The Project Gutenberg eBook of L'Ile d'Enfer, by Louis-Frédéric Rouquette

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Title: L'Ile d'Enfer

Author: Louis-Frédéric Rouquette

Release Date: March 31, 2023 [eBook #70423]

Language: French

Produced by: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Polona digital library)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILE D'ENFER ***

Louis-Frédéric ROUQUETTE

LES ROMANS DE MA VIE ERRANTE

L’Ile d’Enfer

PARIS
J. FERENCZI ET FILS, ÉDITEURS
9, Rue Antoine-Chantin, 9

DU MÊME AUTEUR

CHEZ J. FERENCZI et FILS
(Les Romans de ma vie errante)

I.
Le Grand Silence Blanc (roman vécu d’Alaska) 45e mille. — 1 volume
7 fr. 50
II.
Les Oiseaux de Tempête (roman vécu des mers australes) 25e mille. — 1 volume
7 fr. 50
III.
La Bête Errante (roman vécu du Grand Nord canadien) 25e mille. — 1 volume
7 fr. 50

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

3
ex. sur Japon, hors commerce, marqués de A à C.
3
— 
— 
numérotés de 1 à 3.
5
— 
Hollande Van Gelder
— 
de 1 à 5.
40
— 
Lafuma
— 
de 1 à 40.

L’Édition originale limitée à 400 ex. a été tirée sur papier pur Alfa.

En outre, il a été publié chez A. et G. MORNAY, une édition illustrée de bois en 2 couleurs de H. BARTHELEMY, dont il a été tiré :

1 ex. unique sur Japon ancien à la forme, avec tous les originaux ayant servi à l’illustration.

25 ex. sur Japon impérial.

50 ex. sur Hollande Van Golder.

904 ex. sur Velin de Rives à la forme.

Copyright 1925, by J. Ferenczi et Fils.
Tous droits de traduction, reproduction, adaptation, représentation réservés pour tous pays y compris la Russie.

A Souky, la Lumière du Jour.

I
L’APPEL DES DIEUX DÉCHUS

— L’Yport ?

— Là, devant vous, au milieu du fleuve.

Le douanier reprend sa somnolence.

Sous un soleil de feu, le cargo est une bête lasse. La peinture craquelée fait croire à des écailles.

Les eaux de la Garonne paraissent figées. Dans le hérissement des mâts, pas une flamme ne bouge.

Je suis debout, sur le quai, mon sac en toile brune à mes pieds ; sur mon dos, dans sa gaine de cuir, mon appareil de prise de vues. Vais-je rester longtemps à jouer les marins attardés ?

— Ohé ! de l’Yport ?

Je compte vingt secondes et grogne :

— Ils roupillent tous dans leur boîte à sardines. Quel bazar !

D’un mouvement d’épaules, je remonte la courroie, recharge mon sac et fais demi-tour.


Un bar est là, accueillant. Ah ! la bonne bière rafraîchissante. Je bois, les paupières closes, humant la mousse.

Après un essai inutile de conversation, le garçon s’affale sur une chaise, bras ballants, serviette traînante ; une mouche s’applique à des tracés géométriques sur son crâne chauve.

Le bar est un gouffre d’ombre ; derrière de maigres fusains, la lumière écrase les quais.

Sur le pavé sonore des mules passent, casquées de chapeaux pointus. Lasses, elles traînent un haquet ; un cocher congestionné dort sur son siège, sous un parasol vert.

Beau départ pour la Terre de glace : 38° à l’ombre, 29 mai 1922.

Hier soir, Paris, la foule inquiète et mouvante, la course aux gros sous, la ruée pour la pâtée quotidienne, l’écrasement, l’empuantissement dans le métro…

Une nuit de route, une nuit bleue pleine d’étoiles ; au matin, Bordeaux, le soleil sur la ville.

Soucis, combinaisons, attentes, espoirs toujours déçus, trame des jours terriblement pareils… au diable ! J’ai trouvé le bonheur dans ce caboulot qui sent l’anisette et le rhum. La bière est fraîche… la vie est belle !

— Garçon, un demi !

L’homme sursaute ; d’un geste machinal, il s’éponge le front, il se lève, il me sert. Sur son visage il y a des siècles de résignation.

— Un demi pour toi ?

— C’est pas de refus.

Familier, il s’installe à ma table. Mon appareil l’intrigue ; mon sac de marin le rassure.

— Tu embarques sur l’Asie ?

— Non.

— Tu « fais » le Maroc ?

— Non.

— Ah !

— Je vais en Islande.

L’homme a un sifflement admiratif :

— C’est une affaire !

Je ne souffle plus mot ; alors il respecte mon silence, sa cervelle vide ne s’embarrasse pas d’idées superflues.

Si l’on m’interrogeait, moi, pourrais-je répondre ?

Je vais en Islande, c’est entendu.

Pourquoi ?

Pourquoi ? Je n’en sais rien… Je vais en Islande, c’est un fait ; ce soir, je serai à bord, demain, je partirai.

Je partirai, une fois encore, vers d’autres horizons, sur des mers inconnues, pour la réalisation de quels rêves ?

Freddy, mon ami, les quelques mois de Paris n’ont point assagi votre âme, il vous faut toujours des formes nouvelles…

Une sirène déchire l’air… l’écho se prolonge longtemps sur le fleuve.

Les grands coureurs de mer s’apprêtent.

L’Asie lèvera l’ancre à l’heure de la marée ; un mince filet de fumée sort d’une cheminée, s’étire et reste dans l’air immobile.

Dans le mitan du fleuve, l’Yport est une bête grise sur le gris argenté des eaux.


— Ohé ! du canot !

Le matelot godille vers moi. Il accoste. Je saute dans l’embarcation. En route !

Je grimpe, leste, l’échelle de corde. Derrière un rideau de toile, le navire qui, du quai, paraissait mort, vit d’une vie intense. Tout l’équipage est au travail. Les cales ouvertes montrent des monceaux de morues ; on les compte, on les charge dans des mannes d’osier, on les porte sur la bascule, on les pèse, on vide le chargement dans une gabare.

— Le capitaine ?

— C’est moi.

L’homme s’est retourné tout d’une pièce. Il est grand, la poitrine large, le menton volontaire, les yeux clairs et durs ; le regard de Jean Lorrain dans le portrait de La Gandara.

Je suis frappé de la ressemblance.

Il se nomme :

— Capitaine Deshayes, de Fécamp.

De Fécamp ! mon étonnement disparaît.

A Béziers, à Toulon, à Nice, j’évoquais en voyant le masque de Lorrain la lignée des pirates normands. Celui-ci est de Fécamp comme celui-là. A la bonne heure, j’aime cette race.

— On m’avait annoncé votre venue. La cale est vide, nous pourrons partir demain.

Le capitaine croit devoir s’excuser.

— Vous savez, ici, ça n’est pas confortable.

J’ai un sourire de coin qui trompe mon homme. Il ajoute :

— Ça n’est pas un paquebot. Et, comme pour confirmer son dire, il me montre l’étroite cabine et le coffre de bois qui, pendant des jours et des jours, me serviront de logis et de couchette.

L’odeur de saumure monte, violente, odeur de l’océan qui me prend et que j’aspire, les narines ouvertes…


— Morgan, je vais à terre.

— Bien, capitaine.

— Ayez l’œil !

— On l’aura.

Et le second, blond et beau comme une fille, rit d’un rire qui retrousse ses lèvres et découvre ses dents.

— Quelqu’un au canot !

Nous revoilà sur le quai.

Le soleil descend à l’horizon ; maintenant, des hommes vont et viennent. Sortis d’où ? Dockers, portefaix, matelots, soutiers, coqs, stewards, moussaillons traînant leurs pieds nus, « boscos » aux sourcils broussailleux, fumant une courte pipe de terre, Martiniquais vernissés par la sueur, Maltais aux yeux charbonnés, Italiens félins, Norvégiens géants aux joues poupines, Anglais déjà ivres et roides, Basques trapus, Bretons râblés, Provençaux souples, toute la foule des « gens de mer » grouillante comme une vermine, bigarrée comme une loque, fière, généreuse, vivante et libre.

Des filles passent, saines et brunes.


Six heures. Le pilote, un Bordelais bavard monte à bord.

Les ordres partent.

— Tenez-vous prêts à larguer.

— Larguez.

La manœuvre s’accomplit au commandement.

L’Yport obéit, il tourne lentement, avec précaution, sans heurt, entre un cargo hollandais, et l’Uranus, dont les matelots en tricot de flanelle rouge nous adressent un long vivat.

Sur le quai, l’au revoir de fillettes aux yeux rieurs.


Temps lourd, chaleur suffocante, pas de brise.

Le chalutier prend le courant. La banlieue bordelaise pimpante, verte, agréable, défile. Lormont enfoui dans les arbres. Et les souvenirs accourent nombreux du fond de ma mémoire.

Lormont ! je vois un gamin de cinq ans que l’eau attire et qui voudrait partir, là-bas, dans la double blancheur des voiles et des mouettes…

Lormont ! On a quitté Royan dans des voitures pittoresques, mon père, le bon Coppée à face consulaire, Zola que la politique n’égare pas encore, Charpentier aux moustaches de Croquemitaine, Victor Billaud, Christ indolent, le doux André Lemoyne, poète exquis que les manuels littéraires ont oublié… Il y a aussi de belles dames… Je les revois aujourd’hui, attifées selon les modes de ce temps. Manches étroites, jupes à volants, paniers fleuris en tête, elles font tourner des ombrelles aux tons vifs qui mettent des ombres violettes sur leurs visages…

L’une — la plus belle puisque c’est ma mère — surveille, attentive, la course du gosse turbulent que je suis.

Je reconnais sous les tamaris la guinguette au bord de l’eau. Il me semble que le passé va surgir… mais l’évocation se déchire… La sirène pleure… les pêcheurs d’aloses pêchent dans le chenal sans se préoccuper de nous. Pilotes et matelots se défient avec des jurons ponctués de gestes homériques.

Le crépuscule est long à descendre. Il vient tout à coup dans une brume mauve.

Royan arrondit ses conches. Cordouan allume son cierge.


Navigation bonne. Au matin, l’île d’Yeu, ses dunes, ses prairies et ses champs de bruyère.

Une escadrille de marsouins joueurs nous escorte.

Au soir, la brume ; nous cherchons en vain le feu de Penmarch.

La danse commence. Je m’endors, bercé par la houle, tandis que la sirène hurle toutes les vingt secondes.


Mauvaise mer, mauvaise nuit. Il y a peu de jours, ici, l’Égypte s’est perdu ; La chevauchée des lames se rue. Cet Yport a le ventre vide, il roule affreusement.

Ouessant est là, quelque part, derrière ce rideau impénétrable.


D’aplomb sur mes pattes, on roule toujours. La Manche… Wolf-Rock… la côte anglaise.

Cardiff à bâbord ; au fond, dans l’estuaire, Newport, où nous allons pour charbonner.

Sept heures d’attente. Marée, Newport dans la nuit. La douane anglaise, qu’attire le « brandy ».

Les douaniers boivent comme des brutes, sans apprécier, après quoi les papiers du bord sont en règle.


Je bois du stout dans une taverne de Dock street, avec un matelot irlandais, un rouquin taché de son, qui a roulé dans tous les ports du monde.

Comme moi, il connaît Frisco, ses yeux papillotent au souvenir des bordées dans Commercial street. Il s’attendrit et me jure une amitié éternelle.

Pour varier nos sensations, l’Honorable Mr C.-N. Abbott, tenancier du bar, monte son phonographe et fait danser ses filles. Impassibles au milieu des jurons et des rires, les gamines — elles ont huit et onze ans — dansent avec une gravité toute britannique. Elles accomplissent le geste qu’il faut au moment opportun, sans un reflet sur leur visage ; leurs paupières même ne cillent pas.


Fox-trot, one-step, two-step, le phono moud inlassablement ; jambes et bras s’agitent en mesure.

Soudain « fandango », les poupées s’arrêtent, désarticulées ; alors, surgie d’un coin d’ombre, se débarrassant d’un geste d’une grappe de gosses, une maritorne mafflue s’élance.

Elle est jeune et elle est horrible… Mais l’air de son pays fouette son corps, le démon de la danse l’anime, elle tourne, elle se ploie, fait claquer ses doigts, tombe sur un genou, son torse gire éperdument ; de sa tête rejetée en arrière, les cheveux dénoués tombent, et cette femme affreuse est belle, on ne voit plus la lourdeur de sa chair, tout s’efface dans le tournoiement exaspéré qui l’emporte.

Le matelot cligne de l’œil, choque son verre contre le mien et dit :

— Old chap ! à la santé de la république irlandaise !


En attendant que les dockers charbonniers veuillent bien travailler, l’Yport se dandine dans le vieux bassin où gît la carcasse d’un destroyer.

Les grues tendent vers le ciel des bras inutiles.

Visite et revisite de la douane. Le « brandy » est bon. Ces messieurs ont pris la consigne.


A flanc de colline, il y a un parc.

Dans l’herbe haute, je reste couché de longues heures, les paupières presque closes laissent filtrer au ras des cils une lueur horizontale faite du bleu du ciel et du bleu de la mer.


Un gosse essaye de se débarbouiller, sans y parvenir, en mordant à pleines dents une orange.

Dans la basse allée, une fille de l’Armée du Salut danse et chante un cantique. Les petites cymbales de son tambourin mettent un bruit vieillot dans le bruissement des feuilles.

Des femmes correctes promènent des enfants déguenillés.

C’est bon l’herbe, c’est bon le soleil et, le chapeau sur les yeux, je dors, je dors.


A Cardiff, j’ai eu l’impression très nette d’un marché aux esclaves.

Dans la basse ville, près du port, des milliers d’hommes, marins et ouvriers, attendent, figures ternes, sans expression.

L’Angleterre digère la victoire. Sa peau est tendue à craquer, elle sue l’or du monde. La livre fait prime. La France saigne, l’Allemagne est knock-out, mais les hauts fourneaux anglais s’éteignent un à un, les sans-travail encombrent les rues, l’Irlandais regimbe, l’Égyptien rue, l’Indien guette…

Vous avalez sans mâcher, Grand’mère, vous avez de grandes dents…


Newport diminue et s’efface. Cardiff est barbouillé de suie.

Enfin, l’air, la brise ! Le canal de Saint-George est doux à naviguer. La mer d’Irlande est un miroir poli que rien ne trouble.

Mais, après avoir doublé l’île de Man, la danse commence. Le courant nous emporte dans le canal du Nord, entre l’extrême pointe de l’Irlande et d’Écosse.

Le charbon, hâtivement embarqué, se tasse dans la cale, le navire gîte. L’Yport est un chalutier d’occasion. Fabriqué en Hollande pour le transport des bois, ses cales sont à l’avant ; toute une partie de son bastingage est presque au ras des flots, et l’on embarque de l’eau à chaque coup dur.

Les vents et les courants passent dans les couloirs formés par la longue traînée rocheuse et insulaire de l’Écosse et des Hébrides.

Saint-Gildas est à l’avant-garde de l’océan. Nous ne verrons plus la terre maintenant qu’en Islande.


Après plusieurs jours de mer très rude, le calme d’une nuit étoilée, la dernière nuit d’ombre.

Demain, la lumière viendra totale, absolue, qui pendant deux mois éclairera ma route.

Le chemin de Saint-Jacques est une écharpe floue, le Chariot a déjà disparu, la Polaire est une lueur et tout le firmament une poussière d’astres dans une aube incertaine.

Accoudé sur la passerelle, par delà le gaillard d’avant, il me semble que je vais voir surgir de la mer les divinités du Grand Nord polaire.

Les dieux terribles chevauchant les icebergs redoutables. Les Elfes de la légende, hiératiques et blancs, gardiens de la Terre de Glace, et les Trolls rôdant inquiets au fond des tranchées de basalte où les eaux s’enfoncent en hurlant.

La nef errante, pleine de marins naufragés, va nous conduire sur la côte du sud, sans refuge et sans havre de grâce, la côte qu’on ne voit pas de la mer et qui, traîtresse, guette le navire avec ses sables mouvants, d’une finesse extraordinaire, que le moindre vent soulève et tend comme une brume jaunâtre.

S’échouer, c’est mourir. Entre Ingolfshofdr et Skaptàros, la mort est en embuscade.

Sur une dune de neuf mètres à Kalfafellsmelar, les hommes ont élevé une maison rouge sur laquelle une croix blanche se détache, le rouge sang des matelots perdus et le reflet immaculé des sommets inaccessibles.

Lagunes, marais, terres molles, torrents dévalant des glaciers, Skeidararsandr et Brunasandr, savez-vous combien de carcasses pourrissent dans votre domaine de mort ?

Mais le timonier est insensible à vos appels. Il n’a pas l’âme inquiète et trouble, lui ; c’est un Rochelais de vingt ans dont les yeux clairs et calmes fixent la rose des vents ; la direction est bonne, il ne déviera pas d’un pouce. Moi seul rêve de choses impossibles, moi seul ai des chimères qui battent des ailes sous mon crâne de civilisé.


L’aube du 14 juin. Dans la brume que le vent effiloche, debout à l’horizon, se dresse la masse énorme de l’Oréfajokul, le géant des glaciers d’Islande, debout sur le Vatnajokul, un des plus importants groupements glaciaires du monde.

Il paraît tout proche sous le clair soleil qui le fait miroiter, et cependant il est à des dizaines de milles, sentinelle avancée qui semble dire : « Ne venez pas ici, allez-vous-en ou si vous entrez, comme l’autre, autrefois, laissez toute espérance ».

Et le prudent Yport remonte la côte est, déchiquetée, rongée par les eaux, où se dresse la barrière abrupte des roches éruptives.

La terre est là. Ce qui frappe surtout, c’est la désolation, la nudité des monts, sans un arbre, sans un arbuste, sans un buisson, c’est le roc primordial tel qu’il a surgi de la terre au jour du cataclysme qui fit monter l’île des flots.

II
DANS LES BRUMES D’ISLANDE

Seydisfjord, là-haut, sous le cercle polaire, par 65° 16′ de latitude nord et 14° de longitude. Un fjord étranglé entre deux parois de basalte dont les escarpements sont à pic et les sommets couverts de neiges éternelles. Au fond de la passe, un port naturel où les morutiers, les baleiniers et les chasseurs de phoques trouvent un abri sûr, par gros temps, à la condition d’éviter les roches sournoises de la pointe Dalatangi et les récifs de la côte de Skàlanes à Vogahnuta.

A la condition également qu’il n’y ait pas de brumes. Le steamer Sterling s’est perdu, il y a trois semaines, pour avoir voulu forcer le brouillard.

Quand nous passons, nous apercevons le sommet du grand mât et quelques épaves que le flot emporte vers la haute mer.


Au mouillage de Vest-Dalseyri, il y a cinq chalutiers de Fécamp.

Les hardis marins de France accomplissent ici un labeur qui mérite d’être cité en exemple. Qui dira la vaillance de ces équipages subissant, sous un climat des plus durs, les rafales et les paquets de mer, travaillant parfois avec de l’eau jusqu’à la ceinture, accomplissant la rude besogne des morutiers, dix-huit ou vingt heures durant !

Sans se plaindre, sans grommeler, gaiement, à la française, nos matelots chalutent, taillent, coupent et salent le poisson.


Nous portons avec nous le courrier. Et les garçons de Paimpol, de Saint-Malo, d’Yport ou de Boulogne tendent vers nous leurs mains crevées d’ampoules et rongées par la saumure.

Je les ai tenues entre mes doigts, les pauvres chères choses à l’écriture hésitante et malhabile tracées par la femme ou la maman qui, depuis cinq mois, attend celui qui est parti. Et ceux qui sont partis attendent les lettres qui les poursuivent de port en port, de mouillage en mouillage, de Rejkjavik à Seydisfjord, de Seydisfjord au cap Nord, du cap Nord aux îles Westmann.

Des noms sonnent, gais ou rudes, selon la province. Les gars s’avancent de leur démarche balancée ; seuls leurs yeux, qu’ils ont clairs, se paillettent de joie. La lettre est légère dans leurs doigts, mais on sent qu’elle est lourde d’espérance ; un geste furtif la cache entre la vareuse et le gilet de flanelle rouge, uniforme de nos terreneuvas et de nos islandais.

Ils la liront ce soir, en cachette, sur le gaillard d’avant. Les marins de France ont la joie simple et solitaire ; pour l’instant, l’ouvrage appelle, on l’accomplit avec d’autant plus de cœur que, les soutes pleines, on pourra repartir…

De la passerelle, je les vois s’activer, sans un cri, sans un juron ; ils courent d’un point à l’autre, vont, viennent, avec des gestes déterminés ; les treuils manœuvrent et grincent, les mannes d’osier s’emplissent, s’élèvent avec un balancement de droite à gauche, puis tombent avec un bruit de tonnerre dans la cale.


Jusqu’à minuit, ils ont œuvre. A quatre heures, ils sont tous à leur poste. Le froid pince, le norois cingle, mais il fait clair. Depuis plusieurs jours, le soleil est à l’horizon, l’ombre n’est pas descendue sur le fjord, et la petite ville en arc de cercle est pimpante comme un joujou trop neuf. On dirait une exposition d’urbanisme ou une Foire de Paris surgie soudainement pour quelques semaines.

Un jouet. C’est le mot et la lettre. L’église est minuscule, son clocher et ses fenêtres sont vert cru ; la poste a un toit vermillon et des fenêtres bleues ; l’hôpital, tout là-bas, un hôpital à l’échelle de la cité, dix-huit lits, dresse un fronton vert pomme sur la prairie qui essaye de verdir. Il y a, tout autour des moutons, ces moutons islandais à la toison épaisse ; les yeux, sans le vouloir, cherchent la bergère, la houlette et le traditionnel cyprès.

