The Project Gutenberg EBook of Le culte du moi 2, by Maurice Barres This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Le culte du moi 2 Un homme libre Author: Maurice Barres Release Date: October 7, 2005 [EBook #16813] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CULTE DU MOI 2 *** Produced by Marc D'Hooghe. From images generously made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr. * * * * * LE CULTE DU MOI * * * * * UN HOMME LIBRE Par MAURICE BARRES DE L'ACADEMIE FRANCAISE * * * * * PARIS 1912 * * * * * TABLE PREFACE de l'edition de 1904 DEDICACE LIVRE PREMIER EN ETAT DE GRACE CHAPITRE I.--_La journee de Jersey_ CHAPITRE II.--_Meditation sur la journee de Jersey_ LIVRE DEUXIEME L'EGLISE MILITANTE CHAPITRE III.--_Installation_ a) Installation materielle b) Installation spirituelle c) Priere-programme CHAPITRE IV.--_Examens de conscience_ a) Examen physique b) Examen moral (Composition de lieu.--Exercice de la mort.--Colloque) CHAPITRE V.--_Les intercesseurs_ a) Meditation spirituelle sur Benjamin Constant (Application des sens.--Meditation.--Colloque. --Oraison) b) Meditation spirituelle sur Sainte-Beuve (Application des sens.--Meditation.--Colloque. --Oraison) CHAPITRE VI.--_En Lorraine_ Premiere journee: Naissance de la Lorraine. --Deuxieme journee: La Lorraine en enfance. --Troisieme journee: La Lorraine se developpe. --Quatrieme journee: Agonie de la Lorraine. --Cinquieme journee: La Lorraine morte. --Sixieme journee: Conclusion, la soiree d'Haroue. LIVRE TROISIEME L'EGLISE TRIOMPHANTE CHAPITRE VII.--_Acedia, Separation dans le monastere_ CHAPITRE VIII.--_A Lucerne, Marie B_ CHAPITRE IX.--_Veillee d'Italie_ (Enseignement du Vinci). CHAPITRE X.--_Mon triomphe de Venise_ a) Sa beaute du dehors b) Sa beaute du dedans (Sa Loi.--Mon Etre. --L'Etre de Venise.--Description du type qui les reunit en les resumant) c) Je suis sature de Venise LIVRE QUATRIEME EXCURSION DANS LA VIE CHAPITRE XI.--_Une anecdote d'amour. J'amasse des documents Je profite de mes emotions Meditation sur l'anecdote d'amour CHAPITRE XII.--_Mes conclusions_ (La regle de ma vie.--Lettre a Simon) Pas de veau gras. (Reponse a M. Doumic) Petite note de l'edition de 1899 * * * * * PREFACE DE L'EDITION DE 1904 _Ceux qui ne connurent jamais l'ivresse de deplaire ne peuvent imaginer les divines satisfactions de ma vingt-cinquieme annee: j'ai scandalise. Des gens se mettaient a cause de mes livres en fureur. Leur sottise me crevait de bonheur_. Sous l'oeil des Barbares _parut en novembre 1887 et l'_ Homme libre, _vers Paques, en 1889. Les maitres de la grande espece vivaient encore. Je croisais dans le quartier Latin Taine, Renan et Leconte de Lisle. J'avais vu, de mes yeux vu Hugo. Jour inoubliable, celui ou je causais avec Leconte de Lisle et Anatole France dans la bibliotheque du Senat et qu'un petit vieillard vigoureux--c'etait le Pere, c'etait l'Empereur, c'etait Victor Hugo--nous rejoignit! Je mourrai sans avoir rien vu qui m'importe davantage. Ah! si, quelque jour, je pouvais meriter que l'Histoire acceptat ce groupe de quatre ages litteraires! Ainsi quand j'etais jeune, il y avait encore des dieux. Mais une pensee tout acilic faisait recette aupres du public. On prenait la grossierete pour de la force, l'obscenite pour de la passion et des tableaux en trompe-l'oeil pour des pages "grouillantes de vie". Autant de raisons pour qu'un petit livre d'analyse ne fut peint remarque. Et puis l'_Homme libre _etait peu comprehensible._ _Croyez-vous donc que j'eusse voulu etre entendu de n'importe qui? J'ecrivais pour mettre de l'ordre en moi-meme et pour me delivrer, car on ne pense, ce qui s'appelle penser, que la plume a la main. Mais le premier venu allait-il pencher sa tete, par-dessus mon epaule, sur mon papier?--"Fi, Monsieur! m'ecriai-je, moyennant 3 fr. 50, vous voudriez connaitre mes plus delicates complications_. _Faites d'abord des etudes preliminaires ou plutot adressez-vous ailleurs, car rien ne m'assure que vous soyez ne pour que nous causions ensemble._" _Cette disposition meprisante a ses inconvenients. J'ai cree un prejuge contre mes livres. Pendant une dizaine d'annees, il y eut sur l'_Egotisme _de M. Barres, sur le_ Moi _de M. Barres les plus sots jugements, et il semblait presque impossible que je tes surmontasse. En effet, il n'a fallu rien moins qu'une guerre civile_. _Verdi repetait souvent_: "_Nous autres artistes, nous n'arrivons a la celebrite que par la calomnie_." _Je ne suis ni celebre ni calomnie, mais on a travesti mes theses. Quand j'eus bien ri de ces malentendus, ils me donnerent de l'ennui. J'ai eu le degout d'entendre un ministre de l'instruction publique amuser la Chambre avec des plaisanteries sur le_ Moi _de M. Barres. Ce probleme de l'individualisme qui passionne nos deputes quand on le leur pose sous la forme concrete d'une marmite a renversement (Vaillant) ne leur parut_ in abstracto _qu'un phenomene de pretention litteraire. Jamais M. Charles Dupuy, qui a beaucoup de bonhomie a la Sarcey, ne me parut mieux en verve. Je n'y reviens point pour raviver l'ennui des discordes passees, mais pour marquer comment je connus mon erreur. Cette apres-midi me montra clairement que pour agir sur des intelligences la sincerite ne suffit pas_. _J'ai peche contre ma pensee, par trop de scrupule. J'ai craint d'introduire mon didactisme en supplement aux faits; je me suis abstenu de me regler, de me mettre au point, j'ai voulu me produire tout nument. Je voyais s'eveiller mes groupes de sensations, je les notais, je les decrivais, j'acceptais ma spontaneite. J'oubliais qu'il s'agit de creer un rapport entre l'auteur et le lecteur, et qu'ainsi le plus probe philosophe doit se preoccuper de l'effet a produire. J'avais une tendance a conduire au grand jour tout ce que je trouvais dans mon ame, car tout cela voulait intensement vivre; or il y a, dans ma conscience un moqueur, qui surveille mes experiences les plus sinceres et qui rit quand je patauge. Mes premiers livres ne dissimulent pas suffisamment ce rire. Si Jouffroy, dans sa fameuse nuit, avait ete capable de ce dedoublement, et s'il avait mele a son chant pathetique les railleries de son surveillant interieur, il aurait deconcerte_. _Mes aines, Anatole France et Jules Lemaitre, me comblaient; ils m'ont, des la premiere minute, traite avec une grande generosite, mais ils pretendaient que je fusse un ironiste. Ils ne voyaient pas que je voulais prouver quelque chose et que l'ironie n'etait qu'un de mes moyens. Ces grands navigateurs, n'ayant pas encore jete l'ancre, n'admettaient pas que mes inquietudes differassent de leur curiosite. Peut-etre M. Paul Desjardins resumait-il l'opinion moyenne des gens de lettres autorises dans une phrase qui me troublait par un melange de justesse et d'injustice. "Cet adolescent, disait le critique des_ Debats, _cet adolescent, si merveilleusement doue pour le style, a trouve le moule de phrases le plus savoureux et le plus plaisant; par malheur, il s'est egare dans son propre dandysme et il lui est arrive, ce qui n'est pas rare, qu'il n'a plus su lui-meme si ce qu'il disait etait serieux ou non. C'est un melange extraordinaire de sincerite naive et d'ironie tres serree.... Il a voulu prendre le monde pour jouet et il est lui-meme le jouet de sa cadence verbale. Il n'est pas du tout sur de lui sous son air imperturbable_....[1]" _Je l'ai dit ailleurs deja_[2], _je n allai point droit sur la verite comme une fleche sur la cible. L'oiseau plane d'abord et s'oriente; les arbres pour s'elever etagent leurs ramures; toute pensee procede par etapes. Je vivais dans une crise perpetuelle; ma pensee etait, que dis-je! elle est encore une chose vivante, la forme de mon ame. Qu'est-ce que mon oeuvre? Ma personne toute vive emprisonnee. La cage en fer d'une des betes du Jardin des Plantes_. _A la date ou j'ecris cette preface, je viens d'entreprendre les_ Bastions de l'Est: _ils ne sont en moi qu'une vaste sensibilite. Qu'en tirera ma raison? En 1890, au lendemain de l'_ Homme libre, _je sentais mon abondance, je ne me possedais pas comme un etre intelligible et cerne. C'est la regle de toute production artistique. L'on ne delibere guere sur les ouvrages qu'on_ _ecrira; on se surprend a les avoir deja vecus, quand on se demande si on les approuve. C'est par plenitude, par necessite et de la maniere la plus irreflechie que se produisent les germes qui, bien soignes, deviendront de grandes oeuvres droites. Magnifique geste d'une mere qui prend son fils aux mains de l'accoucheuse et le regarde. Elle l'a mis au monde et ne le connait point._ _Mais pourquoi chercher tant de raisons a ce refus de me comprendre que j'ai subi durant douze annees? C'est bien simple: nous ne conquerons jamais ceux qui nous precedent dans la vie. En vain nous pretent-ils du talent, nous ne pouvons pas les emouvoir. A vingt ans, une fois pour toutes, ils se sont choisi leurs poetes et leurs philosophes. Un ecrivain ne se cree un public serieux que parmi les gens de son age ou, mieux encore, parmi ceux qui le suivent_. _Les jeunes gens me dedommageaient. Ils se repetaient la derniere page des_ Barbares: "_O mon maitre... je te supplie que par une supreme tutelle, tu me choisisses le sentier ou s'accomplira ma destinee... Toi seul, o maitre, si tu existes quelque part, axiome, religion ou prince des hommes." Ils distinguaient dans l'_ Homme libre _des forces d'enthousiasme. Ils virent que je cherchais une raison de vivre et une discipline. Ils s'interesserent passionnement a une recherche qu'eux-memes eussent voulu entreprendre. Ce petit livre produisit dans certains jeunes esprits une agitation singuliere. On m'a raconte qu'au Conseil superieur de l'instruction publique, vers 1890, M. Greard exprima le regret que je fusse avec Verlaine l'auteur le plus lu par nos rhetoriciens et nos philosophes de Paris. A cet epoque on disputait s'il fallait etre barresiste ou barresien. Charles Maurras tient pour barresien. La _ Revue independante _avait publie de M. Camille Mauclair une sorte de manifeste sur le barresisme. Un sage aurait, des ce debut, discerne chez les tenants du "culte du Moi" des formations tres diverses; mais nous avions en commun le plus bel elan de jeunesse. Nous nous groupames tous, mistraliens, proudhoniens, jeunes juifs, neo-catholiques et socialistes dans la fameuse_ Cocarde. _Du 1er septembre 1894 a mars 1895, ce journal fut un magnifique excitateur de l'intelligence. Je n'ai jamais fini de rire quand je pense que cette equipe bariolee travailla aux fondations du nationalisme, et non point seulement du nationalisme politique mais d'un large classicisme francais. Parfaitement, Fourniere, Henri Berenger, Camille Mauclair etaient avec nous. Il y avait un malentendu. On le vit quand parurent_ les Deracines, _qui, peu avant une crise publique trop retentissante, obligerent de choisir entre le point de vue intellectuel et le traditionalisme_. _En 1897, le desarroi des amis que l'_Homme libre _m'avait faits fut extreme. Beaucoup de jeunes groupements m'envoyerent leur P.P.C. J'ai garde une lettre privee, a la fois touchante et singuliere, de la_ Revue blanche. _C'etait l'epoque heroique. Le fameux M. Herr, bibliothecaire de l'Ecole normale, un Alsacien et un apotre (c'est vous dire deux fois qu'il ne manque pas de vivacite), se chargea de formuler une excommunication. Ce philosophe qui vaudrait davantage s'il etait un peu plus d'Obernai me reprocha d'etre de Charmes. Il se glorifie d'etre le fils des livres et me meprise d'etre le fils de mon petit pays. Je le felicite tout au moins de poser ainsi le probleme. Oui, l'homme libre venait de distinguer et d'accepter son determinisme_. _Il y a, dans la preface du_ Disciple, _une page de grand effet. Bourget s'adresse "aux jeunes gens de 1889" pour les inviter "a se mefier du nihiliste struggleforlifer cynique et volontiers jovial" et du "nihiliste delicat". "Celui-ci, dit-il, a toutes les aristocraties des nerfs, toutes celle de l'esprit... c'est un epicurien intellectuel et raffine.... Ce nihiliste delicat, comme il est effrayant a rencontrer et comme il abonde! A vingt-cinq ans, il a fait le tour de toutes les idees. Son esprit critique, precocement eveille, a compris les resultats derniers des plus subtiles philosophies de cet age. Ne lui parle pas d'impiete, de materialisme. Il sait que le mot_ matiere _n'a pas de sens precis, et il est, d'autre part, trop intelligent pour ne pas admettre que toutes les religions ont pu etre legitimes a leur heure. Seulement il n'a jamais cru, il ne croira jamais a aucune, pas plus qu'il ne croira jamais a quoi que ce soit, sinon au jeu de son esprit qu'il a transforme en un outil de perversite elegante. Le bien et le mal, la beaute et la laideur, les vices et les vertus lui paraissent des objets de simple curiosite. L'ame humaine tout entiere est, pour lui, un mecanisme savant et dont le demontage l'interesse comme un objet d'experience. Pour lui, rien n'est vrai, rien n'est faux, rien n'est moral, rien n'est immoral. C'est un egoiste subtil et raffine dont toute l'ambition, comme l'a dit un remarquable analyste, Maurice Barres, dans son beau roman de l'_Homme libre,--_ce chef-d'oeuvre d'ironie auquel il manque seulement une conclusion,--consiste a "adorer son moi", a le parer de sensations nouvelles."_ _Oui, l'_Homme libre _racontait une recherche sans donner de resultat, mais, cette conclusion suspendue, les_ Deracines _la fournissent. Dans les_ Deracines, _l'homme libre distingue et accepte son determinisme. Un candidat au nihilisme poursuit son apprentissage, et, d'analyse en analyse, il eprouve le neant du Moi, jusqu'a prendre le sens social. La tradition retrouvee par l'analyse du moi, c'est la moralite que renfermait l'_Homme libre, _que Bourget reclamait et qu'allait prouver le roman de l'_ Energie nationale. _Je ne permets qu'a des catholiques les diatribes contre l'egotisme. Si vous n'etes pas un croyant, d'ou prenez-vous votres point de vue pour fletrir l'individualisme? Au reste, d'une maniere generale, il serait detestable que nous pussions contraindre des etres en formation_. Souvent leurs maladies preparent leur sante. Ce fier et vif sentiment du Moi que decrit_ Un Homme libre, _c'est un instant necessaire, dans la serie des mouvements, par ou un jeune homme s'oriente pour recueillir et puis transmettre les tresors de sa lignee_. _Un moi qui ne subit pas, voila le heros de notre petit livre. Ne point subir! C'est le salut, quand nous sommes presses par une societe anarchique, ou la multitude des doctrines ne laisse plus aucune discipline et quand, par-dessus nos frontieres, les flots puissants de l'etranger viennent, sur les champs paternels, nous etourdir et nous entrainer_. L'Homme libre _n'a point fourni aux jeunes gens une connaissance nette de leur veritable tradition, mais il les pressait de se degager et de retrouver leur filiation propre_. _Si je ne subis pas, est-ce a dire que je n'acquiere point? J'eus mes victoires et mes conquetes en Espagne et en Italie; nos defaites sur le Rhin contribuerent a ma formation; c'est d'un Disraeli que j'ai recu peut-etre ma vue principale, a savoir que, le jour ou les democrates trahissent les interets et la veritable tradition du pays, il y a lieu de poursuivre la transformation du parti aristocratique, pour lui confier a la fois l'amelioration sociale et les grandes ambitions nationales. Si nous dressions la liste de nos bienfaiteurs, elle serait plus longue que celle de Marc-Aurele. Nous ne sommes point fermes a l'univers. Il nous enrichit. Mais nous sommes une plante qui choisit, et transforme ses aliments_. _J'ai marque ailleurs, comment un premier travail de mes idees n'est, tout au fond, que d'avoir reconnu d'une maniere sensible que le moi individuel etait supporte et nourri par la societe. Sur cette etape je ne reviendrai pas, mais on veut elargir ici le raisonnement, et, d'une evolution instinctive, faire une methode francaise._ * * * * * _A mon sens, on n'a pas dit grand'chose quand on a dit que l'individualisme est mauvais. Le Francais est individualiste, voila un fait. Et de quelque maniere qu'on le qualifie, ce fait subsiste. Toutes les fortes critiques que nous accumulons contre la Declaration des Droits de l'homme n'empechent point que ce catechisme de l'individualisme a ete formule dans notre pays. Dans notre pays et non ailleurs! Et ce phenomene (qu'aucun historien jusqu'a cette heure n'a rendu comprehensible) marque en traits de jeu combien notre nation est predisposee a l'individualisme. La juste horreur que nous inspire le Robert Greslou de Bourget n'empeche point que quelques-unes des precieuses qualites de nos jeunes gens viennent, comme leurs graves defauts, de ce qu'ils sont des etres qui ne s'agregent point naturellement en troupeau_. _Si je ne m'abuse, l'_Homme libre, _complete par les_ Deracines, _est utile aux jeunes Francais, en ce qu'il accorde avec le bien general des dispositions certaines qui les eussent aisement jetes dans un nihilisme funebre_. _Je ne me suis jamais interrompu de plaider pour l'individu, alors meme que je semblais le plus l'humilier. Une de mes theses favorites est de reclamer que l'education ne soit pas departie aux enfants sans egard pour leur individualite propre. Je voudrais qu'on respectat leur preparation familiale et terrienne. J'ai denonce l'esprit de conquerant et de millenaire d'un Bouteiller qui tombe sur les populations indigenes comme un administrateur despotique double d'un apotre fanatique; j'ai marque pourquoi le kantisme, qui est la religion officielle de l'Universite, deracine les esprits. Si l'on veut bien y reflechir, ce ne sera pas une petite chose qu'un traditionaliste soit demeure attentif aux nuances de l'individu. Aussi bien je ne pouvais pas les negliger, puisque je voulais decrire une certaine sensibilite francaise et surtout agir sur des Francais. Mon merite est d'avoir tire de l'individualisme meme ces grands principes de subordination que la plupart des etrangers possedent instinctivement ou trouvent dans leur religion. Les jeunes Francais croient en eux-memes; ils jugent de toutes choses par rapport a leur personne. Ailleurs, il y a le loyalisme; chez nous, c'est l'honneur, l'honneur du nom qui fait notre principal ressort. Mes contemporains ne m'eussent pas ecoute si j'avais pris mon point de depart ailleurs que du_ Moi. _Au milieu d'un ocean et d'un sombre mystere de vagues qui me pressent, je me tiens a ma conception historique, comme un naufrage a sa barque. Je ne touche pas a l'enigme du commencement des choses, ni a la douloureuse enigme de la fin de toutes choses. Je me cramponne a ma courte solidite. Je me place dans une collectivite un peu plus longue que mon individu; je m'invente une destination un peu plus raisonnable que ma chetive carriere. A force d'humiliations, ma pensee, d'abord si fiere d'etre libre, arrive a constater sa dependance de cette terre et de ces morts qui, bien avant que je naquisse, l'ont commandee jusque dans ses nuances_.... * * * * * _Tandis que je crois causer ici avec quelques milliers de fideles lecteurs, il est possible qu'un etranger s'approche de notre cercle et que, jetant les yeux sur cette preface, il s'etonne. En effet, pour tout le monde, a vingt ans, la grande affaire c'est de vivre, mais bien peu se preoccupent de trouver le fondement philosophique de leur activite. Nos soucis ennuyent tout naturellement celui qui ne les partage pas. La-dessus, je n'ai rien a repondre. D'autres personnes semblent craindre que le gout de la reflexion ne denature et ne comprime la naivete de nos impressions sensuelles ou proprement artistiques. Eh bien! l'art pour nous, ce serait d'exciter, d'emouvoir l'etre profond par la justesse des cadences, mais en meme temps de le persuader par la force de la doctrine. Oui, l'art d'ecrire doit contenter ce double besoin de musique et de geometrie que nous portons, a la francaise, dans une ame bien faite.... Ah! mon Dieu! ce pauvre petit livre, qu'il est loin de satisfaire a cette magnifique ambition! Il a du moins de la jeunesse, de la fierte sans aucun theatral et ne retrecit pas le coeur_. Juillet 1904. [note 1: Les _Debats_ du 13 decembre 1890: _les Ironistes_, par Paul Desjardins.] [note 2: Voir a l'Appendice: _Une reponse a M. Doumic: Pas de veau gras_.] * * * * * DEDICACE * * * * * _A QUELQUES COLLEGIENS_ _DE PARIS ET DE LA PROVINCE_ _J'OFFRE CE LIVRE_ _J'ecris pour les enfants et les tout jeunes gens. Si je contentais les grandes personnes, j'en aurais de la vanite, mais il n'est guere utile qu'elles me lisent. Elles ont fait d'elles-memes les experiences que je vais noter, elles ont systematise leur vie, ou bien elles ne sont pas nees pour m'entendre. Dans l'un et l'autre cas, cette lecture leur sera superflue_. _Les collegiens sont a peu pres les seuls etres qu'on puisse plaindre. Encore la moitie d'entre eux sont-ils des petits goujats qui empoisonnent la vie de leurs camarades. Nous autres adultes, nous nous isolons, nous nous distrayons selon le systeme qui nous parait convenable. Au college, ils sont soumis a une discipline qu'ils n'ont pas choisie: cela est abominable. J'ai releve avec piete, depuis six a sept ans, les noms des enfants qui se sont suicides. C'est une longue liste que je n'ose pas publier. J'aurais aime dedier a leur memoire ce petit livre, mais il m'a paru que j'irais contre leurs intentions, en repandant leurs noms dans la vie._ _S'ils m'avaient lu, je crois qu'ils n'auraient pas pris une resolution aussi extreme. Ces ames delicates et paresseuses etaient evidemment mal renseignees. Elles crurent qu'il y a du serieux au monde. Elles attachaient de l'importance a cinq ou six choses: en ayant eprouve du desagrement, elles reculerent hors de la vie. L'essentiel est de se convaincre qu'il n'y a que des manieres de voir, que chacune d'elles contredit l'autre, et que nous pouvons, avec un peu d'habilete, les avoir toutes sur un meme objet. Ainsi nous amoindrissons nos mortifications a penser quelles sont causees par rien du tout, et nous arrivons a souffrir tres peu_. _Parce qu'il detaille ces principes et les illustre de petits exemples empruntes a l'ordinaire de l'existence, mon livre, je crois, est appele a rendre service_. _Quelques amis que j'ai dans la politique m'ont affirme qu'aux siecles derniers les esprits de notre race, je veux dire les esprits religieux, se plaisaient deja a faire des proselytes. Ils enfermaient parfois les esprits epais dans une chambre de fer chauffee au rouge. Le materialiste en etait reduit a sauter precipitamment sur l'un et l'autre pied, jusqu'a ce qu'il eut modifie sa conception de l'univers. C'est ainsi que la Providence en agit encore aujourd'hui pour nous rendre idealistes. Notre sentiment eleve du probleme de la vie est fait de notre inquietude perpetuelle. Nous ne savons sur quel pied danser_. _Dans cette disgrace je goute un plaisir reel. Chercher continuellement la paix et le bonheur, avec la conviction qu'on ne les trouvera jamais, c'est toute la solution que je propose. Il faut mettre sa felicite dans les experiences qu'on institue, et non dans les resultats qu'elles semblent promettre. Amusons-nous aux moyens, sans souci du but. Nous echapperons ainsi au malaise habituel des enfants honorables, qui est dans la disproportion entre l'objet qu'ils revaient et celui qu'ils atteignent_. _Jerome Paturot desirait un peu vivement une position sociale. C'est d'une petite ame. Il eut ete plus heureux s'il avait suivi ma methode, s'egayant de ses recherches et n'attachant jamais la moindre importance aux buts qu'il poursuivait! Il eut de curieuses aventures: il n'y prit pas de plaisir. C'est faute d'avoir possede ma philosophie. Je vais parmi les hommes, le coeur defiant et la bouche degoutee; j'hesite perpetuellement entre les reves de Paturot et ceux des mystiques: les uns et les autres comme moi s'agitent, parce que l'ordinaire de la vie ne peut les satisfaire. Mais j'ai souvent pense qu'entre tous, Ignace de Loyola avait montre le plus de genie, et je le dis le prince des psychologues, parce qu'il declare a la derniere ligne de ses_ Exercices spirituels, _ou suite de mecaniques pour donner la paix a l'ame: "Et maintenant le fidele n'a plus qu'a recommencer_." _Cela est admirable. Vous travaillez depuis des mois a trouver le bonheur, vous pensez l'avoir enfin conquis; c'est quand vous le desiriez si fort que vous l'avez le plus approche; recommencez maintenant! Faisons des reves chaque matin, et avec une extreme energie, mais sachons qu'ils n aboutiront pas. Soyons ardents et sceptiques. C'est tres facile avec le joli temperament que nous avons tous aujourd'hui._ _Cette methode, je l'ai exposee et justifiee, je crois, dans la fiction qu'on va lire. Il m'aurait plu de la ramasser dans quelque symbole, de l'accentuer dans vingt-cinq feuillets tres savants, tres obscurs et un peu tristes; mais soucieux uniquement de rendre service aux collegiens que j'aime, je m'en tiens a la forme la plus enfantine qu'on puisse imaginer d'un journal_. * * * * * UN HOMME LIBRE * * * * * LIVRE PREMIER EN ETAT DE GRACE * * * * * CHAPITRE PREMIER LA JOURNEE DE JERSEY Je suis alle a Jersey avec mon ami Simon. Je l'ai connu bebe, quand je l'etais moi-meme, dans le sable de sa grand'mere, ou deja nous batissions des chateaux. Mais nous ne fumes intimes qu'a notre majorite. Je me rappelle le soir ou, place de l'Opera, vers neuf heures, tous deux en frac de soiree, nous nous trouvames: je m'apercus, avec un frisson de joie contenue, que nous avions en commun des prejuges, un vocabulaire et des dedains. Nous nous sommes inscrits a l'ecole de M. Boutmy, rue Saint-Guillaume. Mais voyais-je Simon trois mois par annee? Il etait mondain a Londres et a Paris, puis se refaisait a la campagne. Il passe pour excentrique, parce qu'il a de l'imprevu dans ses determinations et des gestes heurtes. C'est un garcon tres nerveux et systematique, d'aspect glacial. "Merimee, me disait-il, est estimable a cause des gens qui le detestent, mais bien haissable a cause de ceux qu'il satisfait." Simon, qui ne tient pas a plaire, aime toutefois a paraitre, et cela blesse generalement. Tres jeune, il etait faiseur; aujourd'hui encore, il se met dans des embarras d'argent. C'est un travers bien profond, puisque moi-meme, pour l'en confesser, je prends des precautions; pourtant notre delice, le secret de notre liaison, est de nous analyser avec minutie, et si nous tenons tres haut notre intelligence, nous flattons peu notre caractere. Sa depense et son souci de la bonne tenue le reduisent a de longs sejours dans la propriete de sa famille sur la Loire. La cuisine y est intelligente, ses parents l'affectionnent; mais, faute de femmes et de secousses intellectuelles, il s'y ennuie par les chaudes apres-midi. Je note pourtant qu'il me disait un jour: "J'adore la terre, les vastes champs d'un seul tenant et dont je serais proprietaire; ecraser du talon une motte en lancant un petit jet de salive, les deux mains a fond dans les poches, voila une sensation saine et orgueilleuse." L'observation me parut admirable, car je ne soupconnais guere cette sorte de sensibilite. Voila huit ans que, _pour etre moi_, j'ai besoin d'une societe exceptionnelle, d'exaltation continue et de mille petites amertumes. Tout ce qui est facile, les rires, la bonne honorabilite, les conversations oiseuses me font jaunir et bailler. Je suis entre dans le monde du Palais, de la litterature et de la politique sans certitudes, mais avec des emotions violentes, ayant lu Stendhal et tres clairvoyant de naissance. Je puis dire, qu'en six mois, je fis un long chemin. J'observais mal l'hygiene, je me degoutai, je partis; puis je revins, ayant bu du quinquina et adorant Renan. Je dus encore m'absenter; les larmoiements idealistes cederent aux petits faits de Sainte-Beuve. En 86, je pris du bromure; je ne pensais plus qu'a moi-meme. Dyspepsique, un peu hypocondriaque, j'appris avec plaisir que Simon souffrait de coliques nephretiques. De plus, il n'estime au monde que M. Cokson, qui a trois yachts, et, dans les lettres, il n'admet que Chateaubriand au congres de Verone: ce qui plait a mon degout universel. Enfin a Paris, quand nous dejeunons ensemble, il a le courage de me dire vers les deux heures: "Je vous quitte"; puis, s'il fume immoderement, du moins blame-t-il les exces de tabac. Ces deux points m'agreent specialement, car moi, je demeure sans defense contre des jeunes gens resolus qui m'accaparent et m'imposent leur grossiere hygiene. C'est dans quelques promenades de sante, coupees de fraiches patisseries au rond-point de l'Etoile, que je touchai les pensees intimes de Simon, et que je decouvris en lui cette sensibilite, peu poussee mais tres complete, qui me ravit, bien qu'elle manque d'aprete. Nous decidames de passer ensemble les mois d'ete a Jersey. * * * * * Cette villegiature est meprisable: mauvais cigares, fadeur des paturages suisses, mediocrites du bonheur. Nous eumes la faiblesse d'emmener avec nous nos maitresses. Et leur vulgarite nous donnait un malaise dans les petits wagons jersiais bondes de gentilles misses. A Paris, nos amies faisaient un appareillage tres distingue: belles femmes, jolis teints; ici, rapidement engraissees, elles se congestionnerent. Elles riaient avec bruit et marchaient sottement, ayant les pieds meurtris. Dans notre monotone chalet, au bord de la greve, le soir, elles protestaient avec une sorte de pitie contre nos analyses et deductions, qu'elles declaraient des niaiseries (a cause que nous avons l'habitude de remonter jusqu'a un principe evident) et inconvenantes (parce que nous rivalisons de sincerite froide). Ah! ces homards de digestion si lente, dont nous souffrimes, Simon et moi, durant les longues apres-midi de soleil, en face de l'Ocean qui fait mal aux yeux! Ah! ce the dont nous abusames par engouement! * * * * * Un soir, au casino, nous rencontrames cinq camarades qui avaient bien dine et qui riaient comme de grossiers enfants. Ils se rejouissaient a citer le nom familial de tel commercant de la localite, et patoisaient a la jersiaise. Ils inviterent le capitaine du batiment de _Granville-Jersey_ a boire de l'alcool, puis ils parlerent de la territoriale. Ils furent cordiaux; nos femmes leur plurent; Simon n'ouvrit pas la bouche. Moi, par urbanite, je tachais de rire a chaque fois qu'ils riaient. Avant de nous coucher, mon ami et moi, seuls sur le petit chemin, pres de la plage ou se refletait l'immense fenetre brutalement eclairee de notre salon, dans la vaste rumeur des flots noirs, nous goutames une reelle satisfaction a epiloguer sur la vulgarite des gens, ou du moins sur notre impuissance a les supporter. "O _moi_, disions-nous l'un et l'autre, _Moi_, cher enfant que je cree chaque jour, pardonne-nous ces frequentations miserables dont nous ne savons t'epargner l'enervement." * * * * * A dejeuner, le lendemain, Simon, qui est tres depensier, mais que les gaspillages d'autrui desobligent, fit remarquer a son amie qu'elle mangeait gloutonnement. Deja le meme defaut de tenue m'avait choque chez ma maitresse, et je pris texte de l'occasion pour faire une courte morale. Elles s'emporterent, et tous deux, par des clignements d'yeux, nous nous signalions leur grossierete. * * * * * Vers deux heures, tandis qu'elles allaient dans les magasins, une voiture nous conduisit jusqu'a la baie de Saint-Ouen. Nous eumes d'abord la sensation joyeuse de voir, pour la premiere fois, cette plage etroite et furieuse, et nous nous assimes aupres de l'ecume des lames brisees. Puis une tasse de the nous raffermit l'estomac. Nous etions bien servis, par un temps tiede, sur la facade nette d'un hotel tres neuf, parmi cinq ou six groupes elegants et moderes. Je surveillais le visage de Simon; a la troisieme gorgee je vis sa gravite se detendre. Moi-meme je me sentais dispos. --N'est-ce pas, lui dis-je, la premiere minute agreable que nous trouvons a Jersey? Il n'etait pourtant pas difficile de nous organiser ainsi. Quoi en effet? un joli temps (c'est la saison), de l'inconnu (le monde en est plein), une tasse de the qui encourage notre cerveau (1 fr. 50). --Tu oublies, me dit-il, deux autres plaisirs: l'analyse que nous fimes, hier soir, de notre ennui, et l'eclair de ce matin, a table, quand nous nous sommes surpris a souffrir, l'un et l'autre, de l'impudeur de leurs appetits. --Arrete! m'ecriai-je, car j'entrevois une piste de pensee. Et, riant de la joie d'avoir un theme a mediter, nous