que la Régente de France ne pouvait pas tomber dans une lande bretonne avant d'avoir accompli son œuvre, ou d'avoir échoué. ... Les cavaliers se rapprochaient. --Laissez-moi retourner là-bas... disait Madame,... Ma place n'est pas ici... elle est auprès de ceux qui meurent. Charette ne répondait pas. Il continuait de traîner après lui le cheval qui râlait. Déjà il avait deux fois butté contre une pierre: une chute ferait perdre cinq minutes et, en cinq minutes, ils tombaient entre les mains des bleus, et, Madame prisonnière, tout était perdu. On distinguait nettement la figure des dragons, collés droit sur leurs selles, et dévorant la lande... Une troisième fois le cheval de Madame heurta son sabot contre une pierre... Il plia sur ses jambes et s'abattit... Les dragons virent cela et poussèrent une exclamation de joie. Charette enleva Madame de la selle et la transporta sur la sienne; puis il sauta à bas de son cheval. --Je ne vous abandonnerai pas! dit-elle avec douleur. --Madame, vous prisonnière, tout serait perdu. Moi... qu'importe! Pensez à votre fils, pensez à la France. Et le noble gentilhomme frappant le cheval, qui partit au grand galop, resta seul, en face de ses ennemis. Mais Dieu le protégeait. Une heure plus tard, il retrouvait Madame à la ferme de Rassé. Ils étaient tous sauvés. L'échec subi était grand. Non qu'il pût avoir une influence démoralisatrice sur les paysans: ces hommes ne se décourageaient pas si facilement; mais il fallait renoncer, et pour longtemps peut-être, à marcher sur Nantes; une attaque contre le chef-lieu de la Loire-Inférieure était impossible. Puis, un fait significatif, était l'immobilité des provinces. Le mouvement insurrectionnel sur lequel on avait compté ne se produisait pas. Le Maine restait immobile. Angers, malgré quelques bouillonnements intérieurs, ne semblait pas devoir donner beaucoup de mal au gouvernement de Louis-Philippe. Madame était assise sur une chaise, ses coudes appuyés sur une table, et plongée dans une tristesse profonde; pour la première fois depuis le commencement de la guerre, elle doutait, non de la justice, mais de la réussite de sa tâche. Encore vaincus, ces chouans qui avaient fait autrefois trembler la grande République! ces chouans que Kléber, Hoche et Marceau avaient eu peine à vaincre à eux trois. La princesse ne se rendait pas compte que les temps étaient changés, et que la Vendée de 1832 avait onze fois moins de soldats que la Vendée de 1793. Elle regardait d'un œil humide les lettres et les rapports non décachetés qui encombraient la table. Par instants une larme silencieuse coulait sur son visage. Ses amis l'entouraient, émus de cette profonde et muette douleur. Enfin elle se mit au travail, dépouillant la volumineuse correspondance qu'on lui envoyait de tous les points de la Bretagne. Une lettre lui parut importante seulement. Elle annonçait une attaque des bleus pour le lendemain. --Le marquis de Kardigân est-il ici? demanda-t-elle. Jean-Nu-Pieds caché dans l'ombre de la chambre, s'avança: --Marquis, prenez trois hommes à cheval avec vous, et allez éclairer la route du côté du château de la Pénissière. On m'annonce une attaque des bleus pour demain. Vous savez l'importance que j'attache à ce que le château de la Pénissière ne soit pas troublé... FIN DU PREMIER VOLUME. NOTES [1: Le brave colonel Charras de 1848.--Quatre élèves gradés de l'École s'étaient mis à la tête du mouvement: MM. Berthelin, Pinsonnière, Tourneux et Lothon. Charras fut un héros.] [2: Cette légende n'est pas de notre invention, on nous l'a racontée en Espagne. (_Note de l'auteur_.)] [3: Nous croyons devoir prévenir nos lecteurs que nous avons respecté toujours la vérité historique. Notre roman est même la reproduction exacte, en beaucoup de points, de faits réels et dont nous aimons à respecter les héros. Quelque invraisemblables que puissent paraître les scènes qui vont suivre, il suffit de se reporter aux Mémoires du temps pour voir qu'elles ne sont en rien exagérées. (_Note de l'auteur_.)] [4: Nous avons cru devoir cacher sous des pseudonymes les noms de nos héros. Si nous n'avons pas fait de même pour Berryer, c'est que ce nom-là appartient à la France.] [5: --Vous voyez?--Oui.] [6: La fin!] [7: _La Vendée et Madame_, par le général de Pixérecourt (édition de 1833).] [8: _La Vendée et Madame_, par le général Dermoncourt (3e édition).] [9: Nous croyons devoir faire remarquer à nos lecteurs que nous nous sommes volontairement écartés de l'histoire, en ce qui concerne l'entrevue de Deutz et du ministre. La première responsabilité de ce crime, en ce qui regarde le gouvernement, revient d'abord au roi Louis-Philippe, lui-même. Après le roi, à M. le comte de Montalivet, qui conduisit lui-même Deutz chez le ministre dont nous parlons, en l'engageant, de la part du roi, à s'entendre avec lui.] End of the Project Gutenberg EBook of Jean-nu-pieds, Vol. I, by Albert Delpit *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JEAN-NU-PIEDS, VOL. I *** ***** This file should be named 18015-0.txt or 18015-0.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/1/8/0/1/18015/ Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.