Il y a même une prison-maisonnette toute grise, mais, comme il n’y avait pas de prisonniers, le sage bailli a décidé de la louer à un jeune ménage. C’est une églogue en vérité, mais, hélas ! la pastorale s’arrête là. S’il y a des bergers, il n’y a pas un arbre ; quelques épinettes rampent sur la rare terre végétale.

L’imagination des auteurs grecs qui, pendant vingt siècles, nous ont conté des histoires de l’autre monde trouverait en Islande mieux que Pélion sur Ossa.

Pour comprendre ici la nature, il faut songer à l’impossible collaboration de Dante et de Rembrandt. C’est un entassement formidable de rocs de basalte, jaillis de entrailles terrestres, qui tressaillent encore malgré ce prodigieux enfantement. Des vallées entières sont comblées par la lave, et les pics hérissent leurs aiguilles de granit.


La flamme blanc et bleu — les couleurs de l’Islande — flotte à la cime des mâts. La ville a pris un air de fête pour célébrer l’anniversaire du citoyen qui a donné la liberté à son pays.

Le soleil joue sur les eaux vertes du fjord, le soleil faisant étinceler, là-haut, les neiges et dont les rayons paillettent les cascades qui, par centaines, dégringolent des monts.

Cette fête du soleil et de la neige est toujours pour moi un émerveillement, et je songe à Marrakech, la ville rouge, trois fois ceinturée de remparts, qui berce son indolence islamique au doux balancement des millions de palmes de son oasis, tandis qu’à l’horizon se dresse la redoutable barrière de l’Atlas.

Hélas ! ici, on chercherait en vain une symphonie naturelle pour magnifier la gloire du printemps.

Les Elfes, qui veillent dans les gorges ou dansent sur les plateaux, ne sont pas couronnés de thym et de marjolaine, comme ceux qui furent chers au poète. Bouleaux nains et saxifrages sont la parure de cette ingrate terre ; de-ci, de-là, le bouquet fragile de la « fleur d’agneau » met l’éclat mauve de ses multiples paupières. C’est toute la grâce du renouveau.

Grain à grain, au cours des siècles, dans des trous de lave ou le creux des rochers, la terre végétale a formé une maigre couche où s’accrochent désespérément des plantes qui s’entêtent à ne pas mourir.


… Le soleil met des nappes lumineuses aux pentes des toits clairs, et dans des jardinets minuscules de vieilles dames se penchent, pétrissant la terre de leurs doigts osseux afin de n’en point perdre la moindre molécule.

A force de tendresse attentive, elles ont la récompense de quelques fleurs. Mme Gudmüsen a, dans son jardin, une couronne de pâquerettes à collerette rouge, une touffe de myosotis et trois pensées ; la femme du pasteur n’en a que deux, mais elle a mis tout son espoir dans la promesse d’un géranium grand comme la main.


C’est jour de fête. Les Islandaises à corselet de velours brodé d’or, à tablier de soie changeante, passent au trot de leurs poneys.

Des pêcheurs féroéens, grands et blonds, portent sur l’oreille leur bonnet de laine noire rayée de minces filets rouges.

Les mousses des chalutiers français traînent leurs godillots sur les chemins pierreux ; ils vont, petits bouts d’homme haut comme ça, roulant des épaules, pareils à de vieux loups de mer.

Ils crânent, mains aux poches, frimousses effrontées, et lancent des gaillardises aux filles qui ne comprennent pas.


La nuit, le ciel reste d’un bleu tendre, mais les eaux du fjord s’assombrissent.


Une sirène déchire le silence. L’écho se répercute et s’agrandit. C’est le morutier Normandie qui entre dans la passe. Le capitaine Maillard, un beau marin qui aurait fait jadis un magnifique corsaire, est debout sur la passerelle ; ses matelots et lui tiennent la mer depuis quatre mois. Depuis quatre mois, ils tournent en rond autour de l’Islande, du cap Nord aux îles Westmann. Ses cales regorgent de poisson. Il est fier, ils sont fiers de leur ouvrage ; ils sont hâlés, jaunis, brûlés par les embruns et par le froid. Ils sont effroyablement beaux. Et le vers de Tristan Corbière est juste qui dit :

Leur tête a du requin et du petit Jésus.

Dans le chalut, parmi les milliers de morues, un apokal s’est laissé prendre. Le monstre aux dents aiguës gît sur le pont, grisâtre, rond, visqueux et flasque.

Dix hommes le poussent par-dessus bord ; il tombe sur l’appontement de bois avec un bruit mou. On l’éventre, il a dans l’estomac dix-sept grandes morues.


Trois Islandais sont venus, silencieux et graves ; ils ont dépouillé la bête, ils l’ont coupé en lanières de soixante-quinze centimètres après avoir mis soigneusement le foie de côté, un foie énorme qui donnera quinze à vingt kilogrammes d’une huile meilleure que l’huile de foie de morue. On emploie cette huile ici à des usages médicaux. Elle est souveraine, paraît-il, contre les maux de gorge.

Les trois hommes s’activent, les couteaux fendent la chair d’un blanc laiteux, les filets découpés sont enterrés.

Dans un mois, ils viendront les reprendre, les nettoieront, et, pendus à un crochet, ils sécheront à l’air libre pendant un an, après quoi ce sera un régal de fin gourmet… Si le cœur vous en dit…


Les moutons errent, faméliques, sur la montagne, flanqués d’agnelets d’une agilité surprenante.

Ils viennent sur l’appontement, happant ce qui tombe : croûte de pain, tête de morue, entrailles de poissons ou cordage oublié.

Nuit et jour, en toute saison, même par les froids noirs d’hiver, ils vont ainsi, errants et pitoyables.

Les vieux béliers terriblement cornus, dressés sur la pointe des rocs, ont l’air de monter, immobiles, la garde aux portes de l’enfer.


Loin de la ville, à l’Ouest, au milieu des tourbières, les eaux tumultueuses bercent le sommeil des morts.

Ici, sauf deux ou trois tombeaux, les morts sont anonymes. La terre est bossuée de tertres qu’une herbe courte recouvre.

Dans le coin, à gauche, une croix de bois grise, sans un nom. Un marin de France se repose là de ses courses lointaines. Il vivait pour la mer, la mer ne l’a pas pris. D’Yport ? de Fécamp ? de Paimpol ? On ne sait pas. Une fleur de myosotis a poussé là. Les chalutiers et les goélettes reviendront au port, un homme manquera… Sur la terre normande ou la terre bretonne, il y aura une veuve de plus, affalée de douleur aux marches d’un calvaire.


Demain, la fleurette mourra…

Demain, la neige nivellera les morts, et le petit matelot de France ne sera plus rien, plus rien, pas même un souvenir. C’est pourquoi, cet après-midi, j’ai trouvé pour lui des prières anciennes.


Près de l’église, au fond du fjord, il est une maison de bois qui m’est chère ; à la cime de son mât flottent les couleurs françaises.

Ce matin, le bleu du ciel est pareil au bleu du drapeau, la neige inviolée est pure comme lui, la rouge saigne au soleil des souffrances subies par la patrie lointaine.

Je ne suis ni gobeur, ni chauvin, mais à travers mes pérégrinations aventureuses j’ai toujours senti de la joie en mon cœur lorsque j’ai vu claquer au vent étranger le pavillon de France.

A San Diego, à la frontière mexico-américaine, dans le plus beau pays du monde, le consul te hissa en mon honneur, drapeau !… Et j’ai eu des regrets nostalgiques.

En Alaska, au hasard des placers, tu étais ma chose et mon orgueil et ma longue espérance.

Ici, tu affirmes que la France est présente avec les meilleurs de ses fils… On te dira qu’ils sont devenus fortes têtes, qu’ils te renient, comme ils blasphèment Dieu… Ça n’est pas vrai, je te le jure. Je les ai vus se battre avec des Danois, des anglais, parce que ceux-ci avaient proclamé leur suprématie, comme je les ai vus à genoux et priant sur le pont lorsque l’esprit de Dieu passait au souffle des tempêtes.


L’attaché consulaire de France a un nom tellement impossible, quelque chose en… sen, naturellement, que les morutiers l’ont baptisé Guimy.

Guimy est un Islandais qui s’enivre royalement chaque fois que l’occasion s’en présente, et Dieu sait si, avec les équipages qui se renouvellent constamment pendant la saison de pêche, les occasions sont fréquentes.

Être ivre est son état naturel. Fort heureusement, l’Islande est sèche. Il y a des décrets prohibitifs, des lois menaçantes…

L’Islande rongée de tuberculose et d’alcool avait besoin d’une forte discipline.

S’enivrer est devenu l’apanage des classes bourgeoises, car boire est un luxe coûteux.

Le médecin, l’apothicaire, le pasteur, le consul de Norvège, le représentant britannique sont ivres tous les soirs ; l’attaché consulaire de France ne peut déroger : noblesse oblige.


Einar Jonson est mon ami. C’est un colosse bon enfant, il mesure 1 m. 97, soulève sans effort des sacs de deux cents livres ; il parle le norvégien, le danois, l’allemand, l’anglais, le français… et l’espagnol. Il a été paysan, marin, pêcheur, mécanicien, guide, acheteur de moutons ; il vend du charbon, des conserves, des couteaux, des casquettes, des chevaux, des tricots, des gants ; il représente dix firmes danoises, six maisons anglaises, trois norvégiennes. Il sait se tailler des chaussures dans une peau de phoque, soigner les poneys, traire les brebis, tondre les béliers, recoudre une vareuse ; il peut manger pendant cinq heures ou ne pas manger du tout pendant trois jours. Il peut surtout boire, il tient le whisky comme pas un…

— Einar Jonson, vous avez bu ?

Il penche vers moi sa tête, comme un oiseau qui écoute, et répond, placide :

— Possible, monsieur.


L’Yport a donné son charbon, on a lavé la cale, et maintenant on embarque la morue ; une équipe charge une manne d’osier qu’un crochet happe, le treuil grince, la manne monte, elle a deux ou trois balancements puis se déverse dans le ventre du bateau où des marins rangent le poisson avec un soin minutieux. Peu à peu, le mur s’élève, un mur large où les morues — enchevêtrées les unes dans les autres — font l’office de matériaux.

Une couche de poisson, une couche de sel ; à la volée le sel neige, il crisse sous la botte des matelots.

Les lottes, les flétans, les halibuts, dont certains ont plus de deux mètres, sont mis à part.

Alors que le Norvégien, l’Anglais, l’Allemand font profit de tout, le matelot de France a l’orgueil de sa pêche, qu’il veut pure et sans tache.

Un poisson de trop courte taille, houp ! un geste par-dessus bord.

Et l’avalanche des morues roule avec un bruit sourd dans la cale, la saumure odore fort.

Dans un coin du gaillard d’avant, deux mouettes, aux ailes rognées, piquent du bec la chair nacrée d’une raie.


La morue, c’est la vie de ces hommes… La mo-ue, prononcent les Yportais et les Fécampois. Et ce mot revient, comme une obsession, dans toutes les phrases ; tout y conduit, tout y ramène…

La mo-ue, la mo-ue, les rudes heures de Terre-Neuve ou d’Islande, les sales coups de chien, les brumes traîtresses, les doris perdus, une poche de chalut qui rafle deux mille poissons, la rivalité des pêcheurs « à la ligne » et des « chalutiers », les éternelles histoires du banc… « Quand j’étais sur le banc… »

Aller aux bancs, c’est l’espoir de tous les moussaillons qui sont ici ; ils savent ce qui les attend, la vie rude, la discipline sans pitié, qu’importe !

— « L’an prochain, j’irai aux bancs ! » m’a dit le mousse de l’Yport, un gars de treize ans aux yeux illuminés de fièvre.

Nos islandais et nos terre-neuvas sont de hardis marins… Dunkerque, Gravelines, Calais, Saint-Brieuc, Binic et Paimpol envoient chaque saison, de février à août, deux cents navires montés par quatre mille pêcheurs, goélettes solides et bien gréées, hommes non moins solides et non moins bien gréés.

La pêche les passionne. Par millions, la bande est en marche en ordre régulier, les mâles dessous, les femelles dessus.

La goélette, n’ayant conservé qu’une voile, dérive naturellement sur le travers… Sur le plat-bord opposé à la dérive, sont disposées les mecques de bois, fendues à l’extrémité supérieure pour le passage de la ligne.

Les cent mètres de filin se déroulent, le plomb touche, on relève deux mètres ou trois, puis on relâche, puis on retire : le poisson vorace a mordu… on hale longuement, d’un geste saccadé, et la morue, comme un éclair d’argent, paraît. Un mouvement, la voilà sous le bras du pêcheur qui arrache l’hameçon, coupe la langue et jette dans le parc le poisson qui se tord. Le piqueur lui ouvre le ventre ; le décolleur enlève le foie, les œufs, coupe la tête ; le trancheur sectionne l’arête…

Et tout cela sous un climat meurtrier, dans les brumes qui aveuglent, le froid qui cingle et la perpétuelle menace de la nature et des hommes… les icebergs qui dérivent et les steamers de luxe qui foncent…

Il faut gagner une heure ou deux sur le trajet. Malgré les défenses maritimes, on traverse le banc, on ne voit rien, on n’entend rien. Soudain un craquement, un choc, un cri ; encore un doris qui ne rejoindra pas le bord… Le paquebot passe ; il est passé, force aveugle qui ne s’arrête pas, qui n’a pas le temps de s’arrêter… Time is money !


Guimy, agent consulaire de France, vend du charbon aux chalutiers, des conserves, de la peinture, des cordages…

Vous pensez, peut-être, qu’il serait plus sage d’apporter toutes ces choses de chez nous ? Possible, mais messieurs les armateurs ne peuvent songer à tout.

Ils sont quatre ou cinq, de Boulogne ou de Fécamp, qui mènent la ronde autour de l’Islande ; ils pourraient s’entendre, aménager l’appontement de Vest-Dalseyri, dont les planches tiennent par miracle, créer des dépôts de charbon et de vivres…

Non pas.

Il est préférable de perdre huit jours à Cardiff ou à Newport pour charbonner… Nous n’avons pas de mines en France, et puis, au taux de la livre…

Des magasins d’approvisionnement central ?

Non plus.

A Bordeaux, chaque capitaine achète ce qui lui plaît chez l’épicier du coin, qui lui fait la ristourne (4 %).

A Seydisfjord, à Akureyri, à Rejkjavik, de même. Guimy ou ses confrères sont là, et nos braves loups de mer se procurent des sardines portugaises, des chandelles anglaises, de la peinture danoise… au prix fort.

La couronne islandaise, qui égalait notre franc, vaut aujourd’hui 2 francs 50. A quoi bon se gêner ? Les actionnaires sont là pour un coup.

Songez que la monnaie islandaise n’a aucun cours… ni en France, ni en Angleterre, ni aux Féroé, ni même au Danemark.

Mais les braves captains touchent la ristourne…

Donc, Guimy, attaché consulaire de France, a la clientèle de messieurs les commandants de chalutier ; il faut soigner le client, et Guimy, bon commerçant, est plein de prévenances.

Il a imaginé une excursion à la pointe du fjord… une excursion à poneys. Et nos marins, heureux d’être en bordée, ont une joie d’enfant. Ils enfourchent sans crainte les bêtes robustes.

Nous voilà partis : Deshayes, capitaine de l’Yport, Friboulet, maître de pêche à bord du Cap-Fagnet, Pelletier, capitaine du Somme, Maillard, capitaine du Normandie, Guimy et moi ; pardon, j’oubliais le long Einar, qui ferme la marche, monté sur un poney qui a l’air d’un monstre à six pattes.

Notre cavalcade met en émoi, par ses appels et ses cris, la paisible cité. La traversée de la ville est correcte, mais, dès qu’on aborde les montagnes, les poneys prennent le galop pour le plus grand dommage de messieurs les capitaines, qui roulent et tanguent effroyablement.

Deshayes, résigné, a lâché la bride et se cramponne éperdument au pommeau de la selle.

Les gorges grondantes d’eaux qui jaillissent et tombent, les rochers de basalte taillés à pic, l’eau du fjord qui miroite, étranglée dans la passe, l’océan qu’on aperçoit là-bas, opale sertie d’azur, ils ne voient rien dans la course qui les emporte…

Nous gravissons la pente escarpée du mont ; un coude cache le fjord et la mer océane et, sur le plateau, nous avons la surprise de la neige, une neige pleine de reflets bleus, belle, attirante, immaculée.


Tandis que les chevaux allaient à l’aventure, cherchant à découvrir de maigres saxifrages, les marins ont joué comme des galopins qui font l’école buissonnière.


L’ordre est venu par T. S. F. Le Somme est parti hier soir. Le Normandie appareille. Le capitaine Maillard, redressant sa courte taille, est partout, sur la passerelle, sur le gaillard d’avant, aux machines. Sa figure énergique est dure, qu’adoucit la flamme de ses yeux.

Friboulet gueule à bord du Cap-Fagnet, assourdissant son équipage de jurons, lève les bras au ciel, attestant Dieu et les saints que tout est pour le pire. Rien ne va, rien ne marche. Ses hommes ? des apprentis, des culs-terreux, des propres à rien ; son chalutier ? un sabot, une boîte à outils. Et la mo-ue ? Ah ! la mo-ue… sacrée mo-ue ! Qui m’a f… une pèque comme celle-là.

Friboulet, bon Yportais, dit la pèque comme il dit la mo-ue. Une pèque de cochons.

— Quoi ! rentrer en France ! Malheur de malheur ! Moi, qui ai touché quarante mille francs de part l’année dernière ; oui, monsieur, quarante mille francs… Aujourd’hui, ah ! misère ! quel métier ! Aussi, à Fécamp, je leur f… ma démission par le travers de la figure, comme je vous le dis, foi de Friboulet, qui n’a jamais menti…

« … Qué qu’t’as à te f… de ma gueule, bougre de mousse… Oui, qui n’a jamais menti… On me connaît à Fécamp, à Rejkjavik, à Saint-Pierre, sur les bancs, trente ans que je fais ce travail de galérien… Ah ! mais ! ah ! mais, vivement la France, et oui, qu’on arrive !…

« … Espèce de cochons, attention au treuil… Et ce mécanicien… Ah ! ces mécaniciens, la plaie, monsieur, la plaie… lorsqu’on naviguait à la voile, le beau temps, l’heureux temps ! Ça, des marins ? des Parisiens, monsieur, des Parisiens !… »

Et Friboulet, congestionné, crache de mépris et s’essuie les lèvres d’un revers de sa main mafflue, puis il poursuit :

— Et le Bosco, où est le Bosco ? Il est saoul, pardienne ! Pour sûr que le cuistot n’a pas acheté de pain frais ! M’en fous, ils boufferont du biscuit jusqu’à la gauche ! Et ce voleur de Guimy, qui devait m’apporter ma commission. Il ne viendra pas… la crapule.

« Ah ! te voilà, Guimy, mon garçon ! Je pensais bien que tu ne me laisserais pas partir ainsi… Ah ! tu as songé… c’était pas une affaire, on est gens de revue… Moi, j’ai confiance, tout le monde te le dira, à Fécamp, à Yport, à Rejkjavik ; sur les bancs on me connaît… Merci, mon garçon… Attends un instant, un, deux, cinq, huit… C’est exact… tu sais, les bons comptes font les bons amis… Ce sacré Guimy ! »

Et la lourde patte du capitaine s’abat sur le frêle Guimy, qui chancelle, très ému et très ivre…

— Eh ! mousse, descends dans la carrée, monte le cognac et deux verres.


L’Yport partira demain. Il attend des instructions. Fécamp ou Port-de-Bouc ? On ne sait encore où l’on ira.

Fécamp, c’est le foyer, la femme, les petits, les vieux ; Port-de-Bouc, c’est un mois de plus à rouler dans les venelles…

Le marin est fataliste. L’ordre arrivera, invisible ; on appareillera pour ici ou pour ailleurs, qu’importe…

On appareillera…

Moi, je reste.


— Le Gall, un coup de main, s’il vous plaît ?

— Vous partez ?

— Faut bien.

— Houp là, merci.

Mon sac de toile sur le dos. P’tit Cousin, mon mousse, tient fièrement le pied de l’appareil cinématographique dans sa gaine de cuir. Le Gall m’escorte, portant avec précaution l’appareil lui-même.

En route !

— Un instant ! Je vous suis, allez devant.

Et je me retourne vers l’étroite boîte qui m’a servi de chambre pendant des jours et des jours, la couchette de bois où j’ai dormi sans rêve.

Encore un coin où j’ai vécu et que je quitte.

Regret ? Pas même. Impression nette que la vie continue, bête, absurde, toujours pareille.

— Oui, je viens.

Les camarades sont là qui me guettent… Des mains calleuses sont tendues.

— Au revoir, les amis !

On se reverra ? Pardieu, je l’espère, en France, ou qui sait là-bas, quelque part dans un port du monde…

Peut-être aussi jamais ; l’au revoir du marin est toujours un adieu.

Sait-on jamais avec la mer ?

— … Oui, oui, j’arrive.

Je lance mon sac par-dessus bord et, d’un saut, je franchis le bastingage.

Je rejoins Le Gall. C’est drôle, mon sac paraît plus lourd, plus lourd de toutes les misères passées, de toutes les détresses qui viennent.


La femme d’Einar Jonson est une madone florentine, une madone aux prunelles d’un gris bleu, très doux, très tendre, que frangent des cils longs et recourbés.

Sa chevelure est une gerbe sous le soleil de messidor. Depuis hier, je suis son hôte. Elle va et vient, active ménagère ; lorsqu’elle s’assied, elle brode des arabesques avec du fil d’or sur du velours noir.

Elle est toute douceur et toute indulgence ; mais lorsque Einar s’attarde ou ne rentre pas, ses yeux sont des mers minuscules où monte une brume douloureuse.


— En canot automobile ?

— Oui, monsieur. Si je sais conduire ? Naturellement, je suis allé de Seydisfjord à Rejkjavik par le sud, oui, monsieur.

— Vous m’en direz tant.