courumes nous installer sur un rocher en face de l'Ocean sale. Au bout d'une heure, nous avions abouti aux principes suivants, que je copiai le soir meme avant de m'endormir: * * * * * PREMIER PRINCIPE: _Nous ne sommes jamais si heureux que dans l'exaltation._ DEUXIEME PRINCIPE: _Ce qui augmente beaucoup le plaisir de l'exaltation, c'est de l'analyser._ La plus faible sensation atteint a nous fournir une joie considerable, si nous en exposons le detail a quelqu'un qui nous comprend a demi-mot. Et les emotions humiliantes elles-memes, ainsi transformees en matiere de pensee, peuvent devenir voluptueuses. CONSEQUENCE: _Il faut sentir le plus possible en analysant le plus possible_. Je remarque que, pour analyser avec conscience et avec joie mes sensations, il me faut a l'ordinaire un compagnon. * * * * * Je me rappelle les details et toute la physionomie de cette longue seance que nous fimes, couches dans la brise purifiante et virile de l'Ocean. Nos intelligences etaient lucides, tonifiees par le bel air, soutenues par le the. J'ajouterai meme que Simon s'eloigna un instant sous les roches fraiches, ce dont je le felicitai, en l'enviant, car la nourriture et l'air des plages entravaient fort la regularite de nos digestions, ou nous nous montrames toujours capricieux. * * * * * Le meme soir, vers onze heures, reunis aupres de nos femmes dans le petit salon de notre frele villa, je disais a Simon, avec la franchise un peu choquante des heures de nuit: --Je t'avouerai que souvent je songeai a entrer en religion pour avoir une vie tracee et aucune responsabilite de moi sur moi. Enferme dans ma cellule, resigne a l'irreparable, je cultiverais et pousserais au paroxysme certains dons d'enthousiasme et d'amertume que je possede et qui sont mes delices. Je fus detourne de ce cher projet par la necessite d'etre extremement energique pour l'executer. Meme je me suis arrete de souhaiter franchement cette vie, car j'ai soupconne qu'elle deviendrait vite une habitude et remplie de mesquineries: rires de seminaristes, contacts de compagnons que je n'aurais pas choisis et parmi lesquels je serais la minorite. Nos femmes, en m'entendant, se mirent a blasphemer, par esprit d'opposition, et a se frapper le front, pour signifier que je deraisonnais. --C'est etrange, repondit Simon, que je ne t'aie pas connu ce gout pendant des annees. Je pensais: il est aimable, actif, changeant, toutes les vertus de Paris, mais il ne sent rien hors de cette ville. Moi, c'est la campagne, des chiens, une pipe et les notions abondantes et froides de Spencer a debrouiller pendant six mois. --Erreur! lui dis-je, tu t'y ennuyais. Nous avons l'un et l'autre vetu un personnage. J'affectai en tous lieux, d'etre pareil aux autres, et je ne m'interrompis jamais de les dedaigner secretement. Ce me fut toujours une torture d'avoir la physionomie mobile et les yeux expressifs. Si tu me vis, sous l'oeil des barbares, me preter a vingt groupes bruyants et divers, c'etait pour qu'on me laissat le repit de me construire une vision personnelle de l'univers, quelque reve a ma taille, ou me refugier, moi, homme libre. Ainsi revenions-nous a nos principes de l'apres-midi, et a convenir que nous avons ete crees pour analyser nos sensations, et pour en ressentir le plus grand nombre possible qui soient exaltees et subtiles. J'entrai dans la vie avec ce double besoin. Notre vertu la moins contestable, c'est d'etre clairvoyants, et nous sommes en meme temps ardents avec delire. Chez nous, l'apaisement n'est que debilite; il a toute la tristesse du malade qui tourne la tete contre le mur. Nous possedons la un don bien rare de noter les modifications de notre moi, avant que les frissons se soient effaces sur notre epiderme. Quand on a l'honneur d'etre, a un pareil degre, passionne et reflechi, il faut soigner en soi une particularite aussi piquante. Raffinons soigneusement de sensibilite et d'analyse. La besogne sera aisee, car nos besoins, a mesure que nous les satisfaisons, croissent en exigences et en delicatesses, et seule, cette methode saura nous faire toucher le bonheur. C'est ainsi que Simon et moi, par emballement, par oisivete, nous decidames de tenter l'experience. Courons a la solitude! Soyons des nouveau-nes! Depouilles de nos attitudes, oublieux de nos vanites et de tout ce qui n'est pas notre ame, veritables liberes, nous creerons une atmosphere neuve, ou nous embellir par de sagaces experimentations. * * * * * Des lors, nous vecumes dans le lendemain; et chacune de nos reflexions accroissait notre enivrement. "Desormais nous aurons un coeur ardent et satisfait", nous affirmions-nous l'un a l'autre sur la plage, car nous avions sagement decide de proceder par affirmation. "Cette sole est tres fraiche...; votre maitresse, delicieuse..." me disait jadis un compagnon d'ailleurs mediocre, et grace a son ton peremptoire la sauce passait legere, je jouissais des biens de la vie. * * * * * Dans la liste qu'une agence nous fit tenir, nous choisimes, pour la louer, une maison de maitre, avec vaste jardin plante en bois et en vignes, sise dans un canton delaisse, a cinq kilometres de la voie ferree, sur les confins des departements de Meurthe-et-Moselle et des Vosges. Originaires nous-memes de ces pays, nous comptions n'y etre distraits ni par le ciel, ni par les plaisirs, ni par les moeurs. Puis nous n'y connaissions personne, dont la gentillesse put nous detourner de notre genereux egotisme. C'est alors que, corrects une supreme fois envers nos tristes amies, qui furent tour a tour ironiques et emues, nous passames a Paris liquider nos appartements et notre situation sociale. Nous sortimes de la grande ville avec la joie un peu nerveuse du portefaix qui vient de delivrer ses epaules d'une charge tres lourde. Nous nous etions debarrasses du siecle. Dans le train qui nous emporta vers notre retraite de Saint-Germain, par Bayon (Meurthe-et-Moselle), nous meditions le chapitre xx du livre Ier de l'_Imitation,_ qui traite "De l'amour de la solitude et du silence". Et pour nous delasser de la prodigieuse sensibilite de ce vieux moine, nous etablissions notre budget (14.000 francs de rente). Malgre que l'odeur de la houille et les visages des voyageurs, toujours, me bouleversent l'estomac, l'avenir me paraissait desirable. * * * * * CHAPITRE II MEDITATION SUR LA JOURNEE DE JERSEY Cette journee de Jersey fut puerile en plus d'un instant, et pas tres nette pour moi-meme. Comment accommoder cette haine mystique du monde et cet amour de l'agitation qui me possedent egalement! C'est a Jersey pourtant, nerveux qui chicanions au bord de l'Ocean, que j'approchai le plus d'un etat heroique. Je tendais a me degager de moi-meme. L'amour de Dieu soulevait ma poitrine. Je dis Dieu, car de l'eclosion confuse qui se fit alors en mon imagination, rien n'approche autant que l'ardeur d'une jeune femme, chercheuse et comblee, lasse du monde qu'elle ne saurait quitter et qui, devote, s'agenouille en vous invoquant, Marie Vierge et Christ Dieu! Ces creatures-la, puisqu'elles nous troublent, ne sont pas parfaites, mais la civilisation ne produit rien de plus interessant. Les vieux mots qui leur sont familiers embelliront notre malaise, dont ils donnent en meme temps une figure assez exacte. Helas! les contrarietes d'ou sortit mon _etat de grace_, je vois trop nettement leur mediocrite pour que mon reve de Jersey n'ait tres vite perdu a mes yeux ce caractere religieux que lui conservent mes vocables. Jamais rien ne survint en mon ame qui ne fut embarrasse de mesquineries. Amertume contre ce qui est, curiosite degoutee de ce que j'ignore, voila peut-etre les tiges fletries de mes plus belles exaltations! * * * * * Avant cette journee decisive, deja la grace m'avait visite. J'avais deja entrevu mon Dieu interieur, mais aussitot son emouvante image s'emplissait d'ombre. Ces flirts avec le divin me ternissaient le siecle, sans qu'ils modifiassent serieusement mon ignominie. C'est par le dedain qu'enfin j'atteignis a l'amour. Certes, je comprenais que seul le degout preventif a l'egard de la vie nous garantit de toute deception, et que se livrer aux choses qui meurent est toujours une diminution; mais il fallut la revelation de Jersey, pour que je prisse le courage de me conformer a ces verites soupconnees, et de conquerir par la culture de mes inquietudes l'embellissement de l'univers. C'est en m'aimant infiniment, c'est en m'embrassant, que j'embrasserai les choses et les redresserai selon mon reve. Oui, deja j'avais ete traverse de ce delire d'animer toutes les minutes de ma vie. Sur les petits carnets ou je note les pointes de mes sensations pour la curiosite de les eprouver a nouveau, quand le temps les aura emoussees, je retrouve une matinee de juillet que, malade, vraiment epuise, tant mon corps etait rompu et mon esprit lucide d'insomnie, je m'etais fait conduire a la bibliotheque de Nancy, pour lire les _Exercices spirituels_ d'Ignace de Loyola. Livre de secheresse, mais infiniment fecond, dont la mecanique fut toujours pour moi la plus troublante des lectures; livre de dilettante et de fanatique. Il dilate mon scepticisme et mon mepris; il demonte tout ce qu'on respecte, en meme temps qu'il reconforte mon desir d'enthousiasme; il saurait me faire homme libre, tout-puissant sur moi-meme. Alors que j'etais ainsi mordu par ce cher engrenage, des militaires passerent sur les dix heures, revenant de la promenade matinale, avec de la poussiere, des trompettes retentissantes et des gamins admirateurs. Et nous, ceux de la bibliotheque, un pretre, un petit vieux, trois etudiants, nous nous penchames des fenetres de notre palais sur ces hommes actifs. Et l'orgueil chantait dans ma tete: "Tu es un soldat, toi aussi; tu es mille soldats, toute une armee. Que leurs trompettes levees vers le ciel sonnent un hallali! Tiens en main toutes les forces que tu as, afin que tu puisses, par des commandements rapides, prendre soudain toutes les figures en face des circonstances." Et, fremissant jusqu'a serrer les poings du desir de dominer la vie, je me replongeai dans l'etude des moyens pour posseder les ressorts de mon ame comme un capitaine possede sa compagnie. --Quelque jour, un statisticien dressera la theorie des emotions, afin que l'homme a volonte les cree toutes en lui et toutes en un meme moment. Et puis ce fut la vie, car il fallut agir; et je me rappelle cette douloureuse matinee ou je vis un de ma race, mais ayant toujours resiste a l'appetit de se detruire, qui me disait dans un acces d'orgueil: "Ma tete est une merveilleuse machine a pensees et a phrases; jamais elle ne s'arrete de produire avec aisance des mots savoureux, des images precises et des idees imperieuses; c'est mon royaume, un empire que je gouverne." Et moi, tandis qu'il marchait dans l'appartement, j'etais assombri et congele par le bromure, au point que je n'avais pas la force de lui repondre, et je me raidissais, avec un effort trop visible, pour sourire et pour paraitre alerte. Et je revins a midi, seul, par la longue rue Richelieu (une de ces rues etroites qui me donnent un malaise), plus accable et plus inconscient, mais convaincu, au fond de mon decouragement, que le paradis c'est d'etre clairvoyant et fievreux. * * * * * Je m'ecarte parmi ces souvenirs. C'est que j'y apprends a connaitre mon temperamment, ses hauts et ses bas. Voila les soucis, les nuances ou je reviens, sitot que j'ai quelques loisirs. Je veux accueillir tous les frissons de l'univers; je m'amuserai de tous mes nerfs. Ces anecdotes qui vous paraissent peu de chose, je les ai choisies scrupuleusement dans le petit bagage d'emotions qui est tout mon moi. A certains jours, elles m'interessent beaucoup plus que la nomenclature des empires qui s'effondrent. Elles me sont Helene, Cleopatre, la Juliette sur son balcon et Mlle de Lespinasse, pour qui jamais ne se lasse la tendre curiosite des jeunes gens. Belle paix froide de Saint-Germain! C'est la que mon coeur echauffe sans treve retrouvera et s'assurera la possession de ces frissons obscurs qui, parfois, m'ont traverse pour m'indiquer ce que je devais etre! Ma faiblesse jusqu'a cette heure n'a pu forcer a se realiser cet esprit mysterieux qui se dissimule en moi. Mais je le saisirai, et je departirai sa beaute a l'univers, qui me fut jusqu'alors mediocre comme mon ame. --Mais, dira-t-on, Simon, qu'interessent la vie (amour des forets et du confort) et la precision scientifique (philosophie anglaise), comment s'associait-il a vos aspirations? Je pense qu'etant fort nerveux et comprehensif, il vibrait avec mes energies quelles qu'elles fussent. Puis il baillait de sa vie sans argent ni ambition.... Mais pourquoi m'inquieterais-je d'expliquer cette ame qui n'est pas la mienne? Il suffit que je vous le fasse voir, aux instants ou, me comparant a lui, vous y gagnerez de me mieux connaitre. * * * * * LIVRE DEUXIEME L'EGLISE MILITANTE * * * * * CHAPITRE III INSTALLATION Le lendemain de notre arrivee, vers les neuf heures, quand le paysage, dans la franchise de son reveil, n'a pas encore vetu la splendeur du midi ou ces mollesses du couchant qui troublent l'observateur, nous etudiames la propriete, et sa saine banalite nous agrea. Batie sur un vieux monastere dont les ruines l'enclosent et l'ennoblissent, elle occupe le sommet et les pentes pelees d'une cote volcanique. Et cette legende de volcan, dans nos promenades du soir, nous invitait a des reveries geologiques, toujours teintees de melancolie pour de jeunes esprits plus riches d'imagination que de science. Nos fenetres dominaient une vaste cuvette de terres labourees, sans eau, et dont la courbe solennelle menait jusqu'a l'horizon des fenetres silencieuses. Dans la transparence du soleil couchant, parfois, les Vosges minuscules et tristes apparaissaient tassees dans le lointain. Sur un autre ballon tres proche, le village deployait sa rue morne; et l'eglise au milieu des tombes dominait le pays. Cette mise en scene, si completement privee de jeunesse, devait mieux servir nos severes analyses que n'eussent fait les somptuosites energiques de la grande nature, la mollesse bellatre du littoral mediterraneen, ou meme ces plaines d'etangs et de roseaux dont j'ai tant aime la resignation grelottante. Les vieilles choses qui n'ont ni gloire, ni douceur, par leur seul aspect, savent mettre toutes nos pensees a leur place. * * * * * _Installation materielle_ En une semaine nous fumes organises. Un gars du village, ancien ordonnance d'un capitaine, suffit a notre service. Quand il s'agit de choisir les chambres de sommeil et de meditation, Simon, que je crois un peu apoplectique, voulut avoir de grands espaces sous les yeux. Pour moi, uniquement curieux de surveiller mes sensations, et qui desire m'anemier, tant j'ai le gout des frissons delicats, je considerai qu'une branche d'arbre tres maigre, frolant ma fenetre et que je connaitrais, me suffirait. La salle a manger nous parut parfaite, des qu'un excellent poele y fut installe. Dans la bibliotheque ou nous agitames des problemes par les nuits d'hiver, on mit un grand bureau double ou nous nous faisions vis-a-vis, avec chacun notre lampe et notre fauteuil Voltaire, pour faire nos recherches ou rediger, puis, au coin de la cheminee, deux ganaches pour la metaphysique des problemes. La piece voisine etait tapissee de livres, meles et contradictoires comme toutes ces fievres dont la bigarrure fait mon ame. Seul Balzac en fui exclu, car ce passionne met en valeur les luttes et l'amertume de la vie sociale; et, malgre tout, romanesques et de fort appetit, nous trouverions dans son oeuvre, a certains jours, la nostalgie de ce que nous avons renonce. Je m'opposai avec la meme energie a ce qu'aucune chaise penetrat dans la maison: ces petits meubles ne peuvent qu'incliner aux basses conceptions l'honnete homme qu'ils fatiguent. Je ne crois pas qu'un penseur ait jamais rien combine d'estimable hors d'un fauteuil. Tous nos murs furent blanchis a la chaux. J'aime le mutisme des grands panneaux nus; et mon ame, racontee sur les murs par le detail des bibelots, me deviendrait insupportable. Une idee que j'ai exprimee, desormais, n'aura plus mes intimes tendresses. C'est par une incessante hypocrisie, par des manques frequents de sincerite dons la conversation, que j'arrive a posseder encore en moi un petit groupe de sentiments qui m'interessent. Peut-etre qu'ayant tout avoue dans ces pages, il me faudra tenter une evolution de mon ame, pour que je prenne encore du gout a moi-meme. Nous fimes des visites aux notables et quelques aumones aux indigents. Et pour acquerir la consideration, chose si necessaire, nous repandimes le bruit que, freres de lits differents, nous etions nes d'un officier superieur en retraite. Enfin, sur l'initiative de Simon, nous causames des femmes. La femme, qui, a toutes les epoques, eut la vertu facheuse de rendre bavards les imbeciles, renferme de bons elements qu'un delicat parfois utilise pour se faire a soi-meme une belle illusion. Toutefois, elle fait un divertissement qui peut nuire a notre concentration et compromettre les experiences que nous voulons tenter. Simon, ayant reflechi, ajouta: --Le malheur! c'est que nous avons perdu l'habitude de la chastete! --Avec son tact de femme, Catherine de Sienne, lui dis-je, a tres bien vu, comme nous, que tous nos sens, notre vue, notre ouie et le reste s'unissent en quelque sorte avec les objets, de sorte que, si les objets ne sont pas purs, la virginite de nos sens se gate. Mais les objets sont ce que nous les faisons. Or, puisqu'il n'est pas dans notre programme de nous edifier une grande passion, ne voyons dans la femme rien de troublant ni de mysterieux; depouillons-la de tout ce lyrisme que nous jetons comme de longs voiles sur nos troubles: qu'elle soit pour nous vraiment nature. Cette combinaison nous laissera tout le calme de la chastete. Simon voulut bien m'approuver. C'est pourquoi nous sommes alles a la messe. Et entre les jeunes personnes, nous avons distingue une fille pour sa fraiche sante et pour son impersonnalite. Ses gestes lents et son regard incolore, quoique malicieux, sont bien de ce pays et de cette race qui ne peut en rien nous distraire du developpement de notre etre. Nous fimes donc un arrangement avec la famille de cette jeune fille, et nous en eumes de la satisfaction. * * * * * Au soir de cette premiere semaine, dans notre cadre d'une simplicite de bon gout, assis et souriant en face du paysage severe que desolent la brume et le silence, nous resolumes de couper tout fil avec le monde et de bruler les lettres qui nous arriveraient. * * * * * _Installation spirituelle_ Je fus flatte de trouver un cloitre dans les coins delabres de notre propriete. Pendant que le soir tombait sur l'Italie, promeneur attriste de souvenirs desagreables et de desirs, parfois j'ai desire achever ma vie sous les cloitres ou ma curiosite s'etait satisfaite un jour. Ce me serait un pis aller delicieux de veiller sous les lourds arceaux de Saint-Trophime a Arles, d'ou, certain jour, je descendis dans l'eglise lugubre pour me mepriser, pour aimer la mort (qui triomphera d'une beaute dont je souffre), et pour glorifier le _Moi_ qu'avec plus d'energie je saurais etre. Notre cloitre, qui date de la fin du treizieme siecle, n'abritait plus que des volailles quand nous le fimes approprier, pour l'amour du christianisme dont les allures sentimentales et la discipline satisfont notre veine d'ascetisme et d'enervement. Il est bas, triste et couvert de tuiles moussues. Une jolie suite d'arceaux trilobes l'entourent, sous chacun desquels avait ete sculpte un petit bas-relief. Quoique le temps les eut degrades, je voulus y distinguer la reine de Saba en face du roi Salomon. Une ceinture de cuir serre la taille de la reine; sa robe entr'ouverte sur sa gorge laisse deviner une ligne de chair, et cela me parut troublant dans une si vieille chose. Elle appuie contre sa ligure les plis de sa pelerine, et je me desolai frequemment avec elle, pensant avec complaisance qu'elle ne fut pas plus fausse ni coquette avec ce roi, que je ne le suis envers moi-meme, quand je donne a ma vie une regle monacale. C'est la qu'au matin nous descendions, tandis qu'on preparait nos chambres; et ce m'etait un plaisir parfait d'y saluer Simon, d'un geste poli, sans plus, car nous pratiquions la regle du silence jusqu'au repas du soir pris en commun. L'apres-midi, ou je n'ai jamais pu m'appliquer, tant il est difficile de tromper la mechancete des digestions, c'etait apres le dejeuner, une fumerie (en plein air, quand il n'y a pas de vent),--une promenade jusqu'a deux heures,--une partie de volant dans le cloitre, comme faisaient, pour se delasser, Jansenius et M. de Saint-Cyran,--du repos dans un fauteuil balance, puis un nouveau cigare,--une meditation a l'eglise, suivie d'une petite promenade,--a quatre heures, la rentree en cellule. (On notera que Simon, en depit d'une legere tendance a l'apoplexie, faisait la sieste jusqu'a deux heures). Et cette grande variete de mouvement dans un si bref espace de temps nous portait, sans trop d'ennui, a travers les heures ecrasantes du milieu du jour. A sept heures, diner en commun; et fort avant dans la nuit, nous analysions nos sensations de la journee. * * * * * C'est dans l'une de ces conferences du soir que j'appelai l'attention de Simon sur la necessite de nous enfermer, comme dans un corset, dans une regle plus etroite encore, dans un systeme qui maintiendrait et fortifierait notre volonte. --Il ne suffit pas, lui disais-je, de fixer les heures ou nous mediterons; il faut fournir notre cerveau d'images convenables. J'ai un sentiment d'inutilite, aucun ressort. Je crains demain; saurai-je le vivifier? L'energie fuit de moi comme trois gouttes d'essence sur la main. Pour qu'il comprit cette anemie de mon ame, je lui rappelai un cafe qui nous etait familier.--Que de fois je suis sorti de la vers les dix heures du soir, degoute de fumer et avec des gens qui disaient des niaiseries! Les feuilles des arbres etaient legerement eclairees en dessous par le gaz; la pluie luisait sur les trottoirs. Nous n'avions pas de but; j'etais mecontent de moi, amoindri devant les autres, et je n'avais pas l'energie de rompre la. Simon connaissait la sensation que je voulais dire, et il m'en donna des exemples personnels. --Par contre, lui dis-je, des niaiseries me firent des soirs sublimes. Une nuit, pres de m'endormir, je fus frappe par cette idee, qui vous paraitra fort ordinaire, que le Don, fleuve de Russie, etait l'antique Tanais des legendes classiques. Et cette notion prit en moi un telle intensite, une beaute si mysterieuse qui je dus, ayant allume, chercher dans la bibliotheque une carte ou je suivis ce fleuve des sa sortie du lac, tout au travers du pays de Cosaques. Grandi par tant de siecles interposes, Orphee m'apparut _errant a travers les glaces hyperboreennes, sur les rives neigeuses du Tanais, dans les plaines du Riphe que couvrent d'eternels frimas, pleurant Eurydice et les faveurs inutiles de Pluton_. Cet esprit delicat fut sacrifie par les femmes toujours ivres et cruelles. On s'etonnera que je m'emeuve d'un incident si frequent. Il est vrai, pour l'ordinaire, ce mythe ne me trouble guere; mais ce soir-la, mille sens admirables s'en levaient, si presses que je ne pouvais les saisir. Et ce desolations lointaines, evoquees sans autres details, m'emplissaient d'indicible ivresse. Ainsi s'acheve dans l'enthousiasme une journee de secheresse, de la plus fade banalite. Qu'ils sont beaux les nerfs de l'homme! A genoux, prions les apparences qu'elles se refletent dans nos ames, pour y eveiller leurs types. Les plus petits details, a certains jours, retentissent infiniment en moi. Ces sensibilites trop rares ne sont pas l'effet du hasard. Chercher pour les appliquer les lois de l'enthousiasme, c'est le reve entrevu dans notre cottage de Jersey. * * * * * _Priere-programme_ Combien je serais une machine admirable si je savais mon secret! Nous n'avons chaque jour qu'une certaine somme de force nerveuse a depenser: nous profiterons des moments de lucidite de nos organes, et nous ne forcerons jamais notre machine, quand son etat de remission invite au repos. Peut-etre meme surprendrons-nous ces regles fixes des mouvements de notre sang qui amenent ou ecartent les periodes ou notre sensibilite est a vif. Cabanis pense que par l'observation on arriverait a changer, a diriger ces mouvements quand l'ordre n'en serait pas conforme a nos besoins. Par des hardiesses d'hygieniste ou de pharmacien, nous pourrions nous mettre en situation de fournir tres rapidement les etats les plus rares de l'ame humaine. Enfin, si nous savions varier avec minutie les circonstances ou nous placons nos facultes, nous verrions aussitot nos desirs (qui ne sont que les besoins de nos facultes) changer au point que notre ame en paraitra transformee. Et pour nous creer ces milieux, il ne s'agit pas d'user de raisonnements, mais d'une methode mecanique; nous nous envelopperons d'images appropriees et d'un effet puissant, nous les interposerons entre notre ame et le monde exterieur si nefaste. Bientot, surs de notre procede, nous pousserons avec clairvoyance nos emotions d'exces en exces; nous connaitrons toutes les convictions, toutes les passions et jusqu'aux plus hautes exaltations qu'il soit donne d'aborder a l'esprit humain, dont nous sommes, des aujourd'hui, une des plus elegantes reductions que je sache. * * * * * Les ordres religieux ont cree une hygiene de l'ame qui se propose d'aimer parfaitement Dieu; une hygiene analogue nous avancera dans l'adoration du _Moi_. C'est ici, a Saint-Germain, un institut pour le developpement et la possession de toutes nos facultes de sentir; c'est ici un laboratoire de l'enthousiasme. Et non moins energiquement que firent les grands saints du christianisme, proscrivons le peche, le peche qui est la tiedeur, le gris, le manque de fievre, le peche, c'est-a-dire tout ce qui contrarie l'amour. L'homme ideal resumerait en soi l'univers; c'est un programme d'amour que je veux realiser. Je convoque tous les violents mouvements dont peuvent etre enerves les hommes; je paraitrai devant moi-meme comme la somme sans cesse croissante des sensations. Afin que je sois distrait de ma sterilite et flatte dans mon orgueil, nulle fievre ne me demeurera inconnue, et nulle ne me fixera. C'est alors, Simon, que, nous tenant en main comme un partisan tient son cheval et son fusil, nous dirons avec orgueil: "Je suis un homme libre." * * * * * CHAPITRE IV EXAMENS DE CONSCIENCE J'ai ferme la porte de ma cellule, et mon coeur, encore trouble des nausees que lui donnait le siecle, cherche avec agitation.... Connaitre l'esprit de l'univers, entasser l'emotion de tant de sciences, etre secoue par ce qu'il y a d'immortel dans les choses, cette passion m'enfievre, tandis que sonnent les heures de nuit... Je me couchai avec le desespoir de couper mon ardeur; je me suis leve ce matin avec un bourdonnement de joie dans le cerveau, parce que je vois des jours de tranquillite etendus devant moi. Ma poitrine, mes sens sont largement ouverts a celui que j'aime: a l'Enthousiasme. Il ne s'agit pas qu'ayant accumule des notions, je devienne pareil a un dictionnaire; mon bonheur sera de me contempler agite de tous les frissons, et d'en etre insatiable. Seule felicite digne de moi, ces instants ou j'adore un Dieu, que grace a ma clairvoyance croissante, je perfectionne chaque jour! * * * * * Pour ne pas succomber sous l'ame universelle que nous allons essayer de degager en nous, commencons par connaitre les forces et les faiblesses de notre esprit et de notre corps. Il importe au plus haut point que nous tenions en main ce double instrument, pour avoir une conscience nette de l'emotion percue, et pour pouvoir la faire apparaitre a volonte. Tel fut l'objet de nos conferences d'octobre. * * * * * _Examen physique_ Nous inspectames d'abord nos organes: de leur disposition resulte notre force et notre clairvoyance. * * * * * Un medecin competent que nous fimes venir de la ville nous mit tout nus et nous examina. Ce praticien, soigneusement, de l'oreille et des doigts reunis, nous auscultait, tandis que nous comptions d'une voix forte jusqu'a trente; ainsi l'avait-il ordonne. --Vous etes delicats, mais sains. Telle fut son opinion, qui nous plut. Nous serions impressionnes par une difformite aussi peniblement que par un manque de tenue. C'est encore du lyrisme que d'etre boiteux ou manchot; il y a du panache dans une bosse. Toute affectation nous choque. "Avoir la pituite ou une gibbosite! disait Simon, mais j'aimerais autant qu'on me trouvat le tour d'esprit de Victor Hugo." Simon a bien du gout de repugner aux etres excessifs; ces monstres ne peuvent juger sainement la vie ni les passions. Un esprit agile dans un corps simplifie, tel est notre reve pour assister a la vie. * * * * * Tandis qu'il se rhabillait, Simon se rappela avoir bu diverses pharmacies et qu'il manqua d'esprit de suite. Pour moi, ayant debute dans l'existence par l'huile de foie de morue, j'alternai vigoureusement les fers et les quinquinas; mais toujours me repugna le grand air qui seul m'eut tonifie sans m'echauffer. * * * * * Maigres l'un et l'autre, mais lui plus musculeux, nous naquimes dans des familles nerveuses, la sienne apoplectique du cote des hommes et bizarre par les femmes. Ses sensations se poussent avec une violente vivacite dans des sens divers. Ses mouvements sont brusques, et preteraient parfois au ridicule sans sa parfaite education. Il est bilieux. --A la campagne, me dit-il, fumant ma pipe en plein air, fouaillant mes chiens et criant apres eux, des les six heures du matin, je jouis, je respire a l'aise. Cabanis observe, en effet, que l'abondance de bile met une chaleur acre dans tous le corps, en sorte que le bilieux trouve le bien-etre seulement dans de grands mouvements qui emploient toutes ses forces. Ce medecin philosophe ajoute que, chez les hommes de ce temperament, l'_activite du coeur_ est excessive et exigeante. --J'entends bien, me repond en souriant Simon; mes journees ne sont heureuses qu'en province, mes nuits ne sont agreables qu'a Paris.... Cette ville toutefois diminue ma force musculaire. Des occupations sedentaires, l'exercice exclusif des organes internes entrainent des desordres hypocondriaques et nerveux. Oh! la facheuse contraction de mon systeme epigastrique! Ma circulation s'alanguit jusqu'a faire hesiter ma vie. Je perds cette conscience de ma force que donnent toujours une chaleur active et un mouvement regulier du cerveau, et qui est si necessaire pour venir a bout des obstacles de la vie active. C'est ainsi que tu me vis indifferent aux ambitions, que tu poursuivais tout au moins par saccade. --Eh! lui dis-je, crois-tu que je ne les ai pas connues, au milieu de mes plus belles energies, ces hesitations et ces reserves! Toi, Simon, bilio-nerveux, tu meles une incertitude apre a cette multiple energie cerebrale qui nait de ton etat nerveux. Cette complexite est le point extreme ou tu atteins sous l'action de Paris, mais elle fut ma premiere etape. Je suis ne tel que cette ville te fait. Chez moi, d'une activite musculaire toujours nulle, le systeme cerebral et nerveux a tout accapare. Dans ce defaut d'equilibre, les organes inegalement vivifies se sont alteres, la sensibilite alla se denaturant. C'est l'estomac qui partit le premier. J'offre un phenomene bien connu des philosophes de la medecine et des directeurs de conscience: je passe par des alternatives incessantes de langueur et d'exaltation. C'est ainsi que je fus pousse a cette serie d'experiences, ou je veux me creer une exaltation continue et proscrire a jamais les abattements. Dans ma defaillance que rend extreme l'impuissance de mes muscles, parfois une excitation passagere me traverse; en ces instants, je sens d'une maniere heureuse et vive; la multiplicite et la promptitude de mes idees sont incomparables: elles m'enchantent et me tourmentent. Ah! que ne puis-je les fixer a jamais! Si a l'aube, elles se retirent, me laissant dans l'accablement, c'est que je n'ai pas su les canaliser; si, au soir, je les attends en vain, c'est que je n'ai pas surpris le secret de les evoquer... Je te marque la quelle sera notre tache de Saint-Germain. Nous sommes l'un et l'autre des melancoliques. Mais faut-il nous en plaindre? Admirable complication qu'a notee le savant! Les appetits du melancolique prennent plutot le caractere de la passion que celui du besoin. Nous anoblissons si bien chacun de nos besoins que le but devient secondaire; c'est dans notre appetit meme que nous nous complaisons, et il devient une ardeur sans objet, car rien ne saurait le satisfaire. Ainsi sommes-nous essentiellement des idealistes. De cet etat, disent les medecins, sortent des passions tristes, minutieuses, personnelles, des idees petites, etroites et portant sur les objets des plus legeres sensations. Et la vie s'ecoule, pour ces sujets, dans une succession de petites joies et de petits chagrins qui donnent a toute leur maniere d'etre un caractere de puerilite, d'autant plus frappant qu'on l'observe souvent chez des hommes d'un esprit d'ailleurs fort distingue. N'en doutons pas, voila comment nous juge le docteur qui, tout a l'heure, nous auscultait. _Passions tristes_, dit-il;--mais garder de l'univers une vision ardente et melancolique, se peut-il rien imaginer de mieux? _Minutieuses et personnelles;_--c'est que nous savons faire tenir l'infini dans une seconde de nous-memes. Nos raisonnements tortueux demeurent incomplets, c'est que l'emotion nous a saisis au detour d'une deduction, et des lors a rendu toute logique superflue. Il ne faut pas demander ici des raisonnements equilibres. Je n'ai souci que d'etre emu. Et felicitons-nous, Simon: toi, d'etre devenu melancolique; et moi, d'avoir ete anemie par les veilles et les dyspepsies. Felicitons-nous d'etre debilites, car toi, bilieux, tu aurais ete satisfait par l'activite du gentilhomme campagnard, et moi, nerveux delicat, je serais simplement distingue. Mais parce que l'activite de notre circulation etait affaiblie, notre systeme veineux engorge, tous nos actes accompagnes de gene et de travail, nous avons mis l'age mur dans la jeunesse. Nous n'avons jamais connu l'irreflexion des adolescents, leurs gambades ni leurs deportements. La vie toujours chez nous rencontra des obstacles. Nous n'avons pas eu le sentiment de la force, cette energie vitale qui pousse le jeune homme hors de lui-meme. Je ne me crus jamais invincible. Et en meme temps, j'ai eu peu de confiance dans les autres. Notre existence, qui peut paraitre triste et inquiete, fut du moins clairvoyante et circonspecte. Ce sentiment de nos forces emoussees nous engage vivement a ne negliger aucune de celles qui nous restent, a en augmenter l'effet par un meilleur usage, a les fortifier de toutes les ressources de l'experience. * * * * * Tel est notre corps, nous disions-nous l'un a l'autre, et c'est un des plus satisfaisants qu'on puisse trouver pour le jeu des grandes experiences. * * * * * _Examen moral_ Nous continuames notre examen; et laissant notre corps, nous cherchions a eclairer notre conscience. Silencieux et retires, d'apres un plan methodique, nous avons passe en revue nos peches, nos manques d'amour. A ce tres long labeur je trouvai infiniment d'interet. Et Simon, au diner du dernier jour, une heure avant la confession solennelle, me disait; --Aujourd'hui, comme le malade arrive a connaitre la plaie dont il souffre et qu'il inspecte a toute minute, je suis obsede de la laideur qu'a prise mon ame au contact des hommes. * * * * * Nous avions decide de passer nos fracs, cravates noires, souliers vernis, de boire du the en goutant des sucreries, et de nous coucher seulement a l'aube, afin de marquer cette grande journee de quelques traits singuliers parmi l'ordinaire monotonie de notre retraite (car il faut considerer qu'un decor trop familier rapetisse les plus vives sensations). Quand nous fumes assis dans les deux ganaches de la cheminee, toutes lampes allumees et le feu tres clair, Simon, qui sans doute attachait une grande importance a ces premieres demarches de notre regeneration, etait emu, au point que, d'enervement presque douloureux mele d'hilarite, il fit, avec ses doigts crispes en l'air, le geste d'un epileptique. Je notai cela comme un excellent signe, et je sentis bien les avantages d'etre deux, car par contagion je goutai, avant meme les premiers mots, une chaleur, un entrain un peu grossier, mais tres curieux. * * * * * Et d'abord parcourons, lui dis-je, les lieux ou nous avons demeure. 