Et j’ai suivi Einar Jonson.

La pétrolette file sur les eaux calmes du fjord… Je suis debout à l’avant de la fragile embarcation, et je passe devant l’Yport, dont la cheminée fume tandis que les machines halettent.

— Ohé ! de l’Yport ?

Personne ne me voit, personne ne répond.


La sortie du fjord est rude. La mer est mauvaise, qui s’engouffre entre Borgarnestangi et Skàlanes.

De violentes rafales tombent des versants abrupts.

Brr ! ils danseront ce soir, ceux de l’Yport

En attendant, c’est moi qui valse. La coquille de noix bondit d’une vague à une autre vague, effleurant les flots ; mais les flots se hérissent et des paquets de mer balayent le canot.

L’épave du Sterling est toujours là, diminuée ; le grand mât est encore visible, mais les baleinières ont été emportées.

Le vent s’accroît lorsque nous doublons la pointe rocheuse ; pendant un quart d’heure, la danse est menée grand train. Enfin, nous voici dans le Lodmundarfjord, qui s’enfonce de quatre milles dans les terres, si l’on peut appeler terres cet amoncellement fantastique de rochers.

Ces rochers vivent d’une vie intense. Des millions d’oiseaux ont fait leurs nids là. Ils passent par groupes de plusieurs centaines, rasant les eaux, tournant dans l’air, se posant d’un seul coup, repartant tous ensemble avec une harmonie, une grâce admirables.

A vingt mètres de la rive, nous jetons l’ancre ; impossible d’aborder. A travers l’eau transparente, on voit le sable fin et noir.

Einar, tranquillement, enjambe le bord et descend dans l’eau. Je le regarde, éberlué ; mais, placide, il continue sa route vers le rivage.

Je saute aussi.

Tous deux, sur les rochers, nous nous ébrouons comme de jeunes chiens.

Un vol d’eiders passe, triangulaire.


Marche pénible dans les éboulis. Enfin, voici la terre, une terre molle où l’on enfonce.

Sur la droite, dans une lagune, les eiders sont par centaines. Les mâles, tête et queue noires, ventre blanc, surveillent les nids, creusés les uns à côté des autres, où les femelles, grises et brunes, couvent.

Les oiseaux, ignorant la méchanceté des hommes, me laissent approcher. Ils tournent vers moi leur prunelle ronde et inclinent le cou.

Quelques mâles volent au ras des eaux… Deux femelles quittent leur nid et sous un fin duvet j’aperçois les œufs, de œufs à coquille verdâtre, deux fois gros comme ceux d’une poule.

Ce duvet si rare, si cher, elles l’arrachent de dessous leurs ailes afin de protéger du froid les futurs petits, aussi pour les soustraire à la vue des hirondelles de mer, qui tourbillonnent par milliers, criardes et rapaces.

Je monte l’appareil cinématographique, je mets au point. Je tourne un ensemble. Rien ne bouge… Je me rapproche davantage pour « faire un premier plan », les palmipèdes posent devant l’objectif comme des bêtes apprivoisées dans un studio.


Le baer, la ferme est là, sur la rive nord. Les cartes marines l’appellent Nes, les Islandais Lodmundar.

C’est le classique baer, pareil à ceux que je vais rencontrer, égrenés le long de ma route, au cœur de l’Islande.

Le bois est une chose précieuse ici, il faut l’économiser et l’employer avec parcimonie. La façade seule est faite de sapin, le toit est coiffé de gazon. Les murs, de soixante centimètres à un mètre d’épaisseur, sont en terre. Le sol est de terre battue.

Il faut franchir le seuil en se courbant, le rez-de-chaussée est en contrebas ; par des couloirs sombres où l’on marche en tâtonnant, on aboutit aux différentes pièces : la cuisine, large et accueillante ; la chambre, où père, mère, grands-parents et enfants couchent en des lits étroits ; un seul drap les recouvre, mais il y a l’édredon d’eider dans lequel on se love lorsqu’il fait très froid.

Les lits, sans aucun art, montants de bois ajustés, sont extensibles en longueur et en largeur.

Lits délicieusement inconfortables, que vous m’avez semblé doux dans la tiédeur de la chambre, après les dures nuits passées à dormir sur la neige !

… Mais, donnant sur l’extérieur, il y a une pièce qui est l’objet des soins particuliers de l’hôtesse : c’est le salon de réception, où l’on vous accueille dès que vous vous présentez, sans jamais vous demander ni qui vous êtes, ni d’où vous venez, ni où vous allez. L’hospitalité est un droit immuable. L’hôte est sacré. Ce qu’il y a de plus beau et de meilleur dans le baer est à lui, et les maîtres sont, pour lui, des serviteurs.

La salle des hôtes est planchéiée, les murs sont en lames de sapin nues ; là le canapé, le fauteuil, la commode sur laquelle sont des vases minuscules et de menus objets-souvenirs ; là aussi des cadres avec les photographies des parents, des amis.

Les murs sont sans ornement, parfois une gravure les anime. Un saint, une sainte, chromos criards venus d’Allemagne, ou reproduction d’un tableau. Jeanne d’Arc et Napoléon disent la gloire de la France, et j’ai eu deux fois la vision de l’Angelus de Millet.

Cet Angelus, que j’avais rencontré voilà bien des années déjà aux dernières marches du monde, tout là-haut, aux rives du Yukon, dans les champs glacés d’Alaska, je le retrouve ici, à la place d’honneur, dans une humble ferme, paysans ayant compris ces paysans courbés sous le souffle de Dieu qui passe avec la voix des cloches…

Le baer de Nes est une pauvre chose. Planté de travers pour résister aux vents du large, il s’ouvre sur la montagne qui se dresse, immédiate et hostile, noire de basalte et blanche de neige ; c’est l’horizon de ces hommes qui vivent et mourront là.

Il y a le père et le fils, ce fils a femme et enfants… des enfants blonds comme des blés mûrs, et dont les yeux d’un bleu tendre regardent étonnés l’appareil du « Frankman ».

Ils se rangent, dociles à ma voix, devant la porte, sur le gazon formant talus, et là, les mains l’une sur l’autre, ils attendent sans bouger, sans rire, graves et déjà réfléchis.

La salle de réception ici ne connaît pas le luxe. Une table, deux escabeaux ; au mur, pendue à un clou, une couronne mortuaire en perles, avec, sous verre, un cœur fané.

Ici, comme dans la Rome primitive, la Grèce ancienne ou l’Inde des Védas, le culte des morts est sacré. On vit avec eux. Et l’ex-voto est un hommage qui perpétue le souvenir.

L’hôtesse nous apporte le traditionnel café. Elle nous sert elle-même et se tient debout pour nous honorer.

L’homme qui travaillait dehors est venu, sitôt averti ; il entre, nous salue et s’assied sur un coffret de bois où sont peintes des guirlandes de feuilles d’un ton rouge vif.


Houle dans la passe de Lodmundarfjord, dur retour. Le canot automobile pique du nez dans les lames. Nous embarquons de l’eau à chaque coup. La vague passe par-dessus bord comme par jeu.

Pour me tenir debout, je me cramponne au mât. Chaque paquet de mer me gifle. Je m’arc-boute de toute ma volonté pour ne pas me laisser emporter.

Dans la partie ouest-sud-ouest de Seydisfjord, nous retrouvons le calme.

Le mouillage de Vest-Dalseyri est vide.

L’Yport est parti.

Je suis seul maintenant.


— Dites donc, Einar ?

— Monsieur ?

— On peut aller de Seydisfjord à Rejkjavik ?

— Monsieur sait bien (Einar parle toujours à la troisième personne), monsieur sait bien que le Sterling a coulé.

— Je sais, oui. Mais il y a un service côtier : Rejkavik–Akureyri–Seydisfjord–Portland–Rejkjavik.

— Oui, monsieur.

— Bien. Quand passe le prochain courrier ?

Einar lève les bras vers le ciel comme pour attester son impuissance.

Je poursuis :

— Et le service régulier : Copenhague–Féroé–Seydisfjord–Rejkjavik ?

— L’Island ou le Godafos passera le 30 juin, peut-être, ou le 30 juillet.

Je regarde Einar, il ne plaisante pas. Du reste, il a son même geste accablé :

— On ne sait pas.

— Ah bon !


— Dites donc, Einar ?

— Monsieur ?

— On peut aller de Seydisfjord à Rejkjavik ?

Einar, croyant que je déraisonne, m’interrompt :

— J’ai dit à monsieur…

— La paix, Einar. Oui, vous m’avez dit que les services réguliers, qu’ils soient danois ou islandais, étaient les plus irréguliers qui soient.

« A Pâques ou à la Trinité, il y aura peut-être un bâtiment qui daignera faire escale ici. Je n’ai pas l’intention de moisir dans votre patelin. »

Patelin, moisir, ces mots mettent en déroute le français d’Einar, qui ne comprend plus.

Je me lève et déclare, avec une familiarité qu’il tolère — que ne faut-il pas passer à ces Français qui sont tous un peu fous :

— Eh bien ! Einar, j’irai à Rejkjavik par les terres.

Oui, c’est bien ce que je disais, les Français sont un peu fous, et celui qui parle à Einar Jonson plus que tous les autres. Mon ami roule des yeux effarés, hésitant à comprendre.

— Par les terres, répète-t-il.

— Eh oui ! par les terres. Qu’est-ce qu’il y a d’impossible ?…

— Mais… mais… (Einar en bégaye)… mais… mon… sieur plaisante.

— Je ne plaisante jamais. J’irai à Rejkjavik…

— Mais il n’y a pas de routes.

— Pas de routes ?

— Non, monsieur…

— On s’en passera.

— Mais c’est impossible, impratique (Einar veut dire impraticable).

— On verra, ou plutôt nous verrons.

— Nous…?

— Oui, vous m’accompagnez.

Cela a été dit avec une telle assurance qu’Einar en reste suffoqué.

Quand il reprend un peu le sens des réalités, il proteste :

— Mais j’ai ma femme, mes enfants, mon travail…

— Votre travail ? Les chalutiers français sont partis. Vous en avez pour huit mois avant qu’ils reviennent… Vos enfants sont trop petits pour vous regretter ; quant à votre femme elle sera enchantée d’être débarrassée de vous pendant quelques semaines.

Ma logique et l’offre de cinq cents couronnes ont eu raison des scrupules d’Einar, qui se dresse soudain.

J’interroge :

— Vous allez avertir votre femme ?

— Non, monsieur, je vais vous acheter des chevaux.


A l’entrée du pont de bois, Einar a collé une affiche manuscrite annonçant que je suis acheteur de quatre chevaux.

Depuis ce matin, je maquignonne. J’ai déjà deux poneys, une selle, deux étriers, une longe.

Le reste viendra.

Einar a de longs et mystérieux conciliabules derrière la maison du boulanger avec des hommes aux visages chafouins et louches.

C’est drôle, les marchands de chevaux, qu’ils soient de Buenos-Ayres, de Frisco, ou d’Islande, sont taillés sur le même modèle.

Je pense :

« Mon vieux Freddy, on t’estampe. »

Bah ! et après ?

— Monsieur…

C’est Einar qui revient troubler mon indulgence :

— Monsieur, j’aurai demain une bête magnifique, une bête qui…

J’arrête la description d’un mot :

— Combien ?

Interloqué, Einar s’arrête et, cherchant ses mots, il énonce :

— Douze cents couronnes.

Je siffle, admiratif.

— Une bête qui… reprend Einar.

Mais il s’arrête, prend un temps et ajoute :

— C’est le cheval du pharmacien.

— Non, mon vieux, tu vas trop fort. Dis à ton apothicaire qu’il débite son canasson en rondelles à ses clients ; moi, je veux bien être refait, mais, vois-tu, il faut encore avoir la manière.

Einar Jonson est revenu une heure après, tirant deux poneys, assez sortables : trois cents couronnes l’un, cinq cents l’autre… Cinquante couronnes sur celui-là, deux cents sur celui-ci, Einar et ses camarades n’ont pas perdu leur journée, mais, au fait, moi j’y gagne encore…


Pour aller à Rejkjavik, il n’y a pas de route.

C’est vrai !

Mais il y a des monts redoutables, des volcans qui vivent d’un feu intérieur, des glaciers inaccessibles, des torrents impétueux, des terres crevées de laves, hérissées d’aiguilles.

Oui, mais pas un Français n’a traversé le cœur de l’Islande ; raison de plus pour que j’essaye…


Mme Gudmüsen est une vieille dame, trottant menu dans sa maison ; souris rose et noire, elle a de bons yeux pailletés de malice.

Pour me recevoir, elle a sorti son beau service. Mme Gudmüsen a fait, il y a bien longtemps son voyage de noces à Copenhague ; elle en a rapporté maintes choses inutiles, qui, sur les étagères de son salon, lui rappellent cet heureux temps.

Mme Gudmüsen me parle islandais, je réponds en anglais ; nous ne nous comprenons pas toujours, alors nous achevons nos phrases par un sourire ; mais ce que mon âme ressent, c’est la bonté de ce cœur de femme qui se penche vers moi, sentant bien qu’au fond ce grand garçon, qui est devant elle, doit avoir, à l’autre bout de la terre, une vieille maman qui attend et espère.


Sur la nappe, brodée d’un dessin minutieux et simple, il y a trois roses. Trois roses d’un rose un peu pâle, richesse inouïe sous cette latitude ?

Trois roses cueillies pour moi et qu’elle m’a offerte… Roses qui avivaient la main fanée d’une vieille dame qui me fut compatissante et dont je garde un souvenir ému.

III
LA MONTÉE DU CALVAIRE

Les poneys piaffent sur la route. Einar Jonson serre la dernière boucle, assure une corde, allonge un étrier.

— Monsieur, c’est prêt !

— Tout va ?

— Oui, monsieur.

— Bien. En route.

D’un saut, je suis en selle ; je monte un poney gris-fer, à la crinière épaisse, à la queue traînante, un poney qui de profil ressemble à ces chevaux qui sont sculptés en bas-relief au Parthénon.

La bête est vive. Dès qu’elle me sent sur son dos, elle file comme un trait ; j’ai juste le temps de saluer une fois encore Mme Einar qui, triste et douce, se tient sur le pas de sa porte, debout auprès de ses enfants.

Le pont de bois gronde sous notre galop, quand nous passons. A gauche, l’hôpital français profile son toit rouge ; à droite, l’église dresse son clocher qu’on badigeonne en vert ; là-bas, au bord de l’eau, flotte au sommet d’un mât la flamme tricolore. Cet ivrogne de Guimy a des attentions touchantes. Il lui sera beaucoup pardonné…


Nous suivons la rivière qui, en bondissant, descend vers le fjord. Le chemin est herbu, le sabot des chevaux s’enfonce dans la marne.

Voici, pour la dernière fois, le petit cimetière. Tout est calme dans l’enclos de la mort. La croix de bois grise veille, solitaire, le marin qui vint un jour de France pour mourir là…

Il est une heure. Nous gravissons, au pas, la pente du mont basaltique.


A deux heures et demie, nous rencontrons la première neige. Et bientôt les flocons tombent drus, en même temps qu’une brume nous enveloppe : les nuages.

Nous escaladons la montagne qui se dresse à présent presque à pic. Les poneys vont sûrement, se hissant d’un coup de reins, tâtant le terrain du sabot avant de s’engager.

Je m’arrête pour les faire souffler et, en me retournant, j’ai la surprise d’apercevoir au premier plan la mer des nuages et là-bas, tout au fond du fjord, la cité qui se chauffe au soleil.

Plus que jamais, la ville a l’aspect d’un ménage de poupées qu’un enfant capricieux aurait rangé au bord de l’eau pour jouer un moment.

Là, cependant, demeurent quelques centaines d’hommes vivant chichement du commerce de la mer.

Bientôt, les froids descendus du nord viendront, qui revêtiront de glace les hautes montagnes montant la garde de chaque côté du fjord ; la passe elle-même sera prise sous l’étreinte du monstre. La petite ville attendra, calfeutrée, les beaux jours.

Les beaux jours pareils à ce jour de juin riant de soleil, où je m’en vais vers le mystère des terres inconnues.

Pour moi, cette ville était le port d’où je pourrai gagner avec un peu de patience, l’autre port, là-bas, vers l’ouest…

Je pourrais encore revenir sur mes pas, renoncer à mon dessein. Je pourrais…

La montée s’achève, nous tournons ; brusquement, la petite ville disparaît, cachée par le pan d’une muraille couleur de rouille.


Nous cheminons sur le plateau. Les chevaux ont de la neige jusqu’aux étriers.


Trois heures, nous allons ainsi dans la brume.

A perte de vue, la neige que tache, de loin en loin, la silhouette conique d’un cairn de rochers élevé par les hommes pour jalonner la route.

Une somnolence envahit mon âme ; je laisse aller ma bête qui arrache une à une ses pattes à l’étreinte glacée. Elle va avec prudence.

Pour s’être écarté, le poney qui porte mes bagages disparaît dans un trou jusqu’au garrot. Seul, il se dégage et suit le cheval d’Einar, en ayant soin de mettre son sabot dans le trou creusé par le sabot de son camarade.

A gauche, proche, la teinte verte — un vert laiteux d’opale — d’un lac.


Nous voici sur l’autre versant. Tout au fond, le barrage énorme d’une ligne noire, les montagnes qu’il nous faudra franchir demain.

Dans la vallée, le lit fantastique d’un fleuve, le Lagarfljot, qui descend directement de l’immense réservoir du Vatnajokul et va, à travers la vallée glaciaire, se jeter dans l’océan Arctique dans la large baie de Hjeradsfloi, entre les pointes de Kollumuli et de Kogr.


Une herbe galeuse a remplacé la neige. Nous commençons la descente, prudents.

Sur un plateau, en contre-bas, arrêt.

On débâte les poneys qui se roulent dans l’herbe, puis broutent.

— Si monsieur veut voir une belle chute, il n’a qu’à regarder derrière cet escarpement.

— Ça vaut la peine ?

— Vraiment.

Alors, m’agrippant aux moindres saillies, me soulevant à la force du poignet, je grimpe.

Soudain, un bruit formidable m’accueille.

La chose, en effet, vaut le déplacement.

A mes pieds, jaillissant du roc et sautant dans le gouffre, une cascade tombe.

Un beau saut, ma foi ! cinquante à soixante mètres.

Le grondement est pareil à celui du tonnerre. L’impression est angoissante ; devant moi, la vallée s’étale, affreusement désolée, pas un arbre, pas un arbuste n’anime ce paysage millénaire.

Seuls des oiseaux vivent dans la page du ciel, des perdrix blanches, des pluviers dorés et le vol tournoyant des rapaces, crécerelles et éperviers au ventre clair.


Je redescends de mon perchoir ; mes chevaux sont toujours là, tondant l’herbe, mais Einar a disparu.

Je saute d’un rocher à un autre rocher, et je finis par l’apercevoir, tapi dans un coin et buvant consciencieusement l’alcool destiné à frictionner les bêtes.


Petit Guimy nous a suivis.

Petit Guimy est le chien du grand Guimy, l’attaché consulaire de France.

Petit Guimy est un fox français. Il est venu en Islande avec un chalutier. Au hasard d’une soûlographie, il a quitté son maître pour se donner à Guimy.

Pendant des mois et des mois, c’est lui qui a veillé sur le lourd sommeil de l’homme. Il attendait, assis sur son arrière-train, que le roi de la création eût la force de se tenir sur ses jambes. Parfois aussi sa patience était lasse ; alors il trottinait à la recherche de quelqu’un qui voulût bien le suivre et ramener son maître.

Au départ, il aboyait en tournant autour des chevaux ; maintenant il va, court, vient, repart, chasse devant lui les moutons qui détalent, fait trois fois le chemin, jappe et saute aux naseaux des poneys.

Dans la neige, tout à l’heure, il s’enlisait. Je l’ai mis sur le devant de ma selle, il a tourné vers moi son œil railleur, puis a léché ma main qui tenait les rênes.


Le Lagarfljot a les honneurs d’un pont, surprise que je ne retrouverai pas de longtemps dans ce damné pays.

Celui qui franchit le fleuve est en bois, armé de trente brise-glace.

— Où est le village, Einar ?

— Le village ?

— Oui, pour l’étape.

Et l’homme montre un point à l’horizon.

— Où ?

— Devant vous, un peu à droite, oui, là.

— Ce cube de pierre ?

— C’est là que nous nous arrêtons.


Si les hasards de votre destinée vous conduisent en Islande, je vous conseille vivement de ne pas vous fier aux cartes routières du pays.

Je soupçonne le captain Braun, qui a mis tous ses soins à l’élaboration de la carte islandaise, d’être né non au Danemark, mais entre Tarascon et les Martigues.

C’est tout au moins un personnage facétieux et plein d’humour, mais lorsque l’humour est pratiqué à nos dépens, on le trouve certes moins savoureux.

Or, sur cette carte, il y a des noms inscrits, les uns en capitales, les autres en anglaise, qui font honneur aux mérites calligraphiques du graveur.

Vous pensez que, si les premiers indiquent des centres importants, les seconds servent à désigner des lieux de moindre envergure ?

Hélas ! que vous lisiez Modrudalur ou GRIMSTADIR, vous apercevez, au milieu de la plaine ou accroupie à la pente du mont, une humble demeure dont les murs sont de terre et la façade de bois.

C’est la cité promise à votre peine.


La ferme ici sacrifie au goût moderne. La civilisation a pénétré sur les rives du Lagarfljot sous les espèces du ciment armé.

Le cube d’un gris sale se détache sur la terre ocre.

C’est là qu’Einar arrête notre première étape.

Notre caravane stoppe, tandis que des chiens hargneux signalent notre arrivée par des aboiements.

Il y a neuf heures que nous sommes partis. En neuf heures, nous avons franchi vingt-cinq kilomètres.


Le baer de Fjardarheidi est abrité par le haut plateau rocheux qui domine toute la vallée et le fleuve.

Le pied de l’appareil sous le bras, l’appareil sur le dos, j’escalade les rochers ; une heure après, j’ai au-dessous de moi un panorama unique.

Le Lagarfljot ici est immense. Deux kilomètres séparent les deux rives. Il coule, large, impétueux, dans un décor sauvage fait de roches éruptives, noires, coiffées de neiges éternelles.

A la place où je suis, je vois la trace certaine, indiscutable, de la descente des glaciers.

Le Vatnajokul, aux premiers âges du monde, emplissait la vallée.

Sous une poussée irrésistible, les glaces se sont mises en mouvement du sud au nord ; elles ont lentement, sûrement, creusé leur route vers la grande mer libératrice. Aujourd’hui, le fleuve descend de l’immense réservoir qu’est le Vatnajokul (Vatna : eau ; jokul : glacier).


Trois heures après-midi. Nous reprenons notre marche, accompagnés des deux fils de notre hôte.

Nous suivons la rive gauche du fleuve aux eaux couleur d’absinthe. Parfois, il creuse des criques où les vagues clapotent ; parfois, il reçoit des torrents qu’il faut traverser à la nage.

Les poneys habitués à ce genre de sport reniflent, boivent à longs traits, puis bravement se jettent à l’eau.

La sensation la plus désagréable est lorsque l’eau entre dans les chaussures ; ensuite, on s’habitue.

Un bon galop pour se réchauffer jusqu’au prochain affluent.


Une falaise à pic domine maintenant le fleuve. Des blocs énormes s’en sont détachés ; toute la rive est jonchée de galets sur lesquels le fer des chevaux glisse.

Par places, des rochers fendus par la gelée.

Les heures succèdent aux heures, nous chevauchons toujours en remontant le fleuve ; après les cailloux ronds, voici les marécages, les poneys pas contents renâclent. Ils détestent les terres molles.


Petit Guimy, fox courageux, a traversé rivières et marais.

Infatigable, il court, lampe sans s’arrêter l’eau du fleuve, monte sur les rochers, descend, revient et repart.

La petite bête est pleine de vie, mais voici pour ses péchés une brebis et son agnelet.

Les deux bêtes fuient ; le fox rapide, les rejoint ; alors, la maman fait tête cependant que son enfant se sauve.

Pour son malheur, il dévale vers le Lagarfljot et, fou de terreur, se jette à l’eau…

Il nage, il nage éperdument, gagnant peu à peu le milieu du fleuve ; mais le fleuve a des lames courtes.

Là-haut, la mère affolée bêle, bêle, bêle, bêle…

L’agnelet tourne la tête. Ce mouvement lui est fatal ; il ouvre sa bouche, son mufle se retrousse pour un bref bêlement.

— Reviens, reviens, reviens ! appelle la maman.

— Bé…é…é.

Le flot a étouffé la voix. Le petit corps disparaît, remonte, fait une tache blanche sur l’eau opalisée, puis sombre à tout jamais.


Sur le rocher, la brebis bêle avec des chevrotements pareils à des sanglots.


Mais Einar Jonson représente la justice immanente.

Petit Guimy revient, jappant, queue frétillante.

L’homme descend de cheval. D’un geste, il cueille l’animal qui se tord sous l’étreinte.

Un coup sec, un cri atroce ; les reins cassés, Petit Guimy n’est plus.

Einar, justicier et bourreau, lance le corps inerte dans le fleuve qui roule maintenant dans une même paix le chien et le petit agneau.


Pauvre, pauvre Petit Guimy ! Hier encore vous étiez chez votre maître. Vous dormiez, je m’en souviens, devant le feu qui illuminait la chambre ; vous étiez roulé en boule dans les poils longs d’une toison.

Votre peau avait, par moments, des secousses brèves ; vous grogniez aussi, heureux.

Mais, dites-moi, qui peut éviter son destin ?


Les deux Islandais nous ont quittés, nous suivons toujours le fleuve, qui va s’amincissant.

Trente mètres séparent ici les deux rives.

Une église de bois dresse son grêle clocher.

Nous allons, sans un mot ; seul, le sabot des poneys roulant sur les galets anime le morne paysage.


Un baer misérable, Midhus. La fermière a entendu le pas de nos chevaux, elle est là qui nous prie d’entrer dans sa maison.

Refuser serait offenser cette femme. Nous la suivons. Hâtive, sur le bois blanc, elle a jeté une nappe brodée, le moulin broie les grains, bientôt la bonne odeur du café monte.

Sur un napperon de dentelle, elle nous porte un morceau de sucre, seul trésor de cette pauvreté.

Le liquide brûlant nous ranime, mais l’étape n’est point finie. En selle ! Au revoir, hôtesse. La femme nous fait un signe de la main.

Nous partons dans un galop.


Baer, café ; baer, café ; dîner : morue sèche, eau pure, coucher, lourd sommeil.


De dix heures du matin à trois heures, nous courons, non par les chemins, — il n’y en a pas, — mais par la plaine. Nous avons traversé Brekka, après une halte chez le docteur Larusson, une rivière aussi avec de l’eau jusqu’aux cuisses.

Près du baer de Bessastadagerdi, nous trouvons toute une caravane de vingt-cinq chevaux, conduite par trois paysans qui attendent la nuit avant de gravir la montagne.

Là-haut, sur le plateau, la neige est partout. Vers neuf heures, ce soir, elle sera durcie, donc plus facile à passer.

Faisons comme eux. Attendons. Nous débâtons nos poneys, qui, joyeux, broutent l’herbe.

Devant le baer, de vieilles femmes lavent la laine que cet hiver elles fileront.


Petit Guimy est mort. Ce matin, un bon chien islandais le remplace.

Il m’adopte et trotte derrière mon cheval.

C’est une bête de belle race, le museau en renard, la queue fournie, les oreilles droites. Il est noir avec une étoile blanche sur le front.

Ses quatre pattes sont aussi guêtrées de blanc.

Je le baptise Fjord.

Pour l’instant, sachant qu’il faut toujours profiter d’une halte, il dort le cou allongé sur ma selle.

Einar et les trois paysans, après un conciliabule secret, ont disparu.

Mystère et alcools frelatés !


Escalade du mont, montée du calvaire. Les chevaux gagnent mètre par mètre en se hissant d’un coup de reins brusque.

A pic, le gouffre ; sous une carapace de glace on entend le grondement des eaux.


A mille mètres, le plateau. Aussitôt, un vent fou nous accueille, paquets de neige, rafales et tourbillons.

Quelques poneys se couchent avec leurs chargements.

Cris et coups les relèvent.

Les miens font preuve d’endurance. Ils clignent leurs longs cils où perlent des glaçons. Ils secouent leurs oreilles comme pour chasser un insecte importun.

Ils suivent, au pas, le chef de file… Ils suivent d’instinct, car la brume est venue, une brume qui nous enveloppe de son suaire glacé.

Avec cela, la neige tombe, gelée. Chaque flocon est une aiguille qui pique ma chair. Sous les moufles de laine, j’ai les doigts gourds.

Le poney-guide, une bête blanc et gris, va d’un pas régulier, cherchant l’endroit propice où poser son sabot, faisant des crochets de cinquante mètres qui nous paraissent inutiles ; mais, lorsque nous arrivons à la courbe, nous apercevons la crevasse qui bâille, noire et attirante.

Il chemine, d’un pas sûr, connaissant la route ; dans la brume, il disparaît parfois, puis réapparaît comme un fantôme que le brouillard agrandit et déforme.

On dirait par instants une bête immense, une bête d’Apocalypse menant une ronde infernale.

Un paysan a pris Fjord, mon chien, en croupe. C’est un drôle de bonhomme vêtu de toile kaki, le chef recouvert d’un chapeau de paille et tenant une badine à la main.

Mon esprit se remémore aussitôt l’homme qui portait un chapeau de forme, là-bas, aux marches d’Alaska…[1]

[1] Voir Le Grand Silence blanc, Ferenczi, éditeur.

Les poneys ont de la neige jusqu’au poitrail.

Notre caravane s’avance sans un bruit. Une torpeur accable bêtes et gens.


Il y a deux heures que nous allons ainsi ; il faut neuf heures pour traverser le plateau de Fljotsdalsheldi. Je décroche le thermomètre qui pend à l’arçon de ma selle, j’efface la buée, le chiffre apparaît.

— Moins dix.

Allons, ça va…

Et dire qu’à cette heure je pourrais être si tranquille dans mon pigeonnier parisien. Il doit faire une nuit tiède, piquée de mille étoiles ; les vernis du Japon sur le boulevard du Temple, doivent incliner doucement leurs feuillages, sous la caresse de la brise nocturne.

Ah ! démon inquiétant qui me pousse… ce soir ici, demain ailleurs, pèlerin passionné d’aventures, en marche vers des horizons imprévus !

Quelle étoile me guide ? Vers quelle adoration nouvelle ?

Sur les plages de la Manche ou de l’Océan, les bons petits camarades, écrivains en chambre de romans compliqués, font de effets de smoking, bombent le torse ou inclinent l’échine, manœuvres d’assouplissement indispensables à la conquête des prix littéraires. Sous les globes électriques, la fumée des cigarettes met des écharpes vaporeuses.

Le jazz-band est déchaîné dans les dissonances des cuivres et le hurlement des nègres en sueur.

Les intrigues se nouent à l’ombre des casinos en carton-pâte qui déshonorent la virginité de la mer.

Mots d’amour, promesses que le vent du large emporte : cervelle illogique des femmes, égoïste calcul des hommes…

Non, non, non !

La neige purifie ; le froid qui pénètre ma chair rend mon âme meilleure.

Les dégoûts de ma vie civilisée s’effacent jusqu’à l’oubli total.

Le cavalier qui poursuit cette randonnée fantastique n’a rien de commun avec le garçon indolent que j’ai laissé là-bas.

Il souffre dans sa carcasse, jamais plus dans son cœur, pauvre chère chose grelottante et pitoyable ; mais, au souffle des rafales qui passent, les poumons se vivifient et ce cœur reçoit un sang nouveau qui le régénère et l’exalte.


La neige est un cloaque où l’on patauge sur le terrain spongieux, les chevaux enfoncent, j’ai de la boue jusqu’au ventre.

Nous commençons à descendre péniblement, les poneys glissent sur leur arrière-train. Une rivière barre la route, la croûte de glace est peu sûre.

Le poney-guide, plusieurs fois, l’a tâtée du sabot.

Enfin, là, il se décide. Suivons-le.

Mais l’autre rive est escarpée. Avec son fer, le poney creuse, creuse ; par la même trouée, toutes les bêtes ont passé.


La brume, sans raison, se dissipe d’un seul coup, et c’est la féerie de la merveilleuse nuit polaire. Dans le ciel d’un vert tendre, il y a des nuages roses qui courent, poussés par une brise invisible.

Nos chevaux font lever un vol de cygnes sauvages.


Nous traversons à gué un fleuve qui roule des eaux noires entre les parois lisses d’une muraille de basalte.


Au baer, je dors dans le lit d’un valet qui me cède la place.

Dans le creux tout tiède, je me glisse en étirant mes membres et j’ai la sensation d’un bonheur absolu.


Trois heures après, Einar m’appelle.

— Monsieur, debout !

Hein ! quoi ? Déjà ? Sans renâcler, je me lève, j’avale le café bouillant.

Einar sangle les bêtes et me tend l’étrier. Hop là ! En route.

La neige nous accompagne.


Rude étape dans les rochers et la terre molle.

Le lac Anavatn est ma seule consolation. Sa tache émeraude contraste avec les roches brunes et la neige blanche ; des milliers d’oiseaux le survolent. Des canards au col vert, des pluviers dorés. Des cygnes sauvages pataugent sur les bords, lourds et empêtrés.

Une maman et cinq petits font une escadre qui manœuvre.


Un autre petit lac, dont nous suivons la rive droite, nous conduit, à onze heures du soir, au pauvre baer qui termine l’étape.

L’hôtesse est seule. Le paysan est à Akureyri. Elle nous a entendus, aussitôt elle s’est levée ; sa fille aînée est debout, passant un linge mouillé sur le plancher ; la maison doit être nette pour recevoir l’hôte.

Le café est servi, tout est prêt, et la paysanne nous reçoit sur le seuil de sa porte au moment même où nous descendons de cheval.


Les petits enfants, quatre marmots aux joues rondes, aux cheveux blonds hirsutes, veulent voir le « frankman ».

Mon bracelet-montre les intrigue et mon stylo les émerveille.

Je griffonne ces notes sur mes genoux, cependant qu’Einar Jonson explique à la pauvre femme, désolée de n’avoir pas mieux à nous offrir, que je suis un « important personnage ».

Animal d’Einar qui trouble l’âme simple de cette humble paysanne prodiguant les trésors de son cœur, seule richesse qu’elle ait !

Et je songe à l’accueil que l’on me ferait si je me hasardais à cogner, vers les onze heures du soir, à la porte de certains patelins du doux pays de France, m’amenant sans crier gare, moi, mes chevaux et un copain dont l’appétit est aussi grand que la taille.


La petite pièce, où j’ai dormi comme un prince, est creusée dans le sol ; à hauteur de ma tête, un carré de bois : la fenêtre, par où entre la lumière du jour.

Par l’étroite ouverture, j’aperçois le lac sur lequel la neige tombe, fait un trou et fond.


La neige, naturellement. Douze degrés sous zéro, naturellement.

Les bourrasques de vent qui balayent le plateau soulèvent la neige. Mes yeux saignent, mon pied gauche commence à geler.

Arrêt.

Je me déchausse, l’orteil est boursouflé et bleuâtre.

— Einar, l’alcool camphré, s’il vous plaît !

Très consciencieusement, Einar débouche le sac, sort la boîte aux médicaments, déplace les objets, cherche et dit, la mine désolée :

— Je ne sais comment cela se fait. « Il » n’est pas là.

Il soulève la sacoche. Inutile ! J’ai compris.

— Vous avez bu l’alcool camphré.

Ma phrase n’est pas une question, mais une affirmation, et Einar me répond, les bras ballants, paumes larges ouvertes, ce seul mot :

— Vraiment.

Je n’ai jamais pu démêler s’il fallait mettre un point d’interrogation ou un point d’exclamation à ce vraiment.

Ce dont je suis certain, c’est que ce sacré animal — que le diable l’emporte — a bu mon alcool camphré.


Je bande mon pied endolori après l’avoir longuement frictionné. En selle, mon vieux Freddy, l’étape est encore lointaine !

’Tis a long way… to Rejkjavik.

A l’horizon, de hautes montagnes en pyramide. Sur la gauche, énorme, formidable, titanique, un volcan en forme de bouclier.

La neige a cessé, la plaine est sableuse ; puis c’est un désert de pierres volcaniques et de cendres, ce qu’on nomme en minéralogie un « congloméré ».


MODRUDALUR. Sur la carte du captain Daniel Braun, le mot est écrit en capitales. En effet, Modrudalur est un centre important. C’est un baer riche, qui, à l’abri des hautes montagnes qui l’environnent, a des herbages nourriciers sur lesquels vivent plusieurs centaines de moutons et plusieurs tribus de poneys.

Modrudalur est, au fond d’un cirque volcanique, par 65° 29′ de latitude nord, 15° 55′ de longitude. Son altitude est de 480 mètres au-dessus du niveau de la mer.


Pendant la nuit, la neige est tombée, couvrant la plaine ; cependant, le froid est moins vif. Le thermomètre n’accuse que trois degrés sous zéro.

Einar a eu l’amabilité de me prévenir que l’étape prochaine serait rude : Modrudalur à Grimstadir. Il y a surtout un certain fleuve que l’on doit traverser deux fois.

— Un pont ?

Einar hausse les épaules.

— Un gué ?

Einar secoue la tête.

Charmant ! charmant ! charmant !

Et puis après tout, flûte ! On verra. Nous ne sommes pas au bout de nos peines.

La tentation me prend soudain de retourner en arrière, d’aller à Seydisfjord et d’attendre le premier steamer qui passera, soit pour Rejkjavik, soit pour l’Europe.

Une envie subite, irraisonnée, un coup de cafard monstre.

Allons, vieux, ça ne va pas, ce matin ?

Beau début… regarde la carte, il y a un joli bout de ruban… Hein ! Et puis ces fils qui s’enchevêtrent : rivières, fleuves, torrents ; ces hachures, montagnes à franchir, précipices à éviter, ces mille pattes minuscules, volcans, laves, ça ne te dit rien ?

Facile ! Donne l’ordre du retour. On t’accueillera à Seydisfjord avec le sourire… et à Paris donc… Dis-moi la tête que feront les copains, tu vois d’ici leurs gueules de travers ?

Ah ! non, pas ça !…

— Eh ! bien ! quoi, Einar, qu’est-ce que vous fichez ? Grouillez-vous, espèce de brute !

Mais Einar, philosophe, laisse passer l’orage. Il en a vu d’autres. Sans se hâter, il boucle les valises. Il a vraiment un chic extraordinaire pour équilibrer les bagages : une ficelle par-ci, une courroie par-là ; il coupe, il taille, il coud, avec la même impassibilité.

Soudain, il se retourne.

— Monsieur, il faudrait acheter un autre cheval.

— Hein ?

Einar sait fort bien que j’ai entendu. Il répond :

— Oui, monsieur.

Il a, du reste, maquignonné l’affaire ; le maître du baer est là, comme par hasard… et le poney aussi…

C’est une vieille bête rousse dont les côtes sont en cerceaux et les iliaques en porte-manteau. Elle est minable, mais elle a de bons yeux dorés sous les cils blancs.

— Il est vieux… fait le paysan.

Pardienne ! on ne peut le nier.

— … Mais c’est une excellente bête. Achetez-la, monsieur, elle est de bon conseil.

— Combien ?

— Trois cent vingt-cinq couronnes.

Et l’homme se hâte d’ajouter :

— Je vous donne le bât et la bride.

Oh ! Alors… un animal de « bon conseil » à ce prix-là, c’est donné.

Tope !

On lui colle aussitôt l’appareil cinématographique sur le dos.

Pauvre appareil, il n’a jamais été à pareille épreuve !

Combien de fois, au long de ma route, mes yeux se sont posés sur lui, alors qu’au trot de la bête j’entendais comme un bruit de ferraille ; le pied bringuebalait comme une rapière trop longue, dont le pommeau serait trop lourd.

Parfois il prenait au poney la fantaisie de se rouler, pattes en l’air… Puis, remis debout, il se secouait, heureux de ce délassement.

Ah ! j’avais bien besoin de m’empoisonner avec cet outil-là !

Et je revoyais les pièces minuscules, l’iris et les entrailles mystérieuses, les écrous gros comme des têtes d’épingle, les roues dentelées, le fragile obturateur.

Dans la sacoche, les boîtes rondes où se trouve la pellicule vierge.

Pellicule, appareil, tout le fourbi, reçoivent la neige depuis des jours, traversent avec nous les rivières… mais le soir, lorsque je range soigneusement mon bagage, j’ai la satisfaction de voir que la maison Pathé, prévenante, a eu le soin d’écrire en grosses capitales tout autour des boîtes : « CRAINT LHUMIDITÉ ».


Donc, le vieux cheval roux est chargé du matériel cinématographique.

Aussitôt, comme s’il comprenait le rôle qui désormais sera le sien, il prend la tête de la petite caravane.

Nous n’avons plus qu’à le suivre.

En sept heures, nous faisons quinze kilomètres. Impossible d’aller plus loin. La bourrasque de neige est d’une violence inouïe. Le vent descend du haut des monts et s’engouffre dans la vallée étroite où nous cheminons. Les aiguilles de glace piquent les yeux des chevaux qui hennissent de douleur. Je souffre horriblement de ma gelure.

Einar, lui-même, y renonce. Il faut s’arrêter à Vididalur.

Le paysan s’empresse. Nous débâtons les chevaux et rentrons sous terre. Devant un bon feu de tourbe, jambes étendues, j’arrache d’un geste machinal les glaçons qui, sur mon chandail de laine, font de pittoresques stalactites.


Comme je vais pour m’étendre sur le bat-flanc qui me servira de couche pour la nuit, j’aperçois mes chevaux errant à l’aventure ; leurs longues crinières et leurs queues traînantes flottent comme un drapeau sous les coups de la bourrasque toujours déchaînée.

Du sabot, ils raclent le sol, enlèvent la neige pour essayer de trouver une maigre pitance.

Ils vont errer ainsi toute la nuit ; lorsque la fatigue les gagnera, ils se coucheront dans la neige, et la neige qui tombe les ensevelira.

Ainsi faisaient mes chiens d’Alaska ; ainsi font les poneys d’Islande, livrés à la garde de Dieu, mangeant ce qu’ils trouvent, dormant où ils peuvent, ne connaissant jamais l’ombre tiède de l’écurie, le foin qui sent la prairie, l’avoine aux grains d’or.

Dans le silence, leur ronde inquiète est un cauchemar ; ils passent, ombres et fantômes, dans le tournoiement exaspéré des flocons blancs. Les montagnes noires ont disparu. Le ciel bas semble vouloir écraser la terre à force de détresse et de désolation.


Au réveil, changement de décor. Le soleil fait valser des millions de molécules dans un rais d’or pâle.

Le ciel est bleu. La montagne violette.


Un beau soleil nous fait cortège, les poneys galopent dans la pierraille ; mais bientôt la cendre volcanique couvre seule le sol, une cendre impalpable qui vole sous le pas des chevaux, une cendre qui a tout envahi, chassant l’ancien baer de Grimstadir dont elle a dévoré les ruines, obligeant les paysans à fuir. Ils ont établi leurs fermes à plusieurs kilomètres… Là-bas… tout là-bas, on aperçoit les deux cubes de ciment gris, car Grimstadir est un baer et une station postale.