1 deg. DANS LE GROUPE DE LA FAMILLE (c'est-a-dire au milieu de ces relations que je ne me suis pas faites moi-meme), j'ai peche; _Par pensee_ (les peches par pensee sont les plus graves, car la pensee est l'homme meme); c'est ainsi que je m'abaissai jusqu'a avoir des prejuges sur les situations sociales et que je respectai malgre tout celui qui avait reussi. Oui, parfois j'eus cette honte de m'enfermer dans les categories. _Par parole_ (les peches par parole sont dangereux, car par ses paroles on arrive a s'influencer soi-meme); c'est ainsi que j'ai dit, pour ne point paraitre different, mille phrases mediocres qui m'ont fait l'ame plus mediocre. _Par oeuvre_ (les peches par oeuvre, c'est-a-dire les actions, n'ont pas grande importance, si la pensee proteste); toutefois il y a des cas: ainsi, le tort que je me fis en me refusant un fauteuil a oreillettes ou j'aurais medite plus noblement. 2 deg. DANS LA VIE ACTIVE (c'est-a-dire au milieu de ceux que j'ai connus par ma propre initiative), j'ai peche: _Par pensee_: m'etre preoccupe de l'opinion. Je fus tente de trouver les gens moins ignobles quand ils me ressemblaient. _Par parole_: avoir renie mon ame, jolie volupte de rire interieur, mais qui demande un tact infini, car l'ame ne demeure intense qu'a s'affirmer et s'exagerer toujours. _Par oeuvre_: n'avoir pas su garder mon isolement. Trop souvent je me plus a inventer des hommes superieurs, pour le plaisir de les louer et de m'humilier. C'est une fausse demarche; on ne profite qu'avec soi-meme, meditant et s'exasperant. * * * * * Quand j'achevai cette confession, Simon me dit: --Il est un point ou vous glissez qui importe, car nous saurions en tirer d'utiles renseignements pour telle manoeuvre importante: vous avez eu un metier. --C'est juste, lui dis-je. Un metier, quel qu'il soit, fait a notre personnalite un fondement solide; c'est toute une reserve de connaissances et d'emotions. J'avais pour metier d'etre ambitieux et de voir clair. Je connais parfaitement quelques cotes de l'intrigue parisienne. --Voulez-vous me donner des details sur les hommes superieurs que vous remarquiez? Vous en parles, ce semble, avec chaleur. Ces liaisons intellectuelles expliquent quelquefois nos attitudes de la vingtieme annee. --A dix-huit ans, mon ame etait meprisante, timide et revoltee. Je vis un sceptique caressant et d'une douceur infinie; en realite il ne se laissait pas aborder. O mon ami, de qui je tais le nom, aupres de votre delicatesse j'etais maladroit et confus; aussi n'avez-vous pas compris combien je vous comprenais; peut-etre vous n'avez pas joui des seductions qu'exercait sur mon esprit avide l'abondance de vos richesses. Vous me faisiez souffrir quand vous preniez si peu souci d'embellir mes jeunes annees qui vous ecoutaient, et pare d'un flottant desir de plaire, vous n'etiez preoccupe que de vous paraitre ingenieux a vous-meme. Or, cedant a l'attrait de reproduire la seduisante image que vous m'apparaissiez, je negligeai la puissance de detester et de souffrir qui sourd en moi. Vous captiviez mon ame, sans daigner meme savoir qu'elle est charmante, et vous l'entrainiez a votre suite en lui lancant par-dessus votre epaule des paroles flatteuses denuees d'a-propos. Celui que je rencontrai ensuite etait amer et dedaigneux, mais son esprit, ardent et desinteresse. Je le vis orgueilleux de son vrai moi jusqu'a s'humilier devant tous, pour que du moins il ne fut jamais traite en egal. Je l'adorais, mais, malades l'un et l'autre, nous ne pumes nous supporter, car chacun de nous souffrait avec acuite d'avoir dans l'autre un temoin. Aussi avons-nous prefere--du moins tel fut mon sentiment, car je ne veux meme plus imaginer ce qu'il pensait--oublier que nous nous connaissions et si, rusant avec la vie, je fis parfois des concessions, je n'avais plus a m'en impatienter que devant moi-meme. O solitude, toi seule ne m'as pas avili; tu me feras des loisirs pour que j'avance dans la voie des parfaits, et tu m'enseigneras le secret de vetir a volonte des convictions diverses, pour quoi je sois l'image la plus complete possible de l'univers. Solitude, ton sein vigoureux et morne, deja j'ai pu l'adorer; mais j'ai manque de discipline, et ton etreinte m'avait grise. Ne veux-tu pas m'enseigner a prier methodiquement? * * * * * Simon m'a dit dans la suite que j'avais excellemment parle. Mon emotion l'enleva. Nous connumes, ce soir-la, une ardente bonte envers mille indices de beaute qui soupirent en nous et que la grossierete de la vie ne laisse pas aboutir. J'aspirais a souffrir et a frapper mon corps, parce que son epaisse indolence opprime mes jolies delicatesses. Comme je me connais impressionnable, je m'en abstins, et pourtant je n'eusse ressenti aucune douleur, mais seulement l'apre plaisir de la vengeance.... Tout cela j'hesite a le transcrire; ce ne sont pas des raisonnements qu'il faudrait vous donner, mais l'emotion montante de cette scene a laquelle je ne sais pas laisser son vague mysterieux. Qu'ils s'essayent a repasser par les phases que j'ai dites, ceux qui soupconnent la sincerite de ma description! Si mes habitudes d'homme reflechi n'avaient retenu mon bras, j'eusse ete aisement sublime, et frappant mon corps, j'aurais dit: "Souffre, miserable! gemis, car tu es infame de ne connaitre que des instants d'emotion, rapides comme des pointes de feu. Souffre, et profondement, pour que ton _Moi_, a cet eveil brutal, enfin te soit connu. Tu n'es qu'un infirme, somnolent sous la pluie de la vie. Depuis huit annees que tes sens sont baignes de sensations, quelle ardeur peux-tu me montrer dont tu brules, quand il faudrait que tu fusses consume de toutes a la fois et sans treve! Mais comment supporterais-tu cette belle ivresse, toi qui n'as pas meme un reel desir d'etre ivre, encore que tu enfles ta voix pour injurier ta mediocrite! Souffre donc, homme insuffisant, car tous sont meilleurs que toi. Et si tu te vantes que leur superiorite t'est indifferente, je ne t'autorise pas a tirer merite de ce renoncement: il n'est beau d'etre miserable et d'aimer sa misere qu'apres s'etre depouille volontairement." Ah! Simon, quel ennui! Que d'annees excellentes perdues pour le developpement de ma sensibilite! J'entrevois la beaute de mon ame, et ne sais pas la degager! C'est un grand depit d'etre enferme dans un corps et dans un siecle, quand on se sent les loisirs et le gout de vivre tant de vies! * * * * * Simon restait assis aupres du feu, cherchant le calme dans une raideur de nerfs, evidemment fort douloureuse. J'interrompis ma promenade, et m'asseyant a ses cotes:--Faisons la _composition de lieu_, lui dis-je. C'est aux exercices spirituels d'Ignace de Loyola, au plus surprenant des psychologues, que nous empruntons cette methode, dont je me suis toujours bien trouve. La vie est insupportable a qui n'a pas a toute heure sous la main un enthousiasme. Que si la grace nous est donnee de ressentir une emotion profonde, assurons-nous de la retrouver au premier appel. Et pour ce, rattachons-la, fut-elle de l'ordre metaphysique le plus haut, a quelque objet materiel que nous puissions toucher jusque dans nos pires denuements. Reduisons l'abstrait en images sensibles. C'est ainsi que l'apprenti mecanicien trace sur le tableau noir des signes conventionnels, pour fixer la figure ideale qu'il calcule et qui toujours est pres de lui echapper. J'imaginerai un guide-ane et toute une mnemotechnic, qui me permettront de retrouver a mon caprice les plus subtiles emotions que j'aurai l'honneur de me donner. Le monde sentimental, catalogue et condense en rebus suggestifs, tiendra sur les murs de mon vaste palais interieur, et m'enfermant dans chacune de ses chambres, en quelques minutes de contemplation, je retrouverai le beau frisson du premier jour. Surtout je parviendrai a fixer mon esprit. L'attention ramassee toute sur un meme point y augmente infiniment la sensibilite. Une douleur legere, quand on la medite, s'accroit et envahit tout l'etre. Si vous essayes de songer a cette phrase abstraite: "J'ai manque d'amour dans mes meditations, c'est pourquoi j'ai ete humilie", votre esprit dissipe n'arrive pas a l'emotion. Mais allumez un cigare vers les dix heures du soir, seul dans votre chambre ou rien ne vous distrait, et dites: _Composition de lieu_ Un homme est accroupi sur son lit, dans le nuit, levant sa face vers le ciel, par desespoir et par impuissance, car il souffre de lancinations sans treve que la morphine ne maitrise plus. Il sait sa mort assuree, douloureuse et lente. Il git loin de ses pairs, parmi des hommes grossiers qui ont l'habitude de rire avec bruit; meme il en est arrive a rougir de soi-meme, et pour plaire a ces gens il a voulu paraitre leur semblable. Dans cet abaissement, qu'il allume sa lampe, qu'il prenne les lettres des rois qui le traitent en amis, qu'il celebre le culte dont l'entoura sa maitresse, jeune et de qui les beaux yeux furent par lui remplis jusqu'au soir ou elle mourut en le desirant, qu'il oublie son infirmite et les gestes dont on l'entoure! Voici que l'amour, celui qu'il aime, l'amour frere de l'orgueil, rentre en lui, et ses pensees ennoblies redeviennent dignes des grands qui l'honorent, tendues et dedaigneuses. * * * * * Ainsi s'achevait cette nuit. Silencieux et desabuses, nous appuyions nos fronts aux vitres fraiches. Sur la vaste cuvette des terres endormies, parmi les vapeurs qui s'etirent, l'aube commencait; alors, nous entreprimes, dans le malaise de ce matin glace, l'_exercice de la mort_. * * * * * _Exercice de la mort_ Nous serons un jour (mais qui de nous deux le premier?) meurtris par notre cercueil, nos mains jointes seront opprimees par des planches clouees a grand bruit; nos visages d'humoristes n'auront plus que les marques penibles de cette lutte derniere que chacun s'efforce de taire, mais qui, dans la plupart des cas, est atroce. Ce sera fini, sans que ce moment supreme prenne la moindre grandeur tragique, car l'accident ne parait singulier qu'a l'agonisant lui-meme. Ce sera termine. Tout ce que j'aurai emmagasine d'idees, d'emotions, et mes conceptions si variees de l'univers s'effaceront. Il convient donc qu'au milieu de ces enthousiasmes si desires, nous n'oubliions pas d'en faire tout au fond peu de cas, et il convient en meme temps que nous en jouissions sans treve. Jouissons de tout et hativement, et ne nous disons jamais: "Ceci, des milliers d'hommes l'ont fait avant moi"; car, a n'executer que la petite danse que la Providence nous a reservee dans le cotillon general, nous ferions une trop longue tapisserie. Jouissons et dansons, mais voyons clair. Il faut traiter toutes choses au monde comme les gens d'esprit traitent les jeunes filles. Les jeunes filles, au moins en desir, se sont pretees a tous les imbeciles, et lors meme qu'elles sont vierges de desir, croyez-vous qu'il n'existe pas un imbecile qui puisse leur plaire! Il faut faire un assez petit cas des jeunes filles, mais nous emouvoir a les regarder, et nous admirer de ressentir pour de si maigres choses un sentiment aussi agreable. * * * * * _Colloque_ Cette haine du peche et cette ardeur vers les choses divines que je viens de traverser, ce sont des instants furtifs de mon ame, je les ai analyses; j'ai demonte ces sentiments heroiques, je saurais a volonte les recomposer. Une centaine de petites anecdotes grossieres inscrites sur mon carnet me donnent surement les reves les plus exquis que l'humanite puisse concevoir. Elles sont les clochers qui guident le fidele jusqu'a la chapelle ou il s'agenouille. Mon ame mecanisee est toute en ma main, prete a me fournir les plus rares emotions. Ainsi je deviens vraiment un homme libre. Pourquoi, mon ame, t'humilier, si de toi, pauvre desorientee, je fais une admirable mecanique? Simon m'a dit, qu'enfant, il savait se faire pleurer d'amour pour sa famille, en songeant a la douleur qu'il causerait, s'il se suicidait. Il voyait son corps abime, l'imprevu de cette nouvelle tombant au milieu du souper, apportee par un parent qui peut a peine se contenir, ces grands cris, ces sanglots qui coupent toutes les voix pendant trois jours. Et, precisant ce tableau materiel avec minutie, il s'elevait en pleurant sur soi-meme jusqu'a la plus noble emotion d'amour filial: le desespoir de peiner les siens. Pourquoi les philosophes s'indigneraient-ils contre ce machinisme de Loyola? Grace a des associations d'idees devenues chez la plupart des hommes instinctives, ne fait-on pas jouer a volonte les ressorts de la mecanique humaine? Prononcez tel nom devant les plus ignorants, vous verrez chacun d'eux eprouver des sensations identiques. A tout ce qui est epars dans le monde, l'opinion a attache une facon de sentir determinee, et ne permet guere qu'on la modifie. Nous eprouvons des sentiments de respectueuse emotion devant une centaine d'anecdotes ou devant de simples mots peut-etre vides de realite. Voila la mecanique a laquelle toute culture soumet l'humanite, qui, la plupart du temps ne se connait meme point comme dupe. Et moi qui, par une methode analogue, aussi artificielle, mais que je sais telle, m'ingenie a me procurer des emotions perfectionnees, vous viendriez me blamer! L'humanite s'emeut souvent a son dommage, tant elle y porte une deplorable conviction; quant a moi, sachant que je fais un jeu, je m'arreterai presque toujours avant de me nuire. * * * * * CHAPITRE V LES INTERCESSEURS Ayant touche avec lucidite nos organes et nos agitations familieres sachons utiliser cette enquete. Que notre ame se redresse et que l'univers ne soit plus deforme! Notre ame et l'univers ne sont en rien distincts l'un de l'autre; ces deux termes ne signifient qu'une meme chose, la somme des emotions possibles. Helas! devant un immense labeur, mon ardeur si intense defaille. Comment, sans m'egarer, amasser cette somme des emotions possibles? Il faut qu'on me secoure, j'appelle des _intercesseurs_. Il est, Simon, des hommes qui ont reuni un plus grand nombre de sensations que le commun des etres. Echelonnes sur la voie des parfaits, ils approchent a des degres divers du type le plus complet qu'on puisse concevoir; ils sont voisins de Dieu. Venerons-les comme des saints. Appliquons-nous a reproduire leurs vertus, afin que nous approchions de la perfection dont ils sont des fragments de grande valeur. Aisement nous nous faconnerons a leur imitation, maintenant que nous connaissons notre mecanisme. D'ailleurs, il ne s'agit que de trouver en nous les vertus qui caracterisent ces parfaits et de les degager des scories dont la vie les a recouvertes. Comme une jolie figure, qu'un maitre peignit et que le temps a remplie d'ombre, reapparait sous les soins d'un expert, ainsi, par ma methode et ma perseverance, reapparaitront ma veritable personne et mon univers enfouis sous l'injure des barbares. Courons des aujourd'hui rendre a ces princes un hommage reflechi. Je veux quelques minutes m'asseoir sur leurs trones, et de la dignite qu'on y trouve je demeurerai embelli. Figures que je cherissais des mes premieres sensibilites, je vous prie en croyant, et par l'ardeur de mes desirs vos vertus emergeront en moi; je vous prie en philosophe, et par l'analyse je reconstituerai methodiquement en mon esprit votre beaute. * * * * * Des lors, nous passames des heures paisibles a tourner les feuillets, comme un pretre egrene son chapelet. Dans la petite bibliotheque, ecrasee de livres et assombrie par un ciel d'hiver, durant de longs jours, nous meditames la biographie de nos saints, et ces bienveillants amis touchaient notre ame ca et la pour nous faire voir combien elle est interessante. Dans cette etude de l'_Intelligence souffrante_, je fortifiais mon desir de l'_Intelligence triomphante_. Ainsi la passion de Jesus-Christ excite le chretien a meriter les splendeurs et la felicite du paradis. Aimable vie abstraite de Saint-Germain! Degage des necessites de l'action, fidele a mon regime de meditation et de solitude, assure au soir, quand je me couchais, que nulle distraction ne me detournerait le lendemain de mes vertus, protege contre les defaillances au point que j'avais oublie le siecle, je passai les mois de novembre, decembre et janvier avec les morts qui m'ont toujours plu. Et je m'attachai specialement a quelques-uns qui, au detour d'un feuillet, me bouleversent et me conduisent soudain, par un frisson, a des coins nouveaux de mon ame. Des figures livresques peu a peu vecurent pour moi avec une incroyable energie. Quand une trop heureuse sante ne m'appesantit pas, Benjamin Constant, le Sainte-Beuve de 1835, et d'autres me sont presents, avec une realite dans le detail que n'eurent jamais pour moi les vivants, si confus et si furtifs. C'est que ces illustres esprits, au moins tels que je les frequente, sont des fragments de moi-meme. De la cette ardente sympathie qu'ils m'inspirent. Sous leurs masques, c'est moi-meme que je vois palpiter, c'est mon ame que j'approuve, redresse et adore. Leur beaute peu sure me fait entendre des fragments de mon dialogue interieur, elle me rend plus precise cette etrange sensation d'angoisse et d'orgueil dont nous sommes traverses, quand, le tumulte exterieur apaise quelques moments, nous assistons au choc de nos divers _Moi_. * * * * * L'ennui vous empecherait de me suivre, si j'entrais dans le detail de tous ceux que j'ai invoques. Voici, a titre de specimen, quelques-unes des meditations les plus poussees ou nous nous satisfaisions. (Je pense qu'on se represente comment naquirent ces consultations spirituelles. Nous gardions memoire de nos reflexions singulieres, et nous nous les communiquions l'un a l'autre dans notre conference du soir. Elles nous servaient encore a fixer le plan de nos etudes pour les jours suivants; ce plan se modifiait d'ailleurs sur les variations de notre sensibilite.) * * * * * I MEDITATION SPIRITUELLE SUR BENJAMIN CONSTANT C'est par raisonnement que Simon goute Benjamin Constant. Simon est seduit par ce role officiel et par cette allure dedaigneuse qui masquaient un bohemianisme forcene de l'imagination; il felicite Benjamin Constant de ce que toujours il surveilla son attitude devant soi-meme et devant la societe, par orgueil de sensibilite, et encore de ce qu'il eut peu d'illusions sur soi et sur ses contemporains. * * * * * Moi, c'est d'instinct que j'adore Benjamin Constant. S'il etait possible et utile de causer sans hypocrisie, je me serais entendu, sur divers points qui me passionnent, avec cet homme assez distingue pour etre tout a la fois dilettante et fanatique. J'aime qu'il cherche avec fureur la solitude ou il ne pourra pas se contenter. J'aime, quand Mme de Recamier se refuse, le desespoir, la folie lucide de cet homme de desir qui n'aima jamais que soi, mais que "la contrariete rendait fou". J'aime les saccades de son existence qui fut menee par la generosite et le scepticisme, par l'exaltation et le calcul. J'aime ses convictions, qui eurent aux Cent-Jours des detours un peu brusques, a cause du sourire trop souhaite d'une femme. J'admire de telles faiblesses comme le plus beau trait de cet amour heroique et reflechi que seuls connaissent les plus grands esprits. Enfin, ses dettes payees par Louis-Philippe et cette humiliation d'une carriere finissante qui jetait encore tant d'eclat me remplissent d'une melancolie romanesque, ou je me perds longuement. J'aime qu'il ait ete brave. Quand on goute peu les hommes les plus consideres, et qu'on se place volontiers en dehors des conventions sociales, il est joli a l'occasion de payer de sa personne. D'ailleurs beaucoup de petites imaginations (et les facultes imaginatives, c'est le secret de la peur) sont a etouffer quand l'ame va devant soi, toute prudence perdue! Mais j'aime surtout Benjamin Constant parce qu'il vivait dans la poussiere dessechante de ses idees, sans jamais respirer la nature, et qu'il mettait sa volupte a surveiller ironiquement son ame si fine et si miserable. Royer-Collard le mesestimait; mais nous-memes, Simon, nous eut-il consideres, cet honnete homme peremptoire qui, par sa rudesse voulue, fit un jour pleurer Jouffroy et n'en fut pas desole? * * * * * _Application des sens_ Si cet appetit d'intrigue parisienne et de domination qui parfois nous inquiete au contact du fievreux Balzac arrivait a nous dominer, notre sensibilite et notre vie reproduiraient peut-etre les courbes et les compromis que nous voyons dans la biographie de Benjamin Constant. A dix-huit ans, il souffrait d'etre inutile.... Peut-etre ne sommes-nous ici que pour n'avoir pas su placer notre personne. Il s'embarrassait dans un long travail, non qu'il en eprouvat un besoin reel, "mais pour marquer sa place, et parce que, a quarante ans, il ne se pardonnerait pus de ne l'avoir pas fait". Il desirait de l'activite plus encore que du genie.... Ce qu'il nous faut, Simon, c'est sortir de l'angoisse ou nous nous sterilisons; avons-nous dans cette retraite le souci de creer rien de nouveau? Il nous suffit que notre Moi s'agite; nous mecanisons notre ame pour qu'elle reproduise toutes les emotions connues. Parmi ses trente-six fievres, Constant gardait pourtant une idee sereine des choses; "Patience, disait-il a son amour, a son ambition, a son desir du bonheur, patience, nous arriverons peut-etre et nous mourrons surement: ce sera alors tout comme." Ce sentiment ne me quitte guere. Deux ou trois fois il me pressa avec une intensite dont je garde un souvenir qui ne perira pas. Dans une petite ville d'Allemagne, vers les quatre heures d'une apres-midi de soleil, mes fenetres etant ouvertes, par ou montaient la bousculade joyeuse des enfants et le roulement des tonneaux d'un lointain tonnelier, je travaillais avec energie pour echapper a une sentimentalite aigue que l'eloignement avait fortifiee. Mais forcant ma resistance, dans mon cerveau lasse, sans treve defilait a nouveau la suite des combinaisons par lesquelles je cherchais encore a satisfaire mon sentiment contrarie. Soudain, vaincu par l'obstination de cette recherche aussi inutile que douloureuse, je m'abandonnai a mon decouragement; je le considerai en face. Ces reves romanesques de bonheur, auxquels il me fallait renoncer, m'interessaient infiniment plus que les idees de devoir (le devoir, n'etait-ce pas, alors comme toujours, d'etre orgueilleux?) ou j'essayais de me consoler. Sans doute, me disais-je, j'ai deja connu ces exagerations; je sais que dans soixante jours, ces chagrins demesures me deviendront incomprehensibles, mais c'est du bonheur, tout un renouveau de moi-meme, une jeunesse de chaque matin qui m'auront echappe. La vie continuera, apaisee (mais si decoloree!), jusqu'a un nouvel accident, jusqu'a ce que je souffre encore devant une felicite, que je ne saurai pas acquerir: 1 deg. parce que la felicite en realite n'existe pas; 2 deg. parce que si elle existait, cela m'humilierait de la devoir a un autre. Puis des jours ternes reprendront, coupes de secousses plus rares, pour arriver a l'age des regrets sans objet... Telle etait la seule vision que je pusse me former du monde. Elle m'etait fort desagreable. J'ai vu un boa mourir de faim enroule autour d'une cloche de verre qui abritait un agneau. Moi aussi, j'ai enroule ma vie autour d'un reve intangible. N'attendant rien de bon du lendemain, j'accueillis un projet sinistre: desespere de partir inassouvi, mais envisageant qu'alors je ne saurais plus mon inassouvissement. Je contemplais dans une glace mon visage defait; j'etais curieux et effraye de moi-meme. Combien je me blamais! Je ne doutais pas un instant que je ne guerisse, mais j'etais affole de diner et de veiller dans cette ville ou rien ne m'aimait, de m'endormir (avec quelle peine!) et puis de me reveiller, au matin d'une pale journee, avec l'atroce souvenir debout sur mon cerveau. Quel sacrifice je fis a une chere affection, en me resignant a accepter ces quinze jours d'enervement tres penible! Je me repetai la parole de Benjamin Constant: "Patience! nous arriverons peut-etre (a ne plus desirer, a etre d'ame morne), et puis nous mourrons surement; ce sera alors tout comme." * * * * * _Meditation_ Au courant de cette neuvaine que nous faisons en l'honneur de Benjamin Constant, et a propos d'une controverse culinaire un peu trop prolongee que nous eumes sur un gibier, une remarque m'est venue. J'aime beaucoup Simon pour tout ce que nous meprisons en commun, mais il me blesse par l'inegale importance que nous pretons a diverses attitudes de la vie. Certes, je me forme des idees claires de mes exaltations, et tout ce cabotinage superieur, je le meprise comme je meprise toutes choses, mais je l'adore. Je me plais a avoir un caractere passionne, et a manquer de bon sens le plus souvent que je peux. Mon ami, sans doute, n'a pas de gout pour le bon sens, sinon pourrais-je le frequenter? Mais les soins dont j'entoure la culture de ma boheme morale, c'est a sa tenue, a son confort, a son dandysme exterieur qu'il les prodigue. Vous ne sauriez croire quel orgueil il met a trancher dans les questions de venerie!--He! direz-vous, que fait-il alors dans cette retraite?--En verite, je soupconne parfois qu'avec plus de fortune il ne serait pas ici. Ces petites reflexions ou, pour la premiere fois, je me differenciais de Simon, je ne les lui communiquai pas. Pourquoi le desobliger? Benjamin Constant l'a vu avec amertume. Deux etres ne peuvent pas se connaitre. Le langage ayant ete fait pour l'usage quotidien ne sait exprimer que des etats grossiers; tout le vague, tout ce qui est sincere n'a pas de mot pour s'exprimer. L'instant approche ou je cesserai de lutter contre cette insuffisance; je ne me plairai plus a presenter mon ame a mes amis, meme a souper. J'entrevois la possibilite d'etre las de moi-meme autant que des autres. Mais quoi! m'abandonner! je renierais mon service, je delaisserais le culte que je me dois! Il faut que je veuille et que je me tienne en main pour penetrer au jour prochain dans un univers que je vais delimiter, approprier et illuminer, et qui sera le cirque joyeux ou je m'apparaitrai, dresse en haute ecole. * * * * * _Colloque_ --Benjamin Constant, mon maitre, mon ami, qui peux me fortifier, ai-je regle ma vie selon qu'il convenait? --Les affaires publiques dans un grand centre, ou la solitude: voila les vies convenables. Le frottement et les douleurs sans but de la societe sont insupportables. --Tu le vois, je m'enferme dans la meditation; mais on ne m'a pas offert les occupations que tu indiques, ou peut-etre j'eusse trouve une excitation plus agreable. --A dire vrai, dans la solitude je me desesperais. Des que je le pus, je m'ecriai: Servons la bonne cause et servons-nous nous-meme. --Mais comment se reconnait la bonne cause? et jusqu'a quel point vous etes-vous servi vous-meme? --He! me dit-il avec son fin sourire, j'ai servi toutes les causes pour lesquelles je me sentais un mouvement genereux. Quelquefois elles n'etaient pas parfaites, et souvent elles me nuisirent. Mais j'y depensai la passion qu'avait mise en moi quelque femme. --Je te comprends, mon maitre; si tu parus accorder de l'importance a deux ou trois des accidents de la vie exterieure, c'etait pour detourner des emotions intimes qui te devastaient et qui, transformees, eparpillees, ne t'etaient plus qu'une joyeuse activite. * * * * * _Oraison_ Ainsi, Benjamin Constant, comme Simon et moi, tu ne demandais a l'existence que d'etre perpetuellement nouvelle et agitee. Tu souffris de tout ce qui t'etait refuse: choses pourtant qui ne t'importaient guere. Tu te devorais d'amour et d'ambition; mais ni la femme ni le pouvoir n'avaient de place dans ton ame. C'est le desir meme que tu recherchais; quand il avait atteint son but, tu te retrouvais sterile et desole. Tu connus ce vif sentiment du precaire qui fait dire par l'amant, le soir, a sa maitresse: "Va-t'en, je ne veux pas jouir de ton bonheur cette nuit, puisque tu ne peux pas me prouver que demain et toujours, jusqu'a ce que tu meures la premiere, tu seras egalement heureuse de te donner a moi." Tu n'aimas rien de ce que tu avais en main, mais tu t'exasperas volontairement a desirer tous les biens de ce monde. Tu trouvais une volupte douloureuse dans l'amertume. Quelques debauches connaissent une ardeur analogue. Ils se plaisent a abuser de leurs forces, non pour augmenter l'intensite ou la quantite de leurs sensations, mais parce que, nes avec des instincts romanesques, ils trouvent un plaisir vraiment intellectuel, plaisir d'orgueil, a sentir leur vie qui s'epuise dans des occupations qu'ils meprisent. Toi-meme, vieillard celebre et mecontent, tu finis par ne plus resister au plaisir de le deconsiderer, tu passas tes nuits aux jeux du Palais-Royal, et tu tins des propos sceptiques devant des doctrinaires. Je te salue avec un amour sans egal, grand saint, l'un des plus illustres de ceux qui, par orgueil de leur vrai Moi qu'ils ne parviennent pas a degager, meurtrissent, souillent et renient sans treve ce qu'ils ont de commun avec la masse des hommes. Quand ils humilient ce qui est en eux de commun avec Royer-Collard, ce que Royer-Collard porte comme un sacrement, je les comprends et je les felicite. La dignite des hommes de notre sorte est attachee exclusivement a certains frissons, que le monde ne connait ni ne peut voir, et qu'il nous faut multiplier en nous. * * * * * II MEDITATION SPIRITUELLE SUR SAINTE-BEUVE Les froids et la brume qui salissaient la Lorraine retrecirent encore l'horizon de notre curiosite. Enfermes plus devotement que jamais dans les minuties de notre regle, nous jouissions des vetements amples et des livres entasses dans nos cellules chaudes. Je lus _Joseph Delorme, les Consolations, Volupte_ et le _Livre d'amour_, avec les pensees jointes aux _Portraits du lundi_. Ecartant les oeuvres du critique, je m'en tins au Sainte-Beuve de la vingtieme annee, aux miseres de celui qui s'etonnait devant soi-meme et qui, par la vertu de son orgueil studieux, trouvait des emotions profondes dans un infime detail de sa sensibilite. A cette epoque deja, il voulait le succes, car ne dans une bonne bourgeoisie, il tenait compte de l'opinion des hommes de poids, et puis il avait des vices qui veulent quelque argent. Toutefois, son ame inclinait vers la religion. Ce mysticisme fait des inquietudes d'une jeunesse sans amour et de son impatience ambitieuse, n'etait en somme que ce vague mecontentement qu'il assoupit plus tard entre les bras vulgaires des petites filles et dans un travail obstine de bouquiniste. Son mysticisme alla s'atrophiant. Mais a vingt-cinq ans son reve etait precisement de la cellule que nous construisons dans l'atmosphere froide du monotone Saint-Germain. * * * * * _Application des sens_ Au Louvre, dans la salle Chaudet, musee des sculptures modernes, parmi les medaillons de David, en se dressant sur la pointe des pieds, on peut etudier le Sainte-Beuve de 1828. Sa vieille figure des dernieres annees, trop grasse et d'une intelligence sensuelle, ne fait voir que le plus matois des lettres, tandis qu'il est vraiment notre ami, ce jeune homme grave, timide et perspicace qui a senti deux ou trois nuances profondement. Il s'etait compose de la vie une vision sentimentale et dominee par un degout tres fin. Cette intelligence frissonnante fut la plus minutieuse, la plus exaltee, la plus erudite, la plus sincere, jusqu'au jour ou, envahie de paresse, elle se negligea soi-meme pour travailler simplement, et des lors eut du talent, de l'avis de tout le monde, mais comme tout le monde. Jeune homme, si degoute que tu cedas devant les bruyants, ne souillons pas notre pensee a contester avec les gens de bon sens qui sacrifient ton adolescence a ta maturite. Il n'est que moi qui puisse te comprendre, car tu me presentes, pousses en relief, quelques-uns de mes caracteres. A vingt-cinq ans, sous le meme toit que ta mere, dans ta chambre, tu travailles. Je vois sur tes tables des poetes, tes contemporains, des mystiques, tels que l'_Imitation_ et Saint-Martin, des medecins philosophes, Destut de Tracy, Cabanis, puis des journaux, des revues, car ton esprit toujours inquiet accepte les idees du hasard, en meme temps qu'il poursuit un travail systematique. J'entends ta voix, un peu forte sur certains mots, et qui n'acheve pas; a peine tes phrases indiquees, tu sembles n'y plus tenir. Dans cette belle crise d'une sensibilite trop vite dessechee, Sainte-Beuve attachait peu d'importance au fruit de sa meditation. De la pensee, il ne goutait que la chaleur qu'elle nous met au cerveau. Il aimait mieux suivre les voltes de sa propre emotion que convaincre; il dedaignait les sentiments qu'on raconte et qui des lors ne sont plus qu'une seche notion. De la cette mollesse a soutenir son avis, ce brise dans le developpement de ses idees. Il savait que Dieu seul, penetrant les coeurs, peut juger la sincerite d'une priere.... Ceux de ma race, eux-memes, imagineront-ils l'ardeur du sentiment d'ou sort ici cette tiede meditation? * * * * * _Meditation_ A considerer longuement Sainte-Beuve, je vois que son extreme politesse et sa comprehension ne sont accompagnees d'aucune sympathie pour ceux memes qu'il penetre le plus intimement. Il est la, tres timide et tres jeune, avec une indication de sourire dans une raie au-dessus des yeux et quelque chose de si complexe dans l'intelligence qu'on ne le sent qu'a demi sincere. Que sa bouche et ses yeux indiquent de reflexion! Est-ce une nuance d'envie, ce mecontentement qui palit son visage? C'est la fatigue, l'inquietude d'un voluptueux las, d'un voluptueux qui ne fournit pas a ses sensualites des satisfactions larges, parce qu'il faudrait de la persistance, et que, les crises passees, son intelligence ne s'attarde pas. Tu n'as pas d'yeux pour vivre sur un decor, tu ne te satisfais qu'avec des idees, et tu te devorerais a t'interroger si l'on ne te jetait precipitamment des systemes et des hommes a eprouver. C'est ainsi qu'il me faut sans treve des emotions et de l'inconnu, tant j'ai vite epuise, si varies qu'on les imagine, tous les aspects du plus beau jour du monde. Dans la suite, la secheresse t'envahit parce que tu etais trop intelligent. Tu dedaignas de servir plus longtemps de mannequin a des emotions que tu jugeais. Heureux les pauvres d'esprit! comme ils ne se forment pas des idees claires sur leurs emotions, ils se plaisent et ils s'honorent; mais toi, tu t'irritais contre toi-meme, et tu n'etais pas plus satisfait de ta vie intime que des evenements. Tu savais que tu vivais mediocrement, sans imaginer comment il fallait vivre. * * * * * _Colloque_ Je t'aime, jeune homme de 1828. Le soir, apres une journee d'action, j'ai senti, moi aussi, et jusqu'a souhaiter que soudain dix annees m'eloignassent de ce jour, un triste mecontentement; je me suis desole d'etre si different de ce que je pourrais etre, d'avoir par legerete peine quelqu'un, et encore d'avoir donne a ma physionomie morale une attitude irreparable. Parfois, je suis touche de regrets en considerant les hommes forts et simples. Et j'approuve ton Amaury auquel en imposait le caractere poussant droit de M. de Couaen. Parfois, et bien qu'ils nous genent, il nous arrive de frequenter des sectaires, pour surprendre le secret qui les mit toute leur vie a l'aise envers eux-memes et envers les autres. Mais, aussi fermes qu'eux dans les necessites, nous leur en voulons de ce manque d'imagination qui les empeche de supposer un cas ou ils pourraient ne plus se suffire, et qui les rend durs envers certaines natures chancelantes, plus proches de notre coeur parce qu'elles connaissent la joie douloureuse de se rabaisser. Je crois que, dans l'intimite de ton coeur, tu haissais, au noble sens et sans mauvais souhait, Cousin et Hugo. Mais tu as voulu penser et agir selon qu'il etait _convenable_; et autant que te le permirent tes mouvements instinctifs, tu cotoyas ces natures brutales dont tu souffris. Ainsi, peu a peu, tu quittais le service de ton ame pour te conformer a la vision commune de l'univers. C'etait la necessite, as-tu dit, qui te forcait a abdiquer ta personnalite excessive; c'etait aussi lassitude de tes casuistiques ou toujours tu voyais tes fautes. Tu t'es moins aime; tu t'es borne a ce Sainte-Beuve comprehensif ou tu te refugiais d'abord aux seules heures de lassitude cerebrale. Oublieux de toi-meme, tu ne raisonnas plus que sur les autres ames. Et ce n'etait pas, comme je fais, pour comparer a leurs sensibilites la tienne et l'embellir, c'etait pour qu'elle existat moins. Je te comprends, admirable esprit; mais comme il serait triste qu'un jour, faute d'une source intarissable d'emotions, j'en vinsse a imiter ton renoncement! Ce n'est pas a la vie publique que tu demandais l'emotion. A l'age ou Benjamin Constant etait ambitieux et amant, tu fus amoureux et mystique. Si tu n'a pas eu ce don de spiritualite chretienne qui retrouve Dieu et son intention vivante jusque dans les plus petits details et les moindres mouvements, du moins tu te l'assimilas. Tu pleurais de depit de n'etre pas aime et de ne pas aimer Dieu. Tu as jusqu'a l'epithete un peu grasse et sensuelle du pretre qui desire. Ta reverie religieuse etait pleine de jeunes femmes; tu n'etais pas precisement hypocrite, mais leur presence t'encourageait a blamer la chair. Des que le sentiment te parut vain, tu ne t'obstinas pas a te faire aimer et vers le meme temps, tu cessas de vouloir croire. C'etait fini de tes merveilleux frissons qui te valent mon attendrissement; tu ne fus desormais que le plus intelligent des hommes. * * * * * _Oraison_ Toi qui as abandonne le bohemianisme d'esprit, la libre fantaisie des nerfs, pour devenir raisonnable, tu etais ne cependant, comme je suis ne, pour n'aimer que le desarroi des puissances de l'ame. Ta jeune hysterie se plaisait dans la souffrance; l'humiliation fit ton genie. Ton erreur fut de chercher l'amour sous forme de bonheur. Il fallait perseverer a le gouter sous forme de souffrance, puisque celle-ci est le reservoir de toutes les vertus. ... Et nous-memes, malheureux Simon, qui ne trouvons notre emotion que dans les froissements de la vie, n'installons-nous pas notre inquiete pensee dans un cadre de bureaucratie! Ah! que j'aie fini d'etre froisse, et je n'aurai plus que de l'intelligence, c'est-a-dire rien d'interessant. Mon ame, maitresse frissonnante, ne sera plus qu'une caissiere, esclave du doit et avoir, et qui se courbe sur des registres. * * * * * Nous fimes d'autres meditations, en grand nombre. Nous nous attachions surtout aux personnes fameuses qui eurent de la spiritualite. Benjamin Constant, pour s'emouvoir, avait besoin de desirer le pouvoir et l'amour; Sainte-Beuve ne fut lui que par ses disgraces aupres des jeunes femmes; mais d'autres atteignent a toucher Dieu par le seul effort de leur sensibilite, pour des motifs abstraits et sans intervention du monde interieur. Ceux-la sont tout mon coeur. Chers esprits excessifs, les plus merveilleux intercesseurs que nous puissions trouver entre nous et notre confus ideal, pourquoi confesserais-je le culte que je vous ai! Vous n'existez qu'en moi. Quel rapport entre vos ames telles que je les possede et telles que les depeignent vos meilleurs amis! Il n'est de succes au monde que pour celui qui offre un point de contact a toute une serie d'esprits. Mais cette conformite que vos vulgaires admirateurs proclament me repugne profondement. Vous n'atteignez a me satisfaire qu'aux instants ou vous dedaignez de donner aucune image de vous-meme aux autres, et quand vous touchez enfin ce but supreme du haut dilettantisme, entrevu par l'un des plus enerves d'entre vous: "Avant tout, etre un grand homme et un saint pour soi-meme..." Pour soi-meme!... dernier mot de la vraie sincerite, formule ennoblie de la haute culture du Moi qu'a Jersey nous nous proposions. * * * * * Simon et moi, nous eumes le grand sens de ne pas discuter sur les merites compares des saints. Encore qu'ils se contredisent souvent, je les soigne et je les entretiens tous dans mon ame, car je sais que pour Dieu il y a identite de toutes les emotions. Mais j'entrevois que ces couches superposees de ma conscience, a qui je donne les noms d'hommes fameux, ne sont pas tout mon Moi. Je suis agite parfois de sentiments mal definis qui n'ont rien de commun avec les Benjamin Constant et les Sainte-Beuve. Peut-etre ces intercesseurs ne valent-ils qu'a m'eclairer les parties les plus recentes de moi-meme.... * * * * * Il est certain que nos dernieres meditations avaient ete d'une grande secheresse. Nous pressions une partie de nous-memes deja epuisee. Ce n'etaient plus que redites dans la bibliotheque de Saint-Germain. Et, a mesure que les livres cessaient de m'emouvoir, de cette eglise ou j'entrais chaque jour, de ces tombes qui l'entourent et de cette lente population peinant sur des labeurs hereditaires, des impressions se levaient, tres confuses mais penetrantes. Je me decouvrais une sensibilite nouvelle et profonde qui me parut savoureuse. C'est qu'aussi bien mon etre sort de ces campagnes. L'action de ce ciel lorrain ne peut si vite mourir. J'ai vu a Paris des filles avec les beaux yeux des marins qui ont longtemps regarde la mer. Elles habitaient simplement Montmartre, mais ce regard, qu'elles avaient herite d'une longue suite d'ancetres ballottes sur les flots, me parut admirable dans les villes. Ainsi, quoique jamais je n'aie servi la terre lorraine, j'entrevois au fond de moi des traits singuliers qui me viennent des vieux laboureurs. Dans mon patrimoine de melancolie, il reste quelque parcelle des inquietudes que mes ancetres ont ressenties dans cet horizon. A suivre comment ils ont bati leur pays, je retrouverai l'ordre suivant lequel furent posees mes propres assises. C'est une bonne methode pour descendre dans quelques parties obscures de ma conscience. * * * * * CHAPITRE VI EN LORRAINE Notre ermitage de Saint-Germain etait situe a peu pres sur la limite, entre la plaine et la montagne. Le Lorrain de la plaine, qui a derriere lui de belles annales et tout un essai de civilisation, ne ressemble guere au montagnard, au vosgien vigoureux qui s'eveille d'une longue misere incolore. Simon et moi qui sommes depuis des siecles du plateau lorrain, nous n'hesitames pas a tourner le dos aux Vosges. Puisque nous cherchons uniquement a etre eclaires sur nos emotions, le pittoresque des ballons et des sapins n'a rien pour satisfaire notre manie. Meme nous nous bornerons a la region que limitent Luneville, Toul, Nancy et notre Saint-Germain: c'est la que notre race acquit le meilleur d'elle-meme. La, chaque pierre faconnee, les noms meme des lieux et la physionomie laissee aux paysans par des efforts seculaires nous aideront a suivre le developpement de la nation qui nous a transmis son esprit. En faisant sonner les dalles de ces eglises ou les vieux gisants sont mes peres, je reveille des morts dans ma conscience. Le langage populaire a baptise ce coin "le coeur de la Lorraine". Chaque individu possede la puissance de vibrer a tous les battements dont le coeur de ses parents fut agite au long des siecles. Dans cet etroit espace, si nous sommes respectueux et clairvoyants, nous pouvons connaitre des emotions plus significatives qu'aupres des maitres analystes qui, hier, m'eclairaient sur moi-meme. * * * * * PREMIERE JOURNEE NAISSANCE DE LA LORRAINE A la station qui precede immediatement Nancy, au bourg de Saint-Nicolas, nous sommes descendus du train, car il convient d'entrer dans l'histoire de Lorraine par une visite a son patron. Dans son eglise flamboyante, nous saluons Nicolas, debout pres de sa cuve et des petits enfants. Cette malheureuse localite, qu'illustrent encore cette cathedrale et des legendes, fut ruinee par des guerres confuses; elle etait riche et, pour la piller, tous les partis se mirent quarante-huit heures d'accord. Le noble eveque de Myre perdit sa domination. Il ne touche plus aujourd'hui que les petits enfants; meme il prete un peu a rire comme un bonhomme grossier. Le Lorrain, comme j'ai moi-meme coutume, honore mal le souvenir de ses emotions passees; c'est bon au Breton de s'emouvoir encore ou tremblaient ses peres. Mous rapetissons ce que nous touchons, et nous nous plaisons a gouailler. Cet hommage rendu au protecteur, nous primes une voiture pour assister au premier jour de la Lorraine, et visiter les lieux ou cette nation naquit, en se constituant patrie par un effort contre l'etranger. C'est entre Saint-Nicolas et Nancy que Rene II, appuye des Suisses, tua le Temeraire. Victoire de grande consequence, qui nous delivra des etrangers et d'une civilisation que nous n'avions pas choisie! Secousse de terreur, puis de joie, dans lequel ce pays s'accouche! Des lors il y a un caractere lorrain. Charles de Bourgogne, le Temeraire! Quelle magnifique aisance dans ses allures bruyantes et romantiques! Aupres des grands crus de Bourgogne qui mettent la confiance au coeur le plus hesitant, comment se tiendra le petit vin de Moselle, de vin un peu plat, froid et dont la saveur n'etonne pas tout d'abord, mais seduit un delicat reflechi! Comment Rene II, faible prince qui parcourt en suppliant les rudes cantons suisses, a-t-il pu triompher? Dans la vie, frequemment, Simon et moi nous avons rencontre ces etres tout brillantes, menant grand tapage, apoplectiques de confiance en soi; nous ne les aimions guere et toujours les depassions. A l'usage, il apparait qu'un Rene II, avec sa douceur un peu grise, n'est pas un depourvu; il est reflechi, perseverant, et sa modestie le sert mieux que forfanterie. Dans l'histoire, l'extreme simplicite de sa tenue passe infiniment en elegance, du moins pour l'homme de gout, l'ostentation de votre Temeraire. Apres la victoire, quelle gravite ingenieuse dans les paroles moderees qu'il adresse au cadavre vaincu et dans l'inscription que notre cocher nous fit lire a la Commanderie Saint-Jean, ou le Bourguignon subit la ruine et de grands coups d'epee! La magnanimite de Rene n'a rien de theatral, et s'il honore Charles d'un splendide service funebre, c'est qu'il voulait publier devant son peuple epouvante la definitive innocuite du brutal adversaire. Nous avions suivi le corps du Temeraire dans Nancy, et jusque dans cette partie dite Ville-Vieille, ou il fut publiquement expose. Quand nous revions pres la pierre tombale de Rene, dans la froide eglise des Cordeliers, le soir vint, qui, dans les lieux sacres, nous dispose toujours a la melancolie. Une race qui prend conscience d'elle-meme s'affirme aussitot en honorant ses morts. Ce sanctuaire national, reliquaire des gloires de Lorraine, mais incomplet comme le sentiment qu'eut jamais de soi ce peuple, date de Rene II. Les dentelures dorees qui festonnent autour de sa statue moderne, toute cette vegetation delicate de figurines et l'elegance de l'ensemble nous reportaient a ces premieres epoques de la Lorraine, d'une grace bonhomme, si depourvue d'emphase. Dans cette maison des souvenirs, nous ne vimes aucun desir d'etonner. Ces images de morts sans morgue ne se preoccupent ni de la noblesse classique, ni de la pompe. Rene II aimait le peuple, c'est ainsi qu'il seduisit les cantons suisses, et il fetait l'anniversaire de la victoire de Nancy, chaque annee, en buvant avec les bourgeois; Jeanne etait a l'aise avec les grands, et la soeur en toute franchise des petits; Drouot, quittant la gloire de la Grande Armee, ou il fut le plus simple des heros, acheva sa vie en brave homme parmi ses concitoyens. C'est mal dire qu'ils aiment le peuple, ils ne s'en distinguent pas. Leur race se confond avec eux-memes. Simon et moi nous comprimes alors notre haine des etrangers, des _barbares_, et notre egotisme ou nous enfermons avec nous-memes toute notre petite famille morale. Le premier soin de celui qui veut vivre, c'est de s'entourer de hautes murailles; mais dans son jardin ferme il introduit ceux que guident des facons de sentir et des interets analogues aux siens. * * * * * DEUXIEME JOURNEE LA LORRAINE EN ENFANCE Cette partie ancienne de Nancy, la "Ville-Vieille", est bien fragmentaire; elle fut perpetuellement refaite. Cette race nullement endormie, mais de trop bon sens, hesitait a affirmer sa personnalite. Sa finesse, son sentiment exagere du ridicule l'entraverent toujours. Chaque generation reniait la precedente, sacrifiait les oeuvres de la veille a la mode de l'etranger. Leur "Chapelle Ronde", monument national s'il en fut, copie la Chapelle des Medicis de Florence, mais avec maigreur, economie. Le Lorrain n'a pas d'abondance dans l'invention, et ne fut jamais prodigue. Les successeurs de Rene, ayant visite les palais de la Renaissance, rebatirent le palais ducal. Cette race a son eveil craint de se confesser; peu de pierres ici qui puissent nous conter les origines de nos ames. Pourtant une vierge de Mansuy Gauvain, dans l'eglise de Bon-Secours, est tout a fait significative. Voila nos primitifs! Nous nous agenouillons devant une Mere, et dans son manteau entr'ouvert tout un peuple se precipite. Ces enfants me touchent, si intrepides contre le Bourguignon et qui expriment leur reve par cette image sincere, je vois qu'ils ont beaucoup souffert. Ils concoivent la divinite non sous la forme de beaute, mais dans l'idee de protection. Florence, leur soeur, et qui donne parfois l'image la plus approchante de cet ideal de clarte froide, d'elegance seche, que les meilleurs Lorrains entrevoyaient, Florence prend les loisirs d'embellir l'univers. Ceux-ci, dans la necessite de sauver d'abord leur independance, mettent leur orgueil, leur art naissant, toutes leurs ressources dans des remparts. Cernes d'etrangers qui les inquietent, sous l'oeil des barbares, ils n'ont pas le loisir de se developper logiquement. La grace, qui pour un rien eut apparu, presque melancolique, dans le petit prince Rene II, n'aboutit pas en Lorraine. Ils n'ont pas cree un type de femme: Jeanne d'Arc, que d'autres peuples eussent voulu honorer en lui pretant les charmes des grandes amoureuses, demeure, dans la legende lorraine, celle qui protege, et cela uniquement. Elle est la soeur de genie de Rene II; perseverante, simple, tres bonne et un peu matoise. Celle de qui l'Espagne et l'Italie fussent devenues amoureuses, est ici une vierge nullement troublante: nos peres affirment que Jeanne ignora toujours les miseres physiques de la femme. Cette legende de Lorraine n'est-elle pas plus belle, selon le penseur, que les tendres soupirs du Tasse! Voila bien le meme sentiment qui fit agenouiller ce peuple devant la mere gigogne de Mansuy Gauvin, devant la vierge de Bon-Secours. Et moi, Simon, sous l'oeil des barbares, comme eux je ne savais que dire: "Qui donc me secourra?" * * * * * Dans le palais ducal de la "Ville-Vieille", nous avons visite le musee historique lorrain. Les premieres salles sont consacrees aux epoques gallo-romaines et merovingiennes; nous y interrogions vainement les plus anciens souvenirs de notre Etre. C'est la meme ignorance que nous trouvions, le lendemain, aux champs ou fut Scarponne, chez ces pauvres enfants qui nous vendirent des medailles romaines arrachees a ces terrains deserts. Et pourtant, les ondulations de ces plaines ou Attila et les siecles ne laisserent pas meme une ruine, emeuvent des voyageurs avertis. Quelque chose de nous autres Lorrains vivait deja a ces epoques lointaines. Mais qu'il est obscur, indechiffrable, le frisson qui nous attire vers cette vieille poussiere de nos ancetres! Nous visitames, sans plus de profit, les fermes merovingiennes de Savonne et de Vendieres, et pres de la des grottes qui jadis furent habitees. La neige desolait les campagnes. La tristesse de l'hiver, un decor lamentable de pluie et de silence nous aident d'habitude a imaginer le passe, mais comment retrouverons-nous dans notre conscience aucune parcelle de ces hommes lointains, qui ne contribuerent en rien a former notre sensibilite. A Laitre-sous-Amance, enfin, nous contemplons une des plus anciennes images ou la Lorraine se soit exprimee. Bien pauvre encore, mal differenciee de tout ce qui se faisait autour d'elle, et si chetive! C'est un portail avec quelques sculptures du onzieme siecle. A Toul, grace a des souvenirs de l'organisation municipale romaine, la commune populaire se forma plus vite, sous la protection des eveques, et le treizieme siecle s'affirma dans l'eglise Saint-Gengoult et des fragments de Saint-Etienne. En verite le service que Rene II a rendu a la Lorraine est immense; il lui a cree une conscience. L'enfant, qui n'avait qu'une vie vegetative, s'individualisa; il existait confusement, il voulut vivre. Il l'avait montre au Bourguignon, il le rappela aux lutheriens en 1522. * * * * * TROISIEME JOURNEE LA LORRAINE SE DEVELOPPE Cette _Ville-Vieille_, ce _musee lorrain_, tout incomplets, eveillent a chaque pas des traits delicats de ma sensibilite; ils me ravissent par la clarte qu'ils apportent dans mes emotions familieres, ils m'attristent parce qu'ils me font toucher l'irremediable insuffisance de l'ame que me fit cette race. Deux grandes causes d'echec pour la Lorraine: le pays fut si tourmente que les artistes, c'est-a-dire une des parties les plus conscientes de la race, desertaient continuellement, s'etablissaient en Italie, s'y deformaient; bons ou mauvais, ils devenaient Italiens en Lorraine. Puis il n'y eut pas de riche bourgeoisie pour s'enorgueillir d'un art local, mais une aristocratie, sans cesse en rapport avec des pays plus puissants, honteuse de sentir son provincial et prenant le bel air de France ou d'Italie. Pourtant, le palais ducal, modifie dans le gout Renaissance et dont les quatre cinquiemes ont disparu, nous fait voir un cote de l'ame lorraine, l'esprit gouailleur; une gouaillerie nullement rabelaisienne, jamais lyrique, mais faite d'observation, plutot matoise que verveuse. C'est de la caricature, sans grande joie. Le sec Callot, sec en depit de l'abondance studieuse de ses compositions, appartient a la jeunesse de la race; le grouillement et l'emotion des guerres qu'il a vues le soutiennent. Mais Grand ville, si mesquin et penible, devait etre le dernier mot de cette veine qui n'aboutit pas. On la sent pourtant bien personnelle, la malice de ce petit peuple; si cette race eut ete heureuse, elle possedait l'element d'un art particulier. Les legendes, chansons, anecdotes, la finesse si particuliere de ses grands hommes, et meme aujourd'hui le tour d'esprit des campagnards etablissent bien qu'un certain comique se preparait. Cette verve, toujours un peu maigre, epuisee par les guerres et l'eloignement des artistes, alla se dessechant. Il ne resta plus de cette promesse qu'une tendance deplorable au precis, au voulu, un acharnement a l'elegance meticuleuse. Au quinzieme siecle, a cote de cette grele malice, l'ame lorraine fait voir un sens humain de la vie tres profond, une grande pitie. Ce petit peuple, qui s'agenouillait devant la Dame de Bon-Secours et qui haissait la servitude, ne laissait pas de ressentir des frissons tragiques. Comme Michel-Ange, qui presque seul au milieu d'un peuple d'imagination riante, recut une empreinte des horreurs de l'Italie guerriere, Ligier-Richier dramatisa parmi les Lorrains, qui, sans treve foules, gouaillaient. Quelle simplicite, quelle franchise! Il est bien le frere des heros naifs de cette race! Ah! l'admirable voie que c'etait la! Ne discutons pas la force sublime de l'Italien, mais a Saint-Michel, pres de _la Mise au tombeau_, a l'eglise des Cordeliers, pres du _monument de Philippe de Gueldres_, nous revons un art debarrasse de cette rhetorique qu'a certains jours on croit toucher dans Michel-Ange: un art ayant toute la saveur tragique du langage populaire, ou n'atteint jamais la plus noble eloquence des poetes. Mais cette race mal consciente d'elle-meme, qui venait d'enfanter obscurement le genie de Ligier-Richier, se mit toujours a l'ecole chez ses voisins. Elle ignora quel fils elle portait. Cette beaute imperieuse dont Ligier a vetu la mort, aujourd'hui encore est mal connue. Une vague legende, d'ailleurs insoutenable, voila tout ce que savent les Lorrains: Michel-Ange rencontrant l'artiste lui aurait fait l'honneur de l'emmener avec lui. Eh! grand Dieu! le sot eloge! Ces deux Lorraines echouerent, la Lorraine de l'ironie comme celle de la grandeur sans morgue, pour avoir ignore leur genie et doute d'elles-memes timidement. Le sentiment qui donnait a cette race une notion si fine du ridicule lui fit peut-etre craindre de s'epancher. A chaque generation, elle se retrecit. Son art n'a jamais d'abandon ni d'audace, tout est voulu: suppression des details significatifs, imitation des ecoles etrangeres. La meilleure partie de la Lorraine, sa noblesse et ses artistes, toujours avaient soupire avec une admiration naive vers l'Italie; a Claude Gellee il fut donne d'y vivre. Il porta dans l'ecole romaine nos instincts et notre discipline. Il peignit ce ciel, cette terre et cette mer dans une lumiere si vaporeuse, avec une harmonie si impossible, qu'on peut dire vraiment qu'en copiant, c'etait son reve, notre reve, qu'il exprimait. C'etait une desertion. Il profitait de l'ideal de ces ancetres, pour en fortifier l'Italie; il n'a pas accru la conscience de sa race. Apres lui, la Lorraine, qui l'ignora, comme elle avait meconnu Ligier-Richier, desseche de plus en plus sa veine. Et l'effort du dernier artiste sorti vraiment de l'ame populaire, le dernier travail ne devant rien a l'etranger, sera cette admirable grille du serrurier Jean Lamour: une dentelle en fer. Qu'importe si la delicieuse statue de Bagard (1639-1709), garconniere maligne et touchante qui porte un medaillon, nous ravit et nous retient longuement dans le rez-de-chaussee du _musee lorrain_! C'est une grande dame raffinee; sa spirituelle affeterie mondaine ferait paraitre un peu grossiere la simplicite, la gouaillerie de nos meilleurs aieux. Elle est bien du passe, l'ame lorraine: Bagard n'y songe guere.... Et nous-memes, Simon, il nous faut un effort pour la retrouver sous nos ames acquises. Cette jeune femme, cette Francaise, c'est toute notre sensibilite a fleur de peau, une floraison toute neuve, pour laquelle, comme Bagard, comme la Lorraine entiere d'aujourd'hui, nous avons dedaigne de cultiver le simple jardin sentimental herite de nos vieux parents. * * * * * QUATRIEME JOURNEE AGONIE DE LA LORRAINE Ne quittons pas si vite un peuple qui voulait se developper. Nous savons quels tatonnements, quelles miseres c'est de chercher sa loi. Des echecs si nobles valent qu'on s'y interesse. Allons voir ces plaines de Vezelize, tous ces champs de bataille sans gloire ou la Lorraine s'epuisa. Quelques traits de ce peuple s'y conservent mieux que dans les villes; car, a Nancy, vingt courants etrangers ont renverse, submerge l'esprit autochtone. * * * * * La campagne est plate, assez abondante, pas affinee, peut-etre maussade, sans joie de vivre. Les physionomies n'ont pas de beaute; les petites filles font voir une grimace vieillotte, malicieuse sans malveillance; en rien cette race, d'ailleurs de grande ressource et saine, n'a pousse au type. Par les apres-midi d'ete, on se reunit au "Quaroi" et les femmes, travaillant dans l'ombre que decoupent les maisons, se donnent le plaisir de ridiculiser. * * * * * Quels souvenirs ont-ils gardes de jadis? Par les ecoles, les inscriptions locales, ils savent une vague bataille de Nancy, ou Rene II leur donna la vie; puis Stanislas, qui fut leur agonie. Mais dans le peuple, c'est la tradition des Suedois qui domine; chaque ville en raconte quelque horreur. Ils tuerent vraiment la Lorraine. Ils saccagerent tout, Richelieu s'applaudissant. Meme les amis du duc Charles IV estimerent sage de s'approprier les dernieres ressources de ceux qu'ils ne pouvaient defendre. Cent cinquante mille bandits, aides d'autant de femmes, pietinaient le pays dont la ruine se prolongea jusqu'a la fin du siecle. Cependant la race lorraine affamee s'entre-devorait. Il y avait dans les campagnes des pieges pour hommes, comme on en met aux loups; des familles mangerent leurs enfants, et meme des jeunes gens, leurs grands-parents. Toutefois ce pauvre peuple se rejouissait a quelques petits deboires de ses ennemis, tels que des evasions de prisonniers, et surtout prenait son plaisir aux bons tours de l'extraordinaire Charles IV. Etrange fou, que produisit ce pays raisonnable dans les violentes convulsions de son agonie! Il semble que Charles IV ait gache en une vie toute l'energie qui, depensee sagement dans une suite d'hommes, eut ete feconde en grandes choses. C'est le va-tout d'une situation desesperee, d'une race qui sent l'avenir lui manquer. En Charles IV, il y a plethore, qualites lorraines a trop haute pression, mais il ne contredit pas les caracteres de sa race. Ce merveilleux aventurier, avec les tresses blondes de ses cheveux pendants et ses souples voltiges d'ecuyer devant les femmes de Louis XIII, etait sagace, pratique, d'eloquence simple, et pas chevaleresque le moins du monde. Il avait le don de