C’est là qu’aboutit le courrier qui, tous les mois, suit la route que nous venons de parcourir. De Seydisfjord à Grimstadir, le postier va, par les noires gelées d’hiver, par des printemps pareils à celui-ci, franchissant les monts, traversant les rivières, apporter aux pauvres gens qui nous ont accueillis les ultimes nouvelles du monde civilisé.

L’homme de la poste est le seul lien qui les rattache à la vie.


On a séparé les agneaux des brebis. Par centaines, les agneaux bêlent ; les brebis, là-bas, répondent.

On ouvre la porte, c’est la ruée de cinq cents agnelets et la galopade des brebis.

Chaque petit cherche sa mère, chaque mère son petit…

Et lorsqu’ils se sont retrouvés, la brebis s’arc-boute, écarte ses jambes, l’agneau donne des coups de tête furieux, puis happe les mamelles ballantes.

Les uns tettent les genoux repliés, d’autres sont sur le dos ; d’autres tettent la bouche de travers… Ils s’impatientent, goulus… Une dizaine d’agnelets courent affolés, cherchant et bêlant, lamentables.

Si l’un d’eux se trompe de maman, la brebis se rebiffe et chasse l’importun à coups de tête.

Lorsqu’un petit meurt, on est obligé de tromper la mère en plaçant la dépouille du mort sur l’agnelet qu’on veut lui faire adopter.

Dans l’immense enclos, on n’entend plus que le baiser gourmand des agnelets.

Les mères clignent leurs yeux, dans une douce béatitude.


Il m’est impossible de trouver le sommeil, tant la lumière est vive. Elle entre à flots dans la chambre claire, dont les cloisons embaument le sapin fraîchement menuisé.

Je laisse errer ma pensée au fil des nuages qui passent, nuages roses qu’une brise légère fait cavalcader… et je vais chevauchant des chimères, car l’Éternel a dit : « Je te ferai passer comme à cheval par-dessus les lieux haut élevés de la Terre… »

Quant à l’héritage de Jacob, promis par Isaïe, je ne le trouverai point, en vérité, sur cette terre d’Islande, plus desséchée et plus aride que les rives lointaines du Jourdain.


Oui, mais les gens qui sont ici vivent de peu, arrachant, à force de labeur et d’opiniâtreté, de maigres profits à un sol particulièrement ingrat.

Si le bonheur est l’art de savoir limiter ses désirs, ceux-là sont parmi les heureux de ce monde.


Minuit ! C’est un enchantement ! Fête de grâce, fête d’harmonie, le ciel est à l’horizon couleur fleur de pêcher. Chante, mon cœur, la quiétude d’être seul, plus isolé dans tes pensers que Robinson dans son île, écoute s’égoutter la nuit. Non, pas la nuit, la promesse d’une lumière éternelle. Joie de cet enfer. Gloire et rayon ! Aurore sainte !


Si vous étiez à Tarascon et qu’il vous prît la fantaisie de vouloir muser à Beaucaire, l’idée ne vous viendrait jamais de vous jeter dans le Rhône pour gagner l’autre rive.

Le fleuve est large, le courant rapide et puis… et puis il y a le fameux pont…

Une heure après avoir quitté Grimstadir, le Jokulsa nous barre la route, le Jokulsa qui est au Rhône ce que le Rhône est à la Seine.

Les eaux sont d’un gris cendré ; elles courent impétueuses, venant des grands glaciers.

Et cependant il faut passer. Il faut passer…

Le vieux poney de « bon conseil » n’hésite pas, lui ; il s’est approché, broyant sous ses lourds sabots les pierres ponces que le fleuve charrie et rejette en longue traînée d’argent sur ses rives, et bravement il s’est jeté à l’eau.

Les poneys porteurs, poneys de Panurge, suivent l’ancêtre sans discuter.

Einar pousse son cheval qui se décide après une hésitation.

Je pousse du talon le mien, il avance, recule, se cabre et soudain se jette à l’eau comme on se noie. D’un seul bond, il franchit trois mètres, tombe, souffle, hennit… et nage.

Les autres, là-bas, sont des points au milieu du fleuve. Seuls émergent les naseaux et le sommet du crâne.

La dérive est importante, le petit poney gris nage vaillamment ; comme il est le plus léger, le courant l’entraîne… Mais la bête est brave, son instinct lui dit qu’il ne faut pas se laisser aller, elle nage, nage, nage, éperdument.

Je n’ai pas vidé les étriers. Mon regard fixe l’autre rive, car lorsqu’on traverse un fleuve à cheval il faut bien se garder de suivre le courant des yeux, sans quoi, inconsciemment, on se penche et l’on perd l’équilibre… Et si l’on perd l’équilibre, c’est la mort pour le cheval et pour soi.

Se garder aussi de tirer sur la bride, le moindre mouvement et le cheval se retourne sur lui-même. Le résultat est identique : la mort.

J’ai les maxillaires crispés. Le froid ? non, la peur. Une peur insensée, stupide, qui me tient à la gorge…

Nous avons abordé à trois cents mètres de la crique où nous devions atterrir.


Fjord, voyant les bêtes à l’eau, a fait comme elles ; mais, poids plume, le courant l’emporte.

Il a gagné le milieu du fleuve, lorsqu’il change d’idée et revient à son point de départ.

Là, il secoue ses poils, s’assied sur son derrière et, la tête droite, il pousse un hurlement.

Mais sa lamentation ne dure pas, il s’élance à nouveau dans les flots.

Sa tête met une tache noire sur l’eau grise ; je l’aperçois longtemps, puis elle disparaît.

Pauvre, pauvre Fjord !

Soudain un jappement joyeux retentit, la petite bête maligne a coupé le courant en biais ; elle est allée aborder à plus d’un kilomètre en aval, mais elle a passé…

Tous deux, mouillés et frileux, nous nous serrons l’un contre l’autre.

C’est si doux de se retrouver lorsqu’on a failli se perdre !


Sur la rive du Jokulsa, il y a un sœluhus. Un sœluhus est un abri de pierre pour les voyageurs ; c’est une pièce carrée où l’on trouve, roulée dans un sac, de la laine brute sur laquelle on peut dormir, un poêle, quelques morceaux de tourbe, parfois même du charbon.

Sur le poêle, une théière, une casserole de fer battu… des provisions, morue ou flétan séchés à l’air, quelquefois une boîte de conserves.

Mais les paysans préfèrent passer la nuit dehors, car il court des histoires sinistres dans lesquelles les sœluhus jouent un rôle tragique.

C’est à l’intérieur de l’île que se sont réfugiés les esprits d’autrefois, non pas les dieux qui sont partis sans retour lorsqu’en l’an mille la parole de Christ les a chassés, non pas Odin ou Thor, mais les mauvais génies, les Alfas, les Trolls, les Géants, et le plus terrible d’entre eux : Olfür…, qui se plaisent à jouer mille tours à ceux qui sont assez téméraires pour venir les troubler dans leur domaine et dans leur solitude.

Malheur à celui qui s’endort sous le toit du sœluhus !


Einar, tout en effilochant sa morue sèche, me dit à voix basse :

— C’est vrai, monsieur, croyez-moi. Tenez, deux frères, Fredericsen et Jonson, étaient partis de Kirkjubaer ; ils allaient à Vopnafjordur, lorsque la tempête les rencontra comme ils traversaient le Jokulsarhlid. Le poney de Jonson tombe et se brise la patte. Le cavalier dit à son frère : « Gagne le sœluhus, qui est au pied du Smjurfjall. » Le Smjurfjall, volcan où chacun sait que les esprits des ténèbres sont déchaînés…

« Malgré la neige, Fredericsen trouve le sœluhus. Il essaie de faire du feu, impossible ; il cherche à tâtons la laine pour se coucher : pas de laine ; à manger, rien, pas ça ! De guerre lasse, il s’accroupit et s’endort… Soudain, il est réveillé par des coups que l’on frappe à la porte. Claquant des dents, Fredericsen se signe, le bruit cesse… Un instant après, il entend des pas au-dessus de sa tête, et pan, pan, pan, pan, les coups ébranlent la poutre maîtresse du toit et, dans la hurlée de l’ouragan, il perçoit un cri immense… On l’appelle… Cette voix, c’est celle d’Olfür, qui punit l’imprudent, Olfür qui réclame sa proie, Olfür pourvoyeur de la mort…

« Cinq jours après, des paysans qui passaient ont trouvé, couché devant la porte, gelé à bloc, Jonson, et dans le sœluhus Fredericsen qui riait, riait, riait… »


Après le fleuve, pour la première fois, nous rencontrons les laves qui, par larges coulées, sont venues jusqu’ici.

Et c’est Dante à nouveau que j’évoque devant cette vision de l’Enfer.

A droite, à gauche, devant, derrière, partout des torrents de lave figés dans les derniers soubresauts du plus effroyable des cataclysmes.

La lave ride le ventre de la vieille terre, lasse de ce prodigieux enfantement.

Ici, la plaie est récente, elle date de quarante ans à peine ; plus loin, c’est le hérissement des roches éruptives, affectant des formes propres à frapper l’âme des hommes.

Les bêtes de l’Apocalypse ou de la mythologie, tout ce que l’imagination humaine créa dans sa peur horrible de l’inconnu, est là.

Gueules bâillant sur des gouffres d’ombre, animaux antédiluviens en route pour une chevauchée effroyable ; faces grimaçantes de monstres chinois, membres tordus comme des flammes, tout se rencontre et se confond dans un même sentiment : la faiblesse de l’homme devant la redoutable volonté de Dieu.

Je ne sais comment Alighieri, sous le pur azur florentin, a conçu sa descente aux enfers, mais, tandis que mon cheval s’avance, le vent, qui vient ici en droite ligne du pôle, m’apporte les harmonies de Berlioz et de Boïto.


Et pour que la sensation soit plus cruelle, plus juste aussi, une montagne, ocre jaune et saumon, se dresse, qui fume par d’invisibles pores, et l’odeur du soufre pique la gorge et fait pleurer les yeux.


Heureusement, voici le lac Myvatn.

La Montagne Bleue est couverte de neige rosissante. La Montagne du Vent creuse, à son sommet, un cratère mort couleur de cendre, d’un gris métallique.

Le lac est bossué d’îlots formés de roches éruptives ; sur les eaux calmes passe le vol oblique des canards sauvages, qui sont ici par centaines.


Et dans la paix du soir, — est-ce bien le soir, cette éternelle lumière ? — je regarde la silhouette de la croix du Christ, qui se découpe, nette, sur la page du ciel. Car il y a à Rejkjahlid, une église, humble et minuscule, où le prêtre vient une fois par mois louanger le Seigneur, une église qui garde un étroit cimetière où sont rangés huit tertres herbeux.

Ici aussi, la mort est anonyme. Que sont, du reste, ces fragiles poussières devant l’effroyable majesté des paysages millénaires ?


A Rejkjahlid, il y a un petit moulin aux ailes trapues, un petit moulin juché sur un perchoir, un petit moulin à quatre marches.

Quatre marches de bois, quatre brasses de toile : un petit moulin à l’échelle de la petite église.


Le canot glisse sur les eaux vertes du Myvatn ; on aborde les îlots volcaniques. Dans les roches, il y a des centaines de nids ; dans les nids, des centaines d’œufs.

Des œufs de canes sauvages. En une heure, trois gamins et moi emplissons la moitié d’un baril. Les mères canards volettent en poussant leur an-aa-an qui revient comme un refrain fatidique.

Les mâles, indifférents, font miroiter leurs plumes qui, autour du cou, sont d’un vert métallique.


Myvatn est un étonnement au milieu de la lave, une lave aux reflets d’un bleu d’acier ou d’un rouge de rouille. A Myvatn, il y a des arbres.

Des arbres ? Entendons-nous, des arbustes, hauts comme ça… Des bouleaux nains que les Islandais appellent birk et qui méritent bien leur nom latin : betula odorata, cela sent bon la myrrhe.

Les oiseaux, étonnés d’être dans un feuillage, chantent.


C’est une région où j’aimerais rester longtemps. La Montagne Bleue est si belle, elle se découpe si nette sur le ciel, son profil se reflète si pur dans les eaux du lac. Oui, mais la Montagne du Vent, la Montagne des Cendres, la Montagne du Soufre montent la garde, attestant que les dieux enchaînés, les cyclopes géants, n’ont pas abandonné toute espérance.

Pour peu que l’on prête l’oreille, on entend le marteau de Vulcain résonner sur l’enclume ; la forge est en activité, la flamme siffle, le soufflet grince.

Demain, le lac sera-t-il là ?


Cependant, les paysans travaillent, les moutons broutent l’herbe qui croît aux creux des laves ; un agneau, sur le toit du baer, tond l’herbe courte.

Les chiens rassemblent les poneys.

La vie se poursuit et la mort l’accompagne.


Dans le salon du baer, l’hôtesse m’a montré avec orgueil l’image de son fils, un garçon aux yeux clairs déjà américanisé. Il est à Winnipeg, avec les autres, tous les autres Islandais qui dans le Manitoba ont apporté les vertus de leur race.

Il est parti, et l’histoire se renouvelle d’Eric le Rouge et de son fils Lief.

Eric qui, chassé de Norvège, chassé d’Islande, suivit la route de l’Ouest.


Sur la barque non pontée, ils allaient chercher les terres nouvelles promises à leur vaillance.

Par-dessus la redoutable barrière de la banquise, la côte se dessinait, coupée d’arêtes, hostile : Groenland. « Terre verte ! », s’écriait le réprouvé, qui ajoutait facétieux : « Un beau nom fait toujours bien. »


On était en 983.


De Brattahild, la nef reprit sa course. Eric le Rouge et son fils Lief descendirent la côte du Labrador et pénétrèrent dans l’estuaire du Saint-Laurent.

Les fils d’Islande suivent la tradition, la terre canadienne les appelle, cette terre qu’ils découvrirent les premiers, avant les Dieppois, qui cependant devancèrent Colomb.


Les Dieppois avaient à leur bord un certain Martin Alonso Pinzon, mauvaise tête, mais bon marin.

Le capitaine, un jour, le débarqua à Rejkjavik.


Alonso Pinzon, en 1492, commandait la caravelle la Pinta, « qui allait toujours de l’avant ».

L’astucieux Génois, chef de l’expédition, ne naviguait donc pas au hasard, mais selon le tracé d’une route que son second connaissait.


Pinzon ne voulait pas ravir la gloire de Colomb, Colomb lui doit toute la sienne.


Tous ces faits de l’histoire du monde défilent devant ma mémoire comme sur un écran. De l’humble baer où je suis, un fils est parti pour la Terre nouvelle, comme ses frères d’autrefois.

A la saga qui dit les exploits de ceux-ci, un chant s’ajoutera pour célébrer celui-là, puisque les exilés de New-Island, de Winnipeg, gardent la Tradition sacrée.


Pendant la veillée, le paysan m’a dit :

— Ton père, que faisait-il ?

— Ceci.

— Et son père à lui ?

— Cela.

— Et le père de son père ?

— Il était docteur dans un petit village, au sud de mon pays.

— Bien. Et son père à lui ?

Un geste insoucieux et je réponds :

— Ma foi, je n’en sais rien.

Le paysan s’étonne, il me considère avec une pointe de pitié au coin de l’œil, une moue de mépris au coin de la lèvre, et avec fierté il déclare :

— Moi, je suis fils d’un tel, qui était fils d’un tel, lequel était fils d’un tel.

Volubile, il ajoute :

— Je peux remonter ainsi jusqu’à l’ancêtre qui est venu aux premiers jours, avec Ingolfür et Hjorlejfür.


Ce paysan n’est pas une exception. Quatre-vingt-dix pour cent des Islandais peuvent ainsi dresser leur arbre généalogique depuis ses rameaux récents jusqu’aux racines profondément enfoncées dans la nuit du passé.


Cela, les sagas le prouvent, les sagas plus belles que les chansons de geste médiévales ou les récits chantés par les rapsodes errant dans les bourgs de l’Hellade.


Mot gothique saeja : ce qui se dit.

Islandigabok, saga d’Are Frode ; Landnamabok, saga de Sturla Tordsson, qui nous ont conservé mille trois cents noms de personnes et mille quatre cents noms de lieux.


L’Histoire s’est brodée, fil à fil, pendant les longues nuits polaires.

Ces hommes, qui venaient de Norvège, trouvèrent une terre désolée ; tout leur manquait, tout fut leur œuvre…

Et dans l’île d’Enfer, sentant leur isolement, ils éprouvèrent le besoin de perpétuer leur souvenir.

Tradition orale d’abord, tradition écrite ensuite.

Récits toujours authentiques, chroniques brèves au ton impersonnel… « Un tel, tel jour, a fait cela », « Ceci se passait là ».


Celui de Winnipeg ne dira pas : « Je m’appelle ainsi, mon père était un tel… », il écrira : « Un jour, de telle année, Sigurd Sigurdson arriva. Il venait du baer de Rejkjahlid, sur les bords du lac Myvatn… Son père… »

Ainsi, les races ne meurent pas.


Le baer est construit sur la lave. Il a trois façades de bois non peint. Le long de ces façades, il y a des chapelets de poissons séchés ; au milieu, l’écusson de la poste : « Landissima Stod. »


Sur une plaque d’émail, il y a un faucon blanc sur fond d’azur. Le faucon, blason de l’Islande.

A peuple issu de pirates, il fallait pour emblème une bête de proie, et ce faucon est blanc de la blancheur et de la pureté des immensités vierges.


Comme je cinématographiais les bords du lac et la montagne, le paysan a dit à son ami :

— Le Français est un officier qui « lève » des plans pour son pays.

IV
LA CHEVAUCHÉE DANS LA TEMPÊTE

La longue, l’abominable étape ! Nous laissons sur la gauche la Montagne Bleue et coupons à travers les roches éruptives, puis soudain, sans raison, le désert de cendres et de pierres.

Les chevaux butent, s’enfoncent, se dégagent d’un coup de reins, s’enfoncent, butent, se dégagent…

Pas une touffe d’herbe, rien ici de vivant, ni sur la terre, ni dans le ciel. Pas un insecte ne rôde, pas un battement d’aile.

Nous descendons, au pas, la vallée de la mort.


A l’horizon, une chaîne de montagnes. Pas à pas, mètre par mètre, nous allons vers elle avec l’espoir secret que du haut du col nous changerons de paysage.

La descente, le cheminement au creux de la vallée, la remontée du mont chauve… Au sommet, nous apercevons à nos pieds l’immensité désertique.

Mornes heures où la désolation de la nature courbe nos âmes. Nous ne reverrons jamais le pays du soleil, les eaux jaseuses qui bordent la prairie, le fuseau des peupliers qu’un vent très doux incline vers le sol.

Vignes de mon village, vignes feuillues, vignes aux ceps tordus, vignes lourdes de grappes, un mirage vous dresse devant mes yeux ; la plaine est écrasée de soleil. Dans les platanes, il y a des cris stridents de cigales, et là-bas l’étang et la mer se joignent dans une étreinte bleue.

Un nouveau col, et c’est encore le déroulement infini de la terre maudite.

C’est une symphonie grise : gris de la cendre, gris des cailloux, gris de mes pensées.

Le morne balancement du poney qui me porte m’assoupit et m’endort. Il semble que je descends aux rives fatales, île d’Enfer, pays du diable.

Je m’enlise dans la mort, lourd du poids de tous mes péchés.

Quel archange blond fendra la nue d’un coup d’aile et m’emportera frémissant vers les sommets enfin atteints, vers les rêves enfin réalisés ?


Nous marchons depuis sept heures ; depuis sept heures, devant nous s’ouvre le désert. Il s’ouvre et se referme sur nous.

J’ai voulu m’arrêter, mais les poneys têtus ont poursuivi leur chevauchée exaspérée.

Suis-je seulement sur la bonne route ? Einar, guide, ne guide rien du tout. Il est affalé sur sa bête, le front barré par la peur indicible qui le mord aux entrailles.

Comme moi, il songe aux enfers. L’épouvante s’inscrit sur son visage, et dans son âme se lève la crainte atavique des Trolls et des Géants.

Et, dans son cerveau, il évoque Odin qui a ordonné et gouverne le monde ; Odin, fils de Borel, fils de Besla, qui protège les hommes courageux et les accueille au Walhalla.

A l’instant même, deux immenses corbeaux coupent notre route ; ils rament l’air de leurs ailes pesantes et passent en croassant.

Einar reconnaît en eux les deux compagnons inséparables du vieux dieu : Hugin, la Réflexion, et Munin, la Mémoire.

Et, poussant du talon son cheval, il le presse, flanc contre flanc, avec le mien, et dans un chuchotement il me dit sa crainte et son espoir.

Odin, dans le Valaskjalf, nous guette ; il est sur son trône d’argent pur que les poètes appellent Hlidskjalf. De ce trône, il voit le monde entier et surveille ses trois épouses : Iord, la terre inhabitée ; Frigg, la terre cultivée ; et Ring, la terre engourdie par l’hiver.

Nous traversons le domaine d’Iord, mais le Dieu nous garde, les deux corbeaux qu’il nous a envoyés en sont la preuve irréfutable.

Du reste, c’est aujourd’hui jeudi : Torsdag, le jour de Thor, et, si son père Odin nous oubliait, le terrible massacreur des Géants et des Trolls ceindrait son baudrier de vaillance, lequel double sa force — ainsi que chacun sait — et brandissant sa massue, Mjoelne, il foudroierait les monstres de l’enfer.


Mais Thor ne sera pas obligé de quitter son palais de Bilskirne dans le royaume de Trudvâng, car, du haut du mont, j’aperçois enfin la fin de nos misères. A nos pieds, voici la tache verte d’une prairie. Là-bas est le baer, là-bas est le repos.

Les chevaux, comme nous, ont vu. Ils partent au galop, dévalant le flanc de la montagne presque à pic par des sentiers où n’iraient pas les chèvres.

Un vent du diable nous accueille sur ce versant. Le froid est intense, mais on néglige sa morsure ; là-bas la prairie, là-bas le baer, là-bas le repos…


Hélas ! entre le baer et nous il y a le Laxardulr ; du sommet c’était un mince fil coulant dans la vallée ; sur la rive, c’est un fleuve qui gronde.