plaire a tous, mais se gardait de tous. Ce fantasque, ce railleur qui ne sut meme pas s'epargner dans ses bons contes, ce perpetuel irresolu desirait violemment, et souvent il demeura ferme dans son sentiment. C'est, au resume, un Lorrain des premiers temps, mais avec toute la fievre inquiete d'un peuple qui va mourir. Charles IV ne nous montre qu'un trait nouveau, le desir de paraitre; c'est qu'il avait ete eleve a la cour de France, et que les circonstances le forcerent toute sa vie a vivre parmi les etrangers; or nous avons vu le caractere, l'art lorrains, toujours craintifs de paraitre ridicules, prendre l'air a la mode. Par-dessous sa brillante chevalerie, c'etait essentiellement un capitaine brave et gouailleur, sachant plaire sans effort aux hommes simples, l'un d'eux vraiment, comme on le vit bien, apres cette fleur de jeunesse a la francaise, dans sa tenue de vie et dans ses projets de mariage qui scandaliserent si fort Paris et Versailles, sans qu'il s'emut le moins du monde. Le malheur l'avait remis dans la logique de sa race. C'est du haut de Sion, pelerinage jadis fameux, aujourd'hui attriste de mediocrite, que, moins distraits par le detail, nous prenons une possession complete de la grandeur et de la decadence lorraine. Devant nous, cette province s'etend serieuse et sans grace, qui fut le pays le plus peuple de l'Europe, qui fit pressentir une haute civilisation, qui produisit une poignee de heros et qui ne se souvient meme plus de ses forteresses ni de son genie. Des le siecle dernier, cette brave population dut accepter de toute part les etrangers qu'elle avait repousses tant qu'elle etait une race libre, une race se developpant selon sa loi. Du moins, la conscience lorraine, englobee dans la francaise, l'enrichit en y disparaissant. La beaute du caractere de la France est faite pour quelques parcelles importantes de la sensibilite creee lentement par mes vieux parents de Lorraine. Cette petite race disparut, ni degradee, ni assoupie, mais brutalement saignee aux quatre veines. Depuis longtemps les artistes etaient obliges de s'eloigner, en Italie de preference, pour trouver, avec la paix de l'etude, des amateurs suffisamment riches. Les ducs enfin quitterent le pays, ou ils se maintenaient difficilement contre l'etranger, emmenant une partie de leur noblesse. Dans la masse de la population cruellement diminuee, les vides etaient combles par des Allemands, domestiques et autres hommes de bas metier, dont fut epaissie la verve naturelle de ma race, de cette noble race qui repoussait le protestantisme (admirable resistance d'Antoine aux bandes lutheriennes, en 1523). Si je defaille, ce sera de meme par manque de vigueur et non faute de dons naturels. Nous avons, mon ami et moi, les plus jolis instincts pour nous creer une personnalite. Saurons-nous les agreger? Les barbares s'imposeront peu a peu a nos ames a cause des basses necessites de la vie; j'entrevois les meilleures parties de nos etres, qui s'accommodent, tant bien que mal, de reves concus par des races etrangeres. * * * * * CINQUIEME JOURNEE LA LORRAINE MORTE Notre enquete touche a sa fin; de Sion nous descendrons a notre ermitage de Saint-Germain. Visiter Luneville! Retourner a Nancy ou nous negligeames la ville neuve! pourquoi prolonger ainsi la tristesse dont m'emplit l'avortement de l'ame lorraine? Dans ce chateau de Luneville, les notres furent humilies. Ce palais ne me parlerait que de Stanislas, un prince bon et fin, je l'accorde, mais entoure de petites femmes et de petits abbes qui, par bel air, raillaient les choses locales et copiaient Versailles. La Lorraine, dit-on, l'aima; c'est qu'elle avait perdu toute conscience de soi-meme; elle etait morte; seul son nom subsistait. A certains jours, mon ami et moi, nous sommes aussi capables de prendre plaisir a des plaisanteries faciles sur ce qu'il y a de plus profond et d'essentiel en nos ames. C'est que nous vivons a peine; nous vivons par un effort d'analyse. Comme le nouveau Nancy, je m'accommode de la sensibilite que Paris nous donne toute faite. En echange d'un bonheur calme, assure, la Lorraine a laisse a Paris l'initiative. N'est-ce pas ainsi que, lasses de heurter les etrangers, nous abandonnions notre libre developpement pour adopter le ton de la majorite? Je refuse d'admirer, sur l'emplacement du vieux Nancy de mes ducs, la place Stanislas, qui partout ailleurs m'enchanterait. Et s'il m'arrivait, devant l'elegance un peu froide de cette belle decoration, s'il m'arrivait de retrouver quelques traits de la methode et du reve constant de l'ame lorraine, je n'en aurais que de la tristesse, me disant: la methode et le reve que j'honore en moi avec tant d'ardeur n'apparaissent guere plus dans l'ordinaire de mes actions que, dans ce Nancy moderne, les vieux caracteres lorrains. Ah! nos aieux, leurs vertus et tout ce possible qu'ils portaient en eux sont bien morts. Choses de musee maintenant et obscures perceptions d'analyste. Stanislas a cree une academie et une bibliotheque. Dans la suite, une societe archeologique fut jointe a ces institutions. Seules, elles abritent ce qui peut encore vivre de la conscience lorraine. Elles sont le souvenir de ce qui n'existe plus. Ou la mort est entree, il ne reste qu'a dresser l'inventaire. * * * * * Vierge de Sion, je ne puis vous prier pour ce pays de Lorraine ni pour moi. La secheresse dont je sais que cette race est morte m'envahit. Vous-meme m'apparaissez si triste et delaissee que je vous aime avec une nuance de pitie, sans l'elan amoureux de celui qui voit sa vierge eclatante et desiree de tous. Parce que je connais l'etre que j'ai herite de mes peres, je doute de mon perfectionnement indefini. Je crains d'avoir bientot touche la limite des sensations dont je suis susceptible. Petit-fils de ces aieux qui ne surent pas se developper, ne vais-je point demeurer infiniment eloigne de Dieu, qui est la somme des emotions ayant conscience d'elles-memes? Mais non! il ne faut pas que je m'abandonne. Je calomnie ma race. Si elle n'a pas utilise tous les dons qui lui etaient dispenses, il en est un qu'elle a developpe jusqu'au type. Elle a augmente l'humanite d'un ideal assez neuf. De Rene II a Drouot, en passant par Jeanne, une des formes du desinteressement, le devoir militaire a paru ici sous son plus bel aspect. Il y a dans ma race, non pas l'esprit d'attaque, la temerite trop souvent melee de vanite, mais la fermete reflechie, perseverante et opportune. Faire en temps voulu ce qui est convenable. On vit en Lorraine les plus sages soldats du monde, ceux que le penseur accueille. Par les armes, le Lorrain avait fonde sa race; par les armes, il essaye heroiquement de la proteger. Presse par les etrangers, il n'eut pas le loisir de chercher d'autres procedes pour etre un homme libre. Comment eut-il developpe ces dons d'ironie, ce realisme humain si noble qu'il nous fit entrevoir? Il bataillait sans treve a cote de son duc. Le loyalisme ducal, en Lorraine, s'est fondu plus etroitement que partout ailleurs avec l'idee de patrie. Dans sa misere, cette race se consolait d'etre mutilee de ses qualites naissantes en aimant ses ducs, qui furent souvent des princes exemplaires et jamais de mauvais hommes. Que je depense la meme energie, la meme perseverance a me proteger contre les etrangers, contre les Barbares, alors je serai un homme libre. * * * * * SIXIEME JOURNEE CONCLUSION.--LA SOIREE D'HAROUE Simon, un peu gate, selon moi, par l'education de la rue Saint-Guillaume, ne goutait qu'a demi mes intuitions. C'est un historien d'une reserve extreme. Il collectionne et cote les petits faits, sans consentir a recevoir d'eux cette abondante emotion qui, pour moi, est toute l'histoire. Or, les vieilles choses de Lorraine, en huit jours, avaient reveille des belles-aux-bois qui sommeillent en mon ame; Simon me laissa tout a les caresser. Il me preceda a Saint-Germain; d'ailleurs des repas mediocres, toujours, l'indisposerent. * * * * * Je n'ai pas oublie cette soiree silencieuse, vers les cinq heures, dans la petite ville d'Haroue, ou la vieille place est abritee de noyers malades. Le soleil de fevrier, en s'inclinant, avait laisse dans l'air quelque douceur. J'allai, desoeuvre, jusqu'a l'etang que forment les fosses ecroules d'un chateau pompeux, bati sous Leopold, et dont la froide imperiosite contrarie le paysage. Je m'ennuyais d'un ennui mol, et toujours les plaines d'eau me disposerent a la melancolie. Il me sembla que l'eau elle-meme, sous ce climat, desormais vivait avec mediocrite. Je sentais bien que des parcelles de l'ancienne ame de Lorraine, eparses encore dans ce paysage malingre d'hiver, faisaient effort pour me distraire; mais la ruine de ma nation m'avait trop lasse pour que sa douceur posthume me consolat de sa vigueur abolie; et une triste migraine me venait du plein air. Le pale soleil couchant offensait mes yeux, stries de fibrilles par la lampe tard allumee sur les actes et les pensees de Lorraine. Nancy, oublieuse du passe, m'avait choque, mais dans ces campagnes, ou tout est souvenir de nos aieux et qui, repliees sur elles-memes, n'ont pas remplace la grande morte qui les animait, je me sentis avec une nettete singuliere l'heritier d'une race injustement vaincue. De rares paysans--mes freres, car nos aieux communs combattaient aupres de nos ducs--passaient, me saluant, comme un ami, d'un geste grave dans ce crepuscule. Tristement je les aimais. A cause de l'humidite je revins jusqu'a l'auberge. Avec le soir, la voiture du chemin de fer arriva, et j'eus le coeur serre que personne n'en descendit pour me presser dans ses bras. Je dinai mal, impatient d'en finir, a la lueur du petrole. Ensuite, quand je voulus, malgre l'obscurite profonde, faire quelques pas a l'air, car j'etais congestionne, des chiens hurlant m'intimiderent. Je rentrai dans l'auberge, disant: "Je suis la, perdu, isole, et pourtant des forces sommeillent en moi, et pas plus que ma race, je ne saurai les epanouir." Dans cette vieille salle, le silence me penetrait d'angoisse. Je sentais bien que ce n'etait que de l'inaccoutume, que tout ce decor etait en somme de bonte. Dans la nuit repandue, la Lorraine m'apparaissait comme un grand animal inoffensif qui, toute energie epuisee, ne vit plus que d'une vie vegetative; mais je compris que nous nous genions egalement, etant l'un a l'autre le miroir de notre propre affaissement. Pour rendre un peu sien un endroit qu'on ignore, ou l'on n'a pas sa chaise familiere, son coin de table, et ou la lampe decoupe des ombres inaccoutumees, le meilleur expedient est de se mettre au lit. Ce sans-gene rechauffe la situation. Mais je n'osais appuyer ma joue sur ces draps bis; tout mon corps se sauvait en frissonnant de ces rudes toiles, ou, solide et confiant en moi, je me serais brutalement enfoui au chaud. Alors je rentrai dans mon univers. Par un effort vigoureux que facilitaient ma detresse morale et la solitude nue de cette chambre, je projetai hors de moi-meme ma conscience, son atmosphere et les principales idees qui s'y meuvent. Je materialisai les formes habituelles de ma sensibilite. J'avais la, campes devant moi comme une carte de geographie, tous les points que, grace a mon analyse, j'ai releves et decrits en mon ame: D'abord un vaste territoire, mon temperament, produisant avec abondance une belle variete de phenomenes, rebelle a certaines cultures, sterile sur plusieurs points, ou des parties sont encore a decouvrir, pales indecises et flottantes. Par-dessus ce premier moi, je vis dessinees des figures fremissantes qui semblaient parler. Ce sont les maitres que nous interrogions a Saint-Germain, devenus aujourd'hui une partie importante de mon ame. Je vis aussi de grands travaux accomplis par des generations d'inconnus, et je reconnus que c'etait le labeur de mes ancetres lorrains. Or, tous ces morts qui m'ont bati ma sensibilite bientot rompirent le silence. Vous comprenez comment cela se fit: c'est une conversation interieure que j'avais avec moi-meme; les vertus diverses dont je suis le son total me donnaient le conseil de chacun de ceux qui m'ont cree a travers les ages. Je leur disais: "Vous etes l'_Eglise souffrante_ l'esprit en train de meriter le triomphe; ne pourrai-je pas m'elever plus haut, jusqu'a l'_Eglise triomphante_? Comme le veut l'_Imitation_, qui guide mon effort spirituel, je me suis repose dans vos plaies; j'ai vecu la passion de l'esprit que vous avez soufferte. Quand meriterai-je le bonheur? L'espoir de m'elever enfin aupres de Dieu me serait-il interdit? Pourquoi, mes amis, ne futes-vous pas heureux?" Alors tous ceux que j'ai ete un instant me repondirent. D'abord LES JEUNES GENS (epars dans les grandes villes, au coucher du soleil): "Il n'est d'autre remede que la mort, et nous nous delivrons resolument ou par des exces desesperes." Moi (avec degout pour une pareille infirmite de philosophe): "Mes freres, votre solution ne m'interesse pas, puisqu'elle m'est toujours offerte, puisque j'ai la certitude qu'elle me sera imposee un jour, et qu'enfin, si a l'usage elle m'apparait insuffisante, elle ne me laisse pas la ressource de recourir a un autre procede. D'ailleurs vous me proposez tout le contraire de mon desir, car j'aspire non pas a mourir, mais a vivre dans ce corps-ci et a vivre le plus possible." Alors BENJAMIN CONSTANT: "J'aurais du ne pas demander mon bonheur aux autres." SAINTE-BEUVE: "J'eus tort de chercher a leur plaire." ... Ainsi parlerent-ils, et Moi je leur disais: "Vous souffriez donc pour avoir accepte les Barbares! Vous, que je pris pour intercesseurs, vous n'avez meme pas compris la necessite de l'isolement, le bienfait de l'univers qu'on se cree. Vous ignoriez qu'il faut etre _un homme libre_!" * * * * * Etendu sur ce lit, a la lueur tragique d'une chandelle d'auberge, je meprisai douloureusement ces gens-la; je vis qu'ils etaient grossiers. Et ces parties de moi-meme, qui m'avaient enchante jadis, m'ecoeurerent. L'imitation des hommes les meilleurs echouait a me hausser jusqu'a toi, Esprit, Total des emotions! Lasse de ne recueillir de mes _intercesseurs_ que des notions sur ma sensibilite, sans arriver jamais a l'ameliorer, j'ai recherche en Lorraine la loi de mon developpement. A suivre le travail de l'inconscient, a refaire ainsi l'ascension par ou mon etre s'est eleve au degre que je suis, j'ai trouve la direction de Dieu. Pressentir Dieu, c'est la meilleure facon de l'approcher. Quand les Barbares nous ont deformes, pour nous retrouver rien de plus excellent que de reflechir sur notre passe. J'eus raison de rechercher ou se poussait l'instinct de mes ancetres; l'individu est mene par la meme loi que sa race. A ce titre, Lorraine, tu me fus un miroir plus puissant qu'aucun des analystes ou je me contemplai. Mais, Lorraine, j'ai touche ta limite, tu n'as pas abouti, tu t'es dessechee. Je t'ai une infinie reconnaissance, et pourtant tu justifies mon decouragement. Jusqu'a toi j'avais sur moi-meme des idees confuses; tu m'as montre que j'appartenais a une race incapable de se realiser. Je ne saurai qu'entrevoir. Il faut que je me dissolve comme ma race. Mes meilleures parcelles ne vaudront qu'a enrichir des hommes plus heureux. * * * * * Alors la Lorraine me repondit: "Il est un instinct en moi qui a abouti; tandis que tu me parcourais, tu l'as reconnu: c'est le sentiment du devoir, que les circonstances m'ont fait temoigner sous la forme de bravoure militaire. Et, si decouragee que puisse etre ta race, cette vertu doit subsister en toi pour te donner l'assurance de bien faire, et pour que tu perseveres. "Quand tu t'abaisses, je veux te vanter comme le favori de tes vieux parents, car tu es la conscience de notre race. C'est peut-etre en ton ame que moi, Lorraine, je me serai connue le plus completement. Jusqu'a toi, je traversais des formes que je creais, pour ainsi dire, les yeux fermes; j'ignorais la raison selon laquelle je me mouvais; je ne voyais pas mon mecanisme. La loi que j'etais en train de creer, je la deroulais sans rien connaitre de cet univers dont je completais l'harmonie. Mais a ce point de mon developpement que tu representes, je possede une conscience assez complete; j'entrevois quels possibles luttent en moi pour parvenir a l'existence. Soit! tu ne saurais aller plus vite que ta race; tu ne peux etre aujourd'hui l'instant qu'elle eut ete dans quelques generations; mais ce futur, qui est en elle a l'etat de desir et qu'elle n'a plus l'energie de realiser, cultive-le, prends-en une idee claire. Pourquoi toujours te complaire dans tes humiliations? Pose devant toi ton pressentiment du meilleur, et que ce reve te soit un univers, un refuge. Ces beautes qui sont encore imaginatives, tu peux les habiter. Tu seras ton _Moi_ embelli: l'Esprit Triomphant, apres avoir ete si longtemps l'Esprit Militant." * * * * * LIVRE TROISIEME L'EGLISE TRIOMPHANTE * * * * * CHAPITRE VII ACEDIA.----SEPARATION DANS LE MONASTERE La brutalite du grand air, l'insomnie des nuits d'auberge sur des oreillers inaccoutumes et cette lourde nourriture me donnerent une fievre de fatigue. Au detour d'un chemin, la femme d'un cabaretier demandait a mon voiturier: "Est-ce qu'il ne va pas mourir?" C'est pour avoir eu le meme doute sur ma race que je paraissais epuise. La nuit, surtout je m'agitais infiniment. Des l'aube, sous le cloitre, je me promenais bien avant Simon, et la journee s'allongeait dans l'ennui. Toutes pensees m'etaient chetives et poussiereuses. L'horizon gardait la desolante mediocrite des choses deja vues. A chaque minute, je calculais quand viendrait le prochain repas, ou je m'asseyais sans appetit, et la viande, entre toutes choses, me faisait horreur. Puis s'allongeait une nouvelle bande de temps. Je suis convaincu que, pour des etres sensibles et raisonneurs, les maladies sont contagieuses. Simon, jusqu'alors enclin a la voracite, fut pris d'un degout de nourriture; il etait humilie d'une constipation malsaine que coupent des coliques precipitees. Ecrases dans nos bas fauteuils, et pareils au _Pauvre Pecheur_ de Puvis de Chavannes, nous nous lamentions avec minutie. Nos levres et nos doigts, tout notre etre s'agitaient dans un desir maniaque de fumer, alors que notre estomac en avait horreur. Lentes apres-midi de janvier! la campagne eclatante de neige! notre bouche pateuse, nos dents serrees de malades, et la peau tiree de notre visage qui nous donnait un rictus degoute! Or, nous etant regardes en face, nous eumes le courage de mepriser a haute voix l'edifice que nous avions entrepris. Cependant que je me reniais, il me parut que je commettais une mauvaise action, et une incroyable humiliation se repandit en moi comme un flot sale. J'etais reduit a un tel enfantillage que j'aurais aime pleurer. J'etais blesse que Simon abondat si brutalement dans mes blasphemes car j'avais une nouvelle demarche a lui proposer. Mais je sentis bien qu'il accueillerait avec defiance mes reflexions d'Haroue. En vain essayames-nous, avec une excellente fine champagne, de nous relever. J'y gagnai le soir un sommeil epais, mais des l'aube c'etait une acuite, une surexcitation d'esprit insupportable, avec, par tout le corps, des fourmillements. Je fus obsede, a cette epoque, d'un sentiment intense, qui, sans raison apparente, se leve en moi a de longs intervalles: l'idee qu'un jour, ne fut-ce qu'a ma derniere nuit, sur mon oreiller froisse et brulant, je regretterai de n'avoir pas joui de moi-meme, comme toute la nature semble jouir de sa force, en laissant mon instinct s'imposer a mon ame en irreflechi. Persecute par cette idee fixe, je serrais mon front dans mes mains, et me rejetais en arriere avec une detresse incroyable. Je crois bien que je ne desire pas grand'chose, et les choses que je desire, il me serait possible de les obtenir avec quelque effort; aussi n'est-ce pas leur absence qui m'attriste, mais l'idee qu'il viendra un jour ou, si je les desirais, ce serait trop tard. Et, seule, la probabilite que, dans la mort on ne regrette rien, peut attenuer ma tristesse. C'est un grand malheur que notre instinctive croyance a notre liberte, et puisque nous ne changeons rien a la marche des choses, il vaudrait mieux que la nature nous laissat aveugles au debat qu'elle mene en nous sur les diverses manieres d'agir egalement possibles. Malheureux spectateur, qui n'avons pas le droit de rien decider, mais seulement de tout regretter! Parfois, dans ce desarroi de mon etre, d'etranges images montaient du fond de ma sensibilite que je ne systematisais plus. Il etait six heures; depuis trente minutes peut-etre nous n'avions pas ouvert la bouche. Je me pris a rever tout haut dans cette chambre eclairee seulement par le foyer: Peut-etre serait-ce le bonheur d'avoir une maitresse jeune et impure, vivant au dehors, tandis que moi je ne bougerais jamais, jamais. Elle viendrait me voir avec ardeur; mais chaque fois, a la derniere minute, me pressant dans ses bras, elle me montrerait un visage si triste, et son silence serait tel que je croirais venu le jour de sa derniere visite. Elle reviendrait, mais perpetuellement j'aurais vingt-quatre heures d'angoisse entre chacun de nos rendez-vous, avec le coup de massue de l'abandon suspendu sur ma tete. Meme il faudrait qu'elle arrivat un jour apres un long retard, et qu'elle prolongeat ainsi cette heure d'agonie ou je guette son pas dans le petit escalier. Peut-etre serait-ce le bonheur, car, dans une vie jamais distraite, une telle tension des sentiments ferait l'unite. Ce serait une vie systematisee. Ma maitresse, loin de moi, ne serait pas heureuse; elle subirait une passion vigoureuse a laquelle parfois elle repondrait, tant est faible la chair, mais en tournant son ame desesperee vers moi. Et j'aurais un plaisir ineffable a lui expliquer avec des mots d'amertume et de tendresse les pures doctrines du quietisme: "Qu'importe ce que fait notre corps, si notre ame n'y consent pas!" Ah! Simon, combien j'aimerais etre ce malheureux consolateur-la. Elle serait pieuse. Elle et moi, malgre nos peches, nous baiserions la robe de la Vierge. Et comme l'amour rend infiniment comprehensif, ou, mieux encore, comme elle ne connaitrait rien de l'homme que je puis paraitre au vulgaire, elle ne soupconnerait pas un instant ma bonne foi; en sorte que mon ame indecise pourrait etre, aux plis de sa robe, franchement religieuse. Et comme Simon ne repondait pas, je repris, a cause de ce besoin naturel de plaire qui me fait chercher toujours un acquiescement: Elle serait jeune, belle fille, avec des genoux fins, un corps ayant une ligne franche et un sourire imprevu infiniment touchant de sensualite triste. Elle serait vetue d'etoffes souples, et un jour, a peine entree, je la vois qui me desole de sanglots sans cause, en cachant contre moi son fin visage. * * * * * Mon _Moi_ est jaloux comme une idole; il ne veut pas que je le delaisse. Deja une lassitude et degout nerveux m'avaient averti quand je me negligeais pour adorer des etrangers. J'avais compris que les Sainte-Beuve et les Benjamin Constant ne valent que comme miroirs grossissants pour certains details de mon ame. Une fois encore mes nerfs me firent rentrer dans la bonne voie. Je poussai a l'extreme mon ecoeurement, je le passionnai, en sorte qu'ennobli par l'exaltation, il devint digne de moi-meme et me feconda. Voici comment la chose se fit. J'examinais avec Simon notre desarroi et je lui disais que la difficulte n'etait pas de trouver un bon systeme de vie, mais de l'appliquer: --Il faudrait des necessites intelligentes me contraignant a faire le convenable pour que je sois heureux. --Quoi! me repondait-il, un medecin dans un hopital? un pere superieur dans un monastere? Ou prendrais-tu l'energie de leur obeir? Et si tu la possedes, leurs conseils sont superflus, car tu peux te les donner a toi-meme. --Je ne voudrais pas etre mene avec douceur, car je me mefie de mes defaillances. C'est peut-etre que mon ame s'effemine; mais elle voudrait etre rudoyee. Sous un cloitre, dans ma cellule, je serais heureux si je savais qu'un maitre terrible ne me laisse pas d'autre ressources que de subir une discipline. Le reve de ma race est mal employe et je desespere qu'a moi seul je puisse l'amener a la vie. Simon protesta: --Les hommes, dit-il, sont abjects, ou du moins ils me paraissent tels. (On se fait des imaginations qui valent des verites: ainsi toi, pour qui chacun fut aimable, car tu es seduisant et detache, tu te figures avoir ete martyrise.) Jamais, fut-ce pour mon bonheur, je ne reconnaitrai la domination d'un homme. Tous, hors moi, sont des barbares, des etrangers, et la Lorraine precisement n'a pas abouti parce qu'elle dut se soumettre a l'etranger. Et moi aussi, j'avais resolu de ne plus me conformer a des hommes. Le soir d'Haroue, j'avais renie mes "intercesseurs". Simon partageait donc, pour le fond et sans le savoir, mon opinion secrete, et pourtant je fus mecontent: c'est que, si nous arrivions a peu pres au meme point, c'etait par des raisonnements tres differents. Je lui repliquai avec mauvaise humeur: --Encore cet odieux sentiment de la dignite! cette morgue anglaise! cette respectability que n'abandonne pas ton Spencer lui-meme! En voila une fiction, la dignite des gens d'esprit! En toi, n'etes-vous pas vingt a vous humilier, a vous dedaigner, a vous commander? Ici j'eus le tort de me lever. Le ton decourage de notre entretien me mettait mal a l'aise pour lui soumettre la nouvelle methode que j'entrevoyais, mais j'allais etre victime moi-meme de la dignite humaine, s'il ne me priait pas de me rasseoir. Il me laissa monter dans ma chambre. --Tout, au monde, lui dis-je avec desespoir, est mal fait, et ce grand desordre de l'univers me blesse. * * * * * La nuit, exaltant mon indignation, me fut deplorable. Petite chose accroupie sur mon lit, dans l'obscurite et le silence, j'attendais que la douleur me lachat. Impuissant et desespere, j'eus le souvenir de saint Thomas d'Aquin disant a l'autel de Jesus: "Seigneur, ai-je bien parle devant vous?" Et devant moi-meme, qui ai methodiquement adore mon corps et mon esprit, je m'interrogeai: "Me suis-je cultive selon qu'il convenait?" * * * * * Je me levai perdu de froid, tres tard, dans une matinee de degel. Rose, qui est trop honnete fille pour que j'en fasse des anecdotes, entrait dans ma chambre avec bonhomie, car c'etait son jour. Si elle avait profite des enseignements du catechisme, elle se fut plu (elle un peu gouailleuse) a me comparer au vieux roi David qui rechauffait sa vigueur pres de jeunes Juives. Ensuite, je la priai qu'elle baissat les stores a fleurs eclatantes pour me cacher l'ignominie du monde, qu'elle activat le feu comme un four de verrier, et qu'elle se retirat. Je me recouchai tout le jour, soucieux uniquement d'interroger ma conscience. Et dans notre conference du soir, sans plus tarder, je dis a Simon: --Singuliere physionomie de mon ame! La disgrace universelle me mecontente, au point que vous-meme me blessez, mon cher ami, mon frere, quand vous partagez mes facons de voir. Il ne me suffit plus qu'on m'approuve. Je m'irrite de tout ce qu'on nie, quand on exalte ce que j'aime. Je vous dirai toute la verite: je ne puis plus supporter qu'on enonce une opinion sur les choses qui sont. Je m'interesse uniquement a ce qui devrait exister. J'ai fini de me contempler. Comme les arbres qui poussent et comme la nature entiere, je me soucie seulement de mon Moi futur. Alors Simon, avec cette facon glaciale que j'ai souvent goutee, mais qui me deplut a cette occasion, arreta le debat: --Je crois comme vous que notre collaboration n'aboutira pas, car nous ne pouvons discuter que sur des points du passe. Comment nous faire en commun des idees claires sur ces obscures inquietudes et sur ces pressentiments qui sont toutes nos notions de l'avenir! En consequence, je retournerai volontiers a Paris, d'autant que j'ai fait des economies, et que nous approchons de mai, saison qui egaye mon temperament. Voila bien la separation que je desirais, mais ce me fut un desespoir que lui-meme me l'imposat. * * * * * Je repris mon reve d'Haroue, en feuilletant des guides Baedeker sur mon oreiller. Chacun de ces titres: _Belgique, Allemagne en trois parties, Italie_, soudain emouvait un coin de mon etre. Desireux de m'assimiler ces sommes d'enthousiasmes, quel mepris ne ressentais-je pas pour tous ces maigres saints devant qui je m'etais agenouille et qui ne sont qu'un point imperceptible dans le long developpement poursuivi par l'ame du monde a travers toutes les formes! Le lendemain je dis a Simon: --Je n'abandonne pas le service de Dieu; je continuerai a vivre dans la contemplation de ses perfections pour les degager en moi et pour que j'approche le plus possible de mon absolu. Mais je donne conge aux petits scribes passionnes et analystes, qui furent jusqu'alors nos intercesseurs. Ainsi que nous essayames en Lorraine, je veux me modeler sur des groupes humains, qui me feront toucher en un fort relief tous les caracteres dont mon etre a le pressentiment. Les individus, si parfaits qu'on les imagine, ne sont que des fragments du systeme plus complet qu'est la race, fragment elle-meme de Dieu. Echappant desormais a la sterile analyse de mon organisation, je travaillerai a realiser la tendance de mon etre. Tendance obscure! Mais pour la satisfaire je me modelerai sur ceux que mon instinct elit comme analogues et superieurs a mon Etre. Et c'est Venise que je choisis, d'autant qu'il y fait en moyenne 13 deg.,38 en mars et 18 deg.,23 en mai. Puis la vie materielle y est extremement facile, ce qui convient a un contemplateur. * * * * * Nous nous quittames en nous serrant la main. La crainte de m'eloigner sur une emotion un peu banale d'un local ou nous avions eu des frissons tres curieux m'empecha seule de presser Simon dans mes bras. Mais je constatai que nous nous aimions beaucoup. * * * * * CHAPITRE VIII A LUCERNE, MARIE B... Dans une gare, sur le trajet de Bayon a Lucerne, Milan et Venise, j'achetai un livre alors nouveau, le _Journal de Marie Bashkirtsef._ Rien qu'a la couverture, je compris que cet ouvrage etait pour me plaire. Jamais mon intuition ne me trompe; je vais m'enfermer dans Venise, confiant que cette race me sera d'un bon conseil. Cette jeune fille fut curieuse de sentir. Avec mille travers, elle se garda toujours ardente et fiere. Quoiqu'elle n'ait pas nettement distingue qu'elle etait mue simplement par l'amour de l'argent, qui fait l'independance, et par l'horreur du vulgaire, on peut la dire clairvoyante. Je l'estime. Sur le tard, elle fut effleuree par des sentiments grossiers: elle desira la gloire et elle mourut de la poitrine. Voila deux fautes graves; au moins par la seconde fut-elle corrigee de la premiere. Et le fait qu'elle a disparu m'autorise a lui donner toute ma sympathie, qui prend parfois des nuances de tendresse. * * * * * Je m'arretai tout un dimanche a Lucerne. Les cloches sonnant sans treve, la neige epandue sur le paysage, le froid m'accablaient de tristesse. Je me promenai le long d'un lac invisible sous le brouillard, je bus des grogs dans de vastes hotels solitaires, et, songeant a Simon absent, a l'Italie douteuse, je craignis que sur le tard de la soiree, une crise de decouragement me prit et me laissat sans sommeil dans mon lit de passage. Un concert annoncait _le Paradis et la Peri_ de Schumann. Il me parut que sous ce titre je pourrais rever avec profit. Et tandis qu'officiaient les voix et les instruments, parmi tant de Suissesses, je me demandais: "A quoi pensait Marie? Quel monde crea-t-elle pour s'y refugier contre la grossierete de la vie?" Les chanteurs, la musique disaient: _L'eclat des larmes que l'esprit repand_... Les pleurs verses par de tels yeux ont un pouvoir mysterieux, Marie cherchait la volupte dans l'imprevu; elle fut trompee par les grands mots du vulgaire, elle eut cette honte que l'approbation des hommes la tenta. "La gloire!" disait-elle, ne comprenant pas que ce mot signifie le contact avec les etrangers, avec les Barbares. Cependant je ne puis la mepriser. Chez elle, cette indigne preoccupation ne fut pas bassesse naturelle, mais touchante folie. Sa jeunesse ardente, qu'elle refusait a la caresse grossiere des jeunes gens, cherchait ailleurs des satisfactions. Elle embellissait, sans doute, par toute la noblesse de sa sensibilite, cette gloire qu'elle entrevoyait, et qui n'est pour moi que le resultat de mille calculs dont je connais l'intrigue. Un desir d'une telle ardeur purifie son objet. C'est Titania tendant ses petites mains a Bottom. _L'eclat des larmes que l'esprit repand_ transfigure l'univers qu'il contemple. Les chanteurs, la musique disaient: ... _Ah laisse-moi puiser la fievre_... Marie s'egara dans sa tentative pour systematiser sa vie. Un prix au Salon annuel n'est pas, comme elle le croyait, un but suffisant a tous ces desirs vers tous les possibles qui sommeillent au fond de nous. Du moins, elle desira l'enthousiasme. Et meme cette fievre put grandir en elle avec plus de violence que chez personne, car elle etait un objet delicat, nullement embarrassee de ces grossiers instincts qui ralentissent la plupart des hommes. A son contact, j'affinerai mes frissons, et mon sang brulera d'une ardeur plus vive aupres d'un tel corps qui me semble une flamme. _Ah! laisse-moi puiser la fievre_ a m'imaginer cette jeune poitrine qui ne fut gonflee que pour des choses abstraites. Les chanteurs, la musique disaient: _Dors, noble enfant, repose a jamais_... Quoi qu'on me dise un jour, quelque degout qui me vienne a te relire, je te promets de continuer a te voir, selon la legende qu'aujourd'hui je me fais de toi. Comment pouvais-tu causer des heures entieres avec cet artisan? a moins peut-etre qu'emu par ta divine complaisance, ce petit peintre grossier n'ait ete tres bon et tres naturel, ce qui est un grand charme! Jamais tu n'avouas aucun sentiment tendre; je veux aller jusqu'a croire que jamais tu ne ressentis le moindre trouble, meme quand la date de ton dernier soupir se precisant, tu vis qu'il fallait quitter la vie sans avoir realise aucun de tes pressentiments de bonheur. Tu n'aurais connu que deception a chercher ta part de femme, mais c'eut ete une faiblesse bien naturelle. Je te loue hautement d'avoir vu que cette image du bonheur est vaine. _Dors, noble enfant, repose a jamais_ dans ma memoire, seule comme il faut qu'un etre libre vive. Les chanteurs, la musique disaient: _Au bord du lac, tranquille abri_... Et moi, rentre au silencieux desert de mon hotel, regrettant presque la retraite etroite, la demi-securite de Saint-Germain, mal soutenu par l'espoir si vague de construire mon bonheur dans Venise, tremblant que, d'un instant a l'autre, ma fatigue ne se changeat en aveu d'impuissance, je me plus a m'imaginer qu'a Simon j'avais substitue Marie, et que cette voyageuse m'allait etre un compagnon ideal, dans un _tranquille abri, au bord d'un lac_, qui est l'univers entier ou je veux me contempler. * * * * * CHAPITRE IX VEILLEE D'ITALIE _(Enseignement du Vinci)_ Nous avions passe le theatral Saint-Gothard et ses precipices. Un doux plaisir me toucha devant la fuite du lac de Lugano, quand sa rive trempee de grace fut effleuree par le train de Milan. Au soir, nous accentuames la grande descente sur l'Italie. Un poitrinaire, portant a sa bouche sans cesse une liqueur d'apaisement, menait un bruit lugubre derriere moi. Mais qu'est-ce qu'un homme? J'ouvris au froid les fenetres du wagon. Des mots historiques se pressaient dans ma tete: "Soldats, vous etes pauvres, vous allez trouver l'abondance!" Et je me disais avec hate: "Est-ce que je sens quelque chose?" Cette quinzaine est une des periodes les plus honorables de mon existence; j'ai su conquerir l'emotion que je me proposais. Oui, j'allais trouver l'abondance. Et deja, j'etais rempli de bonte. Je m'occupai du poitrinaire, je lui promis la sante, les femmes, le vin, tout ce que j'imaginais lui plaire. Meme, pour qu'il sourit, je lui dis que j'etais Parisien, et je l'aidai a descendre du train dans la gare de Milan. Decide aux plus grands sacrifices pour etre enthousiasme, des le soir je sortis de l'hotel et me rendis autour de la cathedrale, m'interpellant et m'exclamant (bien qu'elle me plut mediocrement) en formules admiratives, car je sais que le geste et le cri ne manquent guere de produire le sentiment qui leur correspond. * * * * * Seul avec le concierge qui simule un rhume, a l'Ambrosienne, ce matin d'hiver, j'admirai les estampes, et sur elles; interrogeai mon ame. C'etait encore ma sensibilite du cloitre, le sentiment qui me fit demander a ma bibliotheque qu'elle me revelat a moi-meme. Invincible egotisme qui me prive de jouir des belles formes! Derriere elles je saisis leurs ames pour les mesurer a la mienne et m'attrister de ce qui me manque. L'univers est un blason, que je dechiffre pour connaitre le rang de mes freres, et je m'attriste des choses qu'ils firent sans moi. * * * * * A l'Ambrosienne je vis, avec quelle ardente curiosite! un portrait d'Ignace de Loyola. Son genie logique crea une methode, dont il obtint, sur les ames les plus superbes, de prodigieux resultats, et que j'essaye de m'appliquer. Sa tete est une grosse boule avec une calvitie, une forte barbe courte, et une pointe au menton. Je sens comme une barre de migraine sur ses yeux et sur son front. Cet homme fut poli et froid, sans le moindre souci de plaire. Il avait des amis, mais ne se livra jamais, et nul ne put compter sur lui. S'il s'attachait, c etait par une sorte d'instinct profond; le manieur d'hommes le plus souple desespere de seduire celui-la. Quand je contemple cette physionomie imperieuse, mes lenteurs me donnent a rougir. Je n'ai pas su encore m'emparer de moi-meme! Du moins j'ai visite soigneusement mes ressources, je connais les fondements de mon Etre; des lors, me perfectionnant chaque jour dans le mecanisme de Loyola, je dirigerai mes emotions, je les ferai reapparaitre a volonte; je serai sans treve agite des enthousiasmes les plus interessants et tels que je les aurai choisis. Sur le meme mur, une gravure d'apres un jeune homme de Rembrandt: la bouche entr'ouverte, la levre superieure un peu relevee, les yeux superbes, mais eteints, toute la figure degoutee, aneantie. Je lui disais: "O mon pauvre enfant, ne me tentez pas avec votre juste accablement, car je veux loyalement faire cette tentative." Devant un portrait de jeune fille qui fut longtemps, mais a tort, attribue au Vinci, jeune fille gracieuse sans plus, avec une ame un peu ironique et de petite race, je trouvai un jeune homme qui pleurait. --L'histoire de cette jeune fille est-elle touchante? lui dis-je: ni Gautier, ni Taine, ni Ruskin n'en parlent. (Je citais ces noms pour gagner sa confiance, car je pensais: voila quelque poete.) --Je l'ignore, me repondit-il. --Il y a parfois des ressemblances emouvantes. (Sa vive emotion, ses pleurs me permettaient ces familiarites.) --Je ne pense pas qu'on puisse comparer aucune fille a celle-ci. --Eh bien! repris-je. --Ah! me dit-il simplement, le grand homme a mis sa main la. Je le tiens admirable pour sa foi, ce croyant. Notez que le concierge lui-meme sait que le tableau n'est pas de Leonard. Puis la jeune fille, delicate, n'a aucune imperiosite. Mais celui-ci, peu connaisseur, mal renseigne, est pourtant tres proche de Dieu; son ame chargee d'ardeur, pour vibrer n'a nul besoin qu'un art ingenieux la caresse. C'est l'enthousiasme du charbonnier. Il saisit la premiere occasion de grouper les emotions dont il est rempli et d'en jouir. L'important n'est pas d'avoir du bon sens, mais le plus d'elan possible. Je tiens meme le bon sens pour un odieux defaut. _L'Imitation de Notre-Seigneur Jesus-Christ_, cher petit manuel de la plus jolie vie qu'aient imaginee les delicats, l'a tres bien vu: les pauvres d'esprit, s'ils ont cru et aime, sont ceux qui approchent le plus de leur ideal, c'est-a-dire de Dieu. Ce n'est pas en chicanant chacun de mes desirs, en me verifiant jusqu'a m'attrister, mais en poussant hardiment que je trouverai le bonheur. * * * * * Par un jour de pluie, j'entrai dans le cabinet du Brera; et la _Tete du Christ_, par le Vinci (l'etude au crayon rouge pour le Christ de _la Cene_), ne me laissait rien voir d'autre.... * * * * * Cette journee fameuse, dont la vertu chaque jour grandit en moi, me confirme dans la methode que j'entrevoyais depuis Haroue. Plus jeune, par une matinee seche d'hiver florentin, ralentissant ma promenade sur le Lung'Arno, en face des collines delicates et presque nerveuses, j'ai suivi le meme ordre de reflexions. Je sortais de voir au Pitti la Simonetta, maitresse fameuse du Magnifique, peinte par Botticelli. Combien d'efforts il me fallut d'abord pour gouter sa beaute malingre de jeune fille moricaude! Dans la suite, je vins a l'aimer; au premier regard, elle ne me donnait que de la curiosite. Il en advint ainsi de moi-meme devant moi-meme. Jusqu'a cette heure, je fus simplement curieux de mon ame. Je considerais mes divers sentiments, qui ont la physionomie rechignee et malingre des enfants difficilement eleves, mais je ne m'aimais pas. Or, le Vinci pour representer le plus comprehensif des hommes, celui qui lit dans les coeurs, ne lui donne pas le sourire railleur dont il est le prodigue inventeur, ni cet air degoute qui m'est familier; mais le Christ qu'il peint _accepte_, sans vouloir rien modifier. Il accepte sa destinee et meme la bassesse de ses amis: c'est qu'il donne a toutes choses leur pleine signification. Au lieu d'etriquer la vie, il epanouit devant son intelligence la part de beaute qui sommeille dans le mediocre. Aujourd'hui, dans cette veillee d'Italie, je vois qu'il n'y a pas comprehension complete sans bonte. Je cesse de hair. Je pardonnerai a tout ce qui est vil en moi, non par un mot, mais en le justifiant. Je repasserai par toutes les phases de chacun de mes sentiments; je verrai qu'ils sont simplement incomplets, et qu'en se developpant encore, ils aboutiront a satisfaire l'ordre. Et sur l'heure je jouirai de cet ordre. Ainsi m'enseigna le Vinci, tandis que je le priais au Brera, etant accoude sur la rampe de fer qui entoure la salle. La figure que son crayon traca a le sourire qui pardonne a tous les Judas de la vie, elle a les yeux qui reconnaissent dans les actions les plus obscures la direction raisonnable de Dieu, elle a le pli des levres qu'aucune amertume n'etonne plus. * * * * * Etant descendu avec ces pensees, je rejoignis ma voiture, et tandis qu'une triste humidite tombait sur la ville, enveloppe dans un grand manteau de voyage, je me pris a songer. Je vis nettement qu'un second probleme se greffait sur le premier: 1 deg. Dans ma cellule, j'avais fait une enquete sur moi-meme, j'etais arrive a embrasser le developpement de mon etre; mais j'avais ete preoccupe de mon imperfection avant tout. 2 deg. Il s'agit maintenant de preter a l'homme, que je suis, la beaute que je voudrais lui voir; il faut illuminer l'univers que je possede de toute cette lumiere que je pressens; le programme, c'est d'escompter en quelque sorte, pour en jouir tout de suite, la perfection a laquelle mon Etre arrivera le long des siecles, si, comme ma raison le suppose, il y a progres a l'infini. En un mot, il faut que je campe devant moi, pour m'y conformer, mon reve fait de tous les soupcons de beaute qui me troublent parfois jusqu'a me faire aimer la mort, parce qu'elle hate le futur. Je suis un point dans le developpement de mon Etre; or, jusqu'a cette heure, j'ai regarde derriere moi, desormais je tournerai mes yeux vers l'avenir. Et comme la mere dote son fils de tous les merites qu'elle imagine confusement, je cree mon ideal de tous les soupirs dont m'emplit la banalite de la vie. * * * * * J'etais fort enerve; il me fallut passer a la poste, ou l'on me demanda un passeport. Je discutai, m'emportai et, tremblant de colere, molestai de paroles les commis. Puis aussitot je me pris a rire, comme un malade, en songeant a mes beaux plans d'indulgence universelle.... Qu'importe! il faut que je m'accepte comme j'accepte les autres. Mon indulgence, faite de comprehension, doit s'etendre jusqu'a ma propre faiblesse. Se detacher de soi-meme, chose belle et necessaire! D'ailleurs, mon _moi du dehors_, que me fait! Les actes ne comptent pas; ce qui importe uniquement, c'est mon _moi du dedans_! le Dieu que je construis. Mon royaume n'est pas de ce monde; mon royaume est un domaine que j'embellis methodiquement a l'aide de tous mes pressentiments de la beaute; c'est un reve plus certain que la realite, et je m'y refugie a mes meilleurs moments, insoucieux de mes hontes familieres. * * * * * CHAPITRE X MON TRIOMPHE DE VENISE Sur la ligne de Milan a Venise, je ne cessai de mediter les enseignements de ma veillee d'Italie, la sagesse du Vinci. J'etais pret a m'aimer, a me comprendre jusque dans mes tenebres. Pour me guider, je comptais sur Venise et sur la race que m'a designee une intuition de mon coeur. * * * * * Et pourtant j'hesitais encore devant ce nouvel effort, quand je descendis a Padoue, desireux de visiter, dans un jardin silencieux, l'eglise Santa Maria dell' Arena, ou Giotto raconte en fresques nombreuses l'histoire de la Vierge et du Christ. Aux cloitres florentins, jadis, combien n'ai-je pas celebre les primitifs! J'avais pour la societe des hommes une haine timide, j'enviais la vie retenue des cellules. Meme a Saint-Germain, la gaucherie de ces ames peintes, leurs gestes simplifies, leurs physionomies trop precises et trop incertaines satisfaisaient mon ardeur si seche, si compliquee. Mais la soiree d'Haroue et le Vinci m'ont transforme: le plus venerable des primitifs a Padoue ne m'inspire qu'une sorte de pitie complaisante, qui est tout le contraire de l'amour. Voila bien, sur ces figures, la mefiance delicate que je ressens moi-meme devant l'univers, mais je n'y devine aucune culture de soi par soi. S'ils gardent, a l'egard de la vie, une reserve analogue a la mienne, c'est pour des raisons si differentes! Je les medite, et je songe a la religion des petites soeurs, qui, malgre mon gout tres vif pour toutes les formes de la devotion, ne peut guere me satisfaire. Sur ces physionomies le sentiment, maladif, sterile, met une lueur; mais aucune clairvoyance, aucun souci de se comprendre et de se developper. Pauvres saints du Giotto et petites soeurs! Ils s'en tiennent a s'emouvoir devant des legendes imposees; or, moi, je m'enorgueillis a cause de fictions que j'anime en souriant et que je renouvelle chaque soir.... Ces ames naives de Santa Maria dell' Arena, je sens que je les trompe en paraissant communier avec elles. J'eus parfois le meme scrupule sous mon cloitre de Saint-Germain, quand j'invoquais les moines qui m'y precederent. C'est par coquetterie, et grace a des jeux de mots, que je grossis nos legers points de contact. Dans un siecle hostile et vulgaire, sous l'oeil des Barbares, des familles eparpillees et presque detruites se plaisent a resserrer leurs liens. Mais il faut avouer que voila une parente bien lointaine. Pour un cote de moi qui peut-etre satisferait le Giotto, combien qui l'etonneraient extremement! Dans sa chapelle, en meme temps que je baille un peu, ma loyaute est a la gene. * * * * * Trois heures apres, a Venise, j'etudiais les Veronese; leur force me rafraichissait. Ils m'attiraient, m'elevaient vers eux, mais m'intimidaient. La encore je me sens un etranger; mes hesitations, toute ma subtilite mesquine doivent les remplir de piete. Pas plus qu'avec les Giotto, je n'ai merite de vivre avec les Veronese. Dans le siecle et dans mes combats de Saint-Germain, je n'ai fait voir que cet etat exprime par les Botticelli: tristesse tortueuse, mecontentement, toute la bouderie des faibles et des plus distingues en face de la vie. Mais d'etre tel, je ne me satisfais pas. Je suis venu a Venise pour m'accroitre et pour me creer heureux. Voici cet instant arrive. Ce soir-la, quand, tonifie de grand air et restaure par un parfait chocolat, j'atteignis l'heure ou le soleil couchant met au loin, sur la mer, une limpidite merveilleuse, ma puissance de sentir s'elargit. Des instincts tres vagues qui, depuis quelques mois montaient du fond de mon Etre, se systematiserent. Chaque parcelle de mon ame fut fortifiee, transformee. Une tache immense et pale couvrait l'univers devant moi, brillantee sur la mer, rosee sur les maisons; le ciel presque incolore s'accentuait au couchant jusqu'a la rougeur enorme du soleil decline. Et toute cette teinte lavee semblait s'etre adoucie, pour que je passe aisement aborder la beaute instructive de Venise et que rien ne m'en blessat: mousse sucree du champagne qu'on fait boire aux anemiques. La seule image d'effort que j'y vis, c'etait sur l'eau un gondelier se detachant en noir avec une nettete extreme, presque risible. D'un rythme lent, tres precis, il faisait son travail, qui est simplement de deplacer un peu d'eau pour promener un homme qui dort. Et devant ce bonheur orne, je sentis bien que j'etais vaincu par Venise. Au contact de la loi que sa beaute revele, la loi que je servais faillit. J'eus le courage de me renoncer. Mon contentement systematique fit place a une sympathie aisee, facile, pour tout ce qui est moi-meme. Hier je compliquais ma misere, je reprouvais des parties de mon etre: j'entretenais sur mes levres le sourire dedaigneux des Botticelli, et chaque jour, par mes subtilites, je me dessechais. Desormais convaincu que Venise a tire de soi une vision de l'univers analogue et superieure a celle que j'edifiais si peniblement, je pretends me guider sur le developpement de Venise. Au lieu de replier ma sensibilite et de lamenter ce qui me deplait en moi, j'ordonnerai avec les meilleures beautes de Venise un reve de vie heureuse pour le contempler et m'y conformer. * * * * * I VENISE SA BEAUTE DU DEHORS Des lors je passai mes jours, dans des palais deserts, a lire les annales magnifiques et confuses de la Republique,--dans les musees et les eglises ecrasees d'or, a controler les catalogues,--sur la rive des Schiavoni, a louer la mer, le soleil et l'air pur qui egayent mes vingt-cinq ans,--et sur les petits ponts imprevus, je m'attristais longuement des canaux immobiles entre des murs ecussonnes. * * * * * Apres trois semaines, quand mes nerfs furent moins sensibles a cette delicate cite, je brusquai mon regime jusqu'alors regle par Baedeker, et quittant la Piazza, ou parmi des etrangers choquants on lit les journaux francais, je me confinai dans une Venise plus venitienne. J'habitai les Fondamenta Bragadin; cela me plut, car Bragadin est un doge qui, par grandeur d'ame, consentit a etre ecorche vif, et parfois je songe que je me suis fait un sort analogue. Je voudrais transcrire quelques tableaux tres brefs des sensations les plus joyeuses que je connus au hasard de ces premieres curiosites; mais il eut fallu les esquisser sur l'instant. Je ne puis m'alleger de mes imaginations habituelles et retrouver ces moments de bonheur aile. C'est en vain que pendant des semaines, aupres de ma table de travail, j'ai attendu la veine heureuse qui me ferait souvenir. Je vois une matinee a Saint-Marc, ou j'etais assis sur des marbres antiques et frais, tandis qu'un bon chien (musele) allongeait sur mes genoux sa vieille tete de serpent honnete. Et l'un et l'autre nous regardions, avec une parfaite volupte, le faste et la seduction realises tout autour de nous.--Ah! Simon, comme la raideur anglaise serait miserable dans cette vegetation divine! Je vois un jour le soleil que je m'etendis sur un banc de marbre, au ras de la mer: alors je compris qu'un miserable mendiant n'est pas necessairement un malheureux, et que pour eux aussi l'univers a sa beaute. Je vois au quai des Schiavoni le vapeur du Lido, charge de misses froides et de touristes aux gestes agacants. Une barque sous le plein soleil s'approche. Une fille de dix-sept ans, debout, avec aisance y chantait une chanson, eclatante comme ces vagues qui nous brulaient les yeux. Venise, l'atmosphere bleue et or, l'Adriatique qui fuit en s'attristant et cette voix nerveuse vers le ciel faisaient si cruellement ressortir la morne hebetude de ces marchands sans ame que je benis l'ordre des choses de m'avoir distingue de ces hommes dont je portais le costume. * * * * * Cependant j'attendais avec impatience le jour ou j'aurais tout regarde, non pour ne plus rien voir, mais pour fermer les yeux et pour faire des pensees enfin avec ces choses que j'avais tant frolees. La beaute du dehors jamais ne m'emut vraiment. Les plus beaux spectacles ne me sont que des tableaux psychologiques. Je dirai que, parmi ces delices sensuelles, jamais je n'oubliai l'heure qu'il etait. Aux meilleurs detours de cette ville abondante et toujours imprevue, jamais je ne perdis l'impression qui fait mon angoisse: le sens du provisoire. Mais qu'on me laisse decrire l'ordre de mes associations d'idees, tandis qu'en ce jardin de chefs-d'oeuvre j'errais, mal sensible a la prodigalite des essais du genie venitien et soucieux uniquement d'absolu. Je prends un exemple au hasard: vers le crepuscule, debouchant de mon canal Bragadin sur les Fondamenta Zattere, soudain je voyais le soleil comme une bete enorme flamboyer au versant d'un ciel delicat, par-dessus une mer indifferente a cette brutalite, toute elegante et de tendresse vaporeuse. Alors, avec un haut-le-corps, je m'exclamais et je gesticulais. Puis aussitot: "Quoi donc! es-tu certain que cela t'interesse?" Mais en meme temps: "Saisissons l'occasion, me disais-je, pour pousser jusqu'a l'extremite des Zattere (un kilometre le long d'un bras de mer canalise, sur un quai largement dalle). Je suis certainement en face d'un des plus beaux paysages du monde.... Et puis, mon diner retarde de vingt minutes, la soiree me sera moins longue.... Ah! ces soirees, toutes ces journees de la vie exterieure!... Et s'il pleuvait, j'aurais un frisson d'humidite, la table du restaurant me serait lugubre et, l'ayant quittee, il me faudrait rentrer immediatement dans un chez moi meuble de malaise, ou m'enfermer dans un cafe qui me congestionne!" Ce choeur des pensees qui m'emplissaient fait voir que les plus voluptueux decors ne peuvent imposer silence a mes sensibilites mesquines. La grace de Venise qui me penetrait ne pouvait etouffer les protestations dont mon etre naquit gonfle. Il fallait que l'ame de cette ville se fondit avec mon ame dans quelqu'une de ces meditations confuses dont parfois mon isolement s'embellit. * * * * * II VENISE SA BEAUTE INTERIEURE, SA LOI QUI ME PENETRE Heureux les yeux qui, fermes aux choses exterieures, ne contemplent plus que les interieures Enfin, je connus Venise. Je possedais tous mes documents pour degager la loi de cette cite et m'y conformer. Le long des canaux, sous le soleil du milieu du jour, je promenais avec maussaderie une dyspepsie que stimulait encore l'air de la mer. (On est trop dispose a oublier que Venise, avec sa langueur et ses perpetuelles tasses de cafe, est legerement malsaine.) Les photographies inevitables des vitrines avaient fait banales les plus belles images des cloitres et des musees. Seule, la tristesse de mon restaurant solitaire m'emouvait encore pour la beaute de la Venise du dehors, tandis que la nuit, descendant d'un ciel au coloris pali, ennoblissait d'une agonie romanesque l'Adriatique. Et si ce declin du jour me toucha plus longtemps qu'aucun instant de cette ville, c'est qu'il est le point de jonction entre ma sensibilite anemique et la vigueur venitienne. Des lors, je ne quittai plus mon appartement, ou, sans phrases, un enfant m'apportait des repas sommaires. Vetu d'etoffes faciles, dedaigneux de tous soins de toilette, mais seulement poudre de poudre insecticide, je demeurais le jour et la nuit parmi mes cigares, etendu sur mon vaste lit. J'avais enfin divorce avec ma guenille, avec celle qui doit mourir. Ma chambre etait fraiche et d'aspect amical. Ignorant du bruyant appel des horloges obstinees, je m'occupai seulement a regarder en moi-meme, que venaient de remuer tant de beaux spectacles. Je profitais de l'ennui que je m'etais donne a vivre en proie aux ciceroni, tete nue, parmi les edifices remarquables. Mes souvenirs, rapidement deformes par mon instinct, me presenterent une Venise qui n'existe nulle part. Aux attraits que cette noble cite offre a tous les passants, je substituai machinalement une beaute plus sure de me plaire, une beaute selon moi-meme. Ses splendeurs tangibles, je les poussai jusqu'a l'impalpable beaute des idees, car les formes les plus parfaites ne sont que des symboles pour ma curiosite d'ideologue. Et cette cite abstraite, batie pour mon usage personnel, se deroulait devant mes yeux clos, hors du temps et de l'espace. Je la voyais necessaire comme une Loi; chaine d'idees dont le premier anneau est l'idee de Dieu. Cette synthese, dont j'etais l'artisan, me fit paraitre bien mesquine la Venise bornee ou se rejouissent les artistes et les touristes. * * * * * Qu'on ne saurait gouter que Dieu seul, et qu'on le goute en toutes choses, quand on l'aime veritablement. Je le dis, un instant des choses, si beau qu'on l'imagine, ne saurait guere m'interesser. Mon orgueil, ma plenitude, c'est de les concevoir sous la forme d'eternite. Mon etre m'enchante, quand je l'entrevois echelonne sur les siecles, se developpant a travers une longue suite de corps. Mais dans mes jours de secheresse, si je crois qu'il naquit il y a vingt-cinq ans, avec ce corps que je suis et qui mourra dans trente ans, je n'en ai que du degout. Oui, une partie de mon ame, toute celle qui n'est pas attachee au monde exterieur, a vecu de longs siecles avant de s'etablir en moi. Autrement, serait-il possible qu'elle fut ornee comme je la vois! Elle a si peu progresse, depuis vingt-cinq ans que je peine a l'embellir! J'en conclus que, pour l'amener au degre ou je la trouvai des ma naissance, il a fallu une infinite de vies. L'ame qui habite aujourd'hui en moi est faite de parcelles qui survecurent a des milliers de morts; et cette somme, grossie du meilleur de moi-meme, me survivra en perdant mon souvenir. Je ne suis qu'un instant d'un long developpement de mon Etre; de meme la Venise de cette epoque n'est qu'un instant de l'Ame venitienne. Mon Etre et l'Etre venitien sont illimites. Grace a ma clairvoyance, je puis reconstituer une partie de leurs developpements; mais mon horizon est borne par ma faiblesse: jamais je n'atteindrai jusqu'au bonheur parfait de contempler Dieu, de connaitre le Principe qui contient et qui necessite tout. Que j'entrevoie une partie de ce qui est ou du moins de ce qui parait etre, cela deja est bien beau. Cette satisfaction me fut donnee, quand je contemplai dans l'ame de Venise, mon Etre agrandi et plus proche de Dieu. * * * * * L'Etre de Venise. Cette qualite d'emotion, qui est constante dans Venise et dont chacun des details de cette nation porte l'empreinte, seules la percoivent pleinement les ames douees d'une sensibilite parente. Ce caractere mysterieux, que je nomme l'ame de tout groupe d'humanite et qui varie avec chacun d'eux, on l'obtient en eliminant mille traits mesquins, ou s'embarrasse le vulgaire. Et cette elimination, cette abstraction se font sans reflexion, mecaniquement, par la repetition des memes impressions dans un esprit soucieux de communier directement avec tous les aspects et toutes les epoques d'une civilisation. * * * * * Mon Etre. De meme, quand ma pensee se promene en moi, parmi mille banalites qui semblaient tout d'abord importantes, elle distingue jusqu'a en etre frappee des traits a demi effaces; et bientot une image demeure fixee dans mon imagination. Et cette image, c'est moi-meme, mais moi plus noble que dans l'ordinaire; c'est l'essentiel de mon Etre, non pas de ce que je parais en 89, mais de tout ce developpement a travers les generations dont je vis aujourd'hui un instant. * * * * * Description de ce type qui reunit, en les resumant, les caracteres du developpement de mon Etre et de l'Etre de Venise. Je l'avais pressenti quand je feuilletais des guides Baedeker, le soir de notre separation a Saint-Germain: cette image de mon Etre et cette image de l'Etre de Venise, obtenues par une inconsciente abstraction, concordent en de nombreux points. En les superposant, par une sorte d'addition legerement confuse, j'obtins une image infiniment noble ou je me mirai avec delice dans ma chambre solitaire et fraiche. Fragment bien petit encore de l'Etre infini de Dieu! mais le plus beau resultat que j'eusse atteint depuis mon voeu de Jersey. Voici donc que je contemplais mes emotions! Et non plus des emotions toujours inquietes et sans lien, mais systematisees, poussees jusqu'a la fleur qu'elles pressentaient. Hier, je les analysais avec tristesse; aujourd'hui, par un effort de comprehension, de bonte, je les assemble et je les divinise. Je m'accouche de tous les possibles qui se tourmentaient en moi. Je dresse devant moi mon type. * * * * * Durant quelques semaines, couche sur mon vaste lit des Fondamenta Bragadin, ou, plus reellement, vivant dans l'eternel, je fus ravi a tout ce qu'il y a de bas en moi et autour de moi: je fus soustrait aux Barbares. Meme je ne les connaissais plus. Ayant ete au milieu d'eux l'esprit souffrant, puis a l'ecart l'esprit militant, par ma methode je devenais l'esprit triomphant. Ici se refugierent des rois dans l'abandon, et des princes de l'esprit dans le marasme. Venise est douce a toutes les imperiosites abattues. Par ce sentiment special qui fait que nous portons plus haut la tete sous un ciel pur et devant des chefs-d'oeuvre elances, elle console nos chagrins et releve notre jugement sur nous-memes. J'ai apporte a Venise tous les dieux trouves un a un dans les couches diverses de ma conscience. Ils etaient epars en moi, tels qu'au soir de mon abattement d'Haroue; je l'ai priee de les concilier et de leur donner du style. Et tandis que je contemplais sa beaute, j'ai senti ma force qui, sans s'accroitre d'elements nouveaux, prenait une merveilleuse intensite. * * * * * Venise, me disais-je, fut batie sur les lagunes par un groupe d'hommes jaloux de leur independance; cette fierte d'etre libre, elle la conserva toujours; sa politique, ses moeurs, ses arts jamais ne subirent les etrangers.--Ainsi le premier trait de ma vie intellectuelle est de fuir les Barbares, les etrangers; et le perpetuel ressort de ma vertu, c'est que je me veux homme libre. Venise, pour avoir ete heroique contre les etrangers, amassa dans l'ame de ses citoyens les plus beaux desinteressements.--Ainsi, je fus toujours emu d'une sorte de generosite naturelle, je hais l'hypocrisie des austeres, l'etroitesse des fanatiques et toutes les banalites de la majorite. Toutefois j'avoue ne pas conserver souvenir des luttes qu'en d'autres corps, jadis, mon Etre a du soutenir pour acquerir ces vertus. Venise, qui jusqu'alors luttait pour exister, ne se forme une vision personnelle de l'univers que sous une legere atteinte de douceur mystique: Memling, venu d'Allemagne, fait naitre Jean Bellin.--De meme, c'est par ce besoin de protection que connurent toutes les enfances mortifiees, et par l'enseignement metaphysique d'outre-Rhin, que je fus eveille a me faire des choses une idee personnelle. A douze ans, dans la chapelle de mon college, je lisais avec acharnement les psaumes de la Penitence, pour tromper mon ecoeurement; et plus tard, dans l'intrigue de Paris, le soir, je me suis libere de moi-meme parmi les ivresses confuses de Fichte et dans l'orgueil un peu sec de Spinoza. Si fievreux et changeant que je paraisse, la vision saine que se faisait de l'univers le Titien ne contrarie pas l'analogie de mon Etre et de l'Etre de Venise.--Il est clair que jamais je n'atteignis la paix qu'on lui voit, mais c'est pour y parvenir que toujours je m'agitai. Si je suis inquiet sans treve, c'est parce que j'ai en moi la notion obscure ou le regret de cette serenite. Ma febrilite actuelle n'est sans doute qu'un secret instinct de mon Etre, qui se souvient d'avoir possede, entrevu ces heures fortes et paisibles marquees a Venise par Titien. Rien au plus intime de moi ne repond au genie violent de Tintoret. Mon systeme n'en est pas deconcerte. Aussi bien, dans cette republique magnifique et souriante, ce fanatique sombre garde une allure a part, que n'expliquent ni les arts ni les moeurs de son temps. Le Tintoret est a Venise un accident, un a cote. C'est avec Veronese, si noble, si aise, que la vraie Venise se developpait alors. Mon Etre se souvient sans effort d'avoir connu l'instant de dignite, de bonte et de puissance que Veronese signifie. Alors pour moi (mais dans quel corps habitai-je?) la vie etait une fete; et bien loin de m'absorber, comme je le fais, dans l'amour de mes plaies, je poussai toute ma force vers le bonheur. Veronese cependant m'intimide. Plus qu'un ami il m'est un maitre; je lui cache quelques-uns de mes sourires.