Des terres fangeuses le protègent. Les chevaux prennent un bain de boue… le vieux poney patauge, flaire, cherche, et le voilà qui nage en plein courant.


Au milieu du fleuve, un îlot où croissent quelques herbes ; les poneys s’arrêteraient volontiers, mais, glacés, transis, ruisselants, nous les poussons à l’eau.

Soixante mètres de nage et nous voici sur l’autre bord.

Un galop nous amène devant l’église de Thvéra. Inutile de songer à atteindre Einarstadir aujourd’hui. Il y a treize heures que nous sommes à cheval.

Du reste, le pasteur est là, debout, sur son seuil, qui nous attend et nous accueille.


Sans songer à manger, mon chien mouillé et frissonnant s’endort en boule sur le meilleur fauteuil de notre hôte. Je n’ai pas eu le courage de le chasser, moi qui, ruisselant, enlève mes bottes, le dos confortablement calé par l’édredon d’eider qui recouvre le lit.


Le pasteur de Thvéra vit seul entre son baer et la maison de Dieu. C’est un vieillard à la face lépreuse, aux mains gonflées et molles. Il s’informe longtemps des mœurs de mon pays, tandis que nous puisons tous trois, Einar, lui et moi, non dans le même plat, mais au même poisson : un flétan séché que nous effilochons avec conscience.

Einar dépouille un filet, moi l’autre ; le servant du Seigneur fait ses délices de la tête.

— Il y a, me confie-t-il, vingt-sept morceaux désirables dans une tête de flétan.

« Tenez, celui-ci, — et du pouce il arrache un court filament derrière l’oreille, — celui-ci, on le nomme « la langue de la vieille. »

Et les yeux fermés, il avale le morceau avec un émoi religieux.


La veillée passe, rapide. Je laisse Einar et notre hôte en tête à tête.

Tête-à-tête qu’ils ont mis à profit. Au matin tous deux ont un air guilleret.

Tandis qu’Einar recoud une sangle, je mets un fer au pied gauche avant de mon poney.

Le pasteur soutient, sur ses genoux, le sabot de la bête, cependant qu’au couteau je gratte et enlève la corne.

Et tandis que je cloutais, le vieillard m’a fait une étrange confidence :

— Où avez-vous couché hier ?

— A Rejkjahlid.

— Ah !

Et le pasteur branle sa tête eczémateuse, puis il dit avec un ton de mépris incommensurable :

— Le paysan… c’est un ivrogne !

— …

— Il boit de l’alcool à brûler.

Il prend un temps, puis il ajoute comme à regret :

— … Et il en est avare !

Je ne saurai jamais si le digne homme réprouvait le paysan « parce qu’il buvait de l’alcool à brûler » ou parce qu’il ne lui en donnait pas.


Thvéra est loin derrière nous. Nous chevauchons enfin une terre moins ingrate, mais c’est le diable de mener les poneys. A chaque instant, ils s’égaillent comme un vol de linots. Ils prennent le galop, ce qui leur donne le temps de s’arrêter pour tondre une touffe d’herbe ; dès qu’ils nous sentent derrière eux, les voilà repartis. Mais les uns tirent à droite, les autres prennent à gauche. Nous en ramenons deux, trois en profitent pour se sauver.

Coups et cris les remettent en ligne, et les voilà menant un train d’enfer, la tête au ras du sol, coupant au passage un brin d’herbe.

Le terrain devient raboteux ; l’herbe est galeuse, râpée comme un tapis centenaire.

Les « trapps », les bandes trachytiques, les hérissements des roches basaltiques, la stratification grossière des tufs se succèdent et calment l’ardeur des chevaux.

Soudain, monte un grondement ; c’est un roulement lointain qui, au fur et à mesure que nous avançons, se renfle. L’écho nous l’apporte amplifié.

Je presse mon cheval et, debout sur le roc primordial, je vois à mes pieds la chute de Godafoss, une des plus célèbres d’Islande.

Les eaux courent sur les rochers, polis depuis les premiers âges du monde, et tombent.

La chute affecte une forme qui rappelle celle du fer à cheval (la Horse shoe) du Niagara.

Et le courant se perd entre les parois de basalte.


Miracle ! il y a un pont.

Mais les poneys, peu accoutumés, refusent de passer… Quelques-uns, par habitude, descendent sur la rive ; nous avons toutes les peines du monde à les empêcher de se jeter à l’eau.

Enfin mon poney gris, le plus jeune, s’engouffre sur l’étroit passage ; le bruit de ses sabots frappant le bois l’effraye, il fait un brusque écart… J’ai juste le temps de sauter, il est au bord de l’abîme, la frêle barrière craque déjà… S’il recule d’un pouce, il est perdu.

Je lui parle doucement, caresse son encolure… la bête frémissante me suit. Ses quatre membres tremblent par secousses brèves.


Ljosavatn, oasis de cet enfer, eaux calmes du lac dans la paix reconquise, eaux d’un bleu clair avec des violets presque mauves. L’ombre de la montagne qui s’y reflète est d’un violet plus sombre.

Des bouleaux nains bordent le lac.

Ljosavatn, joie des yeux, joie du cœur.


Il y a des pluviers par centaines. Les pluviers animateurs de la triste campagne islandaise, qui précédant nos chevaux, poussent leur monotone spo…é… Ils voltigent autour de nous, ignorant la barbarie des hommes, se posent avec grâce, leurs longues pattes repliées ; l’un, plus téméraire, se juche sur le crâne d’un poney, puis étendant ses ailes pointues reprend son vol et son cri… Spo…é… spo…é.

Les trois doigts de leurs pattes font un triangle sur la terre molle.

Ils ont une livrée grise et blanche, mouchetée de noir ou d’or roux.


Au bord du lac, nous faisons ripaille. Morue, naturellement, et biscuits de France ; j’éventre une boîte de singe, cependant qu’Einar accroupi confectionne le café.

… Les chevaux en profitent pour s’esquiver.

On les rassemble. En route ! Misère ! un torrent… Einar s’aperçoit que les cailloux qui forment le lit sont instables.

Nous sautons et entrons dans l’eau, tirant les poneys par la bride ; parfois on perd l’équilibre, un galet tourne et c’est le plongeon… En général, l’eau nous vient aux aisselles, une eau glacée.

Décidément, congestion, tu n’es qu’un mot !


Une gentille amazone qui monte « en garçon » nous dit que l’église de Hals est prochaine.

Heureux de la nouvelle, je pousse ma bête… Une heure, deux heures, rien.

En Islande, il est deux choses très approximatives pour les paysans : l’heure et la distance.

Un après-midi à quatre heures, le baer allait s’endormir, car la pendule, de par la volonté du maître, marquait neuf heures. Selon l’individu, le temps qu’il faut pour atteindre un endroit déterminé est on ne peut plus variable… en effet, cela dépend du temps qu’il fait et des jambes de votre cheval.

Enfin, voici Hals perché sur la colline. Baer important. Église confortable.

Einar parlemente avec une bonne femme, toute de noir vêtue, propre, cheveux tirés, broche d’argent niellée au corsage.

— Le pasteur regrette, il ne peut vous recevoir.

Pour la première fois, en Islande, un baer nous ferme sa porte…

Pourquoi ?

L’explication est prompte… On entend des éclats de voix, des chansons et des rires… M. le pasteur de Hals est en train de gobeloter avec le sysselmann (le bailli) d’Akureyri et dix autres convives.

Et pour nous qui grelottons dans nos vêtements trempés, il n’y a pas une place.

J’ai comme une vague idée qu’au baer de Hals M. le pasteur et ses amis n’observent pas à la lettre le règlement qui prohibe l’alcool…

Einar est navré.

— T’en fais pas, mon vieux, à cheval…

Avant de remonter sur sa bête, mon Islandais se retourne, montre le poing à la porte fermée, et avec volubilité prononce des mots que je ne comprends pas ; je ne les comprends pas, mais je suis certain que l’ami Einar traite le représentant du Seigneur comme du poisson de l’avant-veille.


Pendant quatre heures, je conjugue le verbe : rogner.

Une surprise nous récompense de nos peines : enfouie au milieu des bouleaux, la maison du garde forestier, oui, vous avez bien lu : du garde forestier.

Vogulm est une pépinière où le gouvernement islandais essaye, avec succès, le reboisement de l’île.

Dans le salon où l’on dresse ma couche, il y a des livres, beaucoup de livres. Ibsen est au complet, et je m’endors heureux comme si mon sommeil était gardé par des amis retrouvés.


De Vogulm à Akureyri, trente kilomètres au juger, trente kilomètres dont vingt-cinq d’escalade.

On grimpe en zigzag, effarouchant les brebis que des paysans à cheval ramènent. Du haut du mont, on aperçoit Akureyri. La ville est rangée le long de la rive gauche du fjord. Il y a des maisons, de vraies maisons en ciment et en pierre, et des bateaux dont les cheminées mettent des panaches dans l’air bleu.

Une joie enfantine m’étreint : au sortir de l’enfer, c’est un paradis riant qui s’offre à mes yeux déshabitués.

Des maisons, des bateaux… un canot automobile glisse sur l’eau nette du fjord ; son teuf… teuf… teuf… se répercute et m’arrive, distinct. C’est la pulsation qui bat au poignet de la vie.

Allons, hop ! pressons… Mais la descente est rude. Il a plu la nuit, le sentier est un infect cloaque, les pattes des poneys sont gantées de boue gluante.


Dans l’eau salée, les chevaux ont bu à longs traits, narines dilatées, mufle retroussé.

Puis ils ont mangé les algues que le courant apporte sur la rive.

Après quoi, ils sont entrés dans l’eau pour effacer les souillures de la terre. Ils sont ressortis propres et nets. Alors, de leurs dents longues, ils ont peigné, l’un l’autre, leurs crinières.

Puis ils ont joué à se rouler sur les galets.


Einar a confié les chevaux à un paysan. Nous traversons le fjord en canot… Nous mettons vingt-cinq minutes, en souquant ferme, pour atteindre la rive.

Des milliers d’hirondelles de mer tournoient au-dessus des réserves de harengs. Parfois, l’une d’elles plonge et remonte, tenant dans son bec un poisson qu’elle avale en deux déglutitions.

Fjord, chien-paysan, qui ignore la mer, est malade… comme une bête.

V
DORMIR SOUS LA NEIGE POLAIRE

L’Eyjalfjordr s’enfonce de trente-quatre milles dans la terre d’Islande. Entre Thorhildarvogr et Gjogrta, il y a dix milles. Le sommet de Kaldbarkr domine le fjord de ses mille cent cinquante mètres ; à l’ouest, la masse du Siglunesgnupr.

A neuf milles de l’entrée, dans l’axe du fjord, l’île Hrisey aux côtes escarpées, sauf au sud-ouest où le rivage est plat et sablonneux. L’île a trois milles et demi de longueur, sa largeur est de un mille. Au fond, le port : Akureyri.


Akureyri, au sud de la pointe Oddeyri, est libre de glaces pendant les mois d’été. Il est bloqué pendant la mauvaise saison.

A l’est de la ville, le mouillage est sûr. A deux encablures de terre, il y a des fonds de trente mètres.


Chalutiers français, goélettes norvégiennes, cordiers des Féroé, vapeurs anglais, pêcheurs de harengs ou pêcheurs de morues, se hâtent, profitant de la belle saison.


Je suis tout étonné d’être debout sur une place, d’aller et de venir. Je retrouve la rue ainsi qu’une vieille amie après une longue absence.

Mes pieds frappent le sol comme pour en prendre possession.

Je passe fier, bombant le torse, indifférent à tout ce qui n’est pas ma satisfaction personnelle.

Des maçons s’affairent sur leurs échafaudages, des charpentiers clouent des poutrelles, des paysans vont au trot de leurs chevaux, la sirène d’un cargo hurle, il y a du bruit, des cris, des appels, des chansons et des rires. La vie grouille, la vie est belle !


Non, la vie n’est pas belle, la civilisation a gâché ma joie. Laissant Einar à ses fonctions de fourrier, je cours à la station postale.

Il y a des centaines de lettres qui attendent les marins de tous les pays ; toutes ont une écriture hésitante, lettres de maman, lettres d’épouses, lettres de fiancées ; plusieurs lignes : le nom du gars, celui de son bateau, aux bons soins du capitaine… Des cachets ronds attestent qu’on a cherché le matelot de Rejkjavik à Seydisfjord, de Seydisfjord à Blondüos, de Blondüos à Akureyri…

D’ici, elles repartiront vers quelle destination ?

Je les tiens entre mes doigts qui tremblent, je ne voudrais pas m’énerver. Impossible, je hâte le tri, vite, vite, vite.

Rien pour moi.

Impossible aussi.

Je mate mon désir et reprends la besogne. Une à une, les lettres défilent. Aucune ne porte mon nom.

Nul souvenir n’est venu jusqu’à moi de la terre natale. Une main invisible crispe ma gorge, une envie de pleurer monte de mon cœur à mes yeux. Non, pas ça… pas ça.

D’un geste machinal, je repousse les pauvres chères choses que d’autres espèrent depuis des jours.

Et je sors.

Ah ! que m’importent le bruit, le tumulte de la ville, le grouillement des enfants qui jouent, le rire des femmes qui, sur l’appontement, apprêtent la morue.

Vite, vite, tournons le dos à la vie ; comme l’autre, je suis maudit. Mon destin me conduit aux portes de l’enfer et les lettres de feu flambent, qui disent :

« Par moi l’on va dans la cité dolente, par moi l’on va vers l’éternelle douleur, par moi l’on va vers la race damnée. »

Per me si va nella citta dolente,
Per me si va nell’eterno dolore,
Per me si va tra la perduta gente…

Et je suis prêt à laisser toute espérance.


— Ah ! vous voilà, monsieur, j’ai tout arrangé, j’ai trouvé une chambre ; on va pouvoir rester plusieurs jours.

Et Einar Jonson se frotte les mains.

Mais sa joie est courte, je viens de lui casser les ailes avec trois mots :

— Nous repartons demain.


Comme je médite devant un verre de bière, le commandant d’un cordier norvégien frappe sur mon épaule et me dit :

— Il n’est pas bon de boire seul. Cela rend triste. Venez.

Je l’ai suivi dans l’arrière-boutique, où se trouvaient déjà son second et deux matelots.

Ostensiblement, il commande de la bière, puis, lorsque la servante est partie, il sort de sa vareuse une bouteille d’eau-de-vie danoise.

Nous avalons chacun la moitié du contenu de notre verre et nous faisons le plein d’alcool. Fifty-fifty, moitié-moitié.

La bière à l’eau-de-vie, c’était de l’inédit pour moi !

Nouvelle tournée, celle du second. Servante, bière, alcool.

J’ai des remords, j’aurai dû emmener Einar.

Troisième, quatrième. Même cérémonie…

Je n’ai réussi qu’à me rendre malade.


Remontée de l’Eyjalfjordr au nord jusqu’à Glæsibaer, que nous laissons à droite. A droite aussi, l’église de Modruvellir, une église grise sur la prairie verte.

Nous passons l’Oxadalur sur un pont de bois. Les poneys ne s’habituent pas à cette façon de franchir les fleuves. Le bruit de leurs pas sonne sur le plancher et les effraye.

Direction sud-sud-ouest. Nous jouons à cache-cache avec le fleuve ; à tout instant, on passe de la rive droite à la rive gauche. Naturellement, il n’y a plus de ponts, les chevaux se réjouissent de patauger.

Enfin la vallée s’élargit, nous restons sur la rive gauche.

Bon terrain. Deux heures de galop pour sécher nos vêtements.

Puis la piste s’étrangle entre les hautes murailles sombres Val d’enfer où les démons hurlent dans la plainte du vent.

La côte est rude à gravir. Le fleuve toujours nous accompagne ; ses eaux tumultueuses se hâtent, blanches, parmi les rochers noirs. Sur le plateau, le paysage est lunaire : le hérissement des pics déchiquetés et des trous de lave grise.

Là-bas, sur l’autre rive, la masse formidable du Vindheimarjokul. Ici, l’immense jaillissement glaciaire du Tunahryggsjokul ; devant nous, le Myrkarjokul.

Nous sommes les humains errants de l’époque néozoïque ; rien ne viendra compenser notre peine.

Du ciel bas, la pluie tombe ; l’horizon se rétrécit et nous enferme dans un cercle glacé. La fatigue du corps tue la bête qui bourdonne dans le cerveau. Nous descendons, au pas de nos chevaux, le flanc du mont aux roches lisses. Nous descendons aussi peu à peu en nous-mêmes, éteignant toute pensée, et du fond de la vieille terre monte le limon ancestral qui trouble l’eau de notre âme… La croûte de civilisation tombe et la brute réapparaît ; je ne sens plus le vent qui glace, la pluie qui coule dans mon cou ; je vais, comme les autres allaient, des jours et des jours, sous l’éternelle menace des fauves et des éléments, avec la double préoccupation de trouver un abri, une proie.

Mais Dieu a pitié de ma détresse. Dans la brume, une tache rouge et blanche apparaît et grandit. La parole du Galiléen est venue jusqu’ici accueillante et consolatrice.


L’église de Bakki est en bois badigeonné de blanc. Son toit est une coiffe de tôle ondulée passée au vermillon.

Au chevet de l’église, devant la porte du baer, il y a le cimetière.

Il doit être doux d’avoir ainsi devant les yeux, tandis que l’on travaille, ceux qui nous ont été chers et qui nous ont quittés pour dormir « du sommeil de la terre ».

Ils sont moins lointains, moins partis.

Le bonheur vrai est ici, loin des batailles après pour un pain quotidien relatif, loin des villes tumultueuses. Nos grandes nécropoles sont un blasphème, monuments ostentatoires, couronnes effilochant leurs perles, fleurs de zinc découpé, fausse pudeur, hypocrisie, mort fardée…

Sommeil troublé du cauchemar de la vie qui se hâte, cris et jurons, sifflets des usines, trompes des automobiles, timbres énervants des tramways…

Trépigne, piétine, cours, passant imbécile ! Le trou bâille, la mort te guette avec le crochet du père Ubu : dans la trappe… dans la trappe… et sur ta vie frelatée, la lourde pierre, la décomposition des bouquets misérables et des couronnes qu’entre-choque le vent qui grince !

Petit cimetière de Bakki aux tombes herbues, je voudrais dormir sous ta terre primitive qui n’a jamais connu la misère des hommes.

Dormir sous ta neige polaire, dormir sous l’herbe jeune de ton printemps si court, dormir devant la porte du logis où l’on est né, où l’on a grandi, où l’on a aimé, où l’on a souffert.


Sur le talus du mont, des milliers de violettes.


Dans la petite église de Bakki, il y a, dans le chœur, un retable où un artiste naïf a représenté le Seigneur et les saints. Un pinceau appliqué a tracé une date : 1702.

Le pasteur, qui est aussi le paysan, a mis la laine de ses moutons à sécher sur les stalles ; sur la chaire, son vêtement du dimanche.


Morue, eau claire. Salut à l’hôte. L’église s’efface derrière un mamelon ; nous descendons, voici le fleuve.

Je sors de l’eau les maxillaires crispés. Le froid me gagne ; mon corps a des secousses brèves.

Les vallées se succèdent, désolées, arides, chauves, avec au fond l’inévitable rivière.

En dix kilomètres, nous la traversons trois fois.

Un baer est tapi au creux des rochers, une maigre pelouse l’entoure. La paysanne, debout sur le seuil de sa porte, m’offre un bol de lait, que j’absorbe sans quitter ma selle. Si je descendais, je n’aurais jamais le courage de remonter.

Et nous allons ainsi pendant treize heures, sans un mot, sans autre bruit que le pas des chevaux sonnant sur la croûte de lave.

Je n’ai plus de crainte au cœur, de mauvaises pensées à l’esprit.

Ce qui est écrit au livre de Dieu est écrit.

Il est minuit. Un ciel gris-perle est tendu sur nos têtes, des oiseaux passent dans un vol silencieux, des linots sautillent, des linots au ventre blanc qui n’émigrent jamais, même pendant les froids noirs de l’hiver… Ce soir, dans la clarté polaire, ils sont heureux. L’un d’eux se perche entre les deux oreilles du cheval de file. Son petit corps suit le balancement de la marche.

Eux et nous sommes les seuls êtres vivants de ce paysage de mort.


Silfrastadir est une église pareille à un joujou d’enfant. Sa forme est hexagonale, elle a un clocheton de tôle blanche. Son toit est rouge ; l’Hjeradsvatn roule, à ses pieds, des eaux vertes.


Nous avons grignoté quarante-cinq kilomètres.

Une borne — tout arrive — indique :

« Rejkjavik : 310 kilomètres. »

Étape rude pour les chevaux. Douze heures de marche. Je donne un quart d’heure à la vieille église en terre battue de Vidimyri. Traversée du fleuve en bac, mais le bac s’arrête au milieu du courant.

La montagne fume, des sources d’eau bouillante jaillissent.

Après Vidimyri, c’est la montée du calvaire qui recommence : un calvaire caillouteux, incertain ; les chevaux glissent et butent.

Le chien fourbu s’arrête tous les dix pas ; assis sur son derrière, il tourne la tête vers moi, ses yeux inquiets m’interrogent et semblent dire :

— On va donc encore plus loin ?

Péniblement, il se soulève, repart… Nouvelle station, nouveau regard, nouvel appel…

Je saisis la bête par la peau du cou, je la hisse et la place en travers de ma selle, devant moi.

Soudain, je sens une impression très douce à ma main gauche. A petits coups de langue, Fjord me dit : merci.


A droite, deux lacs : deux émeraudes. Mais la brume monte avec nous. Elle nous entoure, elle nous enveloppe, elle nous prend ; nous la voyons courir à ras de terre. Nous allons au petit bonheur, à tâtons. Puis, sans raison, elle s’en va et j’ai devant les yeux le spectacle le plus poignant qui soit.

Je suis au haut du mont. A mes pieds, le fleuve décrit un gigantesque huit ; la vallée, très fertile, est tachetée de carrés verts. Entre les deux boucles du fleuve, le baer, endormi.

Fermant la vallée, une muraille se dresse, couleur de rouille, et sur la muraille, à l’horizon, le soleil roule sa boule énorme et sans rayons, et, au-dessus du soleil, il y a le cercle impeccable de la lune.

La descente s’accomplit, périlleuse, en lacet ; parfois la montagne est à pic. Les chevaux surmenés donnent un suprême effort ; la prairie les attire. Les pauvres bêtes n’ont rien dans le ventre depuis le matin.

Le chien fourbu s’endort à mes pieds, tandis que je griffonne ces notes, mon carnet sur les genoux.

Einar est allé réveiller l’hôte, mais pour entrer il faut passer le fleuve à gué.

En selle, les chevaux renâclent ; enfin ils se décident.

La servante est déjà debout et la table dressée lorsque j’arrive.

Ivre de fatigue, je m’écroule et je dors.


C’est dimanche. Une matinée de repos.

L’église de Bolstadarhlid est en fête. On doit y célébrer l’office aujourd’hui.

Au trot d’un robuste poney, le pasteur arrive. C’est un bon gros, habillé de toile brune, le ventre en proue, le cheveu rare ; il a la trogne illuminée d’un personnage de Teniers.

Sans cérémonie, il s’installe à ma table, étale ses courtes jambes, tire sa pipe, tapote deux ou trois fois la table, puis, les yeux au plafond, les mains croisées, la pipe au bec, M. le pasteur prépare son prêche.

La fumée lui fait une auréole.


Les fidèles dévalent de toutes les sentes montagnardes. Il en vient de partout.

L’heure de l’office est élastique et approximative. On commence quand tout le monde est arrivé.

Les femmes en amazone ont l’air de paquets endimanchés ; celles qui montent « en garçon » sont plus délurées, plus crânes. Les grosses mères sont installées sur des selles-fauteuils dont il faut les déjucher non sans encombre.

Un clair soleil anime toutes choses, les eaux, la prairie, et les yeux des filles qui, sournoises, regardent en dessous le « Frankman ».


Il est trois heures et la cérémonie n’est pas commencée. Tant pis, je me passerai du sermon.

— A cheval, ami Einar. Nous avons devant nous trente-cinq kilomètres.

— Oui, monsieur.

— Go.

Quelques jeunes garçons nous accompagnent pour nous faire honneur, certes, mais aussi pour avoir le plaisir de caracoler devant les filles qui nous regardent partir.

Au premier détour, ils nous saluent et tournent bride.

Nous suivons la vallée de la Blanda (le fleuve blanc) qui doit nous mener à Blondüos, un port minuscule qui range ses quelques maisons sur les bords mêmes de l’océan Glacial.

VI
UNE ROSE SUR UN ROSIER

A l’est de Vatnsnes, il est une large échancrure taillée dans la côte nord de l’Islande : c’est le Hunafjordr.

De hautes cimes arrêtent ses rives à l’est et à l’ouest ; tandis qu’au sud s’étend une plage basse formée d’alluvions.

Par vent de terre, les navires peuvent mouiller, mais lorsque les vents du nord soufflent, le refuge est incertain, dangereux même. Les glaces y sont fréquentes. C’est là qu’est Blondüos, à l’embouchure de la Blanda, havre minuscule et peu accueillant ; sa rade est foraine, on en voit de dures par vent de sud-ouest ; mais, à la belle saison, on mouille par dix-sept mètres, la tenue est bonne, la mer pouvant être longue, mais jamais très haute.

Cependant, la Blanda a des roches à fleur d’eau et il y a une barre.

Fermant l’horizon, à gauche, une jolie ligne de montagne blanche et bleue.


Se loger n’est pas facile.

Einar parlemente, cependant que les indigènes désœuvrés me regardent sous le nez. L’aspect de nos chevaux les met en gaîté.

Les pauvres diables sont dans un triste état.

Seront-ils capables de faire route demain ?

Deux ont des plaies sur le dos.

— Venez, monsieur.

C’est Einar qui revient, ayant trouvé gîte et couvert. Nous descendons jusqu’à la rive ; debout sur un perron en ciment armé, il y a une petite vieille et la plus belle jeune fille qui soit ; avec des gestes simples et un sourire, elles nous accueillent gentiment.


Les douces, les bonnes heures que j’ai passées là.

La vieille maman prévenante m’a choyé, cependant que sa fille adoptive (l’adoption est très fréquente en Islande) était pour moi comme une grande sœur.

Petite fille du Grand Nord polaire, je reverrai toujours votre front calme, vos yeux d’un bleu si tendre et votre sourire enfantin qui mettait à vos joues une double fossette !

Je vous vois toute pareille à la seconde précise où vous êtes entrée dans ma vie ; le large ruban qui vous cravatait mettait une tache vive sur le corselet de velours noir où couraient des arabesques d’or. Et, sur votre épaule, il y avait la frange soyeuse de votre coiffe nationale, que baguait un anneau d’argent.

Vous étiez pure comme la neige et comme l’eau ; nous n’avons échangé que de brèves paroles, et cependant nous étions l’un à l’autre par la communion de nos âmes.

Aucune pensée mauvaise n’a souillé nos deux cœurs.

J’ai pris votre main et j’ai joué avec vos doigts.


— On ne part pas, Einar, les chevaux sont trop las.

— Bien, monsieur.

La fatigue des poneys est-elle la raison qui me retient ici ?


Dans un bol bleu, Anne m’a apporté du café noir.


Au-dessous de l’escalier, dans une soupente, un vieil homme siffle en menuisant.

Il rabote, cloue, scie, sans cesser sa chanson.

C’est une larve humaine à qui le froid a mangé les deux pieds, un soir qu’il s’était égaré dans la montagne, là-bas, vers le Sletafell.


Sur ma tête, un accordéon gémit des airs nostalgiques…

Son rythme met en mon cœur de lointaines réminiscences.

Airs farouches que jouait le gaucho, dans le bouge de Punta Arenas, airs de danses des saloons de l’Alaska… Airs sentimentaux dont des notes subsistent, qui me disent mon enfance alors qu’un couple d’Italiens chante dans la rue de ma ville natale.

Soleil de mon pays, longues nuits polaires, je vous revois tandis que pleure l’instrument.

Alors Anne est sortie, puis elle est revenue accompagnée d’une femme.

L’horrible avorton échappé du pinceau de Goya ! Mais sans mot dire, la joueuse s’installe, à mes pieds, sur un coussin. L’étrange chose, cette fille aux yeux clairs, ce grand garçon botté, au masque volontaire, et cette musicienne de sabbat…

Les bras s’étirent, l’accordéon pleure lamentablement, et soudain c’est le rythme endiablé d’une tarentelle, et comme une chaîne sans fin les morceaux se suivent, fous, épileptiques…

Assez, assez, je vais crier…

Au même instant, c’est la modulation d’une chanson naïve où l’âme s’amollit, chant de pâtre dans la montagne, amour toujours pareil sous toutes les latitudes ; les notes voltigent comme des lucioles ou s’appuient comme une caresse, ô baisers, musique des lèvres !

On s’attendrit… mais un galop nous emporte, cela finit dans un déchirement. Je ferme les paupières, et, quand je les rouvre, la sorcière n’est plus là, partie, fondue, disparue, engloutie. Je suis seul, tout seul dans la chambre avec la jeune fille aux yeux d’un bleu si tendre…


Le sommeil me fuit. Je sors de la maison endormie et je descends vers l’Océan.

Les vagues se dandinent et jouent, blanches sur la mer grise, d’un gris métallique.

Dans le ciel mauve, il y a des nuages lilas qu’un soleil invisible entoure d’un halo rose.


Ce spectacle est pour moi seul. J’en savoure la joie égoïste, pleinement. Je reste immobile de peur que la vision ne s’efface ; mais non, elle persiste et s’agrandit ; poussées par une main invisible les nuées se mettent en marche pour une chevauchée triomphale.

Les chevaux, les reîtres, les lances, les casques défilent là-haut, en mouvement vers quelle apothéose ?

En bas, la mer océane est un cœur immense qui bat.

Cette nuit, j’ai compris la majesté divine.


Près du poêle, il y a un rosier, objet d’une attention jalouse. Sur le rosier, fleurit une rose… Dirait-on pas le thème d’une chanson populaire conservé à travers les âges par la tradition… ou bien un conte qui commencerait par le fatidique : il était une fois…?

C’est une rose pourpre à peine sortie du bouton et déjà parfumée…

Mes lourdes bottes font craquer le parquet ; je tourne comme un ours en cage, mais, à chaque passage, je m’arrête et respire la fleur.

La pluie bat les vitres, les montagnes sont brouillées, le ciel et la mer se fondent dans une même teinte grise.

Anne est sortie.

La vieille est restée un moment près de moi ; seuls ses yeux vivent dans sa face parcheminée. Elle a essayé une vaine conversation, puis elle s’est tue ; alors elle a pris ma main dans ses deux pauvres mains ridées, puis elle a ri d’un rire rouillé qui a tiré ses lèvres en dedans.

Einar est, quelque part, avec un camarade. Je ne l’ai point vu depuis hier.

La bonne grand’mère trotte menu, puis disparaît.

Je recommence ma ronde, et l’odeur de la rose pénètre ma chair.

Je n’ai pas entendu Anne rentrer. Lorsque je me retourne, elle est derrière moi ; alors, sans un mot, elle a brisé la branche et m’a tendu la fleur d’un geste simple et familier.


Entre les pages de mon carnet de route, il est un petit spectre noir qui me rappelle le rêve effacé, bulle qu’aucune pointe n’a crevée et qui est montée, légère, vers les paradis où les amants ne sont jamais entrés.

Petit spectre noir, souvenir parmi les souvenirs de ma vie errante ; petit spectre noir dont l’âme parfumée est absente, partie avec le mirage de mon songe désabusé.

VII
AUX PORTES DE L’ENFER

La descente vers le sud commence. La pluie tombe, une pluie tenace qui pendant trente-cinq kilomètres nous suit. Avec cela, un vent du diable qui nous jette au visage des paquets d’eau.

Nous traversons un fleuve, eau dessus, eau dessous, eau partout, puis nous entrons dans une région curieuse.

Il y a une succession de petites collines pointues, de cinq à vingt mètres de haut ; elles sont roussâtres pour la plupart et caillouteuses. Elles sont séparées les unes des autres. Nous avons l’air de jouer à cache-cache.

Un double arc-en-ciel nous montre la route de Lœkjamot.


En sept heures, nous faisons dix-neuf kilomètres. Lœkjamot–Stadarbakki, décidément, c’est un record, dix-neuf kilomètres au pas, dans un terrain détrempé, sous une pluie battante.


De Stadarbakki à Stadir, courte étape afin de ménager les chevaux qui demain auront un rude effort à fournir pour traverser le plateau de Holtevorourheidi.

Pluie et soleil. Nous suivons le Hrutafjord (le fjord des béliers), un des plus profonds de l’Islande.

Là-bas, de l’autre côté, quelques maisons aux toits rouges, quelques barques : c’est la station commerciale de Bordeyri. On ne peut vraiment pas appeler cela un port.

Stadir nous apparaît dans la brume avec son église traditionnelle et son traditionnel baer.

Église, ferme, terre, ciel sont gris, d’un gris argenté, très moderne et très doux.


Rude journée. Dix heures de cheval dans la brume et la pluie.

Dans le terrain mou, les chevaux enfoncent ; l’un d’eux s’enlise jusqu’au poitrail.

A un mètre, on ne voit rien. Seule, la dernière heure est bonne. La pluie a cessé, la brume s’est effilochée, mais des cumulus lourds de menaces courent, très bas, dans le ciel.

Le bord du plateau est rocheux ; des cascades tombent à pic dans le fleuve qui serpente au fond de la gorge.

A la ferme de Sveinnatunga, je me réchauffe devant un feu de tourbe. En ouvrant mon carnet, je lis une date : 14 juillet.

Je ris malgré moi en pensant :

— Si le 14 juillet est pareil à Paris, il doit pleuvoir sur le feu d’artifice.


Comme je remontais à cheval, une belle fille aux bras blancs, de ce blanc laiteux et nacré des rousses, cueille, dans la prairie qui borde le baer, une fleurette jaune et me la tend en souriant.

Je pars. En haut du col, je me retourne. Le baer est là-bas ; tout là-bas la jolie fille me fait un signe de la main. La silhouette s’estompe et diminue. C’est une tache blonde dans du soleil.


Ce soleil est un doux présage. Le dieu nous accompagne et flambe de tous ses rayons.

Sa caresse inaccoutumée nous enveloppe et nous prend. La croupe des chevaux brille ; les boucles et les étriers ont de rapides éclairs.

Et, dans la joie reconquise, je chante l’Hymne de reconnaissance et de foi :

« Aryaman, Vivasmat, Ravi, Sourya des Brahmaniques, salut !

« Harbéhouditi, Harnoubou, Horus à tête d’épervier, le Très-Haut, le Très-Élevé, le Très-Supérieur des Égyptiaques, bonheur sur moi, paix sur toutes choses !

« Hélios, fils d’Hypérion, fils de Théia, frère d’Eos, frère de Séléné, amant de Clymène et de Perseis, filles de l’Océan et de la nymphe Rhodé, père de Phaéton, le conducteur lumineux, d’Aetès, de Circé, des douces Héliades, dont chaque larme est un grain d’ambre !

« Hélios, qui conduis les hommes depuis les premiers âges du monde, après avoir conduit les dieux, Hélios d’Aéa, d’Argos, de Corinthe, d’Elis, de Trézène et d’Olympie !

« Hélios à qui les prêtres immolaient des chevaux !

« Dieu toujours jeune, toujours rayonnant, toujours glorieux, Dieu à la chevelure abondante, ceinte d’une couronne radiée !

« Dieu d’Homère !

« Dieu que Charès de Lindos dressait, colossal, sur la rade de Rhodes !

« Les nymphes Phæthousa et Lampétis gardent tes coursiers piaffant le sol de l’île de Trinacrie !

« Hélios, base du trône de Zeus !

« Hélios des bas-reliefs du Parthénon, je t’honore, je te vénère, je te sers !

« Mithra, dieu de la lumière créée !

« Mithra, qui juge les hommes !

« Mithra, la pureté !

« Mithra, que les soldats de Pompée, venus de Cilicie, apportèrent en Occitanie !

« Mithra, adversaire du Christ !

« Mithra, qui comme lui remettais les péchés !

« Mithra de Lutèce et de la Camargue !

« Les mauvais dieux descendus du Septentrion, Hel, gardien des enfers, et les géants du froid se taisent, matés sous la terre de glace.

« Soleil, Principe de Vie, Soleil-Roi, Soleil Toute-Puissance ! »


Depuis Hvammur, nous chevauchons la terre volcanique. Les laves hérissent, à nouveau, des monstres surgis des entrailles de la vieille terre, laves bleues, laves rouges, laves grises, laves métalliques, laves sonores, gouffres qui bâillent et d’où montent des grognements de bêtes rageuses, trous d’eau sans fond.

Dans cette mort, la vie s’impose. Au creux des roches éruptives, le destin apporta quelques poignées de terre végétale, et des bouleaux nains sont nés, qui mettent dans l’air calme des parfums pénétrants.


Cherchant leur place, les poneys vont ainsi pendant des heures. Mais mon âme n’est plus abattue, je marche avec ma vie dans la main ; à chaque pas se dresse un piège, qu’importe, c’est la remontée des enfers. Comme le poète, je m’évade ; mon étoile, c’est l’astre qui flamboie.


Pour la première fois, dans le labyrinthe des laves, dans l’enchevêtrement des pierres calcinées, je m’égare.

La boussole, ici, est inutile.

Un fleuve se fraye une route dans un lit de basalte. Suivons-le.

Dans les eaux claires, des saumons filent comme des traits, remontant le courant ; parfois leurs écailles luisent.


Bonne idée. Voici la piste. Si nous avions continué sur la gauche, nous allions vers Borganès et le Borgarfjordur. La Hvita coule en grondant dans une gorge. Nous descendons la montagne en lacet. Bonheur ! un pont de bois est jeté sur le fleuve. Et voici un baer accueillant !


Des sources d’eau chaude jaillissent, mettant une buée bleuâtre entre la terre et le ciel.

L’eau s’écoule pour aller rejoindre la rivière. Les chevaux tendent le mufle, reniflent et refusent de passer.

Le chien, plus entreprenant, essaye, il revient vite en poussant de petits cris ; puis en trois bonds il franchit l’obstacle.

Les chevaux en deux coups de reins suivent.

L’odeur du soufre monte, âcre.


De Gründ, la descente vers le grand lac Skorradatsvatn que l’on contourne et dont les bords finissent en marais. Des myriades de moustiques nous accompagnent.

Les chevaux, affolés par les insectes, partent au galop, mais le terrain mou ralentit leur allure. C’est alors un véritable supplice, et j’en suis à regretter le froid des étapes passées, la pluie, le vent, la neige.

La peau des pauvres bêtes a des secousses brèves. Elles hennissent de douleur. J’ai moi-même les paupières boursouflées et les mains en sang.

Le ciel est caché par une nuée bourdonnante.

Enfin, le sol devient moins spongieux, les roches réapparaissent, le cauchemar se dissipe d’un seul coup.

J’arrête mes chevaux qui tremblent encore, et de leur oreille j’enlève, avec le doigt, une confiture sanguinolente, moustiques et sang coagulé.


Et cependant, le paysage est magnifique. Barrant l’horizon de sa masse caparaçonnée de neiges et de glaces, il y a le Skarsheidi ; à droite, le grand lac étend ses eaux trompeuses. Plus loin, pour la première fois, les flots de l’Atlantique : c’est le Borgarfjordur, la côte ouest tant espérée, le but atteint, la fin de nos misères.

L’escalade recommence dans un lacis de rochers, granits primordiaux, racines de la vieille terre.

Dans une échancrure du mont, un torrent surgit, faisant un saut de trente mètres.

Nous passons à gué, l’ascension se poursuit. Le col est là.

Sur l’autre versant, trois petits lacs aux eaux pures dans lesquels la montagne se reflète à l’envers.

Une maisonnette au toit rouge, c’est la station téléphonique de Geitaberg.

A six heures, une borne nous dit :

Rejkjavik, 100 kilomètres.


Hvalfjordur : le fjord de la Baleine, seize milles de mer dans une échancrure de roches volcaniques.

A mes pieds, voici l’Océan dont les eaux clapotent sur la rive pierreuse.

Comme les guerriers de Xénophon, un émoi monte à mon cœur et malgré moi je répète : la mer ! la mer !

Les chevaux ont-ils compris ma joie ? Ils se hâtent, faisant se lever des oiseaux par centaines.

Kria, les hirondelles de mer, aux longues queues grises, effilées comme des couteaux, poussent leurs cris rauques et tourbillonnent autour de mon malheureux chien. J’interviens et chasse à coups de fouet les plus audacieuses ; les kjoi, gris et noir, compagnons des hirondelles, les kjoi qui ne savent pas plonger et qui volent le poisson dans le bec des hirondelles ; les loa au jabot noir cerclé de blanc qui ont une plainte miaulée… Ti…eu… ti…eu… ti…eu ; les eiders qui processionnent avec leurs nouveau-nés ; les petits mariatla bleu et blanc ; les gros tjaldur au grand bec rouge.

Tous ignorent la traîtrise de l’homme, certains ne se dérangent même pas. Des grappes de mouettes sont juchées, hiératiques et blanches, sur les aiguilles des rochers noirs.

Une famille phoque s’ébat, joyeuse, sur la grève. Le père, mastoc et lourd, rebondit comme une balle de caoutchouc ; la maman, en se dandinant, gagne le bord, saute à l’eau et fait des pirouettes, ce qui amuse beaucoup messieurs les phoquelets.


J’ai passé le fjord à marée basse. Un détour me cache la mer et me revoici au cœur de la montagne sauvage, âpre, décevante, farouche ; la montagne sans piste que je veux franchir, délaissant les bords du fjord pour couper au plus court.

Les rochers surplombent l’abîme, des gouffres noirs s’ouvrent comme des gueules, les pierres roulent sous les pas des chevaux et tombent. Le monstre gronde, nous avons dérangé son sommeil millénaire.

Sur le plateau, la neige nous accueille. C’est la première étape qui se renouvelle, traversée longue et monotone, coupée par le cauchemar des roches qui surgissent soudain, inattendues et fantastiques, ruines de châteaux d’une époque passée, gargouilles de cathédrale, masques de tragédie.

Sur la glace, le fer des chevaux glisse… le vieux poney marche le cou traînant, le mufle au ras du sabot… Que flaire-t-il, le vieux philosophe ? Ses camarades le suivent prudemment, un à un.

Tous passent, le dernier qui me porte s’engage sur la piste. Soudain, la croûte cède, la bête fait un effort pour se dégager, mais la crevasse est là, attirante, et c’est la chute dans l’abîme.


L’enfer n’a pas voulu de moi, je suis remonté à la vie. Comment ?

J’ai un bras en pantenne et un cheval en moins.

Je marche lourdement, hébété, sans bien me rendre compte de ce qui est arrivé. J’ai un petit rire saccadé qui se casse net, et soudain ma carcasse tremble, mes dents claquent. La bête qui me ronge le poignet appuie sa morsure. J’ai mal. J’ai très mal.

Plus rien à l’horizon que la neige et les monstres de basalte… Est-ce que je vais mourir là ?

Un froid intense crispe ma chair, une main prend mon cœur et le tord… Un vertige passe…

Non, non, il faut marcher ; si je tombe là, je suis perdu. Courage, vieux, courage !