--Mon camarade, mon vrai Moi, c'est Tiepolo. _Tiepolo_ Celui-la, Tiepolo, est la conscience de Venise. En lui l'Ame venitienne qui s'etait accrue instinctivement avec les Jean Bellin, les Titien, les Veronese s'arreta de creer; elle se contempla et se connut. Deja Veronese avait la fierte de celui qui sent sa force; Tiepolo ne se contente plus de cet orgueil instinctif, il sait le detail de ses merites, il les etale, il en fait tapage.--Comme moi aujourd'hui, Tiepolo est un analyste, un analyste qui joue du tresor des vertus heritees de ses ancetres. Je ne me suis dote d'aucune force nouvelle, mais a celles que mon Etre s'etait acquises dans des existences anterieures j'ai donne une intensite differente. De sensibilites instinctives, j'ai fait des sensibilites reflechies. Mes visions du monde m'ont ete amassees par mon Etre dans chacune de ses transformations; superposees dans ma conscience, elles s'obscurcissaient les unes les autres: si je n'y puis rien ajouter, du moins je sais que je les possede. Cette clairvoyance et cette impuissance ne vont pas sans tristesse. Ainsi s'explique la melancolie que nous faisons voir, Tiepolo et moi, ainsi que les siecles dilettanti qui, seuls, nous pourraient faire une atmosphere convenable. L'energie de notre Etre, epuisee par les efforts de jadis, n'atteint qu'a donner a notre tristesse une sorte de fantaisie trop imprevue, parfois une ardeur choquante. Ces plafonds de Venise qui nous montrent l'ame de Gianbatista Tiepolo, quel tapage eclatant et melancolique! Il s'y souvient du Titien, du Tintoret, du Veronese; il en fait ostentation: grandes draperies, raccourcis tapageurs, fetes, soies et sourires! quel feu, quelle abondance, quelle verve mobile! Tout le peuple des createurs de jadis, il le repete a satiete, l'embrouille, lui donne la fievre, le met en lambeaux, a force de frissons! mais il l'inonde de lumiere. C'est la son oeuvre, debordante de souvenirs fragmentaires, pele-mele de toutes les ecoles, heurtee, sans frein ni convenance, dites-vous, mais ou l'harmonie nait d'une incomparable vibration lumineuse.--Ainsi mon unite est faite de toute la clarte que je porte parmi tant de visions accumulees en moi. Tiepolo est le centre conscient de sa race. En lui, comme en moi, toute une race aboutit. Il ne cree pas la beaute, mais il fait voir infiniment d'esprit, d'ingeniosite; c'est la conscience la plus ornee qu'on puisse imaginer, et chez lui la force, depouillee de sa premiere energie, invente une grace ignoree des sectaires. Ah! ces airs de tete, ces attitudes, ces pretentions, cet elan charmant et qui sans cesse se brise! Ce qu'il aime avant tout, c'est la lumiere; il en inonde ses tableaux; les contours se perdent, seules restent des taches colorees qui se penetrent et se fondent divinement.--Ainsi, j'ai perdu le souvenir des anecdotes qui concernaient mes diverses emotions, et seule demeure, au fond de moi, ma sensibilite qui prend, selon ses hauts et ses bas, des teintes plus ou moins vives. Ciel, drapeaux, marbres, livres, adolescents, tout ce que peint Tiepolo est eraille, fripe, devore par sa fievre et par un torrent de lumiere, ainsi que sont mes images interieures que je m'enerve a eclairer durant mes longues solitudes. Dans une suite de _Caprices_, livres d'eaux-fortes pour ses sensations au jour le jour, Tiepolo nous a dit toute sa melancolie. Il etait trop sceptique pour pousser a l'amertume. Ses conceptions ont cette lassitude qui suit les grandes voluptes et que leur preferent les epicuriens delicats. Il sentait une fatigue confuse des efforts heroiques de ses peres, et tout en gardant la noble attitude qu'ils lui avaient lentement formee par leur gloire, il en souriait. Les _Caprices_ de Tiepolo sont des recueils heroiques, ou toutes les ames de Venise sont reunies; mais tant de siecles se resumant en figures symboliques, ce sourire inavoue, cette melancolie dans l'opulence sont d'un scepticisme trop delicat pour la masse des hommes. Un homme trop clairvoyant parait enigmatique. On traite volontiers d'obscur ce qu'on ne comprend pas; cela est vrai grammaticalement, mais il appartient au poete de faire sentir ce qui ne peut etre compris. Tiepolo contemple en soi toute sa race. Que parmi des guerriers pensifs, une jeune fille agite un drapeau! A cette page de Tiepolo, je m'arrete; j'ai reconnu son ame, la mienne! Ah! celui-la, comment s'etonner si je le prefere a tout autre? * * * * * Apres Tiepolo, Venise n'avait plus qu'a dresser son catalogue. Aujourd'hui, elle est toute a se fouiller, a mettre en valeur chacune de ses epoques; ce sont des dispositions mortuaires. Et moi qui suis Tiepolo, et qui, replie sur moi-meme, ne sais plus que repandre la lumiere dans ma conscience, combiner les vertus que j'y trouve, et me mecaniser, j'approche de cette derniere periode. Quand ce corps ou je vis sera disparu, mon Etre dans une nouvelle etape ne vaudra que pour classer froidement toutes les emotions que le long des siecles il a creees. Moi fils par l'esprit des hommes de desirs, je n'engendrerai qu'un froid critique ou un bibliothecaire. Celui-la dressera methodiquement le catalogue de mon developpement, que j'entrevois deja, mais ou je mele trop de sensibilite. Puis la serie sera terminee. Ainsi, dans cet effort, le plus heureux, que j'ai fourni depuis la journee de Jersey, je contemplai le detail et le developpement de cette suite d'idees qu'est mon Moi. Admirables et fievreuses journees des Fondamenta Bragadin! Au contact de Venise delivre pour un instant de l'inquietude de mes sens, je pus me satisfaire du spectacle de tous mes caracteres divinises en un seul type de gloire! Grace a mes lentes analyses, l'avenir devenait pour mon intelligence une conception nette! J'entrevis que l'effort de tous mes instincts aboutissait a la pleine conscience de moi-meme, et qu'ainsi je deviendrais Dieu, si un temps infini etait donne a mon Etre, pour qu'il tentat toutes les experiences ou m'incitent mes melancolies. Des lors que m'importe si les siecles et l'energie font defaut a cette tache! j'ai tout l'orgueil du succes quand j'en ai trace les lois. C'est posseder une chose que s'en faire une idee tres nette, tres precise. * * * * * Vers cette epoque, un soir que je mangeais au restaurant, un jeune Anglais, jadis rencontre a Londres, vint s'asseoir a ma table. Je causai avec un peu de fievre, explicable chez un solitaire qui depuis deux mois n'avait fait que songer. La conversation se rapprocha tres vite de mes meditations familieres, et vers dix heures ce jeune homme me disait: "Je compte que j'ai lieu d'etre heureux: mon pere a beaucoup travaille; il m'a mis a Eton, ou je me suis fait des amis nombreux qui me seront utiles dans la vie." Cette satisfaction ainsi motivee me fit toucher l'ecart qui grandit chaque jour entre moi et le commun des honnetes gens. * * * * * III JE SUIS SATURE DE VENISE Gregoire XI: "C'est ici que mon ame trouve son repos dans l'etude et la contemplation des belles choses." Sainte Catherine de Sienne: "Pour accomplir votre devoir, tres Saint-Pere, et suivant la volonte de Dieu, vous fermerez les portes de ce beau palais, et vous prendrez la route de Rome, ou les difficultes et la malaria vous attendent en echange des delices d'Avignon." Au degre ou j'etais parvenu, je ne ressentais plus ces violents mouvements qui sont ce que j'aime et desire. J'etais sature de cette ville, qui des lors n'agissait plus sur moi; je glissais peu a peu dans la torpeur. L'homme est un ensemble infiniment complique: dans le bonheur le mieux epure nous nous diminuons. Je jugeai opportun de me vivifier par la souffrance et dans l'humiliation, qui seules peuvent me rendre un sentiment exquis de l'amour de Dieu. Nulle part je ne pouvais mieux trouver qu'a Paris. (Il est juste d'ajouter qu'a ces nobles motifs se joignait un desir d'agitation: desir mediocre, mais apres tout n'est-ce pas un synonyme interessant de mes beaux appetits d'ideal. Il faut que je respecte tout ce qui est en moi; il ne convient pas que rien avorte. Or ma sante s'etait fort consolidee, et des parties de moi-meme s'eveillant peu a peu, ne se satisfaisaient pas de la vie de Venise.) Pour me maintenir dans l'Eglise Triomphante, il faut sans cesse que je merite, il faut que j'ennoblisse les parties de peche qui subsistent probablement en moi. Je ne les connaitrai que dans la vie; j'y retourne. * * * * * LIVRE QUATRIEME EXCURSION DANS LA VIE * * * * * CHAPITRE XI UNE ANECDOTE D'AMOUR I J'AMASSE DES DOCUMENTS Pale comme sa chemise. Le huitieme jour de mon arrivee a Paris, quand la petite emotion de retrouver d'anciennes connaissances et de me composer selon l'echelle sociale et le caractere des gens que je rencontre, m'eut secoue une centaine de fois, mes nerfs se monterent et je trouvai l'emotion vulgaire que je venais chercher. C'etait la petite fille d'une actrice, jadis fameuse par son esprit et la loyaute de ses amities. Jolie fille, jeune, menee uniquement par son imagination, un peu pretentieuse d'allure et de ton, mais incapable d'un geste qui ne fut pas gracieux, elle m'emut. Je m'apercus de mon sentiment au soin que je pris de ne pas m'avouer qu'elle ne possedait que des idees acquises et, pour son propre fonds, de la vanite. D'ailleurs, je lui vis le genre de sourire que je prefere, imprevu, fait de coquetterie et de bonte. Quelque chose de hache dans mes discours, une apparence de franchise qui est faite de desir de plaire et d'indifference a l'opinion, voila les caracteres qui lui plurent tout d'abord en la deroutant. * * * * * C'est une legere tristesse de constater, chez un objet de vingt ans qu'on affectionne, la science de dominer les hommes par un melange de pudeur et de caresses, quand on reflechit aux experiences qui la lui acquirent. Elle usa d'un jeu de passion brisee, puis reprise, qui est le plus convenable pour m'emouvoir. Quand je me depitais, elle ne faisait que rire, ne voulant pas croire que je pusse tenir a elle. Si elle m'avait promis de bonne grace et des le debut du diner ce dont je la pressais a la fin de la soiree, peut-etre en aurais-je baille. Car allumer une derniere cigarette,--attendre dans un fauteuil l'instant de la voir jolie, fraiche d'une toilette simplifiee, et complaisante avec de beaux cheveux et des yeux tendres,--ne plus me disperser dans mille soucis mais me reunir dans une action vive,--toutes ces fines emotions, les soirs que, me serrant la main, elle ne me laissait pas descendre de la voiture qui la reconduisait, je m'enervais a les evoquer et a croire que, la veille, je les avais goutees chez elle. Mais en verite j'y etais demeure fort insensible. Seule nous emeut la beaute que nous ne pouvons toucher. Cette atmosphere de sensualite delicate dont mon regret emplissait sa chambre, je la composais par le procede de l'abstraction, malhonnete au cas particulier. En realite, les traits seduisants que j'assemble autour de son baiser ne furent jamais reunis; cette heure-la au contraire est faite de mille details oiseux et parfois choquants. D'ailleurs, ces minutes offriraient-elles tout ce plaisir dont ma fievre contrariee les embellit, elles ne me seraient nullement indispensables; et si trois soirs de suite, je me couchais vers les onze heures, ayant pris a intervalles egaux trois paquets, trente centigrammes de quinine, mon gout se dissiperait. * * * * * Je m'etais propose pour mes fins ideales de prendre la quelque chagrin, un peu d'amertume qui me restituat le desir de Dieu. Des les premiers jours de cet essai, j'appliquai ma methode avec plus d'entrain que dans aucun de mes enthousiasmes precedents. Il s'agissait comme toujours de resumer dans une passion ardente le vague desir, qui sans treve tourbillonne en moi, de realiser l'unite de mon Etre. Sur ce terrain nouveau je fis une moisson abondante d'analyses, car apres le cloitre et Venise mes yeux etaient neufs pour Paris. En moi grandit avec rapidite, conformement a mon role, cet appetit de se detruire, cette hate de se plonger corps et ame dans un manque de bon sens, cette sorte de haine de soi-meme qui constituent la passion! Ah! l'attrait de l'irreparable, ou toujours je voulus trouver un perpetuel repos: au cloitre, quand je me vouai a l'imitation de mes saints,--au soir d'Haroue, quand je me fis une belle melancolie de l'avortement de ma race,--sur les canaux eclatants de Venise, quand je m'exaltais des magnificences de cette ville a qui j'avais l'esprit lie! C'est encore ce morne irreparable que ma fievre cherche a Paris, tandis que je veux me remettre tout entier entre des mains ornees de trop de bagues! Je sais pourtant que je suis une somme infinie d'energies en puissance, et que pour moi il n'est pas de stabilite possible. Je le sais au point que, sur cet axiome, j'ai fonde ma methode de vie, qui est de sentir et d'analyser sans treve. * * * * * Pour aiguillonner ma sensibilite et la pousser dans cette voie d'amour que j'experimente, j'ai trouve cinq a six traits d'un effet sur. 1 deg. Se representer l'Objet, de chair delicate et de gestes caressants, aux bras d'un homme brutal, et pamee de cette brutalite meme, embellissant ses yeux de miserables larmes de volupte, qu'elle n'eut du verser que sainte et honorant Dieu a mes cotes. Cette trahison des sens, cette defaite de la femme, si faible contre les exigences de ses vingt ans, fournissait un theme abondant et monotone a mes entretiens du soir avec l'Objet. L'Objet surpris, choque, puis fatigue par mon insistance, m'avoua diverses circonstances ou elle avait goute violemment ces affreux entrainements. Je l'ecoutais en silence, rempli d'amertume et de trouble, tandis que, s'animant, elle mettait a ses aveux un vilain amour-propre. Cependant, vierge et intimidee, elle ne m'eut inspire qu'une sorte de pitie, ennemie de toute passion. 2 deg. Se representer qu'ayant fait le bonheur de beaucoup d'indifferents qui tous l'abimeront un peu, elle deviendra vieille et dedaignee, sans revanche possible. M'abandonnant a une bonte triste et sensuelle, je souffrais de cette fatalite ou son beau corps engrene etait chaque jour froisse, et m'appuyant contre cette pauvre amie, je me faisais ainsi une melancolie facile qui m'enervait delicieusement, mais ou elle ne voyait durant nos soirs d'automne que de longs silences insupportables. Une singuliere contradiction de sentiment sans treve tournoie en moi comme une double priere. Je m'irritai toujours du mepris qu'affectent les ames vulgaires pour les creatures qui consacrent leur jeune beaute et leur fantaisie a servir la volupte. Leur corps si souple, leur sourire de petit animal et toutes leurs fossettes, quand elles les livrent au passant emu, c'est qu'elles sont agitees du meme dieu, dieu d'orgueil et de generosite, qui fait les analystes. Les analystes prient l'inconnu qu'il veuille etre leur ami, et rejetant toute pudeur, ils le provoquent a connaitre leur ame et a en jouir. Les uns et les autres sont victimes d'une fatalite, car ils naquirent charges d'attraits singuliers. J'aime l'orgueil qui les pousse a reveler publiquement leur beaute. J'aime leur desinteressement qui leur fait dedaigner toutes ces petites preoccupations, groupees par le vulgaire sous le nom de dignite, et auxquelles Simon pretait de l'importance. J'aime leurs emportements qui m'aident a comprendre la mort; ils se hatent de faire leur tache et d'epanouir leurs vertus, car ils n'auront pas de fils, selon le sang, a qui les transmettre. Il faut qu'ils se gagnent des fils spirituels ou deposer le secret de leurs emotions. La frenesie des monographistes sinceres et celle de Cleopatre abandonnee dans les bras de Cesar, d'Antoine et de tant de soldats, n'eveillent aucune raillerie facile chez les esprits reflechis: de telles impudeurs transmettent, de generation en generation, les vertus d'exception. Ces femmes et ces penseurs ont sacrifie leur part de dignite vulgaire pour mettre une etincelle dans des ames sauvees de l'assoupissement. Cependant, et voila ma contradiction, je me desesperais que l'Objet fut telle. Seule son infame ingeniosite m'interessait a elle, et je la lui reprochais, me plaisant a lui detailler tout haut, combien elle violait les lois ordinaires de la nature et de la bienseance. Amoureuse d'absurde, autant que je le suis, et vaniteuse, elle prenait un gout tres vif a mes irritations. Nous en plaisantions l'un et l'autre, mais parfois j'etais presque brutal, et parfois encore j'etais pres de regretter qu'elle fut un objet irreparablement gate. Mais sans treve, au fond de moi, quelqu'un riait disant: "Ah! l'insignifiante parade! Ah! que ces choses me seraient indifferentes, s'il me plaisait d'en detourner mon regard!" * * * * * De telles experiences, menees avec trop de zele, presentent quelque danger. C'est le jeu un peu febrile du pauvre enfant qui, par un jour de pluie, assis dans un coin de la chambre, examine son jouet au risque de le casser,--non loin des grandes personnes qui sont, en toutes circonstances, un chatiment imminent. * * * * * Elle avait de la generosite de coeur, et, malgre sa vanite, un convenable bohemianisme. Autrement son sourire m'aurait-il arrete? Deux ou trois fois, dans notre jeu sentimental, nous nous sommes touches a fond, et soudain presque sinceres, nous cessions notre intrigue pour vouloir nous aimer bonnement. Nous aurions pu gouter, a l'ecart, quelques semaines de vrai satisfaction. Mais quoi! tant de sentiments delicats, que j'ai acquis par de longs efforts methodiques, des lors me devenaient inutiles! Pouvais-je accepter de me reduire a la petite sensibilite sensuelle de ma vingtieme annee! Renier, pour la premiere fois, la journee de Jersey! * * * * * Quelque irraisonnable que cela fut, tels etaient ses yeux cercles de fatigue charmante, quand elle se soulevait d'entre mes bras, que je cedais a mon gout pour cet objet, plus qu'il n'etait marque dans mon programme.... Ce genre d'emotions est assez connu pour que je n'en fournisse pas la description. * * * * * Dans ce desarroi de mon systeme, a defaut de ma volonte, quelques gestes dont j'avais pris l'habitude toute machinale me sauverent. Cela est louable, mais je ne puis m'en glorifier: en realite j'etais desarme; ses mains fievreuses avaient force le tabernacle de mon vrai Moi. Tandis qu'interieurement j'etais profane, je parus encore servir avec orgueil mon Dieu. Ce fut une supreme journee. Comme moi, elle etait a limite. De decouragement, soudain, elle abandonna la partie; elle m'avait vaincu, et ne le sut jamais. Mais n'est-ce pas aussi que je la fatiguais par la monotonie de mes propos? Mon egotisme, outre qu'il est peu seduisant, ne se renouvelle guere.--Ou bien fut-elle decidee par des choses de la vulgaire realite? J'ai peut-etre un dedain excessif des necessites de la vie.... Toutes les inductions sont permises, mais hasardeuses, sur ces rapports d'homme a femme. Frequemment, pour me procurer de l'amertume, j'ai reflechi sur mon cas, et les hypotheses les plus diverses m'ont tour a tour satisfait, selon les heures de la journee: j'ai le reveil degoute, l'apres-diner indulgent et un peu brutal, la soiree fievreuse et qui grossit tout. Le fait, c'est qu'elle fut inexacte jusqu'a l'impolitesse pendant cinq jours, toujours gracieuse d'ailleurs, puis s'en alla n'importe ou avec une personne de mon sexe. Les femmes oscillent etrangement d'une complaisance maladive a la mechancete. J'en concus du degout, et, jugeant l'experience terminee, je partis pour le littoral mediterraneen. * * * * * II JE PROFITE DE MES EMOTIONS Cannes etait encore vide (octobre). Je promenais mon malaise au long de la plage eventee jusqu'a la Croisette, ou je demeurais immobile a regarder sur l'eau rien du tout, puis je repassais, avec la migraine, dans la grande rue, tres vexe de n'avoir pas envie de patisseries. Quelques promenades en voiture ne pouvaient remplir mes journees; j'avais specialement horreur des wagons, qui m'enfermaient trop etroitement dans ma pensee, et de Nice, ou je promenais mon ennui dans les cafes, en attendant l'heure du train pour Cannes. Jamais les apres-midi ne furent aussi grises qu'a cette epoque. Et quelles soirees, devant un grog! Il est bien facheux que je n'aie eu personne avec qui analyser, brins par brins, mon chagrin, pour le dessecher, puis le reduire en poussiere qu'on jette au vent. Voyez quel recul j'avais fait dans la voie des parfaits, puisque Simon, qui fut ma premiere etape, me redevenait necessaire. * * * * * Vous connaissez ces insomnies que nous fait une idee fixe, debout sur notre cerveau comme le genie de la Bastille, tandis que, nous enfoncant dans notre oreiller, nous nous supplions de ne penser a rien et nous recroquevillons dans un travail machinal, tel que de suivre le balancier de la pendule, de compter jusqu'a cent et autres betises insuffisantes. Soudain, a travers le voile de banalites qu'on lui oppose, l'idee reapparait, confuse, puis parfaitement nette. Et vaincu, nous essayons encore de lui echapper, en nous retournant dans nos draps. Enfin, je me levais, et par quelque lecture emouvante je cherchais a m'oublier. Tout me disait mon chagrin, au point que les romans de mes contemporains me parurent admirables. Ce n'etaient pas ses yeux, ni son sourire qui m'apparaissaient dans mes troubles; je ne m'attendrissais que sur moi-meme. J'imaginais le systeme de vie que j'aurais mene avec elle, et je me desesperais qu'une facon d'etre emu, que j'avais entrevue, me fut irremediablement fermee. Au resume, j'aurais voulu recommencer avec elle la solitude meditative que Simon et moi nous tentames. Retraite charmante! Ma methode, en etonnant l'Objet, m'eut paru rajeunie a moi-meme. Puis ces commerce d'idees avec des etres d'un autre sexe se compliquent de menues sensations qui meublent la vie. Ainsi, a etudier ce qui aurait pu etre, j'empirais ma triste situation. Et, pietinant ma chambre banale, je suppliais les semaines de passer. Il est evident que ca ne durera pas, mais les minutes en paraissent si longues! J'ai connu une angoisse analogue sur le fauteuil renverse des dentistes, et pourtant l'univers, que je regardais desesperement par leurs vastes fenetres, ne me parut pas aussi decolore que je le vis, durant ces nuits detestables et ces apres-midi ou je me couchais vers les trois heures et m'endormais enfin, hypnotise par mon idee fixe, eclatante parmi le terne de toutes choses. Ah! les reveils, au soir tombe, les membres couverts de froid! Les repas, sans appetit, sous des lumieres brutales! Parfois meme il pleuvait. J'aurais du me mefier que l'air de la mer, precieux en ce qu'il pousse aux crises (cf. Jersey et Venise) m'etait dans l'espece detestable. * * * * * Seule, elle a pu me faire prendre quelque interet a la vie exterieure. Elle etait pour moi, habitue des grandes tentures nues, un petit joujou precieux, un bibelot vivant. Et comme son parfum brouillait avec mon sang toutes mes idees, je goutais des choses vulgaires, je cancanais un peu et j'etais fat a la promenade. * * * * * Les petits tableaux qui raniment le souvenir que je lui garde sont au reste fort rares. Elle ne m'a jamais rien dit de memorable, ni de touchant; c'est peut-etre que je ne l'ecoutais guere? L'ayant abordee avec le simple desir de me donner quelque amertume et de reprendre du ton, j'ai habille selon ma convenance et avec un art merveilleux le premier objet a qui j'ai plu. Elle n'est qu'un instinct dansant que je voulus adorer, pour le plaisir d'humilier mes pensees. Comme elle etait venue me surprendre, un matin de naguere, dans ma chambre d'hotel, elle me trouva appuye sur une malle, qui lisais l'_Imitation_. Je la priai d'entendre le chapitre si bref sur l'amour charnel. Elle m'assura que cela lui plaisait infiniment, et pour me le prouver elle riait. La societe de Simon a perverti en moi le sens de la sociabilite. Il est evident que j'ai ennuye au dela de tout l'Objet. Uniquement soucieux de me distraire, je ne songeais pas assez qu'elle etait un objet vivant. Ce jour ou, sur ma malle de voyageur, je pretendis l'instruire de l'instabilite des passions sensuelles, est l'instant ou je me crus le plus pres d'etre aime et d'aimer, mais comme il etait midi un quart, elle, avec une nettete d'analyse intime, que je n'atteignis jamais, se rendait compte qu'elle avait une grande faim. Un autre souvenir qui m'emeut dans l'exil de Cannes, c'est ce fiacre, a neuf heures du soir, qui nous emporta le long des boulevards immenses et tristes vers la gare de Lyon, ou l'on se bouscule confusement sous trop de lumieres. Je m'absentais pour deux jours, mais afin de dramatiser la situation et de me faire un peu mal aux nerfs, je lui dis la quitter pour deux mois. Ses larmes chaudes tombaient sur mes mains dans l'obscurite miserable. C'est ainsi qu'un peu apres, seul dans mon wagon, je goutai une petite melancolie et une petite fierte, ce qui fait une delicate sensualite. * * * * * A imaginer ce sentiment sincere de petite fille qu'elle eut pour moi, tandis qu'elle sanglotait de mon faux depart, je me desole de mon mauvais coeur, et une vision d'elle, tout embellie et affinee, s'impose a mon souvenir: figure si epuree que je n'eprouve plus qu'un regret violent et attendri de la savoir malheureuse. Elle est de la meme race que moi; si elle entrevoit ce qu'elle devrait etre et ce qu'elle est, combien elle souffre de ne pas vivre a mes cotes, pensant tout haut et se fortifiant de mes pensees! C'est ma faute, ma faute irreparable, de ne pas lui etre apparu tel que je suis reellement! Oh! ma constante hypocrisie! mon impuissance a demeler ce qui est convenable, parmi tant de charmantes facons d'etre, qui s'offrent a moi comme possibles en toutes occasions! Avec son joli corps, pame des hommes grossiers, que la voila miserable, elle, charmante comme une sainte paienne! Helas! pourquoi suis-je si vivement frappe du desordre qu'il y a dans les choses?... Ou pourquoi n'est-elle pas morte? La nuit, durant mes detestables lucidites, elle ne m'apparaitrait plus comme un bonheur possible et que je ne sais acquerir. Elle serait un cadavre doux et triste, une chose de paix. * * * * * Je lui ecrivis. Des lors je connus a chaque courrier l'angoisse, puis la secousse a briser mes genoux, quand le facteur si longtemps guette s'eloignait, sans une lettre pour moi qui sifflotais d'indifference affectee. Je n'eus plus le courage de penser a rien autre qu'a elle, qui peut-etre en ce moment riait. "Elle ne m'a pas ecrit,--me disais-je chaque matin avant de quitter mon lit,--faut-il en conclure qu'elle ne me repondra pas? Elle fut toujours detestable; son sans-gene d'aujourd'hui prouve-t-il que son amitie ait flechi?" Et, singulier amant, je cherchais les preuves d'indifference qu'elle m'avait donnees aux meilleurs jours, avec plus d'ardeur qu'un homme raisonnable ne se rappelle les preuves de tendresse. A cette epoque, le gout que je lui gardais prit des proportions vraiment curieuses. Vous connaissez ces inquietudes nerveuses qui, certains jours, nous tiraillent dans toutes les jointures, nous cassent les jambes a la hauteur des genoux, et nous reduisent enfin a un geste brusque, coup de pied dans les meubles ou assiettes cassees, en meme temps qu'elles nous font une idee claire des sensations du veritable epileptique. J'avais a l'imagination une angoisse analogue. Des l'aube, je lui telegraphiai a son ancienne adresse. Journee deplorable! A travers Cannes, perdue d'humidite, je ne cessais d'aller de l'hotel au telegraphe, ou les employes agaces me secouaient leurs tetes, et mon coeur s'arretait de battre, sans que mon attitude perdit rien de sa dignite. Le long de la plage, dans la grande rue, cette journee dont j'entendis sonner tous les quarts d'heure me brisa, tant mon espoir surchauffe a chaque seconde se venait butter contre l'impossible, de la secousse d'un express qui s'arrete brutalement.... Vers cinq heures, seul dans le salon humide de l'hotel, je n'avais encore rien recu; la totalite des choses me parut sinistre, puis je fus dement. Comme elle etait oubliee, la fille des premiers instants de cette aventure,--celle a qui je voulus bien preter un sourire doux et maniere! J'avais a propos d'elle concu un si violent desir d'etre heureux, j'y etais alle d'une telle chevauchee d'imagination qu'en me retournant, je me trouvais seul. De la meme maniere, sous le cloitre, mes saints,--a Venise, Venise,--et en amour, l'amante, se dissipaient pour me laisser manger du vide, face a face de mon desir. * * * * * Prendre l'express sur l'heure, retrouver a Paris, par l'obligeance des concierges, l'adresse de l'Objet, la reprendre, puisqu'elle est mobile et que je ne lui deplais pas, rien de plus simple mais il y faudrait quinze jours, et j'aime mieux croire que dans ce delai je serai gueri. Ce bonheur-la, pour me plaire, devrait m'etre donne tel que je l'imagine, et a l'heure meme ou je le desire. Quant a revivre les jours passes aupres d'elle, vraiment je m'en soucierais peu. Ce qui me desole, c'est la non-realisation de tout ce que j'ai entrevu en la prenant pour point de depart. Je considere avec affolement combien la vie est pleine de fragments de bonheur que je ne saurai jamais harmoniser, et d'indications vers rien du tout. Et puis, comment me consoler de cette ignominie qu'un element essentiel de ma felicite soit un objet d'entre les Barbares, quelque chose qui n'est pas Moi? * * * * * Un matin, toujours sans nouvelle, j'eus au moins la petite satisfaction d'avoir prevu des la veille, qu'il fallait laisser tout espoir. M'examinant avec minutie, je constatai que je traversais une periode de demence. La direction de mon enervement ne me parut pas blamable, mais seulement son intensite. Il faut avouer que la reussite de mon excursion dans la vie depassait mes plus belles esperances; vraiment j'avais rajeuni ma puissance de sentir! Et malgre qu'une partie de moi-meme, toujours un peu larmoyante, resistat, je m'amusai pendant quelques minutes d'etre si parfaitement dupe de la duperie que j'avais methodiquement organisee. * * * * * Le soleil gai courait de la mer bleue et argentee jusque dans ma chambre tout ouverte; mon chocolat embaumait; j'avais faim et je souriais. Profitant avec un grand sens de cet eclair d'energie, je pris le train de Nice. De Nice a Monte-Carlo je suivis le cote a pied, dans une atmosphere legere qui me disposait aux sentiments fins. Je m'imposais: 1 deg. De respirer avec sensualite; 2 deg. De me convaincre qu'aucune des beautes soupirees par moi depuis trois semaines n'etait en cette fille: "Je subis une querelle de mes reves intimes; l'amour n'est qu'un domino qu'ils ont pris pour piquer ma curiosite. Mais, en verite, je n'ai pas a me mepriser; personne n'a porte la main sur moi. Si je suis trouble, c'est moi seul qui me trouble." * * * * * Je dinai abondamment, et malgre que cette heure (de six a neuf) soit lugubre au sentimental indispose, je sortis du restaurant plus viril, un peu ballone et un cigare tres curieux a la bouche. L'excellent remede que l'orgueil quand on va s'emietter dans un desagrement! Je releve un peu la tete, je fais table rase de tout les menus souvenirs et je dis: "Quoi! des scenettes touchantes que je fabrique pour m'attendrir! vais-je m'empetrer la dedans! Je suis centre des choses; elles me doivent obeir. Je mourrai fatalement, et, si j'en eprouve le besoin, je puis avancer cette date. En attendant, soyons un homme libre, pour jouir methodiquement de la beaute de notre imagination." * * * * * Les salles de jeu m'ont toujours ennuye. J'ai pourtant tous les instincts du joueur. Si je m'interessais a la politique, a la religion et aux querelles mondaines, j'embrasserais le parti du plus faible. C'est generosite naturelle; c'est aussi calcul de joueur: j'espererais etre recompense au centuple. En outre, il m'arrive, quand je souffre un peu des nerfs, de desirer avec frenesie risquer ma vie a quelque chose: pour rien, pour l'orgueil de courir un grand risque. Mais mettre des louis sur le tapis vert, voila qui n'interesse pas la dixieme partie de moi-meme. Et si je perdais, tout mon etre serait annihile. Car sans argent, comment developper son imagination? Sans argent, plus d'_homme libre_. Celui qui se laisse empoigner par ses instincts naturels est perdu. Il redevient inconscient; il perd la clairvoyance, tout au moins la libre direction de son mecanisme. Le joueur de Monte-Carlo est la pour se fouetter un peu les nerfs, pour son plaisir. Que la chance l'abandonne, c'est un homme qui ne possede plus et qui compromet ses plaisirs de demain.