J’arrache chacun de mes pas à l’étreinte de glace, étreinte de la neige, étreinte de la mort… Les Géants et les Trolls me guettent. J’ai parcouru leur domaine inviolé, j’ai troublé leurs rêves de dieux déchus… Thor et Odin se vengent du pauvre Galiléen que je suis.

Regrets des anciens jours, bonheurs fugitifs d’autrefois, amitiés durables, tendresses passagères, je suis une bête appauvrie, amoindrie, blessée, qui va soutenue par l’instinct ancestral, qui cherche un coin pour y porter sa peine, pour y dormir, pour y mourir…


Hraf, le grand corbeau, Hraf, l’ami d’Odin qui attaque et emporte les agnelets bêlants, Hraf passe et son vol noir tournoie au-dessus de ma tête.

Suis-je donc une proie ? J’allonge mes foulées, chaque pas fait un trou dans la neige. Ma main droite soutient mon poignet gauche, dans un geste à la fois maternel et puéril.

Hraf croasse et tourne… Soudain, au fond de l’horizon, deux autres croassements ont répondu. Hraf remonte en ramant l’air de ses vastes ailes. Que veulent-ils ? Que veulent-ils ?

Et soudain j’aperçois comme un point dans l’espace : c’est Falki, le faucon… Les trois oiseaux de ténèbres l’ont aperçu aussi et veulent l’encercler.

Mais Falki est courageux. Il a vu les bêtes puantes, il plane et tout à coup tombe comme une pierre sur le crâne d’un corbeau. Un coup de bec, deux serres qui étreignent, quatre ailes qui battent désespérées, un cri terrible… mais les deux autres corbeaux arrivent à la rescousse. Falki lâche sa victime et prend du champ ! même jeu, même tactique, il plane et s’abat encore. Hraf vise les yeux du faucon. Falki se dégage et remonte, les autres le suivent. La lutte se poursuit là-haut, très haut ; Falki se laisse choir puis écarte ses ailes et veut fuir ; les corbeaux se dispersent en triangle… Un coup d’aile a dû aveugler le faucon qui ruse pour s’échapper… Il fait une feinte, le corbeau de droite le suit, mais, plus rapide, il est passé non sans avoir décoché un coup de bec furieux à l’oiseau !

Hraf est touché et bien touché. L’envergure de ses ailes diminue, diminue, et soudain il tombe à dix pas de moi, comme une chose inerte tombe.

Il a deux ou trois convulsions, un cri rauque, puis ses pattes se raidissent. Il est mort.

Là-haut, Falki a pris sa volée. C’est un petit point gris dans l’espace.

Derrière moi, les deux compères décrivent un cercle de plus en plus étroit, et, quand je suis passé, ils foncent sur le cadavre de leur ami qu’ils dépècent.

Il y a trois taches noires sur la neige et de la pourpre sur du blanc.


Dans le ciel passe un tout petit nuage que le vent pousse lentement vers la mer.


Cinq heures après, j’ai trouvé mes chevaux, au pied de la montagne, heureux, bien reposés ; ils tondaient, inlassables, une herbe galeuse. J’ai couché dans un refuge auprès d’un fleuve, la fièvre battant mes tempes, et je me suis endormi harassé, berçant mon bras malade comme une petite fille sa poupée.

VIII
UN SOIR, AU COL DE SVINASKAR

… Un soir, au col de Svinaskar, j’ai arrêté mon cheval et j’ai vu dans le lointain le promontoire de Rejkjavik, comme une ligne bleue tracée sur l’Océan.

Qu’importent les heures détestables des jours passés : la ville est là ; le but qui reculait sans cesse, comme dans un mirage, est atteint. La longue et périlleuse traversée de l’Islande de l’est à l’ouest est accomplie.

Le danger est derrière moi, je l’oublie. Fleuves impétueux qu’il faut traverser à la nage, glaces qui s’ouvrent sous le pas des chevaux, gouffres qui bâillent, avalanches de roches qui croulent dix secondes après qu’on a passé, tempête de sable rouge, pluie de cendres grises crachées par on ne sait quel volcan mystérieux, tapi dans les glaciers énormes, toutes ces choses sont effacées de ma mémoire devant le tableau qui s’offre à mes yeux.

Maintenant, dans le galop du cheval, ce n’est pas moi qui marche : c’est le paysage qui vient vers moi comme pour m’accueillir.

Et c’est la féerie du soleil couchant qui se renouvelle, une boule rouge qui chancelle et tombe dans la mer et laisse au ras du ciel des pourpres lumineuses, cependant que de la terre monte la vapeur de sources d’eau chaude qu’Ingolfür, en 874, prenait pour des fumées.

— Rejkjavik ! la baie des fumées ! s’écriait le hardi matelot, en prenant possession de la terre de glace.

Et je me sens, ce soir, une âme conquérante où passe le souffle qui animait autrefois les grands pirates, mes aïeux.


Rejkjavik ? une cité américaine à la deuxième période. Le ciment armé commence à remplacer le bois.

Le plus énorme cube appartient à la Banque d’État, c’est la civilisation qui s’affirme.


Là-bas, à l’écart, sur la rive du fjord, une bâtisse au toit rouge : la léproserie. C’est la civilisation qui se protège.


Un lépreux est un citoyen ; alors, les hommes politiques, à l’abri derrière une barrière de bois, viennent haranguer ces monstres. C’est la civilisation en marche vers un meilleur avenir.


L’hôtel d’Islande est en bois, mais il joue à l’hôtel moderne. Ses soubrettes ont des tabliers à bavolet, ses garçons, des smokings de toile blanche.

Il y a un orchestre et l’on danse.

Non les danses lentes et graves, religieuses, du pays, mais les horribles fox-trots.


Quand je suis entré dans la salle en chandail et botté, j’ai eu l’air d’un anachronisme.

On m’a servi, dans un coin, une bière fade et des mets à la manière de Copenhague. J’ai regretté la morue.


Les modes danoises et américaines s’harmonisent. Ici, plus de costume national, plus de coiffes soyeuses, plus de corselet… Des fagotages de robes et de pitoyables chapeaux pleurant des plumes.


Dieu me pardonne, il y a trois prostituées !

En vérité, je vous le dis, la civilisation ici est souveraine.


Ici, on trafique, on achète, on vend. Les combinaisons s’échafaudent, on truque, on ment, on trompe, on ruse ; offre et demande, concurrence ; il y a des petits et des gros, des pauvres et des riches. Un hôpital, une prison, un Parlement, ô civilisés, mes frères !


Pureté de la mer et pureté des neiges. L’océan bat les noirs rochers de l’île. La neige est là, aux portes de la cité.

L’enfer est-il dans les espaces redoutables que j’ai traversés, là-bas, derrière vous, montagnes ?

N’est-il pas plutôt dans ce grouillement de crabes en perpétuelle agitation, ici, sur cette langue de terre ?


Rejkjavik fait des affaires.

Rejkjavik est une capitale.

Ames d’Ingolfür et de Hjorleifür qui êtes quelque part dans le Walhalla des ancêtres, leur pardonnerez-vous ?

Moi, l’Étranger, je vous évoque ; moi, l’Étranger, je vous vénère ; moi, l’Étranger, je pense à vous, ce soir, tandis que ceux de votre race se hâtent à la recherche du temps perdu.


Il y a même une route ! Et sur cette route, des autos.

De Rejkjavik à Thingvellir, il y a cinquante kilomètres de montagnes russes que les Ford franchissent en deux heures, avec l’accompagnement du clakson pour la plus grande frayeur des chevaux inhabitués à ces fantaisies sportives.


La descente sur Thingvellir est grandiose. C’est une immense tranchée basaltique qui se casse à pic soudain pour faire place à la plaine de l’Althing, aux eaux calmes du lac Thingvallvatn. Un lac qui, à cent deux mètres au-dessus du niveau de la mer, se hérisse de cônes volcaniques et reflète sur sa rive l’image de son église minuscule.

A l’horizon, un volcan noir et blanc.


Plaine de l’Althing, où dorment les grands souvenirs de l’histoire islandaise.

Isolés, les descendants des compagnons d’Ingolf voulurent se grouper.

Il fallait un emplacement pour réunir l’assemblée. L’homme-qui-avait-des-chaussures-en-peau-de-mouton découvrit cette plaine.

De tous les coins de l’île les fermiers arrivèrent, et, la muraille de basalte formant écran, le peuple entendit des paroles de concorde et de paix.

Elle est là la tribune naturelle où s’élaborèrent les lois. C’est là qu’est née la République à l’aube du Xe siècle.

C’est là, devant ces monts farouches, que les paysans revinrent, tous les douze mois, discuter leurs affaires, qui étaient celles du pays. C’est là qu’en l’an mille les vieux dieux nordiques s’effacèrent devant la pâle figure du « doux charpentier dont la parole était de miel ».

Mais la vieille saga nous dit que Thor et Odin n’acceptèrent pas leur destin. Tandis qu’on discutait, un homme venant du sud apparut sur un cheval blanc d’écume ; il criait : « Le feu est sorti de la terre ! »

En effet, on pouvait voir monter à l’horizon les menaçantes fumées volcaniques.

Les païens et les esprits timorés y voyaient la colère des dieux outragés. Mais le soldat du Christ qui tenait la tribune frappant du pied le sol calciné, demandait :

— Contre qui les dieux étaient-ils furieux, qui voulaient-ils punir, lorsque, il y a des milliers d’années, ces rochers où nous sommes brûlaient comme des torches dans un pays où rien ne vivait ?


Aujourd’hui dimanche, les couples citadins font la dînette au bord du lac.


Nous sommes, André Courmont, consul de France, et moi, à la tête d’une cavalcade de dix-sept poneys, qui, selon la coutume, s’égaillent dès qu’ils aperçoivent une touffe d’herbe.

Nous laissons les Islandais à leur joie paisible pour commencer à travers les laves, les trous d’eau, les ravins et les gouffres, l’ascension d’une montagne brûlée.


Là-haut, nous laissons souffler nos bêtes. Le paysage paie notre peine. A perte de vue des monts déchiquetés, des vallons qui se creusent, des sources d’eau chaude qui jaillissent, faisant des ombres bleues, et là-bas, tout là-bas, très visible, très nette, la formidable masse de l’Hekla, qui, pour un jour, a laissé son capuchon de brume et fait miroiter ses neiges sous les rais obliques du soleil.


La descente est rude, pénible, dangereuse ; le terrain est fangeux, les chevaux pataugent.

Dans la plaine marécageuse de Middalur, nous dressons la tente, cependant que des myriades de moustiques claironnent des fanfares à nos oreilles. Dormir ? Pas possible, les poneys irrités mènent un beau tapage.

Debout ! Bouclons nos selles. En avant !


La marche est dure dans ces terres sans consistance qui nous conduisent vers les geysers.

C’est à l’abri d’une petite montagne, ocre rouge et safran, un mamelon creusé de trous dans lesquels l’eau bouillonne et gicle…

Un glougloutement ininterrompu vient du tréfonds des entrailles terrestres ; mais, hélas ! c’en est fait des beaux jaillissements d’autrefois. Le grand geyser n’est pas mort, il agonise.

Depuis quatre ans, il refuse obstinément de sortir de sa tanière.

Tremblement de terre ? Déplacement de la poche des eaux ? Obstruction du goulet ? On ne sait.

Ses bords se revêtent d’une croûte calcaire rose et bleue. Seul, le Strokker, toutes les trois secondes, fait un petit saut de trente centimètres.

Ils sont là, par centaines, fumant et bouillonnant ; leurs eaux transparentes et vertes laissent apercevoir des architectures merveilleuses, des palais enchantés, des floraisons aquatiques, compliquées et charmantes ; mais il y a toujours un trou sombre qui donne le frisson par son attirance et son immensité.


A la ferme où nous dégustons le café traditionnel, nous trouvons une vieille dame irlandaise assise face au mur sur une chaise et qui égrène son chapelet avec ferveur, s’arrêtant aux gros grains pour dire dans un soupir : « Mon Dieu ! mon Dieu ! c’est le pays du diable ! »


Quatre heures après, c’est l’énorme tranchée volcanique au milieu de laquelle coule, blanche, immaculée, la Hvita.

La Hvita qui, soudain, fait un saut fantastique de soixante à quatre-vingts mètres et lance dans le gouffre le tonnerre de ses eaux. Chute de Gullfoss, spectacle unique, plus beau que le Niagara, plus sauvage, plus horrible surtout.

Le fleuve franchit les rapides, roches noires au ras de l’eau ; c’est d’abord une première chute à angle droit, puis la tombée formidable.


Sur la terre mouillée, on s’endort bercé par l’énorme chanson.

IX
LA FOLLE RANDONNÉE

Au matin du troisième jour, c’est la folle randonnée sur Hvitavatn à travers le désert, le désert absolu, le congloméré de cendres et de pierres rondes, sans un pouce de végétation. C’est, à perte de vue, l’immensité grise coupée par des sables rouges que le vent soulève en tourbillon.

Et le monstre apparaît derrière les bizarres montagnes crénelées que les Islandais appellent « les chapeaux du Baron ». C’est une ligne livide, imprécise encore, mais effrayante déjà : le Lonjokul, le long glacier, vers lequel nous marchons.

La Montagne Bleue nous barre la route de sa masse abrupte. Nous la contournons pendant cinq heures. Nous allons d’un train d’enfer sur un terrain abominable.

Un ravin s’ouvre, crachant une eau torrentueuse. Nous franchissons et l’eau et le ravin ; nous retrouvons la Hvita, qui coule, à notre droite, blanche dans son lit noir.

Plus on remonte vers sa source, plus elle s’élargit. Elle surgit du lac formé lui-même par le glacier.

Ici, elle a quatre cents mètres d’une rive à l’autre.

Le vent fait rage, soulevant sur les flots de véritables lames courtes, et cependant il faut passer.

Et nous passons pour retrouver le désert de pierre et de sable, puis une herbe marécageuse.


Enfin le glacier est là, prodigieux, splendide ; en face, il tombe à pic dans l’eau, tandis que, sur la gauche, il meurt en pente douce. Des crevasses bâillent, puis c’est l’étagement des glaces qui prennent à nos yeux des formes fantastiques : clochers de cathédrales, palais asiatiques, longues théories de personnages vêtus de toges, acropoles grecques et burgs allemands accrochés au rocher, colonnades de temples dans une perspective infinie…

Hélas ! nous n’avons plus les belles nuits de lumière, l’ombre descend, estompant l’horrible beauté et, tandis que nous nous endormons sous la tente, cependant que la neige tombe en rafales, nous entendons un bruit semblable à celui que feraient plusieurs batteries qui tireraient ensemble : c’est un pan de glacier, lentement miné par les eaux, qui s’écroule et que le fleuve émiette et emporte dans une longue procession.


Au matin, le brouillard a mangé la montagne. Il ne reste plus rien. La veille on a rêvé, alors ?

Non. Les bruits sinistres continuent, attestant que, dans l’ombre, la poussée du glacier se poursuit.

Et voici que, venue d’on ne sait où, une pluie de cendres tombe, fine, impalpable, mortelle.

Il ne fait pas bon s’attarder. Les chevaux effarés tremblent de tous leurs membres, le vent souffle en tempête, le sable et la cendre rouge nous fouettent le visage. Mille aiguilles trouent ma peau, mes yeux saignent ; les poneys aveuglés hennissent de douleur.

Désert, fleuve qu’on retraverse ; on file accompagné par les mauvais esprits, gardiens de ces lieux interdits…

Dans la hurlée de l’ouragan, c’est le retour sans gloire.

Au soir, près des geysers, une humble ferme nous accueille.

Je dors, assommé.

X
NOUS ENTRERONS DANS LA LUMIÈRE

Et maintenant ?

J’ai vendu mes chevaux sur la place publique. L’animal « de bon conseil » a tourné vers moi ses yeux frangés de cils blancs ; Fjord, mon compagnon fidèle, a hésité, il regardait la bête qu’on emmenait et l’homme qui restait… il a suivi la Bête !

Einar est parti ému, roide et ivre.

Et je suis resté seul.


… Départ de l’Islande à bord d’un courrier, tandis que dans le ciel s’allument les étoiles.

La lumière blonde du matin sur les noirs rochers des Westmann où dans chaque creux se cache un nid, si bien que l’on dirait que c’est la mer qui chante.

Portland et la côte de fer où les carcasses de navires attestent la puissance de Poséidon, dieu de proie.

L’Islande s’efface dans une brume violette, et sur les flots surgit bientôt la grappe des Féroé.

Le soir, sur le pont du navire, des filles dansent en rond, chantant des airs nostalgiques. Le talon frappe le bois par mouvements saccadés, les mains forment une chaîne sans fin…

L’Écosse est là, à tribord, avec ses dunes et ses ajoncs. Lieth et la laideur anglaise ; Edimbourg, double image : splendeurs et haillons, Princess-Street et Court-Wilson.

L’ombre de Mary Stuart, la reine d’amour et de mort erre dans Holyrood, « la fatale abbaye » ; des tombes parmi les dalles d’une église dont la voûte est le firmament.

Si je veux, dans vingt-trois heures je serai à Paris, mais mon désir est autre.


Un marché dans un bar de la basse ville. Le patron d’un cotre veut bien m’accepter à son bord. Il me ramène à Thorshaven des Féroé. Et, sur la pétrolette d’un pêcheur de saumon, je refais la route vers l’ouest.


Je franchis le Cercle Polaire à la hauteur de l’île Grimsey. Voici les deux balises blanches à bande noire verticale, sauvegarde des matelots.

Dans la mer s’engloutissent les cinq promontoires escarpés du grand Nord-Islandais : Ritr, Straumnes, Kogr, Heljarvikrbjarg et Horn.

Nous sommes seuls sur une embarcation fragile, livrés au caprice de Celui-qui-nous-mène.

Mer grosse et dure. Nous gagnons difficilement au vent, mais le moteur ronronne, régulier, monotone.

Mon camarade, un Norvégien aux robustes épaules, fixe de ses yeux clairs un point, droit devant lui. Rêve léger qui monte et se dénoue ? Peut-être ? Peut-être aussi repos complet de l’âme dans un corps sain, d’une âme que rien ne trouble et qui ne cherche pas de jouissances loin des buts immédiats et des réalités.

Et moi qui veux toujours connaître le pourquoi des choses, je voudrais savoir.

Derrière le front de cet homme, qu’y a-t-il ?

Sais-je seulement ce qui est en moi-même ?

La philosophie de ma race se dresse, vivante, dans le tumulte de mes pensées. Je fais les mouvements qu’il faut, par réflexe ; le canot bondit à la crête des lames, et mon cœur est crucifié à la proue, mais le vent du large le sanctifie. Je l’ai conduit, ce cœur passionné, sur toutes les routes humaines, hors des sentiers accessibles aussi.

Pèlerin d’un siècle moderne, il vient de descendre aux enfers sans avoir près de lui la vigilante amitié de Virgile ; il est remonté à la lumière du jour, meilleur, exalté par l’effort.

Nous sommes d’une génération qui veut aimer et qui veut vivre, qui veut comprendre surtout pourquoi elle aime, qui elle aime.

Nous voulons servir, et non passer inutiles et satisfaits. Nous portons en nous le tourment de connaître, nous tenons le flambeau que nous ont transmis les ancêtres dans un poing qui ne tremble pas. Et c’est parce que nous sommes des êtres sains que notre cœur saigne devant la misère des hommes.


Ma jeunesse était couchée à mes pieds comme une bête lasse ; la vie de tous les jours sur le pavé des villes l’avait abâtardie.

Au souffle des vents, au rythme des vagues, elle s’est dressée comme un symbole. Elle est celle-qui-combat-en-avant ; comme Athenæ Promachos, elle a des yeux couleur d’espérance.

Puissent d’autres hommes la suivre !

Le danger est partout dans le ciel et sur la mer. Qu’importe, nous aurons vécu ! Après la mort, nous entrerons dans la lumière.


C’est ici, sur cette mer grise, que l’Islandais Thorgils Orrabeinsfostri fit naufrage en l’an de grâce 998.

C’est ici, sur cette mer grise, que le brick de guerre la Lilloise que commandait de Blosseville, se perdit — corps et biens — le 28 juillet 1833.

Depuis cette nuit mémorable, quel autre Français est venu là ?

Moi.


Ici, Hval, la baleine, engloutit les pêcheurs ; ici, les esprits des eaux attirent les aventuriers téméraires. Oui, mais ceux qui meurent ici, le grand esprit Torngasoak les emporte vers les pays sans glace où rayonne un soleil éternel.


Soleil de notre Orgueil, Soleil de notre Foi, donne-nous ta flamme triomphante, éclaire la nuit de notre âme, voici descendue du Grand Nord polaire la redoutable escadre des icebergs !

A l’horizon se dressent les glaciers quaternaires de la Terre de désolation.

C’est vers là que je vais.

Vierge, étoile de la mer, Notre-Dame-des-Sept-Douleurs et des Sept Joies,

Vierge, fuseau blanc et bleu dans la trame de notre vie, qui prendra pitié de notre chair souffrante ?[2]

[2] Au moment de mettre sous presse, j’apprends que l’Yport a coulé au large de Terre-Neuve.

Mer d’Islande. — Islande. —
Océan Glacial Arctique, 1922.

FIN

TABLE DES MATIÈRES

 
Pages
I.
— L’appel des dieux déchus
II.
— Dans les brumes d’Islande
III.
— La montée du calvaire
IV.
— La chevauchée dans la tempête
V.
— Dormir sous la neige polaire
VI.
— Une rose sur un rosier
VII.
— Aux portes de l’enfer
VIII.
— Un soir, au col de Svinaskar
IX.
— La folle randonnée
X.
— Nous entrerons dans la lumière

Paris. — Imp. RAMLOT et Cie, 52, avenue du Maine.

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILE D'ENFER ***
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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™
Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life.
Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws.
The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact
Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS.
The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate.
While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate.
International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works
Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support.
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