--Ainsi, j'allais a Paris faire une experience sentimentale afin de me reveiller un peu (mettre quelque amertume dans mon bonheur trop fade). La chance a tourne, j'ai ete pris. C'est que j'avais choisi une des loteries les plus grossieres: l'amour pour un etre! L'homme vraiment reflechi ne joue qu'avec des abstractions; il se garde d'introduire dans ses combinaisons une femme ou un croupier de Monte-Carlo. J'ai trempe dans l'humanite vulgaire; j'en ai souffert. Fuyons, rentrons dans l'artificiel. Si mes passions cabalent pour la vie, je suis assez expert a mecaniser mon ame pour les detourner. C'est une honte, ou du moins une fausse manoeuvre, qu'apres tant d'inventions ingenieuses ou je les ai distraites, elles m'imposent encore de ces drames communs, que je n'ai pas choisis, et qui ne presentent pas d'interet. Sortons de ce Casino ou des hommes, d'imagination certes, mais d'une imagination peu ornee, mes freres sans doute, mais de quel lit! cherchent comme moi rechauffement, et a ce jeu se brulent. Je suis un joueur qui pipe les des; desinteresse du resultat que je connais, j'ai l'esprit assez libre pour prendre plaisir aux plus minutieux details de la partie. Plaisir un peu froid, mais exquis! Oh! ces halles, ces filles, cette lourde chaleur! Quelle grossiere salle d'attente, aupres du wagon leger dans lequel je traverserai la vie, prevenu de toutes les stations et considerant des paysages divers, sans qu'une goutte de sueur mouille mon front, qu'il faudrait couronner des plus delicates roses, si cet usage n'etait pas theatral! * * * * * Je repris le train de Cannes. Aupres de moi des officiers de marine causaient, et je fus frappe tout d'abord de leur simplicite, de la camaraderie enfantine de leurs propos. Je me rafraichissais a les suivre. Naturellement ils bavardaient sur la roulette, avec ce ton de plaisanterie mathematique particulier aux eleves de Polytechnique ou de Navale: --Puisque c'est le banquier qui finit par gagner, disaient-ils, plus vous divisez la somme que vous pouvez risquer, plus vous augmentez vos chances de perte. Le meilleur, c'est encore de risquer un gros coup, puis de s'eloigner. Ah! l'admirable verite, m'ecriai-je entre Villefranche et Nice, dans les cahots du wagon, et comme cela confirme ma theorie! Dans la vie, la somme des maux, nul ne le conteste, est superieure a celle des bonheurs. Plus vous aventurez de combinaisons pour gagner le bonheur, plus vous augmentez vos chances de pertes. Puisqu'il rentrait dans mon systeme d'aimer et d'etre aime, c'etait bien de m'y risquer un jour; mais la sotte combinaison que de laisser ma mise sur le tapis pendant cinquante jours! * * * * * Heureusement pour mes bonnes dispositions, je ne trouvai pas a l'hotel de lettre de l'Objet. Je pris une pilule d'opium, pour qu'une insomnie, toujours deprimante, ne vint pas me desesperer a nouveau, et, a mon reveil, je me parus satisfaisant. Je sais d'ailleurs qu'il faut etre indulgent aux convalescents, et ne pas trop demander a leurs forces trebuchantes. Le lendemain, je partis pour m'aerer n'importe ou. * * * * * III MEDITATION SUR L'ANECDOTE D'AMOUR Il ne faut pas que je me plaigne de cette decheance subie durant quelques jours. L'humiliation m'est bonne, c'est la seule forme de douleur qui me penetre et me baigne profondement. Le danger de mon machinisme, parfait a tant d'egards, est qu'il me desseche. Cette anecdote d'amour me sera pour plusieurs mois une source de sensibilite; elle me rappellera combien il est urgent que je me batisse un refuge. Et puis cette belle experience que je viens de creer, je pourrai a mon loisir la repeter. Desormais je connais la voie pour etre emoustille, attendri, voire libidineux comme sont la plupart des hommes et des femmes. Mon reve fut toujours d'assimiler mon ame aux orgues mecaniques, et qu'elle me chantat les airs les plus varies a chaque fois qu'il me plairait de presser sur tel bouton. J'ai enrichi mon repertoire du chant de l'amour. Je ne pouvais guere m'en passer. La chose se fit tres lestement. La periode grossiere, ou l'on souffre vraiment, ou l'on jouit vraiment (et je ne sais, pour un esprit soucieux de voir clair, quel est de ces egarements le plus penible!), je ne permis pas qu'elle durat plus de deux mois. Le plaisir ne commence que dans la melancolie de se souvenir, quand les sourires, toujours si grossiers, sont epures par la nuit qui deja les remplit. Pour presenter quelques douceurs, il faut qu'un acte soit transforme en matiere de pensee. J'ai active les phenomenes ordinaires de la sensibilite. En trois semaines, d'une vulgaire anecdote je me suis fait un souvenir delicieux que je puis presser dans mes bras, mes soirs d'anemie, me lamentant par simple gout de melancolique, craignant la vie, l'instinct, tout le peche originel qui s'agite en moi, et fortifiant l'univers personnel que je me suis construit pour y trouver la paix. * * * * * CHAPITRE XII MES CONCLUSIONS _La regle de ma vie_ Aujourd'hui j'habite un reve fait d'elegance morale et de clairvoyance. La vulgarite meme ne m'atteint pas, car assis au fond de mon palais lucide, je couvre le scandaleux murmure qui monte des autres vers moi par des airs varies, que mon ame me fournit a volonte. J'ai renonce a la solitude; je me suis decide a batir au milieu du siecle, parce qu'il y a un certain nombre d'appetits qui ne peuvent se satisfaire que dans la vie active. Dans la solitude, ils m'embarrassent comme des soudards sans emploi. La partie basse de mon etre, mecontente de son inaction, troublait parfois le meilleur de moi-meme. Parmi les hommes je lui ai trouve des joujoux, afin qu'elle me laisse la paix. Ce fut la grande tristesse de Dieu de voir que ses anges, des emanations de lui-meme, desertaient son paradis pour aimer les filles des hommes. J'ai trouve un joint qui me permet de supporter sans amertume que des parties de moi-meme inclinent vers des choses vulgaires. Je me suis morcele en un grand nombre d'ames. Aucune n'est une ame de defiance; elles se donnent a tous les sentiments qui les traversent. Les unes vont a l'eglise, les autres au mauvais lieu. Je ne deteste pas que des parties de moi s'abaissent quelquefois: il y a un plaisir mystique a contempler, du bas de l'humiliation, la vertu qu'on est digne d'atteindre; puis un esprit vraiment orne ne doit pas se distraire de ses preoccupations pour peser les vilenies qu'il commet au meme moment. J'ai pris d'ailleurs cette garantie que mes diverses ames ne se connaissent qu'en moi de sorte que n'ayant d'autre point de contact que ma clairvoyance qui les crea, elles ne peuvent cabaler ensemble. Qu'une d'elles compromette la securite du groupe et par ses exces risque d'entrainer la somme de mes ames, toutes se ruent sur la refractaire. Apres une courte lutte, elles l'ont vite maitrisee; c'est ce qu'on a pu voir dans l'anecdote d'amour. Vraiment, quand j'etais tres jeune, sous l'oeil des Barbares et encore a Jersey, je me mefiais avec exces du monde exterieur. Il est repoussant, mais presque inoffensif. Comme l'onagre par le nez, il faut maitriser les hommes en les empoignant par leur vanite. Avec un peu d'alcool et des viandes saignantes a ses repas, avec de l'argent dans ses poches, on peut supporter tous les contacts. Un danger bien plus grave, c'est, dans le monde interieur, la sterilite et l'emballement! Aujourd'hui, ma grande preoccupation est d'eviter l'une et l'autre de ces maladresses. On connait ma methode: je tiens en main mon ame pour qu'elle ne butte pas, comme un vieux cheval qui sommeille en trottant, et je m'ingenie a lui procurer chaque jour de nouveaux frissons. On m'accordera que j'excelle a la ramener des qu'elle se derobe. Parfois je m'interromps pour m'adresser une priere: O moi, univers dont je possede une vision, chaque jour plus claire, peuple qui m'obeit au doigt et a l'oeil ne crois pas que je te delaisse si je cesse desormais de noter les observations que ton developpement m'inspire; mais l'interessant, c'est de creer la methode et de la verifier dans ses premieres applications. Somme sans cesse croissante d'ames ardentes et methodiques, je ne decrirai plus tes efforts; je me contenterai de faire connaitre quelques-uns des reves de bonheur les plus elegants que tu imagineras. Continuons toutefois a embellir et a agrandir notre etre intime, tandis que nous roulerons parmi les traces exterieurs. Soyons convaincus que les actes n'ont aucune importance, car ils ne signifient nullement l'ame qui les a ordonnes et ne valent que par l'interpretation qu'elle leur donne. * * * * * _Lettre a Simon_ J'ai ecrit dernierement a Simon: "Avec vous, lui dis-je, j'avais vecu dans l'Eglise Militante, faite de toutes les miseres de l'Esprit moleste par la vie. Demeure seul, j'ai projete devant moi, par un effort considerable, ce pressentiment du meilleur que nous portions en nous; j'ai realise cette Eglise Triomphante que parfois nous entrevoyions; j'ai participe de ses joies. Rien de plus delicat que de se maintenir sur ce sommet de l'artificiel. Mes passions ont cabale pour la vie.... Aussitot mon ame me signalait leur insurrection, et, toute coalisee, les reduisait. Cependant j'avais glisse plus bas que jamais nous ne fumes. Il faut que je remonte la serie d'exercices spirituels qui nous avaient si fort embellis, mon cher ami. "C'est une grande erreur de concevoir le bonheur comme un point fixe; il y a des methodes, il n'y a pas de resultats. Les emotions que nous connumes hier, deja ne nous appartiennent plus. Les desirs, les ardeurs, les aspirations sont tout; le but rien. Je fus inconsidere de croire que j'etais arrive quelque part. Mieux averti, je vais recommencer nos curieuses experiences. "Vous et moi, mon cher Simon, nous sommes de la petite race. Nos examens de conscience, les excursions que nous fimes botte a botte hors du reel et l'assaut que je viens de subir ne me laissent pas en douter. Je ne veux pas me risquer a rien inventer; je veux m'en tenir a des emotions que j'aurai pesees a l'avance. Rien de plus dangereux que nos appetits naturels et notre instinct. Je les etoufferai sous les enthousiasmes artificiels se succedant sans intervalle. "Ce systeme excellent pour l'individu serait, a la verite, deplorable pour l'espece. Les voluptueux de mon ordre demeurent steriles. Mais je ne crains pas que la masse des hommes m'imite jamais: il faut, pour garder la mesure que je prescris, un tact, une clairvoyance infinis. "Vous le savez bien, Simon, s'il m'eut plu, j'etais un merveilleux instrument pour produire des phenomenes rares. Je penche quelquefois a me developper dans le sens de l'enervement; nevropathe et delicat, j'aurais enregistre les plus menues disgraces de la vie. Je pouvais aussi pretendre a la comprehension; j'ai un gout vif des passions les plus contradictoires. Enfin je suis doue pour la bonte; je me plais a plaire, je souris; en perseverant, j'aurais atteint a cette vertu royale, la charite. Mais decidement je ne m'enfermerai dans aucune specialite; je me refuse a mes instincts, je derangerai les projets de la Providence. Que mes vertus naturelles soient en moi un jardin ferme, une terre inculte! Je crains trop ces forces vives qui nous entrainent dans l'imprevu, et, pour des buts caches, nous font participer a tous les chagrins vulgaires. "Je vais jusqu'a penser que ce serait un bon systeme de vie de n'avoir pas de domicile, d'habiter n'importe ou dans le monde. Un chez soi est comme un prolongement du passe; les emotions d'hier le tapissent. Mais, coupant sans cesse derriere moi, je veux que chaque matin la vie m'apparaisse neuve, et que toutes choses me soient un debut. "Mon cher ami, vous etes entre dans une carriere reguliere: vous utiliserez notre dedain, qui nous conduisit a Jersey, pour en faire de la morgue de haut personnage; notre clairvoyance, qui fit nos longues meditations, deviendra chez vous un scepticisme de bon ton; notre misanthropie, qui nous separa, une distinction et une froideur justement estimees de ce monde sans declamation ou vous etes appele a reussir. Nul doute que vous n'arriviez a proscrire pour des raisons superieures ce que le vulgaire proscrit, et a approuver ce qu'il sert. Certaines natures avec leur fine ironie s'accomodent a merveille, quoique pour des raisons tres differentes, du vulgaire bon sens. Alors, assistant de loin au developpement de ma carriere, si vous la voyez tourner a mille choses faciles que j'etais ne pour mepriser toujours, ne vous etonnez pas. Croyez que je demeure celui que vous avez connu, mais pousse a un tel point que les attitudes memes que nous estimions jadis, je les dedaigne: car vis-a-vis des reves que j'entrevois, un peu plus, un peu moins, c'est bien indifferent. Et ces reves eux-memes n'ont pas grande importance, parce que je mourrai un jour, parce que je ne suis pas sur que dans cette courte vie elle-meme mon ideal d'aujourd'hui soit demain mon ideal, enfin parce que je sais n'avoir une idee claire qu'a de rares intervalles, au plus deux heures par jour dans mes bonnes periodes.--En consequence, j'ai adopte cinq ou six doutes tres vifs sur l'importance des parties les meilleures de mon Moi. "L'evidente insignifiance de toutes les postures que prend l'elite au travers de l'ordre immuable des evenements m'obsede. Je ne vois partout que gymnastique. Quoi que je fasse desormais, mon ami, jugez-moi d'apres ce parti pris qui domine mes moindres actes. Il est impossible que nous cessions de nous interesser l'un a l'autre; il est probable cependant que nous cesserons de nous ecrire. Cela ne vous blessera pas, mon cher Simon. Vous savez si je vous aime; en realite, nous sommes freres, de lits differents, ajouterai-je, pour justifier certaines differences de nos ames; nous avons une partie de notre Moi qui nous est commune a l'un et a l'autre; eh bien! c'est parce que je veux etre etranger meme a moi que je veux m'eloigner de vous. _Alienus!_ Etranger au monde exterieur, etranger meme a mon passe, etranger a mes instincts, connaissant seulement des emotions rapides que j'aurai choisies: veritablement Homme libre!" * * * * * Cette lettre ecrite, je reflechis que ce desir d'etre compris, ce besoin de me raconter, de trouver des esprits analogues au mien etait encore une sujetion, un manque de confiance envers mon Moi. Et si je la fis tenir a Simon, c'est uniquement par esprit d'ordre, pour fermer la boucle de la premiere periode de ma vie. Avril 1887. * * * * * APPENDICE NOTE DE LA PAGE VI * * * * * REPONSE A M. RENE DOUMIC _PAS DE VEAU GRAS_! Dans un article de la _Revue des Deux Mondes_, M. Rene Doumic dresse le "Bilan d'une generation", et voici comment il le resume: "Les beaux jours du dilettantisme sont definitivement passes. Le livre que M. Seailles consacrait naguere a Ernest Renan temoigne assez de cette espece de colere contre l'idole de la veille. Les representants les plus attitres du pessimisme, de l'impressionnisme et de l'ironie ont abjure leurs erreurs avec solennite. C'est M. Paul Bourget, de qui nous enregistrons aujourd'hui la nette et significative profession de foi. C'est M. Jules Lemaitre, si habile jadis a ces balancements d'une pensee incertaine, et qui s'est ressaisi avec tant de vigueur et de courage. C'est M. Barres, si empresse dans ses premiers livres a jeter le defi au bon sens et qui, dans son dernier, s'occupait a relever tous les autels qu'il avait brises." M. Doumic me permettra de lui presenter ma protestation: je ne releve aucun autel que j'aie brise et je n'abjure pas mes erreurs, car je ne les connais point. Je crois qu'avec plus de recul, M. Doumic trouvera dans mon oeuvre, non pas des contradictions, mais un developpement; je crois qu'elle est vivifiee, sinon par la seche logique de l'ecole, du moins par cette logique superieure d'un arbre cherchant la lumiere et cedant a sa necessite interieure. Je m'explique la-dessus, parce que M. Doumic n'est pas le seul a me faire une reception d'enfant prodigue. D'autres me donnent des eloges dont s'embarrasse mon indignite. Eh! messieurs, mes erreurs, il s'en faut bien que je les "abjure", solennellement ou non: elles demeurent, toujours fecondes, a la racine de toutes mes verites. Si c'est mon illusion, elle est autorisee par tant de jeunes esprits qui m'ont garde leur confiance, non parce que je les amusais (j'aime a croire que je suis un ecrivain plutot ennuyeux qu'amusant; on est prie d'aller rire ailleurs), mais parce que je les aidais a se connaitre! Sans doute, mon petit monde cree par douze ans de propagande, par Simon, par Berenice et par le chien velu, a ete decime par l'affaire Dreyfus. Je garde un souvenir aux amis perdus, mais notre premiere entente m'apparait comme un malentendu; nous n'etions pas de meme physiologie. Seuls les purs, apres cette epreuve, sont demeures. C'est pour le mieux. Ils reconnaissent que je n'ai jamais ecrit qu'un livre: _Un Homme libre_, et qu'a vingt-quatre ans j'y indiquais tout ce que j'ai developpe depuis, ne faisant dans _les Deracines_, dans _la Terre et les Morts_, et dans cette _Vallee de la Moselle_ (ou j'ai peut-etre mis le meilleur de moi-meme), que donner plus de complexite aux motifs de mes premieres et constantes opinions. Ils peuvent temoigner que, dans _la Cocarde_, en 1894, nous avons trace avec une singuliere vivacite, dont s'effrayaient peut-etre tels amis d'aujourd'hui, tout le programme du "nationalisme" que, depuis longtemps, nous appelions par son nom. Ce n'est pas nous qui avons change, c'est l'"Affaire" qui a place bien des esprits a un nouveau point de vue. "Tiens, disent-ils, Barres a cesse de nous deplaire." J'en suis profondement heureux, mais je ne fis que suivre mon chemin, et chaque annee je portais la meme couronne, les memes pensees sur une tombe en exil[1]. Sur quoi donc me fait-on querelle? Je n'allai point droit sur la verite comme une fleche sur la cible. L'oiseau s'oriente, les arbres pour s'elever etagent leurs ramures, toute pensee procede par etapes. On ne m'a point trouve comme une perle parfaite, quelque beau matin, entre deux ecailles d'huitre. Comme j'y aspirais dans _Sous l'oeil des Barbares_ et dans _Un Homme libre_, je me fis une discipline en gardant mon independance. _Un Homme libre_, pauvre petit livre ou ma jeunesse se vantait de son isolement! J'echappais a l'etouffement du college, je me liberais, me delivrais l'ame, je prenais conscience de ma volonte. Ceux qui connaissent la jeune litterature francaise declareront que ce livre eut des suites. Je me suis etendu, mais il demeure mon expression centrale. Si ma vue embrasse plus de choses, c'est pourtant du meme point que je regarde. Et si l'_Homme libre_ incita bien des jeunes gens a se differencier des _Barbares_ (c'est-a-dire des etrangers), a reconnaitre leur veritable nature, a faire de leur "ame" le meilleur emploi, c'est encore la meme methode que je leur propose quand je leur dis: "Constatez que vous etes faits pour sentir en Lorrains, en Alsaciens, en Bretons, en Belges, en Juifs." Penser solitairement, c'est s'acheminer a penser solidairement[2]. Par nous, les deracines se connaissent comme tels. Et c'est maintenant un probleme social, de savoir si l'Etat leur fera les conditions necessaires pour qu'ils reprennent racine et qu'ils se _nourrissent_ selon leurs affinites. Au fond le travail de mes idees se ramene a avoir reconnu que le moi individuel etait tout supporte et alimente par la societe. Idee banale, capable cependant de feconder l'oeuvre d'un grand artiste et d'un homme d'action. Je ne suis ni celui-ci, ni celui-la, mais j'ai passe par les diverses etapes de cet acheminement vers le moi social; j'ai vecu les divers instants de cette conscience qui se forme. Et si vous voulez bien me suivre, vous distinguerez qu'il n'y a aucune opposition entre les diverses phases d'un developpement si facile, si logique, irresistible. Ce n'est qu'une lumiere plus forte a mesure que le matin cede au midi. On juge vite a Paris. On se fait une opinion sur une oeuvre d'apres quelque formule qu'un homme d'esprit lance et que personne ne controle. J'ai publie trois volumes sous ce titre: "Le culte du Moi", ou, comme je disais encore: "La culture du Moi", et qui n'etaient au demeurant que des petits traites d'individualisme. Je crois que M. Doumic m'epargnera et s'epargnera volontiers des plaisanteries et des indignations sur l'egoisme, sur la contemplation de soi-meme, dont j'ai ete encombre pendant une dizaine d'annees. J'etais un fameux individualiste et j'en disais, sans gene, les raisons. J'ai "applique a mes propres emotions la dialectique morale enseignee par les grands religieux, par les Francois de Sales et les Ignace de Loyola, et c'est toute la genese de l'_Homme libre_" (Bourget); j'ai preche le developpement de la personnalite par une certaine discipline de meditations et d'analyses. Mon sentiment chaque jour plus profond de l'individu me contraignit de connaitre comment la societe le supporte. Un Napoleon lui-meme, qu'est-ce donc, sinon un groupe innombrable d'evenements et d'hommes? Et mon grand-pere, soldat obscur de la Grande Armee, je sais bien qu'il est une partie constitutive de Napoleon, empereur et roi. Ayant longuement creuse l'idee du "Moi" avec la seule methode des poetes et des mystiques, par l'observation interieure, je descendis parmi des sables sans resistance jusqu'a trouver au fond et pour support la collectivite. Les etapes de cet acheminement, je les ai franchies dans la solitude morale. Ici l'ecole ne m'aida point. Je dois tout a cette logique superieure d'un arbre cherchant la lumiere et cedant avec une sincerite parfaite a sa necessite interieure. Donc, je le proclame: si je possede l'element le plus intime et le plus noble de l'organisation sociale, a savoir le sentiment vivant de l'interet general, c'est pour avoir constate que le "Moi", soumis a l'analyse un peu serieusement, s'aneantit et ne laisse que la societe dont il est l'ephemere produit. Voila deja qui nous rabat l'orgueil individuel. Mais le "Moi" s'aneantit d'une maniere plus terrifiante encore si nous distinguons notre automatisme. Il est tel que la conscience plus ou moins vague que nous pouvons en prendre n'y change rien. Quelque chose d'eternel git en nous, dont nous n'avons que l'usufruit, et cette jouissance meme, nos morts nous la reglent. Tous les maitres qui nous ont precedes et que j'ai tant aimes, et non seulement les Hugo, les Michelet, mais ceux qui font transition, les Taine et les Renan, croyaient a une raison independante existant en chacun de nous et qui nous permet d'approcher la verite. L'individu, son intelligence, sa faculte de saisir les lois de l'univers! Il faut en rabattre. Nous ne sommes pas les maitres des pensees qui naissent en nous. Elles sont des facons de reagir ou se traduisent de tres anciennes dispositions physiologiques. Selon le milieu ou nous sommes plonges, nous elaborons des jugements et des raisonnements. Il n'y a pas d'idees personnelles; les idees meme les plus rares, les jugements meme les plus abstraits, les sophismes de la metaphysique la plus infatuee sont des facons de sentir generales et apparaissent necessairement chez tous les etres de meme organisme assieges par les memes images. Notre raison, cette reine enchainee, nous oblige a placer nos pas sur les pas de nos predecesseurs. Dans cet exces d'humiliation, une magnifique douceur nous apaise, nous persuade d'accepter nos esclavages: c'est, si l'on veut bien comprendre, --et non pas seulement dire du bout des levres, mais se representer d'une maniere sensible,--que nous sommes le prolongement et la continuite de nos peres et meres. C'est peu de dire que les morts pensent et parlent par nous; toute la suite des descendants ne fait qu'un meme etre. Sans doute, celui-ci, sous l'action de la vie ambiante, pourra montrer une plus grande complexite, mais elle ne le denaturera pas. C'est comme un ordre architectural que l'on perfectionne: c'est toujours le meme ordre. C'est comme une maison ou l'on introduit d'autres dispositions: non seulement elle repose sur les memes assises, mais encore elle est faite des memes moellons, et c'est toujours la meme maison. Celui qui se laisse penetrer de ces certitudes abandonne la pretention de sentir mieux, de penser mieux, de vouloir mieux que son pere et sa mere; il se dit; "Je suis eux-memes." De cette conscience, quelles consequences, dans tous les ordres, il tirera! Quelle acceptation! Vous l'entrevoyez. C'est tout un vertige delicieux ou l'individu se defait pour se ressaisir dans la famille, dans la race, dans la nation, dans des milliers d'annees que n'annule pas le tombeau. J'apprecie beaucoup une "lettre ouverte" que j'ai decoupee dans le _Times_. A l'occasion d'une election a la Chambre des communes, un M. Oswald John Simon, israelite et membre d'une association politique de Londres, ecrit: "... Je suis tenu de declarer ce qui suit pour le cas ou j'entrerais dans la vie parlementaire: Si un conflit venait malheureusement a naitre entre les obligations d'un Anglais et celles d'un juif, je suivrais la ligne de conduite qui paraitrait en pareil cas naturelle a tout autre Anglais, c'est-a-dire que je suis ce que mes ancetres ont ete pendant des milliers d'annees, plutot que quelque chose qu'ils n'ont ete que depuis le temps d'Olivier Cromwell." La belle lettre! Que la derniere phrase de ce juif est puissante! Elle revele un homme eleve a une magnifique conscience de son energie, des secrets de sa vie. Mais quand meme cet Oswald John Simon n'aurait pas saisi et formule la loi de sa destinee, cependant il obeirait a cette loi. Et nous tous, les plus reflechis comme les plus instinctifs, nous sommes "ce que nos ancetres ont ete pendant des milliers d'annees, plutot que quelque chose qu'ils n'ont ete que depuis le temps d'Olivier Cromwell". "Je dis au sepulcre: Vous serez mon pere". Parole abondante en sens magnifique! Je la recueille de l'Eglise dans son sublime office des Morts. Toutes mes pensees, tous mes actes essaimeront d'une belle priere,--effusion et meditation,--sur la terre de mes morts. Les ancetres que nous prolongeons ne nous transmettent integralement l'heritage accumule de leurs ames que par la permanence de l'action terrienne. C'est en maintenant sous nos yeux l'horizon qui cerna leurs travaux, leurs felicites ou leurs ruines, que nous entendrons le mieux ce qui nous est permis ou defendu. De la campagne, en toute saison, s'eleve le chant des morts. Un vent leger le porte et le disperse comme une senteur. Que son appel nous oriente! Le cri et le vol des oiseaux, la multiplicite des brins d'herbe, la ramure des arbres, les teintes changeantes du ciel et le silence des espaces nous rendent sensible, en tous lieux, la loi de l'eternelle decomposition; mais le climat, la vegetation, chaque aspect, les plus humbles influences de notre pays natal nous revelent et nous commandent notre destin propre, nous forcent d'accepter nos besoins, nos insuffisances, nos limites enfin et une discipline, car les morts auraient peu fait de nous donner la vie, si la terre devenue leur sepulcre ne nous conduisait aux lois de la vie. Chacun de nos actes qui dement notre terre et nos morts nous enfonce dans un mensonge qui nous sterilise. Comment ne serait-ce point ainsi? En eux, je vivais depuis les commencements de l'etre, et des conditions qui soutinrent ma vie obscure a travers les siecles, qui me predestinerent, me renseignent assurement mieux que les experiences ou mon caprice a pu m'aventurer depuis une trentaine d'annees. Quand des libertins s'eleverent au milieu de la France contre les verites de la France eternelle, nous tous qui sentons bien ne pas exister seulement "depuis le temps d'Olivier Cromwell" nous dumes nous precipiter. Que d'autres personnes se croient mieux cultivees pour avoir etouffe en elles la voix du sang et l'instinct du terroir; qu'elles pretendent se regler sur des lois qu'elles ont choisies deliberement et qui, fussent-elles tres logiques, risquent de contrarier nos energies profondes; quant a nous, pour nous sauver d'une sterile anarchie, nous voulons nous relier a notre terre et a nos morts. Je n'accourus pas "soutenir des autels que j'avais ebranles", mais soutenir les autels qui font le piedestal de ce moi auquel j'avais rendu un culte prealable et necessaire. Les lecteurs et M. Doumic me pardonneront-ils de cette explication _pro domo_? Je ne merite pas les reproches ni le veau gras que connut successivement l'enfant prodigue. Je n'ai aucun passe a renier. Nous avons voulu maintenir la maison de nos peres que les invites ebranlaient. Quand nous aurons remis ces derniers a leur place (l'anti-chambre,--en style plus noble, l'atrium des catechumenes), nous reprendrons, chacun selon nos aptitudes, les divertissements ou se plurent nos aieux. On ne peut pas toujours demeurer sous les armes et il y a d'autres expressions nationales que la propagande politique, bien qu'a cette minute je ne sache pas d'oeuvre plus utile et plus belle. Mais, apres la victoire, nous ne penserons pas a nous interdire l'art total. "Ironie, pessimisme, symbolisme" (que denonce M. Doumic), sont-ce la de si grands crimes? Nous serons ironistes, pessimistes, comme le furent quelques-uns des plus grands genies de notre race, nous verrons s'il n'y a pas moyen de tirer quelque chose de ces velleites de symbolisme que les critiques devraient aider et encourager, plutot que bafouer,--et ce role d'excitateur, de conseiller, serait digne de M. Doumic,--car en verite, comment pourrions-nous avoir confiance dans la destinee du pays et aider a son developpement, si nous perdions le sentiment de notre propre activite et si nous nous decouragions de la manifester par ces speculations litteraires, dont notre conduite presente demontre assez qu'on avait tort de se mefier? _(Scenes et Doctrines du Nationalisme_.) Sur le meme theme, on peut voir _le 2 novembre en Lorraine_, dans _Amori et Dolori sacrum_. * * * * * _Dans l'edition de 1899 le texte etait suivi de la petite note suivante et gui etait signee de l'editeur:_ On y verra une ame agitee par l'espoir de l'enthousiasme, plus encore que par l'enthousiasme. (M. DE CUSTINE.) Cette serie de petits romans ideologiques, qui commence avec _Sous l'oeil des Barbares_, sera terminee par un troisieme volume, _Qualis artifex pereo._ Le tout sera complete par un _Examen_ de ces trois ouvrages. Si les circonstances le permettent, il sera publie de ces livrets une edition avec des bequets pour vingt-cinq personnes. L'auteur de ces petits miroirs de sincerite n'est pas dispose a s'en exagerer l'importance. C'est un culte qu'il rend a la partie de soi qui l'interesse le plus a cette heure; dans la suite, il se decouvrira peut-etre des vertus superieures. Il imagine volontiers quelques pages affectueuses et plus clairvoyantes encore "au cher souvenir de l'auteur de _Sous l'oeil des Barbares_". La conclusion meme d'_Un Homme libre_ l'autorise a presumer ainsi de son avenir, seduisant avenir d'ailleurs. _L'ouvrage d'abord annonce sous le titre de_ Qualis artifex pereo _est devenu_ le Jardin de Berenice. * * * * * NOTES: [note 1: Au cimetiere d'Ixelles.--Voir la dedicace de l'_Appel au Soldat_ a Jules Lemaitre.] [Footnote 2: C'est par je ne sais quel souvenir d'une assonance antithetique de Hugo que j'emploie ici ce mot de _solidarite_. On l'a gate en y mettant ce qui dans le vocabulaire chretien est _charite_. Toute relation entre ouvrier et patron est une solidarite. Cette solidarite n'implique necessairement aucune "humanite", aucune "justice", et par exemple, au gros entrepreneur qui a transporte mille ouvriers sur les chantiers de Panama, elle ne commande pas qu'il soigne le terrassier devenu fievreux; bien au contraire, si celui-ci desencombre rapidement par sa mort les hopitaux de l'isthme, c'est benefice pour celui-la. Mais il fallait construire une morale, et voila pourquoi on a fausse, en l'edulcorant, le sens du mot _solidarite_. Quand nous voudrons marquer ces sentiments instinctifs de sympathie par quoi des etres, dans le temps aussi bien que dans l'espace, se reconnaissent, tendent a s'associer et a se combiner, je propose qu'on parle plutot d'_affinites._ Le fait d'etre de meme race, de meme famille, forme un determinisme psychologique; c'est en ce sens que je prends le mot d'_affinites_--ou, parfois, d'_amities._] FIN End of the Project Gutenberg EBook of Le culte du moi 2, by Maurice Barres *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CULTE DU MOI 2 *** ***** This file should be named 16813.txt or 16813.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/6/8/1/16813/ Produced by Marc D'Hooghe. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.